Corinne ou l’Italie/Livre XVIII

La librairie stéréotipe (Tome IIp. 370-409).
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Tome II – Livre XVIII


LIVRE XVIII.

LE SÉJOUR À FLORENCE.

CHAPITRE PREMIER.


LE comte d’Erfeuil, après avoir passé quelque temps en Suisse, et s’être ennuyé de la nature dans les Alpes, comme il s’était fatigué des beaux-arts à Rome, sentit tout à coup le désir, d’aller en Angleterre où on l’avait assuré que se trouvait la profondeur de la pensée ; et il s’était persuadé, un matin en s’éveillant, que c’était de cela dont il avait besoin. Ce troisième essai ne lui ayant pas mieux réussi que les deux premiers, son attachement pour lord Nelvil se ranima tout à coup, et s’étant dit, aussi un matin, qu’il n’y avait de bonheur que dans l’amitié véritable, il partit pour l’Écosse. Il alla d’abord chez lord Nelvil, et ne le trouva pas chez lui; mais ayant appris que c’était chez lady Edgermond qu’on pourrait le rencontrer, il remonta sur-le-champ à cheval pour l’y chercher, tant il se croyait le besoin de le revoir. Comme il passait très-vite, il aperçut sur le bord du chemin une femme étendue sans mouvement, il s’arrêta, descendit de cheval, et se hâta de la secourir. Quelle fut sa surprise en reconnaissant Corinne à travers sa mortelle pâleur ! Une vive pitié le saisit ; avec l’aide de son domestique il arrangea quelques branches pour la transporter, et son dessein était de la conduire ainsi au château de lady Edgermond, lorsque Thérésine qui était restée dans la voiture de Corinne, inquiète de ne pas voir revenir sa maîtresse, arriva dans ce moment, et, croyant que lord Nelvil pouvait seul l’avoir plongée dans cet état, décida qu’il fallait aller portée à la ville voisine. Le comte d’Erfeuil suivit Corinne, et pendant huit jours que l’infortunée eut la fièvre et le délire, il ne la quitta point ; ainsi c’était l’homme frivole qui la soignait, et l’homme sensible qui lui perçait le cœur.

Ce contraste frappa Corinne quand elle reprit ses sens, et elle remercia le comte d’Erfeuil avec une profonde émotion ; il répondit en cherchant vite à la consoler : il était plus capable de nobles actions que de paroles sérieuses, et Corinne devait trouver en lui plutôt des secours qu’un ami. Elle essaya de rappeler sa raison, de se retracer ce qui s’était passé : long-temps elle eut de la peine à se souvenir de ce qu’elle avait fait, et des motifs qui l’avaient décidée. Peut-être commençait-elle a trouver son sacrifice trop grand, et pensait-elle à dire au moins un dernier adieu a lord Nelvil, avant de quitter l’Angleterre, lorsque le jour qui suivit celui ou elle avait repris connaissance, elle vit dans un papier public, que le hasard fit tomber sous ses yeux, cet article-ci :

« Lady Edgermond vient d’apprendre que sa belle-fille, qu’elle croyait morte en Italie, vit et jouit à Rome, sous le nom de Corinne, d’une très-grande réputation littéraire. Lady Edgermond se fait honneur de la reconnaître et de partager avec elle l’héritage du frère de lord Edgermond qui vient de mourir aux Indes.

Lord Nelvil doit épouser dimanche prochain miss Lucile Edgermond, fille cadette de lord Edgermond, et fille unique de lady Edgermond, sa veuve. Le contrat a été signé hier. »

Corinne, pour son malheur, ne perdit point l’usage de ses sens en lisant cette nouvelle : il se fit en elle une révolution subite, tous les intérêts de la vie l’abandonnèrent ; elle se sentit comme une personne condamnée à mort, mais qui ne sait pas encore quand sa sentence sera exécutée ; et depuis ce moment la résignation du désespoir fut le seul sentiment de son ame.

Le comte d’Erfeuil entra dans sa chambre ; il la trouva plus pâle encore que quand elle était évanouie, et lui demanda de ses nouvelles avec anxiété. — Je ne suis pas plus mal, je voudrais partir après demain qui est dimanche, dit-elle avec solennité, j’irai jusqu’à Plymouth, et je m’embarquerai pour l’Italie. — Je vous accompagnerai, répondit vivement le comte d’Erfeuil, je n’ai rien qui me retienne en Angleterre. Je serai enchanté de faire ce voyage avec vous. — Vous êtes bon, reprit Corinne, vraiment bon, il ne faut pas juger sur les apparences....... puis s’arrêtant, elle reprit : j’accepte jusqu’à Plymouth votre appui, car je ne serais pas sûre de me guider jusques-là ; mais quand une fois on est embarqué, le vaisseau vous emmène, dans quelque état que vous soyez, c’est égal. — Elle fit signe au comte d’Erfeuil de la laisser seule, et pleura long-temps devant Dieu, en lui demandant la force de supporter sa douleur. Elle n’avait plus rien de l’impétueuse Corinne, les forces de sa puissante vie étaient épuisées, et cet anéantissement, dont elle ne pouvait elle-même se rendre compte, lui donnait du calme. Le malheur l’avait vaincue : ne faut-il pas tôt ou tard que les plus rebelles courbent la tête sous son joug ?

Le dimanche Corinne partit d’Écosse avec le comte d’Erfeuil. — C’est aujourd’hui, dit-elle en se levant de son lit pour aller dans sa voiture, c’est aujourd’hui ! — Le comte d’Erfeuil voulut l’interroger, elle ne répondit point, et retomba dans le silence. Ils passèrent devant une église, et Corinne demanda la permission au comte d’Erfeuil d’y entrer un moment ; elle se mit à genoux devant l’autel, et s’imaginant qu’elle y voyait Oswald et Lucile, elle pria pour eux ; mais l’émotion qu’elle ressentit fut si forte qu’en voulant se relever elle chancela, et ne put faire un pas sans être soutenue par Thérésine et le comte d’Erfeuil qui vinrent au-devant d’elle. On se levait dans l’église pour la laisser passer, et on lui montrait une grande pitié. — J’ai donc l’air bien malade, dit-elle au comte d’Erfeuil ; il y a des personnes plus jeunes et plus brillantes que moi qui sortent à cette heure d’un pas triomphant de l’église. —

Le comte d’Erfeuil n’entendit pas la fin de ces paroles ; il était bon, mais il ne pouvait être sensible ; aussi dans la route, tout en aimant Corinne était-il ennuyé de sa tristesse, et il essayait de l’en tirer, comme si, pour oublier tous les chagrins de la vie, il ne fallait que le vouloir. Quelquefois il lui disait : — Je vous l’avais bien dit. Singulière manière de consoler, satisfaction que la vanité se donne aux dépens de la douleur !

Corinne faisait des efforts inouis pour dissimuler ce qu’elle souffrait, car on est honteux des affections fortes devant les ames légères ; un sentiment de pudeur s’attache à tout ce qui n’est pas compris, à tout ce qu’il faut expliquer, à ces secrets de l’ame enfin dont on ne vous soulage qu’en les devinant. Corinne aussi se savait mauvais gré de n’être pas assez reconnaissante des marques de dévouement que lui donnait le comte d’Erfeuil, mais il y avait dans sa voix, dans son accent, dans ses regards, tant de distraction, tant de besoin de s’amuser, qu’on était sans cesse au moment d’oublier ses actions généreuses comme il les oubliait lui-même. Il est sans doute très-noble de mettre peu de prix à ses bonnes actions : mais il pourrait arriver que l’indifférence qu’on témoignerait pour ce qu’on aurait fait de bien, cette indifférence si belle en elle-même fût néanmoins, dans de certains caractères, l’effet de la frivolité.

Corinne pendant son délire avait trahi presque tous ses secrets, et les papiers publics avaient appris le reste au comte d’Erfeuil ; plusieurs fois il aurait voulu que Corinne s’entretînt avec lui de ce qu’il appelait ses affaires ; mais il suffisait de ce mot pour glacer la confiance de Corinne, et elle le supplia de ne pas exiger d’elle qu’elle prononçât le nom de lord Nelvil. Au moment de quitter le comte d’Erfeuil, Corinne ne savait comment lui exprimer sa reconnaissance ; car elle était à la fois bien aise de se trouver seule, et fâchée de se séparer d’un homme qui se conduisait si bien envers elle. Elle essaya de le remercier : mais il lui dit si naturellement de n’en plus parler, qu’elle se tut. Elle le chargea d’annoncer à lady Edgermond qu’elle refusait en entier l’héritage de son oncle, et le pria de s’acquitter de cette commission comme s’il l’avait reçue d’Italie, sans apprendre à sa belle-mère qu’elle était venue en Angleterre.

— Et lord Nelvil doit-il le savoir ? dit alors le comte d’Erfeuil. — Ces mots firent tressaillir Corinne. Elle se tut quelque temps, puis elle reprit : — Vous pourrez le lui dire bientôt ; oui, bientôt. Mes amis de Rome vous manderont quand vous le pourrez. — Soignez au moins votre santé, dit le comte d’Erfeuil ; savez-vous que je suis inquiet de vous ? — Vraiment ? répondit Corinne en souriant ; mais je crois en effet que vous avez raison. — Le comte d’Erfeuil lui donna le bras pour aller jusqu’à son vaisseau : au moment de s’embarquer, elle se tourna vers l’Angleterre, vers ce pays qu’elle quittait pour toujours, et qu’habitait le seul objet de sa tendresse et de sa douleur : ses yeux se remplirent de larmes, les premières qui lui fussent échappées en présence du comte d’Erfeuil. — Belle Corinne, lui dit-il, oubliez un ingrat ; souvenez-vous des amis qui vous sont si tendrement attachés ; et croyez-moi, pensez avec plaisir à tous les avantages que vous possédez. — Corinne, à ces mots, retira sa main au comte d’Erfeuil, et fit quelques pas loin de lui ; puis se reprochant le mouvement auquel elle s’était livrée, elle revint et lui dit doucement adieu. Le comte d’Erfeuil ne s’aperçut point de ce qui s’était passé dans l’ame de Corinne : il entra dans la chaloupe avec elle, la recommanda vivement au capitaine, s’occupa même, avec le soin le plus aimable, de tous les détails qui pouvaient rendre sa traversée plus agréable, et revenant avec la chaloupe, il salua le vaisseau de son mouchoir, aussi long-temps qu’il le put. Corinne répondit avec reconnaissance au comte d’Erfeuil : mais, hélas ! était-ce donc là l’ami sur lequel elle devait compter ?

Les sentimens légers ont souvent une longue durée, rien ne les brise parce que rien ne les resserre ; ils suivent les circonstances, disparaissent et reviennent avec elles, tandis que les affections profondes se déchirent sans retour, et ne laissent à leur place qu’une douloureuse blessure.


CHAPITRE II


UN vent favorable transporta Corinne à Livourne en moins d’un mois. Elle eut presque toujours la fièvre pendant ce temps, et son abattement était tel, que la douleur de l’ame se mêlant à la maladie, toutes ses impressions se confondaient ensemble, et ne laissaient en elle aucune trace distincte. Elle hésita, en arrivant, si elle se rendrait d’abord à Rome ; mais bien que ses meilleurs amis l’y attendissent, une répugnance insurmontable l’empêchait d’habiter les lieux où elle avait connu Oswald. Elle se retraçait sa propre demeure, la porte qu’il ouvrait deux fois par jour en venant chez elle, et l’idée de se retrouver là sans lui la faisait frissonner. Elle résolut donc de se rendre à Florence ; et comme elle avait le sentiment que sa vie ne résisterait pas long-temps à ce qu’elle souffrait, il lui convenait assez de se détacher par degrés de l’existence, et de commencer d’abord par vivre seule loin de ses amis, loin de la ville témoin de ses succès, loin du séjour où l’on essaierait de ranimer son esprit, où on lui demanderait de se montrer ce qu’elle était autrefois, quand un découragement invincible lui rendait tout effort odieux.

En traversant la Toscane, ce pays si fertile, en approchant de cette Florence, si parfumée de fleurs, en retrouvant enfin l’Italie, Corinne n’éprouva que de la tristesse ; toutes ces beautés de la campagne qui l’avaient enivrée dans un autre temps la remplissaient de mélancolie. Combien est terrible, dit Milton, le désespoir que cet air si doux ne calme pas ! Il faut l’amour ou la religion pour goûter la nature, et, dans ce moment, la triste Corinne avait perdu le premier bien de la terre, sans avoir encore retrouvé ce calme que la dévotion seule peut donner aux ames sensibles et malheureuses.

La Toscane est un pays très-cultivé et très-riant, mais il ne frappe point l’imagination comme les environs de Rome. Les Romains ont si bien effacé les institutions primitives du peuple qui habitait jadis la Toscane, qu’il n’y reste presque plus aucune des antiques traces qui inspirent tant d’intérêt pour Rome et pour Naples. Mais on y remarque un autre genre de beautés historiques, ce sont les villes qui portent l’empreinte du génie républicain du moyen âge. À Sienne, la place publique où le peuple se rassemblait, le balcon d’où son magistrat le haranguait, frappent les voyageurs les moins capables de réflexion ; on sent qu’il a existé là un gouvernement démocratique.

C’est une jouissance véritable que d’entendre les Toscans, de la classe même la plus inférieure ; leurs expressions, pleines d’imagination et d’élégance, donnent l’idée du plaisir qu’on devait goûter dans la ville d’Athènes, quand le peuple parlait ce grec harmonieux qui était comme une musique continuelle. C’est une sensation très-singulière de se croire au milieu d’une nation dont tous les individus seraient également cultivés, et paraîtraient tous de la classe supérieure ; c’est du moins l’illusion que fait, pour quelques momens, la pureté du langage.

L’aspect de Florence rappelle son histoire avant l’élévation des Médicis à la souveraineté ; les palais des familles principales sont bâtis comme des espèces de forteresse d’où l’on pouvait se défendre ; on voit encore à l’extérieur les anneaux de fer auxquels les étendards de chaque parti devaient être attachés ; enfin tout y était arrangé bien plus pour maintenir les forces individuelles que pour les réunir toutes dans intérêt commun. On dirait que la ville est bâtie pour la guerre civile. Il y a des tours au palais de justice d’où l’on pouvait apercevoir l’approche de l’ennemi et s’en défendre. Les haines entre les familles étaient telles qu’on voit des palais bizarrement construits, parce que leurs possesseurs n’ont pas voulu qu’ils s’étendissent sur le sol où des maisons ennemies avaient été rasées. Ici les Pazzi ont conspiré contre les Médicis ; là les Guelfes ont assassiné les Gibelins, enfin les traces de la lutte et de la rivalité sont partout ; mais à présent tout est rentré dans le sommeil et les pierres des édifices ont seules conservé quelque physionomie. On ne se hait plus parce qu’il n’y a plus rien à prétendre, et qu’un état sans gloire comme sans puissance n’est plus disputé par ses habitans. La vie qu’on mène à Florence de nos jours est singulièrement monotone ; on va se promener toutes les après-midi sur les bords de l’Arno, et le soir l’on se demande les uns aux autres si l’on y a été.

Corinne s’établit dans une maison de campagne à peu de distance de la ville. Elle manda au prince Castel-Forte qu’elle voulait s’y fixer ; cette lettre fut la seule que Corinne écrivit, car elle avait pris une telle horreur pour toutes les actions communes de la vie, que la moindre résolution à prendre, le moindre ordre à donner lui causait un redoublement de peine. Elle ne pouvait passer les jours que dans une inactivité complète ; elle se levait, se couchait, se relevait, ouvrait un livre sans pouvoir en comprendre une ligne. Souvent elle restait des heures entières à sa fenêtre, puis elle se promenait avec rapidité dans son jardin : une autrefois elle prenait un bouquet de fleurs, cherchant à s’étourdir par leur parfum. Enfin le sentiment de l’existence la poursuivait comme une douleur sans relâche, et elle essayait mille ressources pour calmer cette dévorante faculté de penser qui ne lui présentait plus, comme jadis, les réflexions les plus variées, mais une seule idée, mais une seule image armée de pointes cruelles qui déchiraient son cœur.


CHAPITRE III


UN jour Corinne résolut d’aller voir à Florence les belles églises qui décorent cette ville ; elle se rappelait qu’à Rome quelques heures passées dans St.-Pierre calmaient toujours son ame, et elle espérait le même secours des temples de Florence. Pour se rendre à la ville elle traversa le bois charmant qui est sur les bords de l’Arno : c’était une soirée ravissante du mois de juin, l’air était embaumé par une inconcevable abondance de roses, et les visages de tous ceux qui se promenaient exprimaient le bonheur. Corinne sentit un redoublement de tristesse en se voyant exclue de cette félicité générale que la Providence accorde à la plupart des êtres, mais cependant elle la bénit avec douceur de faire du bien aux hommes. — Je suis une exception à l’ordre universel, se disait-elle, il y a du bonheur pour tous, et cette terrible faculté de souffrir, qui me tue, c’est une manière de sentir particulière à moi seule. Ô mon Dieu ! cependant, pourquoi m’avez-vous choisie pour supporter cette peine ? Ne pourrais-je pas aussi demander comme votre divin fils que cette coupe s’éloignât de moi. ? —

L’air actif et occupé des habitans de la ville étonna Corinne. Depuis qu’elle n’avait plus aucun intérêt dans la vie, elle ne concevait pas ce qui faisait avancer, revenir, se hâter ; et traînant lentement ses pas sur les larges pierres du pavé de Florence, elle perdait l’idée d’arriver, ne se souvenant plus où elle avait l’intention d’aller : enfin elle se trouva devant les fameuses portes d’airain, sculptées par Ghiberti, pour le baptistère de Saint-Jean, qui est à côté de la cathédrale de Florence.

Elle examina quelque temps ce travail immense, où des nations de bronze, dans des proportions très-petites, mais très-distinctes, offrent une multitude de physionomies variées, qui toutes expriment une pensée de l’artiste, une conception de son esprit. — Quelle patience, s’écria Corinne, quel respect pour la postérité ! et cependant combien peu de personnes examinent avec soin ces portes à travers lesquelles la foule passe avec distraction, ignorance ou dédain. Oh qu’il est difficile à l’homme d’échapper à l’oubli, et que la mort est puissante ! —

C’est dans cette cathédrale que Julien de Médicis a été assassiné ; non loin de là, dans l’église de Saint-Laurent, on voit la chapelle en marbre, enrichie de pierreries, où sont les tombeaux des Médicis et les statues de Julien et de Laurent, par Michel-Ange. Celle de Laurent de Médicis, méditant la vengeance de l’assassinat de son frère, a mérité l’honneur d’être appelée la pensée de Michel-Ange. Au pied de ces statues sont l’Aurore et la Nuit ; le réveil de l’une, et surtout le sommeil de l’autre, ont une expression remarquable. Un poëte fit des vers sur la statue de la Nuit, qui finissaient par ces mots : bien qu’elle dorme elle vit, réveille-la si tu ne le crois pas, elle te parlera. Michel-Ange qui cultivait les lettres, sans lesquelles l’imagination en tout genre se flétrit vite, répondit au nom de la Nuit :


Grato m’è il sonno e più l’esser di sasso.
Mentre che il danno e la vergogna dura,
Non veder, non sentir m’é gran ventura.
Però non mi destar, deh parla basso.[1]

Michel-Ange est le seul sculpteur des temps

modernes qui ait donné à la figure humaine un caractère qui ne ressemble ni à la beauté antique ni à l’affectation de nos jours. On croit y voir l’esprit du moyen âge, une ame énergique et sombre, une activité constante, des formes très-prononcées, des traits qui portent l’empreinte des passions, mais ne retracent point l’idéal de la beauté. Michel-Ange est le génie de sa propre école, car il n’a rien imité, pas même les anciens.

Son tombeau est dans l’église de Santa Croce. Il a voulu qu’il fût placé en face d’une fenêtre, d’où l’on pouvait voir le dôme bâti par Filippo Brunelleschi, comme si ses cendres devaient tressaillir encore sous le marbre, à l’aspect de cette coupole, modèle de celle de Saint-Pierre. Cette église de Santa Croce contient la plus brillante assemblée de morts qui soit peut-être en Europe. Corinne se sentit profondément émue en marchant entre ces deux rangées de tombeaux. Ici, c’est Galilée qui fut persécuté par les hommes, pour avoir découvert les secrets du ciel ; plus loin, Machiavel, qui révéla l’art du crime, plutôt en observateur qu’en criminel, mais dont les leçons profitent davantage aux oppresseurs qu’aux opprimés ; l’Aretin, cet homme qui a consacré ses jours à la plaisanterie, et n’a rien éprouvé, sur la terre, de sérieux que la mort ; Bocace, dont l’imagination riante a résisté aux fléaux réunis de la guerre civile et de la peste ; un tableau en l’honneur du Dante, comme si les Florentins, qui l’ont laissé périr dans le supplice de l’exil, pouvaient encore se vanter de sa gloire[2] ; enfin, plusieurs autres noms honorables se font aussi remarquer dans ce lieu ; des noms célèbres pendant leur vie, mais qui retentissent plus faiblement de générations en générations, jusques à ce que leur bruit s’éteigne entièrement[3].

La vue de cette église, décorée par de si nobles souvenirs, réveilla l’enthousiasme de Corinne : l’aspect des vivans l’avait découragée, la présence silencieuse des morts ranima, pour un moment du moins, cette émulation de gloire dont elle était jadis saisie ; elle marcha d’un pas plus ferme dans l’église, et quelques pensées d’autrefois traversèrent encore son ame ; elle vit venir sous les voûtes des jeunes prêtres qui chantaient à voix basse et se promenaient lentement autour du chœur ; elle demanda à l’un d’eux ce que signifiait cette cérémonie : Nous prions pour nos morts, lui répondit-il. — Oui, vous avez raison, pensa Corinne, de les appeler vos morts : c’est la seule propriété glorieuse qui vous reste. Oh ! pourquoi donc Oswald a-t-il étouffé ces dons que j’avais reçus du ciel et que je devais faire servir à exciter l’enthousiasme dans les ames qui s’accordent avec la mienne ? Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle en se mettant à genoux, ce n’est point par un vain orgueil que je vous conjure de me rendre les talens que vous m’aviez accordés. Sans doute ils sont les meilleurs de tous, ces saints obscurs qui ont su vivre et mourir pour vous ; mais il est différentes carrières pour les mortels, et le génie qui célébrerait les vertus généreuses, le génie qui se consacrerait à tout ce qui est noble, humain et vrai, pourrait être reçu du moins dans les parvis extérieurs du ciel. — Les yeux de Corinne étaient baissés en achevant cette prière, et ses regards furent frappés par cette inscription d’un tombeau sur lequel elle s’était mise à genoux : — Seule à mon aurore, seule à mon couchant, je suis seule encore ici.

— Ah ! s’écria Corinne, c’est la réponse à ma prière. Quelle émulation peut-on éprouver, quand on est seule sur la terre ? Qui partagerait mes succès, si j’en pouvais obtenir ? Qui s’intéresse à mon sort ? Quel sentiment pourrait encourager mon esprit au travail ? il me fallait son regard pour récompense. —

Une autre épitaphe aussi fixa son attention : Ne me plaignez pas, disait un homme mort dans sa jeunesse, si vous saviez combien de peines ce tombeau m’a épargnées ! — Quel détachement de la vie ces paroles inspirent, dit Corinne, en versant des pleurs ! tout à côté du tumulte de la ville, il y a cette église qui apprendrait aux hommes le secret de tout, s’ils le voulaient ; mais on passe sans y entrer, et la merveilleuse illusion de l’oubli fait aller le monde. —


CHAPITRE IV


LE mouvement d’émulation qui avait soulagé Corinne, pendant quelques instans, la conduisit encore le lendemain à la galerie de Florence, elle se flatta de retrouver son ancien goût pour les arts, et d’y puiser quelque intérêt pour ses occupations d’autrefois. Les beaux-arts sont encore très-républicains à Florence : les statues et les tableaux sont montrés à toutes les heures avec la plus grande facilité. Des hommes instruits, payés par le gouvernement, sont préposés, comme des fonctionnaires publics, à l’explication de tous ces chefs-d’œuvre. C’est un reste du respect pour les talens en tous genres, qui a toujours existé en Italie, mais plus particulièrement à Florence, lorsque les Médicis voulaient se faire pardonner leur pouvoir par leur esprit, et leur ascendant sur les actions, par le libre essor qu’ils laissaient du moins à la pensée. Les gens du peuple aiment beaucoup les arts à Florence, et mêlent ce goût à la dévotion, qui est plus régulière en Toscane qu’en tout autre lieu de l’Italie ; il n’est pas rare de les voir confondre les figures mythologiques avec l’histoire chrétienne. Un Florentin, homme du peuple, montrait aux étrangers une Minerve qu’il appelait Judith, un Apollon qu’il nommait David, et certifiait, en expliquant un bas-relief qui représentait la prise de Troie, que Cassandre était une bonne chrétienne.

C’est une immense collection que la galerie de Florence, et l’on pourrait y passer bien des jours, sans parvenir encore à la connaître. Corinne parcourait tous ces objets, et se sentait avec douleur distraite et indifférente. La statue de Niobé réveilla son intérêt : elle fut frappée de ce calme, de cette dignité, à travers la plus profonde douleur. Sans doute dans une semblable situation la figure d’une véritable mère serait entièrement bouleversée ; mais l’idéal des arts conserve la beauté dans le désespoir, et ce qui touche profondément dans les ouvrages du génie, ce n’est pas le malheur même, c’est la puissance que l’ame conserve sur ce malheur. Non loin de la statue de Niobé est la tête d’Alexandre mourant : ces deux genres de physionomie donnent beaucoup à penser. Il y a dans Alexandre l’étonnement et l’indignation de n’avoir pu vaincre la nature. Les angoisses de l’amour maternel se peignent dans tous les traits de Niobé : elle serre sa fille contre son sein avec une anxiété déchirante ; la douleur exprimée par cette admirable figure porte le caractère de cette fatalité qui ne laissait, chez les anciens, aucun recours à l’ame religieuse. Niobé lève les yeux au ciel, mais sans espoir : car les dieux mêmes y sont ses ennemis.

Corinne, en retournant chez elle, essaya de réfléchir sur ce qu’elle venait de voir, et voulut composer comme elle le faisait jadis ; mais une distraction invincible l’arrêtait à chaque page. Combien elle était loin alors du talent d’improviser ! Chaque mot lui coûtait à trouver, et souvent elle traçait des paroles sans aucun sens, des paroles qui l’effrayaient elle-même, quand elle se mettait à les relire, comme si l’on voyait écrit le délire de la fièvre. Se sentant alors incapable de détourner sa pensée de sa propre situation, elle peignait ce qu’elle souffrait ; mais ce n’étaient plus ces idées générales, ces sentimens universels qui répondent au cœur de tous les hommes ; c’était le cri de la douleur, cri monotone à la longue, comme celui des oiseaux de la nuit ; il y avait trop d’ardeur dans les expressions, trop d’impétuosité, trop peu de nuances : c’était le malheur, mais ce n’était plus le talent. Sans doute il faut, pour bien écrire, une émotion vraie, mais il ne faut pas qu’elle soit déchirante. Le bonheur est nécessaire à tout, et la poésie la plus mélancolique doit être inspirée par une sorte de verve qui suppose et de la force et des jouissances intellectuelles. La véritable douleur n’a point de fécondité naturelle : ce qu’elle produit n’est qu’une agitation sombre qui ramène sans cesse aux mêmes pensées. Ainsi ce chevalier, poursuivi par un sort funeste, parcourait en vain mille détours et se retrouvait toujours à la même place.

Le mauvais état de la santé de Corinne achevait aussi de troubler son talent. L’on a trouvé dans ses papiers quelques-unes des réflexions qu’on va lire, et qu’elle écrivit dans ce temps où elle faisait d’inutiles efforts pour redevenir capable d’un travail suivi.


CHAPITRE V.
Fragmens des pensées de Corinne.


« MON talent n’existe plus ; je le regrette. J’aurais aimé que mon nom lui parvînt avec quelque gloire ; j’aurais voulu qu’en lisant un écrit de moi il y sentît quelque sympathie avec lui. J’avais tort d’espérer qu’en rentrant dans son pays, au milieu de ses habitudes, il conserverait les idées et les sentimens qui pouvaient seuls nous réunir. Il y a tant à dire contre une personne telle que moi, et il n’y a qu’une réponse à tout cela, c’est l’esprit et l’ame que j’ai ; mais quelle réponse pour la plupart des hommes !
On a tort cependant de craindre la supériorité de l’esprit et de l’ame : elle est très-morale cette supériorité ; car tout comprendre rend très-indulgent et sentir profondément inspire une grande bonté.

Comment se fait-il que deux êtres qui se sont confiés leurs pensées les plus intimes, qui se sont parlé de Dieu, de l’immortalité de l’ame, de la douleur, redeviennent tout à coup étrangers l’un à l’autre ? Étonnant mystère que l’amour ! sentiment admirable ou nul ! religieux comme l’étaient les martyrs, ou plus froid que l’amitié la plus simple. Ce qu’il y a de plus involontaire au monde vient-il du ciel ou des passions terrestres ? Faut-il s’y soumettre ou le combattre ? Ah ! qu’il se passe d’orages au fond du cœur !

Le talent devrait être une ressource ; quand Le Dominiquin fut enfermé dans un couvent, il peignit des tableaux superbes sur les murs de sa prison, et laissa des chefs-d’œuvre pour trace de son séjour ; mais il souffrait par les circonstances extérieures ; le mal n’était pas dans l’ame ; quand il est là rien n’est possible, la source de tout est tarie.

Je m’examine quelquefois comme un étranger pourrait le faire, et j’ai pitié de moi. J’étais spirituelle, vraie, bonne, généreuse, sensible, pourquoi tout cela tourne-t-il si fort à mal ? Le monde est-il vraiment méchant ? et de certaines qualités nous ôtent-elles nos armes au lieu de nous donner de la force ?

C’est dommage : j’étais née pour être une personne distinguée ; je mourrai sans que l’on ait aucune idée de moi, bien que je sois célèbre. Si j’avais été heureuse, si la fièvre du cœur ne m’avait pas dévorée, j’aurais contemplé de très-haut la destinée humaine, j’y aurais découvert des rapports inconnus avec la nature et le ciel ; mais la serre du malheur me tient ; comment penser librement, quand elle se fait sentir chaque fois qu’on essaie de respirer ?

Pourquoi n’a-t-il pas été tenté de rendre heureuse une personne dont il avait seul le secret, une personne qui ne parlait qu’à lui du fond du cœur ? Ah ! l’on peut se séparer de ces femmes communes qui aiment au hasard ; mais celle qui a besoin d’admirer ce qu’elle aime, celle dont le jugement est pénétrant, bien que son imagination soit exaltée, il n’y a pour elle qu’un objet dans l’univers.

J’avais appris la vie dans les poëtes ; elle n’est pas ainsi ; il y a quelque chose d’aride dans la réalité, que l’on s’efforce en vain de changer.

Quand je me rappelle mes succès, j’éprouve un sentiment d’irritation. Pourquoi me dire que j’étais charmante, si je ne devais pas être aimée ? Pourquoi m’inspirer de la confiance pour qu’il me fût plus affreux d’être détrompée ? Trouvera-t-il dans une autre plus d’esprit, plus d’ame, plus de tendresse qu’en moi ? Non, il trouvera moins et sera satisfait ; il se sentira d’accord avec la société. Quelles jouissances, quelles peines factices elle donne !

En présence du soleil et des sphères étoilées, on n’a besoin que de s’aimer et de se sentir digne l’un de l’autre. Mais la société, la société ! comme elle rend le cœur dur et l’esprit frivole ! comme elle fait vivre pour ce que l’on dira de vous ! Si les hommes se rencontraient un jour, dégagés chacun de l’influence de tous, quel air pur entrerait dans l’ame ! que d’idées nouvelles, que de sentimens vrais la rafraîchiraient !

La Nature aussi est cruelle. Cette figure que j’avais, elle va se flétrir ; et c’est en vain alors que j’éprouverais les affections les plus tendres ; des yeux éteints ne peindraient plus mon ame, n’attendriraient plus pour ma prière.

Il y a des peines en moi que je n’exprimerai jamais, pas même en écrivant, je n’en ai pas la force : l’amour seul pourrait sonder ces abîmes.

Que les hommes sont heureux d’aller à la guerre, d’exposer leur vie, de se livrer à l’enthousiasme de l’honneur et du danger ! Mais il n’y a rien au dehors qui soulage les femmes ; leur existence, immobile en présence du malheur, est un bien long supplice !

Quelquefois, quand j’entends la musique, elle me retrace les talens que j’avais, le chant, la danse et la poésie ; il me prend alors envie de me dégager du malheur, de reprendre à la joie : mais tout à coup un sentiment intérieur me fait frissonner, on dirait que je suis une ombre qui veut encore rester sur la terre, quand les rayons du jour, quand l’approche des vivans, la forcent à disparaître.

Je voudrais être susceptible des distractions que donne le monde ; autrefois je les aimais, elles me faisaient du bien : les réflexions de la solitude me menaient trop loin et trop avant ; mon talent gagnait à la mobilité de mes impressions. Maintenant j’ai quelque chose de fixe dans le regard, comme dans la pensée : gaieté, grâce, imagination, qu’êtes-vous devenus ? Ah ! je voudrais, ne fût-ce que pour un moment, goûter encore de l’espérance ! Mais c’en est fait, le désert est inexorable, la goutte d’eau comme la rivière sont taries, et le bonheur d’un jour est aussi difficile que la destinée de la vie entière.

Je le trouve coupable envers moi, mais quand je le compare aux autres hommes, combien ils me paraissent affectés, bornés, misérables ! et lui, c’est un ange, mais un ange armé de l’épée flamboyante qui a consumé mon sort. Celui qu’on aime est le vengeur des fautes qu’on a commises sur cette terre, la divinité lui prête son pouvoir.

Ce n’est pas le premier amour qui est ineffaçable, il vient du besoin d’aimer ; mais lorsqu’après avoir connu la vie, et dans toute la force de son jugement, on rencontre l’esprit et l’ame que l’on avait jusqu’alors vainement cherchés, l’imagination est subjuguée par la vérité, et l’on a raison d’être malheureuse.

Que cela est insensé, diront au contraire la plupart des hommes, de mourir pour l’amour, comme s’il n’y avait pas mille autres manières d’exister ! L’enthousiasme en tout genre est ridicule pour qui ne l’éprouve pas. La poésie, le dévouement, l’amour, la religion, ont la même origine ; et il y a des hommes aux yeux desquels ces sentimens sont de la folie. Tout est folie, si l’on veut, hors le soin que l’on prend de son existence ; il peut y avoir erreur et illusion partout ailleurs.

Ce qui fait mon malheur surtout, c’est que lui seul me comprenait, et peut-être trouvera-t-il une fois aussi que moi seule je savais l’entendre. Je suis la plus facile et la plus difficile personne du monde ; tous les êtres bienveillans me conviennent comme société de quelques instans, mais pour l’intimité, pour une affection véritable, il n’y avait au monde qu’Oswald que je pusse aimer. Imagination, esprit, sensibilité, quelle réunion ! où se trouve-t-elle dans l’univers ? Et le cruel possédait toutes ces qualités, ou du moins tout leur charme !

Qu’aurais-je à dire aux autres ? à qui pourrais-je parler ? quel but, quel intérêt me reste-t-il ? Les plus amères douleurs, les plus délicieux sentimens me sont connus, et le pâle avenir n’est plus pour moi que le spectre du passé.

Pourquoi les situations heureuses sont-elles si passagères ? qu’ont-elles de plus fragile que les autres ? L’ordre naturel est-il la douleur ? C’est une convulsion que la souffrance pour le corps, mais c’est un état habituel pour l’ame.

Ahi ! null’altro che pianto al mondo dura.
Pétrarque

« Ah ! dans le monde, rien ne dure que les larmes ! »

Une autre vie ! une autre vie ! voilà mon espoir ; mais telle est la force de celle-ci qu’on cherche dans le ciel les mêmes sentimens qui ont occupé sur la terre. On peint dans les mythologies du Nord les ombres des chasseurs poursuivant les ombres des cerfs dans les nuages ; mais de quel droit disons-nous que ce sont des ombres ? où est-elle la réalité ? Il n’y a de sûr que la peine, il n’y a qu’elle qui tienne impitoyablement ce qu’elle promet.

Je rêve sans cesse à l’immortalité, non plus à celle que donnent les hommes ; ceux qui, selon l’expression du Dante, appelleront antique le temps actuel, ne m’intéressent plus ; mais je ne crois pas à l’anéantissement de mon cœur. Non, mon Dieu, je n’y crois pas. Il est pour vous ce cœur dont il n’a pas voulu, et que vous daignerez recevoir après les dédains d’un mortel.

Je sens que je ne vivrai pas long-temps, et cette pensée met du calme dans mon ame. Il est doux de s’affaiblir dans l’état où je suis, c’est le sentiment de la peine qui s’émousse.

Je ne sais pourquoi dans le trouble de la douleur on est plus capable de superstition que de piété ; je fais des présages de tout, et je ne sais point encore placer ma confiance en rien. Ah ! que la dévotion est douce dans le bonheur ! quelle reconnaissance envers l’Être suprême doit éprouver la femme d’Oswald !

Sans doute la douleur perfectionne beaucoup le caractère, on rattache dans sa pensée à ses fautes à ses malheurs, et toujours un lien visible, au moins à nos yeux, semble les réunir ; mais il est un terme à ce salutaire effet.

Un profond recueillement m’est nécessaire avant d’obtenir,

" … Tranquillo varco
A più tranquilla vita ".

" Un tranquille passage vers une vie plus tranquille ".

Quand je serai tout-à-fait malade, le calme doit renaître en mon cœur ; il y a beaucoup d’innocence dans les pensées de l’être qui va mourir, et j’aime les sentimens qu’inspire cette situation.

Inconcevable énigme de la vie, que la passion, ni la douleur, ni le génie, ne peuvent découvrir, vous révélerez-vous à la prière ? Peut-être l’idée la plus simple de toutes explique-t-elle ces mystères ! peut-être en avons nous approché mille fois dans nos rêveries ? Mais ce dernier pas est impossible et nos vains efforts en tout genre donnent une grande fatigue à l’ame. Il est bien temps que la mienne se repose.

Fermossi al fin il cor che balzò tanto[4]
Hippolito Pindemonte.

CHAPITRE VI.


LE prince Castel-Forte quitta Rome pour venir s’établir à Florence près de Corinne : elle fut très-reconnaissante de cette preuve d’amitié ; mais elle était un peu honteuse de ne pouvoir plus répandre dans la conversation le charme qu’elle y mettait autrefois. Elle était distraite et silencieuse ; le dépérissement de sa santé lui ôtait la force nécessaire pour triompher, même pour un moment, des sentimens qui l’occupaient. Elle avait encore en parlant l’intérêt qu’inspire la bienveillance ; mais le désir de plaire ne l’animait plus. Quand l’amour est malheureux, il refroidit toutes les autres affections, on ne peut s’expliquer à soi-même ce qui se passe dans l’ame ; mais autant l’on avait gagné par le bonheur, autant l’on perd par la peine. Le surcroît de vie que donne un sentiment qui fait jouir de la nature entière se reporte sur tous les rapports de la vie et de la société ; mais l’existence est si appauvrie quand cet immense espoir est détruit, qu’on devient incapable d’aucun mouvement spontané. C’est pour cela même que tant de devoirs commandent aux femmes, et surtout aux hommes, de respecter et de craindre l’amour qu’ils inspirent, car cette passion peut dévaster à jamais l’esprit comme le cœur.

Le prince Castel-Forte essayait de parler à Corinne des objets qui l’intéressaient autrefois ; elle était quelquefois plusieurs minutes sans lui répondre, parce qu’elle ne l’entendait pas dans le premier moment, puis le son et l’idée lui parvenaient, et elle disait quelque chose qui n’avait ni la couleur ni le mouvement que l’on admirait jadis dans sa manière de parler, mais qui faisait aller la conversation quelques instans, et lui permettait de retomber dans ses rêveries. Enfin, elle faisait encore un nouvel effort pour ne pas décourager la bonté du prince Castel-Forte, et souvent elle prenait un mot pour l’autre, ou disait le contraire de ce qu’elle venait de dire ; alors elle souriait de pitié sur elle-même, et demandait pardon à son ami de cette sorte de folie dont elle avait la conscience.

Le prince Castel-Forte voulut se hasarder à lui parler d’Oswald, et il semblait même que Corinne prît a cette conversation un âpre plaisir ; mais elle était dans un tel état de souffrance en sortant de cet entretien, que son ami se crut absolument obligé de se l’interdire. Le prince Castel-Forte avait une ame sensible ; mais un homme, et surtout un homme qui a été vivement occupé d’une femme, ne sait, quelque généreux qu’il soit, comment la consoler du sentiment qu’elle éprouve pour un autre. Un peu d’amour-propre en lui, et de timidité dans elle, empêchent que l’intimité de la confiance ne soit parfaite : d’ailleurs à quoi servirait-elle ? il n’y a de remède qu’aux chagrins qui se guériraient d’eux-mêmes.

Corinne et le prince Castel-Forte se promenaient ensemble chaque jour sur les bords de l’Arno. Il parcourait tous les sujets d’entretien avec un aimable mélange d’intérêt et de ménagement : elle le remerciait en lui serrant la main ; quelquefois elle essayait de parler sur les objets qui tiennent à l’ame : ses yeux se remplissaient de pleurs, et son émotion lui faisait mal ; sa pâleur et son tremblement étaient pénibles à voir, et son ami cherchait bien vite à la détourner de ces idées. Une fois elle se mit tout à coup à plaisanter avec sa grâce accoutumée ; le prince Castel-Forte la regarda avec surprise et joie, mais elle s’enfuit aussitôt en fondant en larmes.

Elle revint à dîner, tendit la main à son ami en lui disant : — Pardon, je voudrais être aimable, pour vous récompenser de votre bonté, mais cela m’est impossible, soyez assez généreux pour me supporter telle que je suis. — Ce qui inquiétait vivement le prince Castel-Forte, c’était l’état de la santé de Corinne. Un danger prochain ne la menaçait pas encore, mais il était impossible qu’elle vécût long-temps, si quelques circonstances heureuses ne ranimaient pas ses forces. Dans ce temps le prince Castel-Forte reçut une lettre de lord Nelvil, et bien qu’elle ne changeât rien à la situation, puisqu’il lui confirmait qu’il était marié, il y avait dans cette lettre des paroles qui auraient ému profondément Corinne. Le prince Castel-Forte réfléchissait des heures entières, pour concerter avec lui-même s’il devait ou non causer à son amie, en lui montrant cette lettre, l’impression la plus vive, et il la voyait si faible qu’il ne l’osait pas. Pendant qu’il délibérait encore, il reçut une seconde lettre de lord Nelvil, également remplie de sentimens qui auraient attendri Corinne, mais contenant la nouvelle de son départ pour l’Amérique. Alors le prince Castel-Forte se décida tout-à-fait à ne rien dire. Il eut peut-être tort, car une des plus amères douleurs de Corinne, c’était que lord Nelvil ne lui écrivît point ; elle n’osait l’avouer à personne ; mais bien qu’Oswald fût pour jamais séparé d’elle, un souvenir, un regret de sa part lui auraient été bien chers, et ce qui lui paraissait le plus affreux, c’était ce silence absolu qui ne lui donnait pas même l’occasion de prononcer ou d’entendre prononcer son nom.

Une peine dont personne ne vous parle, une peine qui n’éprouve pas le moindre changement ni par les jours, ni par les années, et n’est susceptible d’aucun événement, d’aucune vicissitude, fait encore plus de mal que la diversité des impressions douloureuses. Le prince Castel-Forte suivit la maxime commune qui conseille de tout faire pour amener l’oubli ; mais il n’y a point d’oubli pour les personnes d’une imagination forte, et il vaut mieux avec elles renouveler sans cesse le même souvenir, fatiguer l’ame de pleurs enfin, que l’obliger à se concentrer en elle-même.

  1. Il m’est doux de dormir, et plus doux d’être de marbre. Aussi long-temps que dure l’injustice et la honte, ce m’est un grand bonheur de ne pas voir et de ne pas entendre ; ainsi donc ne m’éveille point ; de grâce parle bas.
  2. Après la mort du Dante, les Florentins, honteux de l’avoir laissé périr loin de son séjour natal envoyèrent une députation au pape, pour le prier de leur rendre ses restes ensevelis à Ravenne ; mais le pape s’y refusa, trouvant avec raison que le pays qui avait donné asile à l’exilé, était devenu sa patrie, et ne voulant point se dessaisir de la gloire attachée à posséder son tombeau.
  3. Alfieri dit que ce fut en se promenant dans l’église Santa-Croce, qu’il sentit, pour la première fois, l’amour de la gloire ; et c’est là qu’il est enseveli. L’épitaphe qu’il avait composée d’avance pour sa respectable amie madame la comtesse d’Albany et pour lui, est la plus touchante et la plus simple expression d’une amitié longue et parfaite.
  4. Il s’est enfin arrêté, ce cœur qui battait si vite.