Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 444-445).


XVI

AU MÊME.
[Automne 1757].

Il est certain qu’il ne vous reste plus d’amis que moi ; mais il est certain que je vous reste. Je l’ai dit sans déguisement à tous ceux qui ont voulu l’entendre, et voici ma comparaison : c’est une maîtresse dont je connais bien tous les torts, mais dont mon cœur ne peut se détacher. Une bonne fois pour toutes, mon ami, que je vous parle à cœur ouvert. Vous avez supposé un complot entre tous vos amis pour vous envoyer à Genève, et la supposition est fausse. Chacun a parlé de ce voyage selon sa façon de penser et de voir. Vous avez cru que j’avais pris sur moi le soin de vous instruire de leurs sentiments, et cela n’est pas. J’ai cru devoir vous donner un conseil et j’ai mieux aimé risquer de vous en donner un que vous ne suivriez pas que de manquer à vous en donner un que vous devriez suivre. Je vous ai écrit, homme prudent, une lettre qui n’était que pour vous et que vous communiquez à Grimm et à Mme d’Épinay ; et des embarras, des réticences équivalentes à de petits mensonges, des équivoques, des questions adroites, des réponses détournées ont été les suites de cette indiscrétion ; car après tout, il fallait garder le silence que vous m’aviez imposé, et tous vos torts avec moi ne pouvaient me dispenser de la parole que je vous avais donnée.

Autre inadvertance : vous me faites une réponse et vous la lisez à Mme d’Épinay, et vous ne vous apercevez pas qu’elle contient des mots offensants pour elle, qu’elle montre une âme mécontente, que ses services y sont appréciés et réduits, et que sais-je encore ? Et qu’est-ce, par rapport à moi, que cette réponse ? Une ironie amère, une leçon aigre et méprisante, la leçon d’un précepteur due à son clerc ; et voilà le coup d’œil sous lequel vous ne craignez pas de nous faire voir l’un et l’autre à une femme que vous avez jugée.

J’ignorais sans doute beaucoup de choses que peut-être il eût fallu savoir pour vous conseiller ; mais il y en avait de très-importantes dont vous m’aviez instruit vous-même et je n’ai rien entendu des autres que je ne susse comme eux. Pour Dieu, mon ami, permettez à votre cœur de conduire votre tête et vous ferez le mieux qu’il est possible de faire ; mais ne souffrez pas que votre tête fasse des sophismes à votre cœur : toutes les fois que cela vous arrivera, vous aurez une conduite plus étrange que juste, et vous ne contenterez ni les autres, ni vous-même.

Que deviendrais-je avec vous, si l’âpreté avec laquelle vous m’avez écrit m’avait déterminé à ne plus vous parler de vos affaires que quand vous me consulteriez ? Mais tenez, mon ami, je m’ennuie déjà de toutes ces tracasseries ; j’y vois tant de petitesse et de misère que je ne conçois pas comment elles peuvent naître et moins encore durer entre des gens qui ont un peu de sens, de fermeté et d’élévation.

Pourquoi délogez-vous de l’Ermitage ? Si c’est impossibilité d’y subsister, je n’ai rien à dire ; mais toute autre raison d’en déloger est mauvaise, excepté celle encore du danger que vous y pourriez courir dans la saison où nous allons entrer. Songez à ce que je vous dis là, votre séjour à Montmorency aura mauvaise grâce. Eh bien, quand je me mêlerais encore de vos affaires sans les connaître assez, qu’est-ce que cela signifierait ? Rien. Ne suis-je pas votre ami, n’ai-je pas le droit de vous dire tout ce qui me vient en pensée ? N’ai-je pas celui de me tromper ? Vous communiquer ce que je croirai qu’il est honnête de faire, ce n’est pas mon devoir ? Adieu, mon ami, je vous ai aimé il y a longtemps, je vous aime toujours ; si vos peines sont attachées à quelque mésentendu sur mes sentiments, n’en ayez plus, ils sont les mêmes[1].



  1. M. de Castries, dans le temps de la quenelle de Diderot et de Rousseau, dit avec impatience à M. de R…, qui me l’a répété : « Cela est incroyable, on ne parle que de ces gens-là, gens sans état, qui n’ont point de maison, logés dans un grenier ; on ne s’accoutume point à cela. » (Chamfort, éd. Hetzel, p. 205.)