Contes pour les bibliophiles/Un Almanach des Muses de 1789


UN


ALMANACH DES MUSES


DE 1789


UN ALMANACH DES MUSES
DE 1789


I. — Roman marginal.



Si l’on prétend que dans les longues rangées de bouquins alignées sur le parapet des quais il n’y a plus rien à glaner, c’est bien à tort certainement, car voici le petit roman réel découvert le mois dernier, dans la boîte à douze sous, parmi les brochures dépenaillées, les romans de concierge à couvertures maculées et les recueils solennels de harangues et discours des hommes politiques naguère célèbres, ayant valu jadis (les volumes et non les politiques) sept jolis francs et cinquante centimes.

C’était un pauvre petit volume broché de l’antique Almanach des Muses, qui n’avait rien de bien attirant, étant très peu frais, mais qui portait dans le frontispice gravé du titre, au-dessous des Amours armés d’arcs et de flèches, au-dessus de la tête laurée d’Apollon, les quatre chiffres de la date fatidique 1789. — Le contraste entre ces Muses, les guirlandes de fleurs, les souriants petits Amours et les idées moins roses qu’évoquait la date du grand bouleversement, fit ouvrir d’abord ce volume avec une curiosité un peu mélancolique.

Le temps était gris et froid, des nuées montaient dans le ciel triste, et les aigres souffles d’une bise de novembre mêlée de gouttes de pluie fouettaient le visage des passants et les couvercles des boîtes à livres. Fallait-il pour douze sous laisser grelotter les innocents Amours de cet Almanach des Muses, dernière fleur éclose jadis au bord du précipice ? Pouvait-on les laisser sous l’ondée menaçante fondre et périr définitivement peut-être ? L’achat sentimental du pauvre petit bouquin fut donc une bonne action, une espèce de sauvetage, et vraiment le sauveteur n’eut pas à le regretter, malgré les apparences, quand il examina l’objet au coin de la cheminée.

L’habit, ou plutôt ce qui restait de l’habit de ce volume, montrait la corde ; le dos, recouvert encore par places d’un papier à fleurs bleues, laissait passer et pendre les ficelles du brochage ; les feuillets de garde n’existaient plus, et les coins de pages usés et jaunis se roulaient et se recroquevillaient lamentablement ; et cependant, sous son désastreux aspect de personne distinguée tombée dans le malheur, ce dernier représentant des Muses gracieuses d’avant le cataclysme conservait quelque chose de particulier et de point banal.

Il avait vécu, il avait été lu, feuilleté ; il était l’ultime sourire d’une société heureuse sur qui tout à coup les catastrophes allaient tomber ; sans doute, mais, en plus de cela, cette épave des coquetteries de jadis gardait un air discret et presque mystérieux de livre qui aurait conservé le culte de son secret.

Tout d’abord, d’une sorte de sachet fait de deux pages légèrement collées sur les marges et ouvertes avec précaution, un ruban déteint, fané, décoloré, un ruban dont on n’aurait pu difficilement discerner la couleur primitive, rose ou violette, et deux cheveux longs, fins et blonds, avaient glissé. Trouver un ruban, une fleur ou même une tresse de cheveux dans un vieux livre, cela n’a rien de bien rare ; ce fut sans doute la date de l’almanach, 1789, qui fit regarder un instant avec émotion par le fureteur et ensuite replacer dans le sachet, ou ils étaient restés pressés pendant tant d’années, ces cheveux et ce ruban fané. Mais en feuilletant le livre avec un intérêt déjà vaguement éveillé, des annotations au crayon apparurent de page en page, des renvois sautant aux yeux, des vers soulignés qui semblaient se répondre. En suivant avec ordre les indications crayonnées : « Page 159 » ou « Voir réponse p. 28 », en sautant d’une épigramme du chevalier de P… « contre un auteur qui avoit fait supprimer des écrits ou il étoit maltraité », à un impromptu de M. Marmontel, secrétaire perpétuel de l’Académie française. « à Mme la comtesse de F… qui venoît de jouer de la harpe », en passant d’une ode anacréontique de M. le comte d’Aguilar, capitaine au régiment Royal-Pologne-Cavalerie, à Sophie abandonnée, chanson par M. Carnot, capitaine au corps royal du génie, de l’Académie de Dijon, à travers les deux cents pièces plus ou moins gracieusement rimées de ce recueil aimé des classes versifiantes, — bourgeoisie lettrée ou aristocratie pinçant de la petite lyre, — peu à peu l’ensemble des vers soulignés parut constituer une sorte de dialogue entre deux lecteurs, ou plutôt entre un lecteur et une lectrice qui se repassaient le livre l’un à l’autre et causaient avec une certaine animation d’abord, puis plus doucement, par l’organe des poètes de l’almanach, en empruntant sans façon la lyre de M. de Florian, de l’Académie française, celle du « petit vieillard », de la baronne de Bourdic ou de M. de Gubières, écuyer de Mme la comtesse d’Artois, auteur de la pièce qui clôt l’Almanach de 1789, un petit poème intitulé les États généraux de Çythère, et commençant ainsi

Les bergers n’allaient plus sur les vertes fougères
Célébrer les appas de leurs jeunes bergères ;
Les plaisirs et les jeux n’habitaient plus les champs…

Hélas ! ils allaient avoir bien autre chose à faire, les bons bergers ; ils allaient avoir à prendre le fusil pour les levées en masses prochaines, et les jeunes bergères, pouvaient se préparer à pleurer.

La méthode est une belle chose ; avec un peu de patience, en remontant de réponse en réponse, grâce aux indications « voir page tant », les premières phrases du dialogue furent retrouvées, et elles fournissaient une indication bien précise sur la qualité des dialogueurs et leur état d’esprit.

La conversation s’ouvrait ainsi :

Après un long éloignement,
Votre présence fortunée
Me rend ici l’enchantement…

En marge de ces vers, annotation d’une main féminine : « Réponse page 80 ». La page trouvée, réponse de là bergère au berger :

Pleins d’inconstance et de légèreté,
lis se lassent bientôt de la même bergère ;
Leur amour n’est que vanité :
À peine sont-ils sûrs, de plaire,
Qu’ils vont porter ailleurs leur infidélité.

Oh ! oh ! pas le moindre doute, c’est une dispute, une vive et jolie querelle d’amour, dont l’écho endormi se réveille après cent ans écoulés, alors que les disputeurs sont depuis longtemps redevenus poussière. Pauvres amoureux d’autrefois, prêtons une indiscrète mais sympathique oreille aux reproches, aux protestations, aux transports rimés qu’ils empruntent aux poètes de l’Almanach des Muses.


II


Dans un espace blanc, sous la liste des fêtes mobiles pour l’an 1789, deux lignes écrites d’une encre jaunie à peine visible maintenant, tombant sous les yeux du fureteur, éclairèrent tout à coup la scène et permirent de placer les personnages devinés dans un cadre connu :

« S. de L… château des Islettes, à Beauval. »

Et plus bas, d’une autre écriture :

« Pornic, 1793. »

Les Islettes ! Beauval ! deux noms familiers. Le dernier n’évoque d’abord que l’idée d’une vulgaire ville de fabriques à quelque trente lieues de Paris, une ville de noires usines, de cheminées de briques crachant dans le ciel bleu des tourbillons de fumée sale, une petite ville jadis riante et gaie, parée d’un manteau de verdure et traversée par une petite rivière qui se contentait alors de faire tourner, en les lutinant au passage, les roues d’innocents moulins à farine, aujourd’hui pauvre petite ville noircie, bruyante, respirant l’huile chaude et le charbon de terre, vouée au dur travail, secouée par les courroies de transmission, les chaudières, les pistons, haletant sous les griffes de fer du monstre moderne Industrie.

Mais Beauval, le Beauval de jadis, fut une douce ville se laissant vivre joyeusement au soleil, et le château des Islettes, à deux kilomètres du centre usinier d’aujourd’hui, garda jusqu’en ces dernières années, avant le morcelage et le lotissement de son grand parc, son caractère de petit château xviiie siècle, réunissant à la fois, dans un cadre de charmilles et de jardins, l’idéal de Boucher et celui de Rousseau.

Voici les Islettes de jadis, les Islettes d’il y a quelques années encore :

À l’extrémité d’une avenue d’ormes chenus, un pont jeté sur un bras de petite rivière qui coule lentement sous les roseaux, les grandes herbes et les plaques jaunes des nénuphars, et au bout du pont une vieille grille de fer d’un dessin rococo, flanquée de deux énormes masses vertes qui sont les ruines de deux grands vases de pierre disparaissant sous un fouillis de lierre, de ronces et de plantes folles grimpant jusque-là du lit de la rivière. Le pont manque un peu de solidité, mais ses lézardes sont masquées par des lianes qui brodent de verdure le parapet branlant. Du côté du parc, une terrasse également lézardée trempant dans l’eau montre une ligne de balustres un peu ébréchée, avec d’autres boules vertes qui furent des vases décoratifs, et de vieilles charmilles devenues un inextricable enchevêtrement de vigne vierge, de clématite, de chèvrefeuille, d’aristaloches.

Cette terrasse s’arrête à quelque vingt-cinq mètres, pour laisser passer un autre bras de la rivière qui court dans le parc, dessine des méandres capricieux à travers une prairie, passe sous des ponts rustiques et forme de petites îles gracieuses, les Islettes, qui ont donné le nom au château. L’une de ces islettes montrait, sortant d’un taillis bien peigné, un petit édicule ionique baptisé le Temple de la Nature, qui formait le pendant d’une vieille petite chapelle toute neuve, d’un faux style gothique, appelée l’Ermitage de la tendre Héloïse. Dans une troisième île plus petite, au sommet d’une grotte de rocaille, un petit Cupidon, inscrivant le mot Amour sur un cippe de marbre encadré de lierre, complétait l’ensemble : la Nature, la Religion, l’Amour ! En ces dernières années, il ne restait plus de Cupidon qu’une jambe verdie par la mousse, mais l’inscription était encore visible, ou plutôt les inscriptions, car à un certain moment l’inscription Amour fut grattée et remplacée par Philosophie, laquelle ne triompha pas longtemps, car, depuis 93 sans doute, le pauvre Cupidon, sans-culotte inconscient, inscrivait gravement sur son cippe le mot Civisme !

Le château s’aperçoit derrière une rangée d’ifs taillés ; c’est une très simple bâtisse, une longue façade sans profondeur, avec un pavillon central à fronton et deux pavillons d’angle un peu en avant-corps, décorés de pilastres entre les hautes fenêtres à petits carreaux. Un seul étage en grande partie mansardé et prenant une bonne partie des combles.

En arrivant par le pont, on aperçoit, à travers le vitrage de la porte, les verdures du parc de l’autre côté ; et, le soir, quand, derrière les massifs arrondis, derrière les peupliers des prés, le soleil se couche, le château paraît transparent et illuminé du haut en bas ; il redevient presque jeune, presque gai, et perd pour un instant son aspect de maison oubliée languissant dans les mélancolies de la vieillesse.

Voici le cadre ; fermons un instant les yeux, et reportons-nous à cent ans en arrière, quand tout cela était jeune, les ifs, les charmilles et le château, alors que cet Almanach des Muses, dans toute la fraîcheur de son papier, était lu sous ces ombrages par de jolis yeux et manié par de gracieuses mains serties de dentelles. Les personnages, on les devine, on les voit. Ce fut par un bel après-midi d’été, en juillet, peut-être le 14, un mardi consacré dans le calendrier, — plaisanterie du hasard, — à saint Bonaventure, sous cette charmille à présent vermoulue, que commença le dialogue à coups de versiculets entre Elle et Lui.

Ils sont là tous les deux, Elle allongée languissamment sur le banc de bois, le col, légèrement décolleté, caressé par de petits éclats de soleil et chatouillé par des bouquets de chèvrefeuille ; Lui assis à

quelque distance, l’air nerveux, et tapotant d’une main distraite sur la

table du Jardin peinte en vert tendre.

Piqué par l’ironie des reproches sans doute mérités, ceux-là seuls qui touchent, il a pris l’Almanach des Muses, et, cherchant une réponse, il n’a trouvé à souligner que ces deux pauvres vers d’un quatrain de M. le marquis de Fulvy :

Ce doit être un bien triste vœu
Que le vœu de plaisanterie !

Contre cette accusation de gaieté, Elle, secouant tristement la tête, a tout aussitôt protesté par ce vers pris dans une pièce du Petit Veillard, adressée

À Monsieur ***

Qui me faisoit compliment sur ma prétendue gaieté :

Je n’ai de la gaieté que comme on a la fièvre.

Et Elle s’est levée d’un air de fierté offensée, et elle est rentrée au château, tandis que Lui restait sous la charmille, le sourcil froncé, plus nerveux qu’avant et continuant machinalement à feuilleter l’Almanach des Muses.

Mais ne pourrait-on trouver les noms de ces amoureux disputeurs, compléter au moins les initiales S. de L. ? Voici sur le département ou se trouve le centre usinier Beauval un volume de recherches historiques, des Mélanges d’histoire locale.

Feuilletons ces Mélanges :

« … Les Islettes sous Beauval… des fragments de poteries, des armes, des médailles de l’époque gallo-romaine prouvent que les Romains ont eu un établissement sur le territoire bordé par… » Passons… « Villa mérovingienne, simple rendez-vous de chasse sous Charlemagne, les Islettes furent ensuite fief dépendant de l’abbaye de…

Le château fort élevé au xiiie siècle par les sires de Beauval, après avoir souffert cinq ou six sièges, sacs ou incendies, tombait en ruine au siècle dernier lorsque le dernier des Beauval vendit sa terre à M. de Ligneul, un aimable homme, philosophe épicurien et quelque peu poète léger à la Boufflers, qui s’empressa de jeter bas les restes du donjon pour construire le château actuel et créer dans les prairies jusqu’alors marécageuses le joli parc des Islettes. M. de Ligneul eut l’esprit de mourir d’apoplexie au commencement de 1789, juste au moment ou ses douces habitudes eussent été fortement gênées par les circonstances : il laissait peu de fortune ; les Islettes échurent à une nièce, Mlle Sylvie de Ligneul, qui épousa peu après M. de Coudray, officier dans Bourgogne-Cavalerie. »

Restons en là ; Elle, c’est Sylvie de Ligneul, et Lui, c’est le jeune officier de Bourgogne-Cavalerie.


III


M. de Coudray quitte la charmille à son tour, laissant bien en vue sur la table l’Almanach des Muses ouvert à la page 127, ou se trouve le tendre distique suivant :

Oh ! puisse dans tes yeux une larme rouler,
Qui brillera d’amour et n’osera couler !

Il est parti ; il s’égare mélancoliquement dans le parc et baisse la tête en passant devant le triomphant Cupidon du temple de l’Amour. Bourgogne-Cavalerie est bien ému ; se peut-il, fier dragon, qu’un simple trait de l’archer malin vous désarçonne ainsi et vous mette aussi complètement l’âme à l’envers ? — Il revient le cœur troublé vers la charmille et sursaute en trouvant Sylvie en train de crayonner la réponse :

Vous qui vantez l’amour fidèle,
Cœurs sensibles et généreux,
Venez admirer le modèle
D’un amour tendre et malheureux.

Et le dialogue reprend :

j’eus beau fuir, j’emportai le trait qui me déchire !

répond M. de Coudray, avouant ainsi des torts dont nous ne connaissons pas le détail, mais qui sans doute ne parurent pas inexpiables, car Sylvie s’attendrît bien vite, et elle souligne dans Sophie abandonnée, chanson de M. Carnot, capitaine au corps royal du génie, les deux vers suivants :

Loin de ta fidèle Sophie.
En vain, ingrat, tu cherches le bonheur…

Et de Coudray de s’écrier bien vite :

Et si tu l’aimas une fois,
Tu ne pourras plus aimer qu’elle !

Mais Sylvie soupire encore, un reste de tristesse au cœur :

Ah ! peut-on être heureux lorsqu’on est infidèle ?

Bourgogne-Cavalerie s’aventure alors, du moins il est permis de le supposera presser la main de Sylvie, à baiser tendrement cette main qui s’abandonne, il croit avoir ville prise, et il lui montre souligné ce vers, commençant une petite pièce fort médiocre :

Je sais aimer, vous savez plaire…

Fausse manœuvre ; cette fadeur a soudain refroidi Sylvie, qui riposte par ces deux vers légèrement modifiés au crayon, une véritable douche d’eau froide pour le madrigulîsant officier :

Non, Céladon perdroit et son temps et sa peine,
Ses plus longues amours vont jusqu’à ta huitaine.

Bourgogne-Cavalerie repart en guerre :

Tu fuis l’amour, belle Thémire ;
On n’échappe point a ses fers…

Mais Sylvie secoue la tête d’un air désenchanté ; elle se souvient d’une trahison, la pauvre Sylvie, et d’une ligne légèrement tremblée elle souligne ces vers :

À l’amitié tu fis verser des larmes
Et gémir tendrement l’amour !

Lui.

De grâce, laisse-moi le tourment qui m’accable ;
Oh ! ton sensible cœur me reste impitoyable !
Aux mortelles langueurs d’un incurable amour
Laisse-moi me livrer jusqu’à mon dernier jour !

Elle.

De ses destins l’homme se plaint sans cesse…

Lui.

Falloit-il l’adorer et la fuir pour toujours ?
Eh ! pouvois-je échapper au feu qui me dévore ?
Ses attraits, sa douceur, ses précoces talents.
Et sa voix si touchante et ses regards brûlants…

Bourgogne-Cavalerie s’emballe, c’est lui qui devient brûlant ; Elle essaye de glisser encore un mot ironique :

De tout revers prompt à te consoler…

Évidemment, sur ce mot elle s’est levée pour quitter la charmille. Peut-être quelque amie en villégiature aux Islettes, quelque parente, quelque petite comtesse ou marquisette, est-elle venue déranger le duo poétique par son babillage, ou bien peut-être tout simplement le soir venait-il, le soleil commençant à baisser derrière les collines, une brise plus fraîche agitait les hautes branches des arbres du parc et ridait les eaux de la petite rivière au pied de la terrasse. Plus de libellules, elles s’étaient cachées sous les grandes feuilles. Il fallait rentrer aussi ; Sylvie regagne le château.

Dans le grand salon aux boiseries blanches, à trumeaux et dessus de portes ornés de pastorales galantes à la Boucher, Sylvie, songeant toujours à l’Almanach des Muses, suit d’une oreille distraite la conversation. Il y a là quelques personnes, des amis de feu M. de Ligneul, l’oncle épicurien de qui l’ombre tranquille plane encore sur les Islettes, sa création. Une dame plaisante légèrement M. de Goudray qui vient de rentrer et qu’elle appelle le Dragon transi, car il lui paraît avoir perdu depuis peu ses allures cavalières de don Juan de garnison ; deux gentilshommes campagnards causent chasse et chevaux ; une petite baronne, Parisienne très élégante, en veste de gourgouran rose, avec très large ceinture coquelicot, coiffée de cadenettes et d’un très long catogan, — tout à fait un Debucourt, — explique à deux provinciales à toilette un peu arriérée les beautés de la mode nouvelle, les redingotes jaune citron à deux ou trois collets, les caracos, les négligés et les demi-négligés, les nouveaux chapeaux en bateau renversé, ou aux trois ordres, lorsqu’un parent de Sylvie, un gros homme fleuri, à ventre de financier, un aimable vivant comme feu de Ligneul, se précipite essoufflé dans le salon. Une lettre de Paris lui apporte de graves nouvelles : la veille ou peut-être l’avant-veille, on a eu émeute, bousculade et bataille dans Paris, les Parisiens ont fait du bruit au Palais-Royal et enlevé la Bastille !

Il y a un mouvement de surprise, puis on raille le porteur de mauvaises nouvelles sur sa mine défaite.

— Bah ! quelque tapage, une petite sédition tout au plus, dit l’officier de Bourgogne-Cavalerie, un orage de juillet qui passe vite ; vienne une fête, une dispute littéraire, un joli crime ou un opéra nouveau, la girouette tournera, et les Parisiens ne songeront plus guère aux émeutes.

Et le fil de la conversation se renoue dans le salon rasséréné.

Sylvie a fait sans doute un peu de toilette pour le souper, car M. de Coudray, revenu près d’elle, se penche au-dessus de son fauteuil et lui souligne ces vers de l’Almanach :

Pour qui tous ces parfums, cette tresse élégante,
L’or qui luit sous l’azur de ta robe ondoyante ?

Ici une lacune. Pas de réponse dans l’Almanach. Qu’a pu dire en prose l’officier de Bourgogne-Cavalerie ?

Sylvie ne paraît plus aussi farouche que sous la charmille. Les mauvaises nouvelles venues de Paris lui ont peut-être fort confusément penser qu’il fallait se hâter de saisir le bonheur qui passe… L’âme de la belle s’est attendrie ; elle montre à Lindor ce vers qui est presque un aveu, elle le murmure tout bas peut-être, en laissant derrière son fauteuil sa main dans celle de l’officier :

De quels doux souvenirs mon âme est attendrie !

Sur ce, coup de clairon de Bourgogne-Cavalerie :

Je ne sais pas encor si la jeune Hébé m’aime,
Mais ses yeux sont si doux quand nous nous regardons !…

Sylvie murmure :

Parmi nous une be… Au joug de l’hyménée
Parmi nous une belle est à peine enchaînée
Qu’elle prend un despote ; et non pas un époux.

— Non, proteste M. de Coudray :

Croyez-moi, changez-de pensée
Prenez de plus doux sentiments !

Hallali. Le cœur de Sylvie qui, depuis le matin, parbleu, ne demandait que la défaite, avoue ceci :

Il est d’heureux moments, des moments où le cœur
Est ouvert sans défense et n’attend qu’un vainqueur…

Et M. de Coudray, retroussant sa moustache en galant officier de Bourgogne-Cavalerie, entonne la fanfare de triomphe :

Et quand on songe à s’embrasser,
Oh ! qu’il est ennuyeux d’écrire !

Oh ! oh ! Halte là ! Pas de suppositions aventurées. Ce roman vrai du xviiie siècle est un roman honnête, l’Almanach des Muses fut un entremetteur matrimonial ; les Mélanges d’histoire locale, déjà consultés tout à l’heure, le constatent, M. de Coudray et Mlle Sylvie de Ligneul se marièrent aux Islettes vers le milieu de cette belle année 1789.

La phrase finale et naïve des anciens contes peut-elle leur être appliquée ? Furent-ils heureux et eurent-ils beaucoup d’enfants ? Sans nul doute l’avenir devait leur tenir en réserve de longues années de joies paisibles et douces ; ils avaient l’amour, la jeunesse, la beauté, une honnête fortune, une habitation charmante, les beaux ombrages des Islettes,… le bonheur, enfin !

Cupidon, sur son autel en rocaille, devait sourire et se préparer à rayer le mot Philosophie pour rétablir l’invocation primitive : Amour !


IV


Ouvrons encore les Mélanges d’histoire locale, et voyons ce qu’il y avait sur le livre du destin pour chacun des deux époux :

« … Pendant la période révolutionnaire, les Islettes eurent une existence agitée. Les nouveaux propriétaires s’y calfeutrèrent pour laisser passer l’orage, mais le tonnerre les atteignit. M. de Coudray, qui avait donné sa démission d’officier, paraît s’être jeté bientôt, et vigoureusement, dans le mouvement contre-révolutionnaire ; blessé au 10 août, menacé d’arrestation, il resta quelque temps caché aux Islettes auprès de sa femme, puis passa en Angleterre, d’où il gagna la Vendée. Pris à l’attaque du château de Pornic, il fut, quatre jours après, guillotiné à Nantes, dans une fournée de Vendéens, et Mme de Coudray, restée aux Islettes, faillit avoir le même sort. Arrêtée sur la dénonciation d’un comité, accusée de détenir aux Islettes un dépôt d’armes, les perquisitîonneurs ayant mislamaïn sur les fusils de chasse de M. de Coudray, elle fut, heureusement pour elle, oubliée quelques mois dans la prison de Beauval et ne partit à Paris, avec un convoi de Carmélites, qu’à la veille même de Thermidor.

Délivrée mais complètement ruinée, elle revint s'enfermer aux Islettes qu’elle quitta en 1809 pour se remarier à un magistrat de la ville, M. F… Elle mourut plus qu’octogénaire, vers 1860… »

Mme F… ! — Ainsi la Sylvie de Ligneul de l’Almanach des Muses, c’était la vieille Mme F… entrevue aux jours d’enfance dans les rues de Beauval, une petite vieille mince et frêle qui se faisait, le dimanche, rouler à l’église dans une vinaigrette par un Caleb presque également vénérable ! La vieille dame dans son antique véhicule, espèce de chaise à porteurs montée sur roues, était une des curiosités de la ville ; sa figure encore rose et peu ridée y impassible, figée dans une expression de distraction dédaigneuse, encadrée avec une sorte de coquetterie de dentelles et d’épaisses boucles blanches, apparaissait aux gens de Beauval, à travers le carreau de la vinaigrette, comme la personnification d’un passé fabuleusement lointain.

Avait-elle dû penser à Bourgogne-Cavalerie au doux temps de sa jeunesse, rêver aux ombrages des Islettes, pendant sa longue vie, aux côtés d’un vieux magistrat rigide, dans sa vieille maison étroite et froide plantée au fond d’une ruelle solitaire, aux grands murs moisis !

Pauvre Bourgogne-Cavalerie ! pauvre Sylvie !

Ainsi le souffle du destin avait brutalement balayé leurs rêves ; ils avaient été pris, les deux amoureux, par la tempête formidable et roulés dans la grande catastrophe faite de millions de catastrophes particulières. Le pimpant officier de 1789, en quittant les Islettes pour se lancer dans la chouannerie, emporta l’Almanack des Muses, en souvenir des jours heureux, et, jusqu’au voyage final, de Pornic aux rues sanglantes de Nantes, il relut sans doute bien souvent, avec un amer sourire aux lèvres en songeant aux douces heures passées sous la charmille à côté de Sylvie, les poésies légères, les pastorales et les madrigaux d’avant le déluge.

Les Islettes, divisées en une quinzaine de lots, ne sont plus les Islettes ; le château contient les bureaux et l’habitation d’un gros manufacturier, qui de la charmille surveille les cheminées de son usine noircissant l’azur à 500 mètres au delà. Le parc bouleversé, coupé en tranches égales, en jardins carrés et niaisement combinés, contient deux belles rangées de maisons bien régulières, des cubes d’un bourgeoisisme effréné, avec des boules de verre devant les portes et des statuettes de galants jardiniers en zinc. Disparu, le temple de la Nature ! écroulé définitivement, le petit Amour rococo ! finies, les Islettes !

Et toi, pauvre Almanach des Muses, qui, du salon des Islettes, en passant par les plaines de la Vendée guerroyante et par les sinistres prisons de Nantes, t’en vins échouer dans la boîte à 12 sous des quais, repose en paix maintenant chez un ami, à l’abri pour le plus longtemps possible, je l’espère, dans un bon coin, sur le rayon le plus tranquille et le plus poétique de la bibliothèque.