Correspondance 1812-1876, 2/1843/CCXXVII


CCXXVII

À M. LE COMTE JAUBERT[1], DÉPUTÉ DU CHER
À BOURGES


Nohant, juillet 1843.


Je vous remercie beaucoup, monsieur, de l’aimable envoi du vocabulaire berrichon, et je vous sais gré surtout d’avoir fait ce travail intéressant et sympathique. Il y avait bien longtemps que je projetais une grammaire, une syntaxe, et un dictionnaire de notre idiome, que je me pique de connaître à fond. Je me serais bornée à la localité que j’habite, croyant, comme je le crois encore (pardonnez-moi cette prétention), que nous parlons ici le berrichon pur et le français le plus primitif. C’est la lecture attentive de Pantagruel, dont l’orthographe, d’ailleurs, est identiquement semblable à notre prononciation, qui m’a donné cette conviction, peut-être un peu téméraire. Le travail que vous avez fait est plus étendu, par conséquent meilleur, plus important et plus utile. Mais, en étendant votre récolte, vous avez perdu quelques richesses de détail. Ainsi vos verbes ne sont pas complets comme les nôtres, ou peut-être vous n’avez pas voulu compléter votre conjugaison du verbe manger. Nous avons le subjonctif que je mangisse ; première personne du pluriel que je mangissienge. Vous voyez que nous avons tous les temps, et que nous avons sujet d’être un peu pédants et de faire les puristes.

Cependant nous ne ferons pas comme fait l’Académie. Nous ne vous volerons rien, et nous ne vous contesterons rien, que l’orthographe et le sens exact de quelques mots. De plus, je me propose de vous envoyer une centaine de mots que vous examinerez, et dont quelques-uns certainement vous plairont, soit que vous fassiez plus tard un appendice à votre vocabulaire, soit que, comme amateur éclairé, il vous paraisse amusant de les connaître. Je suis en train de les bien examiner de mon côté, pour en établir l’orthographe ; car nos paysans ont une prononciation très accentuée. Ils prononcent qui tchi. Ainsi dans leurs pronoms démonstratifs, qui sont très riches, ils disent : quaqui-, celui-ci ; quaqui-là là, celui-là ; et quaqui-là là là, celui-là plus loin ou là-bas ; et ils prononcent quatchi-là, quatchi-là là, et quatchi-là là là, ce qui ne manque pas de caractère, comme vous voyez : au féminin, qualchi-là, qualchi-là là, etc. Nous avons bien quelques chiens frais qui se permettent de dire : c’te’lui-là, c’tella-là. Mais ce sont, comme dit Montaigne, façons de parler champisses et mauvaises, et nos puristes les traitent avec mépris.

Je me permettrai une seule critique sur votre manière d’orthographier bouffoi, bouffouet et tous les mots de pareille composition. Nous prononçons bouffé (nous disons plus élégamment bouffret), et je crois qu’il est conforme à cette prononciation, ainsi qu’à la bonne orthographe, d’écrire bouffouer, comme les vieux auteurs, qui écrivaient dressouer, draggouer. Notre prononciation est si bonne, que, sans elle, nous aurions perdu le sens de plusieurs mots propres. Ainsi nous avons une commune qui s’appelle, en chien frais et dans tous les actes et registres civils, la L’œuf, nos paysans s’obstinent à lui donner son véritable nom : l’Alleu.

Mais voici bien assez de critiques. Je vous dois les plus sincères éloges pour la réhabilitation et le nouveau lustre que vous donnez à notre idiome, à nos figures, et à quelques mots qui sont de création indigène et dont rien ne peut traduire la finesse. Fafiot, fafioter, berdin (qu’il faut écrire, je crois, bredin, parce que nous disons beurdin, comme peurnez, prenez, bourdouiller, bredouiller, deurser, dresser), sont des nuances d’ironie très fines, et je défie l’Académie tout entière de nous en donner l’équivalent. Il me faudra bien des phrases pour me faire connaître un caractère, que le simple adjectif de fafiot me fera voir à l’instant. Mais, monsieur, vous ne connaissez pas le vasivasat, en bonne orthographe vas-y vas-à, l’homme incertain, timide, un peu fafiot, mais plus indécis encore et dont la peinture est complète dans un mot. Je vous supplie de ne pas dédaigner ce mot-là, et de lui rendre un jour son droit de cité, comme disent nos prétentieux critiques modernes, à tout propos. Il est vrai que vous m’avez appris galope science que j’ignorais et que je trouve admirable, par le temps qui court. Mais comment avez-vous été induit en erreur au point de traduire diversieux par divertissant ? Diversieux signifie capricieux, mobile, changeant. C’est l’homme de Montaigne, ondoyant et divers. Les Berrichons qui prennent ce mot dans une autre acception font une faute énorme, et c’est à vous de les redresser.

Maintenant, monsieur, je compte écrire plus sérieusement, et sans aucune des critiques que je me permets ici, quelques lignes dans ma Revue indépendante, sur votre intéressant Vocabulaire et la spirituelle notice qui le précède. Comme vous avez modestement gardé l’anonyme en le publiant, je craindrais de commettre une indiscrétion en vous nommant ; je vous prie donc de me faire savoir vos intentions à cet égard et de me permettre d’annoncer du moins le livre et de remercier l’auteur.

Agréez, monsieur, l’expression de ma gratitude pour votre envoi et pour les choses gracieuses que vous voulez bien y joindre, ainsi que l’assurance de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.
  1. Auteur du Vocabulaire du Berry, par un amateur de vieux langage. 1842.