Correspondance 1812-1876, 2/1837/CLXXII


CLXXII

À M. CALAMATTA, À PARIS


Nohant, mai 1837.


Cher Calamatta,

La commission dont vous me chargez auprès de Marie est très pénible. Avant de la faire, je me permettrai de vous donner le conseil que vous me demandez. C’est de ne pas prendre en mauvaise part ce qu’elle a fait. Je ne lui en ai pas demandé l’explication et je ne la lui demanderai que si vous m’y forcez. Mais il me semble que le petit présent qu’elle vous a fait vous blesse principalement, parce que vous lui attribuez, à votre égard, une autre manière de sentir que la véritable.

Je ne comprends pas vos mots de curva, et d’abbassarsi al mio livello. Ces mots ne sont pas faits pour elle, soyez-en certain. Une personne qui a sacrifié toutes les vanités du monde, par amour pour un artiste, ne peut pas placer dans sa pensée les artistes au-dessous d’elle. Ce que vous m’écrivez fait un tel contraste avec ce qu’elle m’a dit de vous, en arrivant de Paris (où elle vous a beaucoup vu), que votre lettre m’a causé un profond chagrin. Sachant combien j’ai d’estime et d’amitié pour vous, elle s’est plu à me dire combien vous lui êtes sympathique, non seulement à cause de votre admirable talent, mais encore pour votre cœur et votre noble caractère.

Elle est très souffrante à présent, et je la trouve si changée et si affaiblie, que je crains pour sa poitrine. Ces chagrins, petits ou grands, lui font beaucoup de mal, et je les lui épargne tant que je peux. Me pardonnerez-vous de lui épargner encore celui de savoir combien vous la jugez mal ? Sans doute, tout cela vient d’un malentendu. L’artiste travaille pour vivre après tout, moi plus que tout autre ; car je n’aime point la gloire, et j’ai de grands besoins d’argent. Le prêtre doit vivre de l’autel. Elle a pu croire que ce serait de sa part une indiscrétion, de vous faire faire deux portraits pour rien. Si elle ne les a pas acceptés en ami, c’est parce qu’elle ne s’est pas cru, auprès de vous, les droits d’un ami. Ce n’est certainement pas qu’elle eût dédaigné votre amitié, si elle eût compris que vous travailliez pour elle absolument en ami.

Comment pourrait-elle avoir le moindre doute sur votre délicatesse et sur votre fierté ? Avant de vous connaître personnellement, ne vous connaissait-elle pas par moi ?

Pensez-vous que je ne lui aie pas donné de vous l’opinion qu’elle doit avoir ? Je ne sais pas ce que c’est que l’affaire de Batta dont vous me parlez ; mais je sais que Marie parle de vous avec la plus vive sympathie, et que la sympathie n’est point un mot banal chez elle. Réfléchissez donc bien, mon cher ami, avant de lui renvoyer cet argent ; ce serait bien dur et bien sec. Et, quand même elle aurait eu tort de vous l’envoyer, l’intention n’étant pas mauvaise, l’action ne doit pas être sévèrement examinée.

Si vous pensez que ces assurances de ma part ne soient pas une garantie suffisante, et que mon jugement sur cette affaire ne satisfasse pas entièrement votre dignité, je ferai absolument ce que vous voudrez. Écrivez-moi. Vous savez que je suis tout à vous du fond du cœur ; mais j’engage, par avance, mon honneur à vous prouver que Liszt et Marie ont, à votre égard, des sentiments tout à fait opposés à ceux que vous leur supposez. Quant au petit article, j’en ai parlé à Liszt et il m’a priée de ne pas fermer ma lettre sans qu’il y insérât un mot de réponse.

À mon tour, je vous adresse une demande. Veuillez jeter les yeux sur les belles gravures coloriées des costumes de Mercuri, et me dire quel était à Venise le costume des artistes du temps de Titien et de Tintoret ? Presque tous les portraits que j’ai vus de cette époque sont tout en noir. Vous avez un costume dei compagni della calza, et, je crois, celui d’une autre compagnie, que vous seriez bien gentil de me décrire sans vous donner d’autre peine que celle de dire : maniche rosse, bianche, etc., calze gialle, lunghe, etc.

Le texte joint aux numéros de costumes de ces compagnies me serait aussi fort utile. Vous pourriez me le faire copier par Benjamin ; car je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps à de pareilles puérilités, comme dit Arnal.

Je fais sur cette époque un petit conte, les Maîtres mosaïstes, qui vous plaira, j’espère, non pas qu’il vaille mieux que le reste, mais parce qu’il est dans nos idées et dans nos goûts, à nous artistes.

Non, cher ami, personne aujourd’hui ne méprise les artistes. Tout le monde les envie au contraire, et l’artiste ne doit jamais croire qu’on ait seulement la pensée d’une pareille extravagance. Il est vrai que bien des artistes soutiennent mal la dignité de leur rang ; mais il en est qui réhabilitent la profession, et, aux yeux de tous, comme aux miens, vous êtes des premiers parmi ceux dont on se glorifie d’être de la famille.

Venez nous voir. Vous n’avez ici que des amis, et, si je suis de droit le plus ancien et le plus dévoué, vous n’aurez pas à vous plaindre des autres. Je vous attends et vous désire vivement. Maurice, docile à vos avis, s’est mis à copier un peu. Il faut lui en savoir d’autant plus de gré, qu’il y a plus de répugnance. Vous l’encouragerez et vous lui donnerez quelques bons conseils. Toute mon ambition serait de lui voir embrasser cette profession ; mais je crains que la vie de la campagne ne soit guère favorable à son développement. D’un autre côté, cette vie est nécessaire à sa santé et à mon repos.

Solange vous embrasse, et sera joliment fière d’être portraitée par vous.

Adieu, carissimo. Tout à vous de cœur.

G. S.