Ollendorff (p. 145-160).
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LEVRAUT
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CANARD SAUVAGE.
LE FLOTTEUR DE NASSE.


CANARD SAUVAGE


À Henri Mazel.


— Allez, Levraut, apportez donc !

Mais ces cris, poussés d’une voix forte, étaient vains. M. Mignan eut recours aux menaces et aux insultes. Levraut bondissait à hauteur d’homme ou faisait le chien couchant, ou, le nez très bas, au bord de l’eau, l’arrière-train roidi comme un arc-boutant, semblait se braquer sur le canard blessé. Parfois, il s’éloignait de son maître à l’abri d’une poussée qui l’eût culbuté dans la rivière. Le canard battait de l’aile, pulvérisait l’eau autour de lui, bien malade. Levraut, fort chien d’arrêt au poil ras, luttait contre sa peur de l’eau glacée, et, entêté, se dressait sur ses pattes de derrière, violemment. M. Mignan vit le canard s’agiter encore avec frénésie, allonger le cou, se coucher sur l’eau, et s’en aller doucement à la dérive, emporté mort par le courant. Il pensa :

— Cette fois, je suis sûr de l’avoir !

Il lança des pierres afin d’exciter Levraut au bain. Il voulut l’attirer à lui par des paroles trompeuses, en se tapotant le genou du bout des doigts. Mais Levraut gardait sa prudence et ses distances.

— Veux-tu apporter canard, chien de malheur !

Le tutoiement ne réussit pas mieux que la politesse. Cependant, le canard s’éloignait parmi les glaçons qui, réunis en flottille, brillaient comme des morceaux de vitre. Le long de l’Yonne, M. Mignan le suivit. Levraut l’imita. Cette promenade ne pouvait être bien longue et M. Mignan semblait peu inquiet. D’ailleurs, il jouissait de son beau coup de fusil : son émotion se prolongeait et des portions de son être vibraient encore. Le canard, forcément, s’arrêterait à quelque tronc. On voit des glaçons, qui offrent moins de prise, s’immobiliser au plus léger obstacle et s’échafauder les uns sur les autres. En outre, M. Mignan comptait toujours sur Levraut. C’est quelquefois une question de procédé. Ainsi, il pouvait faire semblant de ne penser à rien, siffler même entre ses dents un air sans importance, puis, brusquement, saisir le chien par la peau du cou et le jeter à l’eau.

— Une fois à l’eau !…

Mais Levraut s’arrêtait net, l’air désintéressé, prêt à fuir. M. Mignan se rendit compte qu’il n’y avait rien à faire avec cet animal-là. Tous les deux continuèrent leur marche, guidés par le canard, et M. Mignan prit le parti de l’accompagner jusqu’à sa halte.

Il faisait très doux, et la neige commença de tomber, enveloppante et fine. M. Mignan, qui portait un binocle, dut fréquemment en essuyer les verres sur la doublure de son paletot. Gras et lourd, il enjambait les échaliers, péniblement, en soulevant sa cuisse ou ses guêtres avec la main. Quand il mettait le pied dans une ornière, ou dans le creux d’un sabot de bœuf, des aiguilles de glace se brisaient avec un grésillement agaçant pour ses dents. Sur toute la rivière se répercutait l’écho des craquements sonores. Le canard se cachait derrière une touffe de joncs, un saule, une pile de bois carrée comme une table où la neige aurait mis une nappe, réapparaissait et s’évanouissait encore au plus épais des flocons, toujours loin du bord.

Du coin de l’œil, M. Mignan observait Levraut qui maintenait son allure indifférente, la queue basse, comme un chien de luxe à bouche inutile. Tantôt il souhaitait de le tenir là, entre ses deux genoux, et de lui donner des coups de poing sur la tête, sans compter, et sans pitié pour ses hurlements, les cloches du village voisin dussent-elles s’en ébranler ; tantôt il soufflait fortement et son haleine fumeuse lui rappelait d’étonnantes histoires, où, sous l’action du froid, les paroles se solidifient, dans l’air, en morceaux de glace gros comme des berlingots. Déjà une couche de neige alourdissait sa marche. Au fond, il rageait de toutes ses forces.

— Une perche quelconque serait peut-être une perche de salut !

Il tenta d’arracher une branche de saule, mais, pour une violente secousse, une brindille inoffensive lui resta dans la main. D’une nature apoplectique, il avait le sang aux joues et la neige fondante le cuisait désagréablement. Ils arrivèrent au barrage du Gautier.

— Cette fois, canard, mon ami, tu vas te cogner le nez. Finie la ballade !

Pas le moins du monde ! Une pelle se trouvait levée. Le canard passa dessous, simplement et comme il fallait s’y attendre. Il disparut dans un remous, barbota quelques secondes en pleine écume, et, de nouveau, se remit à glisser moelleusement, fugitif vivant, on l’aurait juré, et certes infernal, à l’aise au milieu de la rivière s’élargissent. La colère de M. Mignan devenait un danger. Il voulait respirer, mais il ne savait quel tampon refoulait l’air hors de lui. Il s’arrêta, imité par Levraut qu’il semblait oublier, prit le ciel à témoin, et tout de suite résolu, repartit :

— J’en crèverai, dit-il, mais je ne lâcherai pas.

La neige, silencieuse et serrée, lui mouillait le nez, les lèvres, le cou, éteignant complaisamment tous les feux qui lui poignaient à fleur de peau. Elle collait sous ses pieds, doublait, triplait ses semelles, lui donnait une attitude d’échassier, jusqu’au moment où, l’une des boules désagrégée, il se déséquilibrait, soudain boiteux. Plus loin, il faisait envoler d’un peuplier une bande de chardonnerets et l’arbre semblait brusquement secouer des fleurs chantantes.

— Ça va durer longtemps, cette histoire-là !

En vérité, il crut être à la fin. Non loin de Marigny, un peu en amont du pont, une sorte de jetée naturelle précédait l’arche du centre et partageait en deux le courant. Au lieu de le suivre à droite ou à gauche, le canard maladroitement buta en plein un bouchon épineux où il resta.

— C’est pour le coup, que je te tiens, dit M. Mignan.

Le tenait-il réellement ? Une dizaine de mètres l’en séparait. Une dernière fois, il tenta de corrompre Levraut. Jamais on n’avait vu un chien à ce point apathique et morne. Aux signes de son maître, il s’écarta obliquement. M. Mignan, le regard circulaire, se mit en quête d’une longue gaule, d’une gaule de dix mètres ! Quelle naïveté ! Il fixa le canard, comme s’il voulait le cramponner de l’œil et le ramener au bord. Ses joues tremblaient. Ses lèvres se contractaient jusqu’à blanchir et se serraient à ne pas laisser passer le moindre sifflement. De grosses gouttes de neige fondue coulaient sur ses moustaches comme des larmes. Il n’imaginait aucun moyen. À vrai dire, il souffrait sans pouvoir localiser sa blessure et se sentait envahi d’une telle furie qu’il ne raisonnait plus. Comme Levraut s’approchait, il lui adressa seulement un coup de pied, incapable de recommencer la discussion. Le chien para en rompant. Toutefois, le coup de pied ne fut pas entièrement inutile, car une grosse motte de neige boueuse se détacha du soulier, vola lourdement dans l’air, comme un vilain oiseau sale, retomba, s’écrasa, s’émietta, et M. Mignan éprouva momentanément une sensation de légèreté et de bien-être qui le surprit. Mis en train, il donna de l’autre pied un autre coup, cette fois sans intention méchante et simplement pour se débarrasser de l’autre motte. Puis, le fusil en bandoulière, les mains dans ses poches, les épaules rondes sous la chute lente de la neige endormie et endormante, il continua de regarder le canard, vaguement sollicité par de multiples desseins.

En cet endroit, la rivière, profonde jusqu’au genou à peine, courait sur des cailloux plats et blancs, et à son murmure doux de glou-glou de bouteille, çà et là, une pierre pointue qui perçait l’eau ajoutait la convulsion d’un hoquet. Déjà l’accourcissement du jour commençait.

— Somme toute, en allant vite…

Et voilà que M. Mignan, le cortège des hésitations bousculé et mis en déroute par un seul coup de tête, se précipita, courut au canard, l’arracha du buisson et revint, titubant en homme ivre, dans l’eau résistante et souple comme le chanvre, trempé à tordre comme son canard.

Il l’avait ! mais, sans même le regarder, il le jeta à terre, d’un coup de talon lui écrasa le bec et la tête, et froidement, d’un autre coup, l’éventra.

— Tiens, tiens, sale bête, cochonnerie !

Puis il ramassa la chose rouge, et imprimant à son bras un grand mouvement de vire volte, il la lança à toute volée, bien loin dans la rivière, le plus loin possible. D’un bond, Levraut, ardent au fumet, passa par-dessus les joncs du bord, et nagea rapidement, avec un aboiement entrecoupé, vers le canard, lapant ses traces sanglantes.


LE FLOTTEUR DE NASSE


À Pierre Valdagne.


Bien que M. Mignan n’eût rien lancé et se fût contenté de faire un signe, Levraut sauta dans l’Yonne, chercha et trouva quelque chose : un flotteur de nasse. Il le happa et voulut le rapporter, mais le flotteur était solidement attaché, la nasse retenue au fond par de lourdes pierres et Levraut dut nager sur place.

— Laisse donc, imbécile, lui dit M. Mignan, tu vois bien que c’est un flotteur de nasse.

Et comme Levraut s’entêtait :

— Mon pauvre chien, que tu es bête ! Allons, lâche ça tout de suite et viens ici !

Levraut, dévoué, comprenait l’impatience de son maître et redoublait d’efforts.

— Si tu t’amuses, dit M. Mignan, reste ; j’ai le temps. Au moins, tu te seras lavé.

Il s’assit, goguenard, observa son chien et s’aperçut que l’affaire tournait mal. Levraut se fatiguait visiblement. Parfois, il « buvait » avec un grognement sourd. Opiniâtre, il serrait toujours le morceau de bois entre ses dents. Il donnait de violents coups de tête dans le vide. Ses pattes, gênées par la corde de la nasse, par les herbes, battaient l’eau, blanche d’écume. Bientôt il n’en pourrait plus. La « bonne bête » mourrait victime du devoir.

— Fichu, mon chien ! pensa M. Mignan déjà bouleversé.

Il lui adressa des prières, des injures, lui dit qu’il n’avait jamais vu un chien aussi stupide.

— Et c’est ma faute ! me voilà propre : je noie mon chien, afin de le baigner, moi !

Espérant lui faire lâcher sa proie fatale pour une autre, il jeta des morceaux de bois à droite et à gauche.

Encore ! soit : tout à l’heure, Levraut les rapporterait, après, quand il aurait déposé celui-ci d’abord aux pieds de son maître. Et « l’intelligent animal » hurlait d’impuissance.

Comment le sauver ! Une mauvaise barque se trouvait là, couchée sur le flanc, mais amarrée, cadenassée, sans rames, à moitié pleine d’eau croupie, inutile, exaspérante.

Une dernière fois, M. Mignan cria :

— Veux-tu lâcher ça, oui ou non ?

Levraut répondit par une sorte de râle et roula des yeux qui implorent. Il enfonçait.

M. Mignan se roidit, arracha la barque, la mit à flot, d’un pied entra dedans, et de l’autre se poussa du côté du chien. Il avait si adroitement manœuvré qu’il put lui appliquer, au passage, deux fortes claques sur le museau.

Ainsi corrigé, Levraut enfin ouvrit la gueule d’où tomba le flotteur de nasse, et se sauva seul au bord.

Cependant, la barque s’arrêta, son élan mort, et tournoya, folle, au gré du courant. M. Mignan, mouillé jusqu’aux genoux, perdait l’équilibre, et, tandis qu’incapable de se diriger, il barbotait à égale distance des deux rives, Levraut, sur le derrière, se séchait au soleil, luisait, regardait son maître et, à son tour, lui « aboyait » de revenir.