Contes pour les bibliophiles/Un Roman de chevalerie franco-japonais


UN


ROMAN DE CHEVALERIE


FRANCO-JAPONAIS


ROMAN DE CHEVALERIE
FRANCO-JAPONAIS


I



Mon cher ami, enchanté de vous rencontrer.

— Comment, vous ici ?

— Mais oui, retour du Japon, train direct ! Je suis Européen depuis une huitaine… »

C’était sur le boulevard, l’autre jour, devant un marchand de tableaux ; je venais de me jeter dans les jambes d’un vieil ami que je croyais bien loin. Avocat, docteur en droit, mais érudit et fantaisiste plutôt qu’homme de chicane, mon ami Larribe se consolait d’une obstinée pénurie de causes en plongeant délicieusement au plus profond des poudreux bouquins des bibliothèques, et prenait ainsi avec une douce philosophie son parti de la fameuse maladie, faulte d’argent passée chez lui à l’état chronique, lorsque tout à coup une occasion lui procurait une chaire bien appointée de professeur de droit français à l’Université de… Yeddo !

« Allez, malfaiteur, lui avais-je dit en guise d’adieu, allez corrompre ces braves Japonais, allez leur révéler les codes hérissés et ténébreux, pleins d’embûches pour les naïfs et percés pour les malins de petits sentiers circulant à l’aise entre les dix mille articles broussailleux… Oh ! comme je vous condamnerais à faire hara-kiri dès votre débarquement dans la terre du soleil levant si j’étais le Mikado !

— C’est lui qui m’appelle et me couvre d’or… Au revoir. »

Il était parti, et, pendant six années, je n’avais pas une seule fois entendu parler de lui. — Et je le retrouvais sur le boulevard, allègre et bien portant, un peu bruni seulement pour un ancien rat de bibliothèque.

« Et vous avez, j’espère, rapporté de là-bas, en plus des billets de banque, une riche collection de curiosités et d’objets d’art, bronzes et porcelaines, ivoires et bois sculptés, avec des et cætera nombreux ? Allons voir vos bibelots, n’est-ce pas ? Allons faire l’inventaire de vos caisses ?…

— Pas la moindre collection, mais mieux que cela, me dit mystérieusement Larribe ; j’ai rapporté une thèse à soutenir et un ami… Voici toujours l’ami… »

Il tira par le bras un monsieur qui, pendant notre entretien, était resté penché sur la vitrine du marchand de tableaux. Teint mat, petites moustaches noires, les yeux vifs tirés obliquement vers le haut de l’oreille, le monsieur était un Japonais, mais pas trop Japonais, c’est-à-dire quelque peu différent des petits hommes jaunes, aux allures presque simiesques dans leur veston européen, des bazars japonais de nos grandes villes. Celui-ci était plus grand et plus taillé selon nos idées, il parlait français sans trop d’accent, et me serra cordialement la main pendant que Larribe faisait d’un ton cérémonieux les présentations :

« Monsieur Ogata Ritzou, fils d’un daïmio de la province de Ksiou, de l’une des grandes maisons féodales du Japon, et, — contenez votre étonnement, — dernier descendant de nos fameux sires de Coucy… »

Pendant que je riais malgré moi, Larribe continua imperturbablement :

« … Mon ami et mon élève, avocat au barreau de Nangasaki !.. Êtes-vous remis de votre ébahissement ? Oui… mon Dieu oui, deux races puissantes et batailleuses, de leurs deux nobles sangs confondus, ont produit ce petit chicanous exotique ; voici le descendant des princes de Fokio en Nippon et des seigneurs de Goucy en France armé pour la bataille à coups de pandectes, institutes et codes civils ! Noblesse d’épée et de sabre a deux mains devenue de robe ! Que voulez-vous, le malheur des temps, la révolution césarienne là-bas, la vieille féodalité vaincue par le Mikado !

« Mais ne disons pas de mal du Mikado, qui me payait de superbes appointements !… Voici donc mon ami franco-japonais ; quant à ma thèse, elle tourne autour dudit ami et vous en aurez l’étrenne, si vous voulez venir de ce pas dîner avec nous, et, le café pris, passer dans notre chambre pour nous prêter une oreille attentive d’abord, et ensuite examiner avec impartialité les nombreuses pièces justificatives apportées du doux et invraisemblable pays ou, sous la neige rose des fleurs tombant des arbres, les gentilles mousmées prennent le thé dans leurs minuscules tasses de porcelaine.

— Je vous suis ! Mais, avant la thèse, l’histoire de M. Ritzou ? dis-je en marchant entre le professeur de droit à l’Université de Yeddo et le Japonais descendant des sires de Goucy.

— C’est bien simple, dit le Japonais, vous allez voir…

— Non pas ! interrompit Me Larribe, l’histoire de mon élève et ami Ogata Ritzou de Coucy, appuyée des papiers et albums de famille que nous sommes prêts à fournir, c’est le complément de ma thèse, c’est la preuve triomphante, le coup de massue aux contradicteurs qui se présenteront ; elle doit donc logiquement venir après…

— Cependant, reprit le Japonais, je tiens à établir tout de suite devant monsieur que je ne suis pas un…

— Dites le mot, — je vous ai qualifié ainsi moi-même au début de notre connaissance, mais j’ai fait amende honorable…

— un blagueur, c’est du bon français ; vos aïeux français du xive siècle ne connaissaient pas le mot, car ils n’avaient pas de journalistes et n’appréciaient pas suffisamment les historiens !… Nous établirons ceci tout à l’heure, impétueux Coucy d'extrême Orient ! Tenez, je commence ma thèse tout en marchant… Mon cher ami, voici la chose : l’art japonais n’est pas du tout ce qu’érudits, artistes et critiques égares pensent, un produit purement asiatique, une fleur éclose toute seule au pied du Fousihama, un art sorti du sol, à peine influencé par quelques idées chinoises… Non ! l’art du Japon est le fils — naturel — de l’art gothique français du xive siècle !

— Vraiment !

— Six années passées au Japon, six années d’études sérieuses, obstinées, pénétrantes, si j’ose dire, six années de fouilles, de comparaisons, de découvertes, m’ont conduit, d'inductions en évidences, à proclamer cette grande vérité : l’art du Japon, celui des peintres surtout, — et vous allez comprendre tout à l’heure comment, — descend en droite ligne de votre art français du moyen âge ; c’est un rameau transplanté sur un sol lointain, très différent du sol natal, un rameau égaré qui a poussé superbement et qui, nourri de façon différente, a produit des fruits différents, mais aussi magnifiques, aussi savoureux que ceux de l’arbre paternel lui-même ! Vous pensiez qu’entre l’Europe du moyen âge et l’Empire du soleil levant, séparés par tant de terres et d’eaux, nulle relation n’avait été possible ? Erreur ! La vieille Europe a connu le Japon, vaguement c’est vrai, mais elle l’a connu, et, même avant l’arrivée des aventuriers portugais du xvie siècle, le Japon a connu l’Europe. On oublie trop la grande ambassade japonaise qui visita Lisbonne, Madrid et Rome en 1584 et que les troubles de la Ligue empêchèrent de venir à Paris. Est-ce que le Japon aurait songé à envoyer une ambassade en Europe si le monde occidental ne lui avait pas été déjà révélé ? Le spectacle peu édifiant et peu rassurant offert par l’Europe à cette époque arrêta les sympathies, et le Japon éleva contre nous et nos idées la barrière qui le protégea jusqu’en 1868 et qu’il se repentira sans doute d’avoir imprudemment supprimée juste au moment où l’Europe présente un spectacle encore moins édifiant et moins rassurant que du temps de Philippe II… Mais pas de politique ! Donc, premier point, des relations peu suivies, et tout accidentelles, il est vrai, ont existé entre l’ancienne Europe et le Japon. Deuxième point, des Européens ont porté l’art européen, — français, comme vous le verrez tout a l’heure, — aux Japonais du xve siècle. Ce deuxième point sera établi par moi aussi indiscutablement que le premier. Pour le moment, je m’appuierai seulement, pour arriver à glisser un commencement de persuasion dans votre esprit, sur les analogies évidentes qui existent entre les œuvres d’art des deux pays…

— Oh ! oh !

— Attendez, particulièrement dans la peinture et le dessin. Pour les autres arts, les liens de parenté sont moindres pour des raisons que vous comprendrez tout à l’heure, et s’ils n’en existent pas moins, plus vagues et plus faibles, je ne puis cependant vous les faire toucher du doigt : on ne peut importer en Europe les grands temples accrochés au flanc des montagnes sous les cèdres centenaires… La sculpture et l’architecture obéissent là-bas à d’autres lois et répondent à d’autres idées que chez nous, et pourtant il y a tels détails d’architecture, tel encorbellement, tel linteau, tel arbalétrier ou poinçon, telles moulures et tels chanfreins de poutres qui rappellent les membrures ou les dispositions décoratives de nos grandes salles ogivales… Ces analogies, noyées sous une fantastique efforescence de détails purement japonais, n’apparaissent qu’aux yeux chercheurs et fouilleurs. Pour le dessin et la peinture, on peut rapprocher plus facilement les points de comparaison. Allez voir au musée

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de Cluny les tapisseries de la dame de la Licorne, du pur xve siècle français,

et considérez ensuite telles images japonaises de la bonne époque, et vous conclurez avec moi que c’est le même art large et franc, les mêmes contours un peu raides et les mêmes teintes plates étalées sans grand modelé ; feuilletez les vieux albums japonais, et rappelez-vous nos manuscrits enluminés, nos premiers essais de gravure sur bois et nos premiers livres imprimés, eh bien, les anciens artistes japonais eurent évidemment sous les yeux des manuscrits enluminés de notre moyen âge ; leurs premiers maîtres furent peut-être des Chinois, mais les seconds, ceux qui déterminèrent la brusque éclosion d’un art plus sain et plus libre, dégagé des formes vieillottes et falottes de l’art chinois, furent tout simplement de braves enlumineurs ou ymaigiers des Gaules… Paradoxe, dites-vous ? Plait-il ? Supposition amusante, mais dépourvue de tout étai raisonnable ? Vous verrez tout à l’heure ! Même si je n’avais pas mes preuves…

— Authentiques, dit à ce moment M. Ogata Ritzou, archives de ma maison…

— Aussi indiscutables que les chartes de nos archives nationales ! Même sans ces preuves victorieuses, je pourrais soutenir la discussion ; il me suffirait d’étaler en ordre chronologique une suite d’albums japonais, partant des paysages d’Hiroschigué, des caricatures de Hokkeï, des étincelantes, étourdissantes et bien japonaises conceptions de l’illustre Houkousai, — un génie universel, celui-là, un géant qui peut crânement se placer dans le panthéon de l’art à côté des plus grands artistes européens de tous les temps, — et remontant par les productions d’Yosai, Outamaro, Shiounsho, Soukenobou, Motonobou, aux plus anciens livres, puis aux plus anciens albums connus, pour dégager peu à peu les traces de la filiation et retrouver le point de départ sous les capricieuses et poétiques étrangères de la fantaisie ou, si vous voulez, de l’esthétique japonaise. Donc, au Japon, l’art part du même point que chez nous, mais, prenant un chemin différent, arrive à des résultats différents…

— Chez nous, pas de formule ni de règle, ou plutôt une seule : interprétation de la nature avec toute liberté dans les moyens, interrompit Ogata Ritzou ; nous suivions la bonne route…

— Heureusement pour vous, elle ne passait point par Rome, reprit Me Larribe. Mais reprenons notre discussion. Avez-vous déjà médité, mon ami, devant des armures japonaises, non pas des armures de pacotille apportées par des commis voyageurs, mais devant de belles armures un peu âgées ? Est-ce que ces vieux harnais de guerre des chevaliers du Japon féodal n’ont point évoqué dans votre esprit l’image des bonshommes de fer de notre moyen âge, des braves gens d’armes dont les dures carapaces, meurtries, bosselées ou trouées, vides maintenant des cœurs vaillants et des poitrines solides de jadis, remplissent nos Armerias nationales ou particulières ? La ressemblance des unes et des autres m’a frappé pourtant. C’est le même équipement offensif et défensif, les mêmes armes, la même façon de défendre le corps… Le casque à couvre-nuque de l’homme de guerre japonais, c’est notre vieux heaume, couronné là-bas comme chez nous de cimiers, de figures héraldiques plus ou moins étranges ; nos cottes d’armes, hauberts ou cuirasses se retrouvent de même ; l’armure commune à petites tassettes du Japon, c’est le vieux gambison de nos soudards arrangé au goût japonais. Les spallières ou les garde-bras sont devenues ces grandes plaques qui protègent les épaules, en un mot toutes les pièces de l’armure française se retrouvent presque identiques dans l’armure japonaise. Il en est de même pour l’armure des femmes : les belles robes d’étoffe brochée couvertes d’un semis de fleurs éclatantes ou de motifs d’ornement de la plus exquise fantaisie me rappellent absolument les robes des nobles dames des cours de France ou de Bourgogne telles que nous les voyons dans les livres ou sur les tapisseries, les bliauts ou surcots des châtelaines, les péliçons dont les manches sont exactement coupées comme celles des robes japonaises. Mais revenons aux hommes. Sans entrer dans le détail de l’organisation féodale, des fiefs, des suzerainetés et vassalités, du ban et de l’arrière-ban organisés dans chaque terre, dites-moi si les pennons des chevaliers japonais, les bannières flottant au vent derrière les seigneurs, les emblèmes blasonnant les écus, les armoiries adoptées par chaque famille vous semblent très asiatiques ? Et les grands sentiments chevaleresques du pays du soleil levant, l’extrême bravoure et l’esprit de sacrifice, la fidélité au suzerain, à la parole donnée, la loyauté à l’européenne des daïmios, des officiers, des yakounines, trouvez-vous cela chez les Chinois ou les Mongols, par hasard ? Sans prétendre que ces grands sentiments soient tout à fait d’importation européenne, j’imagine que les relations entre les Français du moyen âge et Je Japon, — relations dont je vais fournir la preuve, — n’y ont pas nui… Ah ! ah ! vous ne soulevez pas d’objections ?

— Je reconnais que votre raisonnement ne me semble plus aussi paradoxal que tout à l’heure…

— J’ai une base, une base solide, parbleu ! Vous allez être écrasé tout à fait bientôt. »


II


Après un dîner pendant lequel l’intarissable Larribe n’avait cesse de discourir verveusement, passant de pures considérations artistiques à un véritable cours d’histoire du Japon, de l’étude des différentes écoles de peinture au récit des guerres civiles d’avant le grand Shïogoun Yoritomo, nous étions montés dans lu chambre de Me Ogata Ritzou, avocat au barreau de Yeddo.

Ritzou ouvrant une valise de cuir bordée de cuivre, d’apparence solide, mais sans rien de Japonais, en vida respectueusement le contenu sur la table, rangeant en ordre de vieux livres japonais, des albums un peu effilochés, des rouleaux de parchemins d’Europe avec de larges sceaux de cire craquelée, des livres vénérables ressemblant à des missels gothiques un peu fatigués, dont les reliures de peau étaient zébrées de signes ou de cachets japonais, et différents objets parmi lesquels une aumônière blasonnée et une croix d’or.

« Voilà, dît Me Larribe, les archives de la maison de Fokio, jadis si florissante et dominant de son castel plus de quarante lieues de montagnes et de plaines. de rivages et d’îles dans la province de Ksiou… — presque Coucy, — mais ne nous attendrissons pas et passons aux preuves qui vont justifier mes théories… Ritzou, préparez vos papiers, moi je parle !… En l’an de grâce 1395, le croissant menaçant la crois, les hordes ottomanes du victorieux sultan Bajazet lancées sur les provinces du Danube, menaçant de destruction toute la chrétienté, un grand nombre de chevaliers français, et des plus illustres, reprirent la tradition des croisades et marchèrent au secours de Sigismond de Hongrie. Vous savez comment, sur le champ de carnage de Nicopolis, pérît toute cette vaillante chevauchée. Sous des tas de cadavres, sous les armures écrasées vomissant de larges ruisseaux rouges, les Turcs recueillirent quelques blessés bons à

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rançonner ; le sire Enguerrand VII de Coucy, un rude batailleur de

cinquante-cinq ans, était du nombre. Conduit à Brousse en Bithynie, il guérit lentement ses blessures en attendant les sacs d’or de sa rançon ; ces sacs arrivés, Enguerrand de Coucy se préparait à regagner la France, lorsque la fantaisie lui vint de faire, avant de rentrer, un pèlerinage aux Lieux-Saints. Muni de firmans des pachas, Enguerrand, avec quelques chevaliers ou soldats échappés comme lui au désastre de Nicopolis, s’embarqua pour Saint-Jean-d’Acre. Des aventures ou des hasards de navigation jetèrent la petite troupe sur la côte d’Égypte. Ne pouvant voir Jérusalem, Enguerrand de Coucy voulut au moins gravir les pentes sacrées du mont Sinaï qu’il croyait tout proche. Traité d’abord avec courtoisie par le pacha d’Égypte, le très peu commode Enguerrand se brouilla sans doute avec lui, car un beau jour, sur une plage brûlée de la mer Rouge, la petite troupe chrétienne fut brusquement attaquée et, sous les flèches, sous les coups de sabre des assaillants, n’eut que la ressource de se jeter dans une felouque arabe en forçant l’équipage à pousser au large. La situation n’était pas belle. Par bonheur on avait recueilli en Égypte quelques matelots provençaux enlevés par la piraterie, et le chapelain d’Enguerrand, natif des environs de Dieppe, n’était pas dépourvu de connaissances géographiques. La felouque, fuyant les terres inhospitalières, poussa droit vers le sud. L’imperturbable Enguerrand avait l’intention de faire le tour de l’Afrique, qu’il n’imaginait pas si formidablement grande ; mais, abandonnée par son équipage arabe, perdue dans les immensités, la felouque ne sut bientôt plus de quel côté tourner sa proue. Elle toucha des contrées étranges, presque fantastiques pour des Européens d’alors, se procura des vivres comme elle put, reprit la mer, traversa des détroits, doubla des pointes, dansa sur bien des mers au souffle embrasé des tempêtes. Des flots, toujours des flots, des terres et toujours des terres inconnues, et jamais la terre de France tant espérée. Enfin, épuisée, abîmée, disjointe, n’ayant plus de voiles ni de vivres, la felouque aborda un sol riant et fleuri, peuplé de gens surpris, mais non agressifs. C’était le Japon. Des bannières flottant sur des castels, des enceintes fortifiées, des princes et des chevaliers, des gens d’armes par les champs, Enguerrand dut être assez bien impressionné par le Japon d’alors qui lui rappelait sa vieille France…

— Parfait, mais tous ces détails, d’où les tenez-vous ?

— Notre histoire à nous suit Enguerrand de Coucy jusqu’à Nicopolis. Comme il ne revit jamais la France, on le crut mort captif en Bithynie. Tout ce que je vous ai raconté à partir de Nicopolis, je l’ai puisé dans les papiers de famille de mon ami Ritzou…

— Les voici, dit Ritzou étalant sur la table une liasse de vieux parchemins mêlés à des papiers japonais, les uns et les autres couverts de vieilles écritures gothiques à fioritures, à paraphes et lettres ornementales et voici, pour en attester l’authenticité, le seing d’Enguerrand de Coucy que nous avons pu comparer aux mêmes seings apposés au bas de chartes conservées à Laon et à Paris… Le sceau lui-même est resté dans notre famille et je puis vous le montrer…

— Jetez un coup d’œil sur ces parchemins, reprit Larribe, vous déchiffrerez à votre aise tout à Theure ; voyez seulement le début :

« Moi, Estienne Le Blanc, clerc du diocèse de Laon, notaire et chapelain du haut et puissant seigneur Enguerrand, sire de Coucy en France au delà des mers et de Fioko en Nippon, vouant humblement mon âme à madame la Vierge et à tous les saints pour me soutenir en pays infidèles, j’ai sur le commandement de Monseigneur escript ce qui cy-après vient pour ce que n’en ignore la descendance que Dieu voulut bien accorder audict sire Enguerrand au loing de terres et châteaux de ses pères, dans son second mariage avec noble dame Assaga, très honorée fille de monseigneur Ogata, grand et redouté prince en Nippon… »

… Et je reprends la suite du roman d’Enguerrand. En débarquant au Japon, le sire de Coucy, comme je vous le disais tout à l’heure, trouvait un pays assez semblable à la France qu’il avait quittée, une féodalité très forte et très guerroyante, des troubles civils, des guerres de seigneur à seigneur, des révoltes… Il tombait justement avec sa petite troupe de Français encore assez solidement armés, au milieu d’une bagarre. Le seigneur Ogata, nommé tout à l’heure, aux prises avec quelques princes voisins, après une campagne malheureuse, luttait encore devant le castel de ses pères, presque cerné par l’ennemi, à l’entrée d’une presqu’île où ses vassaux s’étaient réfugiés. Enguerrand, reçu avec courtoisie par le seigneur japonais, n’hésita pas à embrasser sa cause, et le jour de la bataille, les ennemis d’Ogata virent avec étonnement se ruer sur eux en avant de tous les autres, un petit escadron serré d’une vingtaine d’hommes aux blanches armures de fer. C’étaient Enguerrand et ses compagnons, aussi bien montés que possible sur des petits chevaux du pays. Les lances d’abord, les épées ensuite et les haches d’armes firent une jolie trouée dans les rangs ennemis, trouée que le seigneur Ogata et ses hommes, profitant de l’effet produit, s’efforcèrent d’élargir. Le castel d’Ogata dégagé de cette façon inespérée, la guerre prit une meilleure tournure. Oyez un peu : l’un des épisodes de cette lutte va vous montrer que la poigne de ce terrible gaillard d’Enguerrand ne se rouilla pas au Japon. Un château dans lequel le seigneur Ogata croyait avoir mis en sûreté ses pécunes et sa fille courait le risque d’être enlevé par les daïmios ennemis. Enguerrand, avec ses hommes et quelques archers japonais, cherchait à se jeter dans la place pour soutenir la petite garnison épuisée et donner le temps d’arriver aux milices du daïmio Ogata. Arrêté par les enceintes palissadées des assiégeants, Enguerrand parvint à gagner à la faveur de la nuit le sommet des rochers boisés dominant à courte distance la place et le vallon occupés par l’ennemi.

Les archers, à coups de flèches, établirent une communication avec le castel, et bientôt un câble solide put être tendu par-dessus les postes ennemis. On fit passer à la garnison des vivres d’abord, puis dans de légers paniers suspendus par des cordelettes glissant sur le câble, quelques hommes se risquèrent, et à la force des poignets se halèrent jusqu’au sommet d’une tour, Enguerrand et ses hommes passèrent les derniers. Ils étaient ainsi suspendus en l’air, en situation difficile et gênés par le poids de leurs armes, lorsqu’une soudaine rumeur éclata dans le camp ennemi. Tous les postes s’éclairèrent, les flèches sifflèrent autour d’eux, frappant sur les armures, s’enfonçant au défaut des pièces ; enfin Enguerrand et ses hommes touchèrent les murailles, il était temps : des archers ennemis escaladaient le rocher pour couper le câble ! Presque tous les hommes d’Enguerrand avaient été touchés, très légèrement par bonheur, mais la place était sauvée. Quelle vengeance deux jours après quand, les enseignes d’Ogata aperçues dans la plaine, Enguerrand, à la tête d’une furieuse sortie, tomba sur le camp ennemi ! Vous verrez tout à l’heure comme cet épisode fameux a excité la verve des poètes et des artistes Japonais.

Cependant Enguerrand dut, au bout de quelque temps, reconnaître l’impossibilité de jamais revoir le pays de ses pères et la formidable tour assise sur la colline de Coucy ; il se résigna, de même que les compagnons de sa fortune, à rester au Japon. Ogata, plein d’admiration pour ce vaillant allié tombé du ciel, l’adopta pour fils malgré ses onze lustres passés et lui donna sa fille Assaga en mariage. Les archives de la maison de Fioko contiennent un certain nombre de pièces rédigées par Me Estienne le Blanc, chapelain et notaire d’Enguerrand, qui mettent en pleine lumière tous les détails de Installation définitive d’Enguerrand dans le fabuleux Nippon, Le turbulent chevalier qui, depuis l'âge de treize ans, chevauchait et guerroyait un peu partout, qui, pour le plaisir de cogner sur les Turcs, quittait à cinquante-cinq ans son donjon et ses deux filles, semble avoir pris assez vite son parti de la transplantation de sa race sur le sol de l’empire fleuri. D’ailleurs, il ne manqua pas d’occupations : sa femme lui donna trois fils, et les daïmios ses voisins lui firent de nombreuses visites à main armée dans ses terres et châteaux de Fioko, politesses qu’Enguerrand de Coucy ne manqua point de leur rendre.

Examinez ces parchemins de Me Estienne le Blanc ornés de miniatures purement françaises, car le digne clerc, ymaigier habile, paraît avoir employé sa vieillesse à enrichir les archives de son maître d’enluminures illustrant les différents épisodes de sa vie.

Voici deux manuscrits français du xive siècle, qui nous reviennent après un long séjour dans la chambre aux archives de la maison de Fioko ; ce sont deux livres d’heures, l’un assez ordinaire, orné seulement de lettrines coloriées, porte la date de 1388 et le nom d’Estienne le Blanc, moine de Laon ; l’autre, aux armes d’Enguerrand VII et beaucoup plus luxueux, comme vous le pouvez voir par ses lettres capitales, par ses bordures et encadrements de page relevés de pourpre et d’or, comporte une quarantaine de miniatures très soignées, en partie de la main du même Estienne le Blanc, ainsi que le révèle une mention de la dernière page :

« Escript et peint pour Monseigneur Enguerrand de Coucy, achevé le XIIIe jour de mars de l’an 1396 par Estienne le Blanc, clerc serviteur de Dieu.

Daigne la Vierge notre dame
Maintenir en garde son âme ! »

Voici maintenant sur le feuillet de garde de ce livre d’heures, toujours de la main d’Estienne le Blanc, les actes de baptême des fils de Coucy et d’Assaga, et dans cette charte relative au castel de Fioko, un portrait de Coucy dans son armure française, avec une vue du castel dans le fond. Voici une autte charte qui accorde des bâtiments à Fîoko et quelques privilèges à des armuriers japonais travaillant sous la direction d’un certain Jehan Miron, natif de Laon. Je n’ai pu retrouver malheureusement tous les noms des compagnons de Coucy, mais tournez les feuillets et lisez la page ou Estienne le Blanc relate l’enterrement de trois chevaliers tués en défendant un des castels d’Enguerrand :

« Ce jourduy que, par la faulte des adventures souffertes sur les grandes mers océanes, je ne peux justement dater, mais approchant quinzième de janvier 1415, ont été mis en terre messire Odon de Picquigny, natif de Picardie non loing d’Amiens, Messire Raoul Obry, chevalier normand, et Guyot de Brécy, escuyer, noble homme de Picardie, iadis pourvus de biens et honneurs en la terre de France et en dernier tenant en fief de Monseigneur Enguerrand castels et cités en sa terre de Fioko en Nippon.., »

Ces feuillets de vieille écriture française, dont le dernier porte la date de 1426, étaient encore indéchiffrables pour mon ami Ogata Ritzou il y a six ans ; il savait par des traditions de famille qu’un de ses ancêtres était venu de la lointaine Europe, mais rien de plus ; il parlait un vague français alors, mais il devînt mon élève, nous causâmes jurisprudence et beaux-arts ensemble, et un beau jour le dernier descendant des Coucy-Fioko m’ouvrît ses archives. Ravissement de ma part pour la démonstration que ces paperasses apportaient à mes théories encore vagues ! Étonnement de Ritzou devant mes révélations sur cet ancêtre européen, sur le haut et puissant seigneur qui fut Enguerrand VII de Coucy… Il y avait de quoi, songez-y ! Pour compléter l’étrange histoire, je dois vous apprendre que le père de Ritzou fut, il y a une vingtaine d’années, malgré le sang demi-européen de ses veines, un des daïmios du parti féodal les plus opposés à l’ouverture du Japon aux étrangers, un de ceux qui, amenant aux armées taïkounales le ban et l’arrière-ban de leurs vassaux, comme au moyen âge, combattirent avec le plus d’acharnement dans la grande guerre civile qui aboutit au triomphe du Mikado ! Résultat : la vieille féodalité écrasée, les daïmios réduits à l’état de gros propriétaires tout simplement ou de fonctionnaires, le Japon ouvert et transformé… Enfin, ô tristesse ! résultat particulier : le dernier descendant des orgueilleux seigneurs de Fioko et de Coucy, devenu juriste et docteur en chicane, obligé par la confiscation de ses biens, par la transformation de son état social, par le bouleversement général des choses, à s’occuper de contentieux commercial, de litiges mesquins, des menues affaires du mercantilisme vulgaire infiltré au Japon moderne ! »

Ritzou eut un sourire légèrement piteux.

« Dame, c’est assez dur, continua Me Larribe, d’autant plus qu’à peine débarqués ici, je lui ai fait faire un pèlerinage au château de ses aïeux français, les terribles Coucy de la grosse tour aujourd’hui encore debout, grand cadavre de pierre qui se dresse avec obstination sur une guirlande de tours éventrées, et regarde par les trous de ses brèches les vastes plaines arrachées à sa domination. Il est bien permis à mon ami de marquer quelque mélancolie tout de même et de songer devant les ruines du donjon de ses ancêtres d’ici aux ruines plus récentes, mais plus achevées, du castel de ses ancêtres de là-bas, à Fioko en Nippon… Mais ne nous attendrissons pas, le passé est passé et revenons à notre thèse… Ainsi donc, des Européens sont allés au Japon bien avant les aventuriers portugais, bien avant les Hollandais ; ainsi donc, cela est prouvé maintenant par les documents que nous apportons, l’art et l’industrie des Japonais ont pu tirer quelque profit des connaissances spéciales apportées par quelques-uns des compagnons de Coucy, comme Estienne le Blanc ou l’armurier Jehan Miron ; les solides armures des chevaliers français ont certainement influencé les fabricants japonais, qui se sont mis a en imiter ou arranger les différentes pièces à l’usage des daïmios.

L’architecture, comme je vous l’ai dit, pouvait moins facilement recevoir des modifications européennes, dans ce pays de Nippon secoué par de fréquents tremblements de terre. Il était interdit au sire de Coucy de songer à édifier quelque chose de comparable à sa grosse tour du Valois ; cela était matériellement impossible, et il dut se contenter des légères tours carrées assises sur de larges soubassements de pierre ou sur une croupe de colline. Cependant le castel de Fioko, dont on lui attribuait la construction, dura quatre siècles, et il fallut les canons européens du Mikado pour le renverser en 1368 « Le père de Ritzou périt en le défendant ; sans l’obstination du farouche daïmio, ce Coucy japonais serait aujourd’hui quelque chose comme préfet de son département, son fils Ritzou n’aurait pas eu besoin d’étudier le droit et nous ignorerions encore ces détails… Passons. Enguerrand apporta-t-il au Japon la science du blason ou les Japonais avaient-ils avant lui le goût des armoiries ? Ce point peut être controversé ; je crois que la vue de l’aigle éployée des Coucy planant dans les combats des siècles passés, et restée jusqu’en 1868 sur les bannières invaincues des daïmios de Fioko, contribua quelque peu à cette éclosion d’emblèmes et de symboles variés des féodaux japonais.

Pour en revenir aux beaux-arts, les miniatures de Me Estienne le Blanc ont fait école aussi, et les artistes d’alors, se dégageant de l’imitation chinoise, ont créé le style japonais, si vivant et si spirituel, tourmenté peut-être et asiatique, mais avec quelque chose de mâle que ne possèdent pas les autres styles d’Asie, avec une pointe de gothique aisément reconnaissable.

Placez maintenant ces vénérables albums à côté des manuscrits d’Estienne le Blanc, et voyez la parenté entre les œuvres du miniaturiste français et les plus anciennes aquarelles japonaises. Evidemment les artistes japonais ont travaillé sous la direction du patient enlumineur, ou du moins ont eu sous les yeux ses travaux. Voyez : même perspective conventionnelle, même simplification des contours ; ici et là, un modelé sommaire, les ombres à peu près supprimées. Ces principes de nos anciens enlumineurs de manuscrits, des bons du moins, l’art japonais les fera siens, et sous le pinceau de ses artistes, dans le grand épanouissement de l’art embellissant toutes choses là-bas, naîtront les albums merveilleux, les délicates aquarelles, les kakémonos étincelants qui jettent devant nos yeux en fête de si ravissants défilés de femmes, de si fraîches et si vivantes jonchées de fleurs, ou de si délicieux vols d’oiseaux dans des ciels roses de féerie d’extrême Orient.

Voici maintenant tout un lot de livres japonais, albums dessinés par de grands artistes, ou romans populaires consacrés aux aventures merveilleuses du quasi fabuleux seigneur venu des mers lointaines. Artistes et poètes ont à l’envi célébré sa gloire et ses hauts faits ; c’est un de leurs thèmes favoris comme la fameuse Histoire des quarante-sept Ronins. Nous avons là, traités par vingt artistes, entre autres épisodes, le secours aérien apporté par Coucy au castel assiégé d’Ogata, la première entrevue de Coucy avec la fille d’Ogata, et les prouesses de la terrible épée de l’étranger dans l’attaque du camp ennemi. Les mêmes faits ont été traités par Estienne le Blanc dans les illustrations de la chronique consacrée aux aventures de son maître ; après lui, les premiers artistes du Nippon ont encore conservé aux vaillants aventuriers une apparence européenne, puis, peu à peu, le type est devenu purement japonais… »


III


« Êtes-vous édifié maintenant ? me dît Me Larribe, pendant que Me Ogata Ritzou rangeait soigneusement les livres d’heures de son ancêtre européen, ses chartes, ses albums et papiers de famille.

— Complètement.

— Ai-je suffisamment établi le bien-fondé de ma thèse et les droits de mon ami Ritzou à relever, s’il y prétend, le nom et les armes des Coucy ?

— Diable ! N’allez-vous pas réclamer aussi le château, entré depuis si longtemps dans le domaine de l’État ?

— Non, répondit très sérieusement Ritzou, je n’aime pas les procès, — pour moi du moins, — je ne suis pas venu en Europe pour réclamer le château de mes pères ; j’ai des goûts simples, je gagne convenablement ma vie et l’on reviendra peut-être un jour sur la confiscation de mes biens au Japon… Mon véritable but en venant ici avec mon maître et ami Larribe, c’est…

— C’est ?

— C’est de trouver un éditeur pour un roman de chevalerie franco-japonais consacré aux aventures de mon aïeul, roman qui paraîtrait en vers japonais à Yokohama et en prose française à Paris, avec une illustration dont je fournirais, vous le savez, facilement les éléments…

— Ne vous sauvez pas, dit Larribe, ce roman-poème est écrit, mais nous ne le lirons pas, vous en connaissez le résumé… Nous vous renverrons quand il paraîtra, enveloppé dans ma thèse…. J’espère cependant que vous viendrez aux conférences que je me propose de faire sur l’histoire, l’art et les mœurs du Japon ?

— Parbleu Et vous ne retournerez pas au Japon ?

— Non, je suis très suffisamment riche, j’ai rapporté de là-bas quelques petites rentes que j’ai l’intention de manger avec…

— Malheureux ! avec de folles danseuses ?

— Non, avec des bouquinistes ! J’ai divorcé avec la jurisprudence. Mon cœur appartient désormais aux beaux-arts et mon âme à la littérature. Je suis un vieux garçon bien sage et bien rangé… Mais, si mon ami Ritzou y consent, j’ai des projets sur lui. Le descendant des Ogata de Fioko et des sires de Coucy, quel parti magnifique et séduisant ! Des quartiers de noblesse en Europe et en Asie, de la noblesse à en revendre ! Deux superbes collections d’aïeux comme pas une maison prîncîère n’en peut montrer, deux races héroïques résumées en lui, les plus belles pages dans l’histoire de France et dans l’histoire du Japon ! S’il y consent, je lui cherche une jolie petite Américaine un peu milliardaire, d’une race toute neuve, mais très dorée comme il y en a tant. Que je la rencontre et, bien vite, en faisant sonner nos titres, étinceler nos couronnes, avancer en deux corps d’armée nos ancêtres sous les bannières aux lions passants et aux aigles éployées des chevaliers de France et de Nippon, nous la séduisons, nous élevons ses millions jusqu’à nous, nous les épousons, et nous relevons le vieil écusson des Coucy !…

Et si l’État ne veut pas nous rendre de bonne grâce le donjon de nos pères, nous le lui achetons, parbleu… en y mettant le prix, dans un de ces moments, qui ne sont pas rares, ou les fonds sont bas dans le panier percé du budget.

— Amen. Et vive le sire de Fioko-Coucy ! »