Contes secrets Russes/Le berger

Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 164-166).

LIV

LE BERGER[1]


Dans un village vivait un berger qui plaisait beaucoup aux jeunes filles et aux jeunes femmes de la localité. Mais s’il faisait volontiers l’amour, ce n’était pas avec la première venue. Aussi s’était-il attiré l’inimitié de plusieurs paysannes. À tort ou à raison elles répandirent le bruit qu’on l’avait surpris avec une jument dans une position plus qu’équivoque ; dès lors, le gars fut en butte aux railleries des jeunesses du village. La plus acharnée contre lui était une certaine Dounia. Le matin, en menant paître ses bestiaux, elle lui criait : « Eh ! Ivan, fais attention à ma jument ! » Enfin, elle ne lui laissait pas de repos avec sa jument. Le jeune homme prenait bonne note de tout cela.

Dans le village demeurait une vieille femme fort obligeante, chez qui les jeunes filles allaient à la veillée. Le berger vint se jeter à ses genoux : « Grand’mère, » commença-t-il, « fais en sorte que je prie éternellement Dieu pour toi, et je ne t’oublierai pas, tant que je vivrai. » Ensuite il lui raconta ses ennuis et lui donna un rouble d’argent. « C’est bien, mon ami, viens à la chute du jour. » Le soir, le berger ramena son troupeau des champs ; il pleuvait un peu ; les femmes se mirent, elles aussi, en devoir de faire rentrer leurs bestiaux ; Dounia, entre autres, courut chercher sa vache. La vieille l’aperçut par la fenêtre et lui cria : « Dounia, Dounia, viens donc ici ! » La jeune fille entra aussitôt et la vieille commença à l’admonester sévèrement, tandis que le berger était chez elle, caché derrière le poêle : « Prends-y garde, Douniacha, tu t’en repentiras quand il sera trop tard ! » Ces paroles effrayèrent Dounia, qui ne savait de quelle faute elle s’était rendue coupable. « Les folles, les imprudentes jeunesses que vous êtes ! » poursuivit la vieille : « Vous courez étourdiment, vous sautez les fossés sans penser à rien ! Qu’est-ce que vous gagnez à agir ainsi ? Vois un peu, sotte, ce que tu as fait maintenant : tu as endommagé ton honneur ! Qui voudra t’épouser ? — Ah ! grand’mère, n’y a-t-il pas moyen de le raccommoder ? — Heu ! le raccommoder ! Pour tout, c’est toujours à la grand’mère qu’on s’adresse ! Allons, viens ici, fais ce que je te dirai et arme-toi de courage, car l’opération sera douloureuse. — Bien, grand’mère ! — Regarde par la fenêtre et écarte les jambes, mais ne retourne pas la tête, sinon, ce sera une affaire manquée et il n’y aura plus de remède. » Ayant ainsi parlé, la vieille retroussa la sarafane[2] de la jeune fille, et fit un signe au berger. Ivan s’approcha tout doucement, ôta son pantalon et se mit à raccommoder l’honneur de Dounia. « Eh bien ! c’est bon ? » demanda la vieille. — « Oui, grand’mère ; oh ! que c’est bon ! Raccommode encore, grand’mère ! Je ne t’oublierai jamais ! » Quand le berger eut fini son affaire, il alla reprendre sa place derrière le poêle. « À présent, » dit la vieille, « retourne chez toi, petite sotte, et prie Dieu pour la grand’mère. »

Le lendemain, en menant paître son troupeau, Dounia s’avisa encore de taquiner le berger par des allusions à la jument. « Veux-tu que je raccommode ton honneur ? » lui répondit-il. — « Allons, c’est bon, Ivan, » observa la jeune fille d’un ton de reproche. — « Je ne sais pas comment tu l’as trouvé, mais pour moi ça m’a paru bon ! » répliqua le berger.


  1. Voir le conte LII.
  2. Vêtement que portent les paysannes Russes.