Contes pour les bibliophiles/Poudrière et bibliothèque


POUDRIÈRE ET BIBLIOTHÈQUE


POUDRIÈRE ET BIBLIOTHÈQUE


I



Eh bien ! quoi encore, dom Poirier

— Chut ! D’abord, pour l’amour du ciel…, c’est-à-dire de la déesse Raison…, appelez-moi citoyen Poirier ; je vous en supplie, tutoyez-moi, cher monsieur Picolet !

— Chut ! citoyen Poirier ; au nom de l’Être suprême, appelez-moi mon cher citoyen Caïus-Gracchus Picolet ! Nous sommes seuls ici, entre amis, mais à deux pas il y a des oreilles de sans-culottes, assez longues ma foi, qui pourraient nous entendre… Je vous disais donc, citoyen Poirier, citoyen bibliothécaire, qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Vous ignorez l’arrêté de la Commune, que l’on vient de me signifier ?

— Totalement !

— Eh bien, devinez, cher monsieur Pi.., cher citoyen Picolet, devinez ce qu’ils vont faire dès demain des bâtiments de notre illustrissime Abbaye, ci-devant royale, de Saint-Germain-des-Prés ?… Je dis notre, car vous en étiez presque, mon vieil ami, vous qui venez fouiller, au grand profit de la science, les livres et manuscrits de notre bibliothèque, depuis tantôt plus de trente ans…

— Depuis l’an 56, dom… citoyen Poirier ! Lorsque pour la première fois je fouillai dans les livres poudreux, les cartons vénérables amassés par les révérendissimes bénédictins, c’était en 1756, sous Louis… sous le tyran Louis, quinzième du nom !

— Nous sommes les deux derniers, vous bénédictin laïque, moi ci-devant moine indigne de cette abbaye, commis par la Commune, lors de la suppression des ordres religieux, à la garde des bâtiments et du matériel, comme ils disent, de la bibliothèque bénédictine ! Nous sommes les deux derniers… à part vos amis, ces deux messieurs… ces deux citoyens, qui osent encore venir de temps en temps…

Dom Poirier soupira.

— Eh bien, voyons, citoyen Poirier, ce nouvel arrêté de la Commune ?

— Une infamie nouvelle !

— Chut !

— Oui, je veux dire une mesure incroyable, extraordinaire, terrifiante… Figurez-vous ! Ils font… de notre Abbaye… ils font…

— Quoi ?

— Une fabrique de poudre à canon !

— Une fabrique de…

— Oui !

— Impossible !

— Vous dites… pardon ! tu dis, citoyen Caïus-Gracchus Picolet, tu dis : impossible ? Va donc regarder par cette fenêtre dans la cour… Vois-tu ces hommes en train de barbouiller de la peinture noire sur ces planches, là-bas ? Eh bien, lis un peu.

Le citoyen Picolet essuya les verres de ses lunettes et les mit soigneusement à cheval sur son nez ; cela fait, il se dirigea suivi du citoyen Poirier vers une fenêtre donnant sur une des cours de l’Abbaye, au pied du réfectoire, cette merveille architecturale du xiiie siècle due à Pierre de Montereau, l’architecte de saint Louis, auteur de la Sainte-Chapelle du Palais de Justice.

— Je vois, je vois, fît le citoyen Picolet, Administration, attendez, sapristi ! des poudres et salpêtres !… C’est pourtant vrai ! Mais alors, les scélérats, les vandales, les ânes bâtés, les…

— Chut ! modérez votre indignation… modère, modère, citoyen Picolet, on peut t’entendre !

— Les… les… enfin, je ravale mes épithètes, mais elles restent en dedans, elles subsistent… enfin, ils ont l’idée… inqualifiable d’installer une fabrique de poudre ici ! une poudrière, dom Poirier, une poudrière sous la bibliothèque, un volcan sous les rayons chargés d’œuvres considérables, honneur et gloire de l’esprit humain, de tant de manuscrits, chroniques, chartes et documents précieux pour l’histoire !

— Hélas !

— Nous sauterons, dom Poirier, je vous le dis, nous sauterons, c’est sûr !… Regardez-moi ces sectionnaires à pipes qui passent dans les cours… Des pipes, je trouvais déjà cela monstrueux ici, mais des poudres et salpêtres !… c’est la fin, nous sauterons forcément…

— Je n’en doute pas plus que vous.

— Mais je proteste, clama M. Picolet, je proteste… c’est trop ! c’est trop !

— Taisez-vous donc ! Nous sauterons, eh bien, est-ce que nous ne voyons pas tout sauter autour de nous ? les trônes, les institutions et…

Dom Poirier baissa la voix.

— Et les têtes ? acheva-t-il.

— Je proteste ! je proteste ! les troncs, ça se raccommode ! les institutions, ça se relève ! les têtes… ah ! non, les têtes, ça ne repousse pas, mais il en pousse d’autres, enfin, tandis que nos manuscrits, nos chartes, nos documents des siècles passés, une fois brûlés, citoyen Poirier, une fois brûlés, c’est fini… je proteste au nom de la science, au nom de l’histoire, au…

— Ne montez pas tant que cela sur vos ergots, citoyen Picolet, vous allez vous faire raccourcir, et moi en même temps, et ça ne sauvera pas nos manuscrits, chartes, diplômes, documents, tandis qu’en tâchant de durer le plus longtemps possible pour veiller sur eux, nous pourrons encore conserver une très petite, très faible, très mince espérance. C’est pour cette espérance qu’il faut vivre et tacher de ne pas nous faire raccourcir, comme on dit dans la belle langue de notre charmante époque !

La colère du citoyen Picolet tomba subitement ; sa figure, d’écarlate qu’elle était devenue, blêmit, ses jambes semblèrent flageoler, et il se laissa tomber sur une chaise.

C’était en l’an II de la République une et indivisible, dans une des salles de la bibliothèque de l’Abbaye bénédictine de Saint-Germain-des-Prés, qu’avait lieu ce colloque subversif entre le ci-devant dom Poirier, le dernier moine de l’Abbaye supprimée, et le paisible M. Louis Picolet, homme de lettres, rat de bibliothèque, devenu le citoyen Caïus-Gracchus Picolet, vieil habitué de ses rayons> resté fidèle au docte logis, malgré ses malheurs et malgré les dangers trop évidents de la fréquentation.

Pauvre abbaye de Saint-Germain, illustre et révérée pendant tant de siècles, et qui comptait quatorze cents ans d’existence glorieuse, depuis le jour ou Childebert, fils de Clovis, avec saint Germain, évêque de Paris, jetèrent les premiers fondements du moutier primitif dans les prés fleuris qu’arrose la Seine, au temps où Lutèce commençait a peine à sortir de son île.

Pas plus que Lutèce, le monastère ne sombra point au temps des invasions et des guerres. Les Normands massacrèrent les moines, brûlèrent et renversèrent l’église, l’Abbaye se releva et se repeupla.

Alors commencent les siècles de grande prospérité, l’Abbaye féodale, puissante et dominâtrice, est le centre seigneurial d’une petite ville à part, à côté de Paris ; une enceinte crénelée flanquée de tours et cernée d’un fossé entoure un vaste ensemble d’édifices, de cours et de jardins.

Deux cloîtres, un colossal bâti aient contenant la salle du chapitre, la salle des hôies et d’immenses dortoirs, un réfectoire admirable, une chapelle de la Vierge sont dominés par une église à trois tours majestueuses et par le grand logis du seigneur abbé.

L’Abbaye possède d’immenses domaines, des prieurés et des cures dans Paris et hors Paris, des terres, des fiefs, des censives un peu partout ; elle perçoit des droits et des péages nombreux, exerce haute, basse et moyenne justice sur ses vassaux. Elle a ses gens d’armes et ses sergents, et se défend à l’occasion derrière ses murailles. Elle traverse ainsi, superbe et honorée, les siècles du moyen âge.

L’Anglais collectionneur.

Mais avec le temps destructeur et transformateur l’Abbaye passe en commende, et l’abbé titulaire n’est plus qu’un gros seigneur laïque qui n’a qu’à percevoir ses énormes revenus et à les dépenser joyeusement dans le palais abbatial, ou les ombres des vieux abbés d’autrefois voient avec stupéfaction passer de coquettes frimousses d’actrices et de danseuses conviées aux petits soupers. Pendant ce temps, tout à côté, les moines bénédictins travaillent silencieusement ; ils recueillent les matériaux de l’histoire qui se déroule depuis des siècles sous les fenêtres de leurs salles, et ils amassent une considérable bibliothèque mise avec libéralité à la disposition des curieux et des lettrés.

Subitement éclate la grande tourmente. Dans l’effroyable cataclysme, la vieille société s’écroule. Aux premières secousses, la vieille Abbaye, qui jadis avait triomphé de tant d’orages, a tremblé sur ses bases. À la suppression des ordres monastiques l’église est fermée, les moines sont jetés dehors, et l’on balaye dehors aussi les os des rois mérovingiens qui reposaient dans leurs tombeaux au milieu de l’église. L’Abbaye, cependant, ne reste pas longtemps vide, la vieille prison abbatiale, que l’État avait reprise depuis près de deux siècles, se trouve trop petite, bien que les sans-culottes s’entendent à y Faire de la place ; on transforme l’Abbaye elle-même en prison. Dans les cellules des moines, dans les chambres, sous la bibliothèque, on entasse des suspects ou des fils, des filles, des femmes, des parents de suspects ou des gens suspects d’être amis des suspects, parmi lesquels, tous les matins, le tribunal révolutionnaire fait cueillir quelques têtes.

Des moines dispersés, disparus, les uns végétant cachés en quelque trou, les autres recueillis dans quelque province lointaine, ou émigrés, certains sans doute ayant passé par le panier du citoyen Sanson, il ne reste pour pleurer la vieille gloire défunte que le courageux Dom Poirier, qui a obtenu, pour veiller malgré tout sur ses chers livres au péril quotidien de sa tête, de rester en qualité de gardien provisoire des collections des ci-devant moines.

Le ci-devant dom Poirier est un grand, gros et fort Normand, une figure rubiconde bien plantée sur de robustes épaules auxquelles s’emmanchent des bras solides. En quittant la robe bénédictine pour devenir le citoyen Poirier, il a endossé un habit de gros drap noir qui sent encore le calotin, comme disent les sans-culottes du quartier, ex-locataires des maisons de l’Abbaye devenues biens nationaux. Défait, le citoyen Poirier a bien un peu l’air d’un sacristain de village, dans ses nouveaux habits ; quoi qu’il en soit, son teint haut en couleur, sa mine décidée et ses poings remarquables inspirent un certain respect à ses hargneux voisins, sectionnaires ou fainéants sans-culottes, vivant des quarante sous quotidiens de la nation dans les bâtiments des moines.


II


Dans les antiques salles bondées de livres et de cartons où jadis travaillaient paisiblement côte à côte les moines et les érudîts laïques, le désert s’est fait. Personne ne vient plus. Le fracas terrible des événements et l’effondrement social ont fait s’envoler, effarouchés, tous ces paisibles picoreurs de bouquins. Un seul a persisté malgré tout, malgré les catastrophes se succédant coup sur coup, malgré les journées sanglantes. Tous les jours, en dépit du danger, revient le vieil habitué Caïus-Gracchus Picolet. Seul, n’est pas tout à fait le mot ; lui, c’est le fidèle qui ne manque pas un jour, mais il reste deux autres anciens habitués qui apparaissent encore de temps en temps dans la bibliothèque, se glissant timidement dans les cours aux heures où il y a le moins de chances de se heurter aux sectionnaires, c’est-à-dire lorsque ces farouches citoyens s’en vont chez les marchands de vin du quartier discuter sur la quantité de têtes qu’il peut être encore nécessaire de couper pour la santé de la République.

Ces habitués intermittents sont, comme dom Poirier et le citoyen Picolet, des hommes d’un certain âge, à cheval entre cinquante et soixante, de paisibles hommes d’étude qui demeurent plongés depuis le commencement du grand drame dans une espèce d’ahurissement, à la fois déroutés et épouvantés.

Il y a bien de quoi, on le conçoit, pour d’honnêtes gens de lettres vivant naguère de menus travaux pour les libraires, et qui, dans ce monde tout nouveau, dans ce Paris bouillonnant des fureurs révolutionnaires, ne se sentent nulles dispositions à suivre le mouvement qui entraîne tout, à se lancer dans ces violentes luttes de plume et de parole qui mènent actuellement très vite leur homme à la Convention ou à la guillotine, et parfois aux deux.

D’ailleurs, bien qu’il s’en cache maintenant avec soin, l’un d’eux est un ci-devant, jadis assez fier du titre qui paraît sa misère, le chevalier de Valferrand, d’une famille de Normandie ruinée depuis cent cinquante ans, aujourd’hui simplement Fernand Jean-Baptiste, à en croire sa carte de civisme obtenue grâce à mille ruses, après plusieurs déménagements successifs pour dépister toute recherche.

L’autre, s’appelant simplement Bigard, n’a pas eu besoin de modifier son nom et s’est contenté de changer en Horatius son prénom de Dieudonné, qui relevait autrefois la simplicité de Bigard au bas de ses articles du Mercure de France.

Les terribles secousses de ces dernières années, qui ont amené tant et de si étranges changements partout, ont bizarrement et diversement modifié ces deux physionomies. Dieudonné Bigard, très gros avant 89, et que son assiduité à la table de travail menait à l’apoplexie, est devenu peu à peu maigre et bilieux. Le chevalier de Valferrand, fin et musqué, tempérament sec et maigre, aux mollets en petites flûtes, s’est bardé de graisse au contraire et a gagné un embonpoint extraordinaire.

— Le malheur engraisse, dit-il, quand il rencontre le citoyen Bigard.

— Les inquiétudes patriotiques maigrissent ! répond Bigard.

À la réflexion, ces modifications d’acabit s’expliquent. Bigard n’a eu que trop de raisons pour maigrir. D’abord, la diminution ou la suppression totale de ses revenus. Plus de librairies, plus de travaux de littérature ; les grandes publications d’érudition commencées avant 89 sont abandonnées, les presses ne produisent aujourd’hui que brochures politiques ou gazettes populaires aux polémiques enflammées. Bigard n’a donc plus de motifs pour rester cloué à son pupitre, et il est forcé par le malheur des temps de supprimer assez souvent un repas sur deux, le dîner ou le souper, au choix de son estomac. De plus, comme il habile le faubourg du Roule, il occupe ses loisirs en herborisations et promenades à la campagne dans les Champs-Élysées, aux heures où il n’y a pas à craindre d’être détroussé pur les voleurs.

L’embonpoint nouveau et inespéré de Valferrand, demeuré sec Jusqu’à cinquante ans, s’explique aussi aisément. M. le chevalier de Valferrand, qui sortait beaucoup jadis, se claquemure au contraire avec soin depuis ces dernières années ; il s’efforce de vivre oublié au fond d’un petit logement de faubourg tranquille, trouvant l’orage bien long et dormant le plus longtemps possible pour raccourcir les jours et pour oublier ses affres perpétuelles. Horatius Bigard et Valferrand ne montrent donc point l’héroïsme de dom Poirier et de Caïus-Gracchus Picolet, restés dans la tourmente, courageusement fidèles l’un à son poste. L’autre à ses habitudes : ils ne réapparaissent que de temps à autre dans la vieille bibliothèque des ci-devant bénédictins, lorsqu’ils croient sentir une petite accalmie dans l’atmosphère révolutionnaire.

Justement, ce jour même où la Commune venait d’affecter à la fabrication des poudres les locaux de l’Abbaye non occupés par les prisonniers, ces deux épaves du petit monde littéraire devant 89 vinrent sans s’être donné le mot rendre visite à la vieille bibliothèque pour emprunter quelques livres à leur vieil ami le citoyen Poirier. Tous deux débouchant de la rue Jacob, à cinq minutes d’intervalle, pénétrèrent dans les cours, le chevalier de Valferrand, le nez en l’air en affectant des airs dégagés et guillerets, l’autre la tête basse en faisant le moins de bruit possible pour passer inaperçu. Ils durent louvoyer pour éviter des groupes occupés ça et là dans les cours et entrèrent à la bibliothèque sans avoir lu l’inscription : « Administration des poudres et salpêtres », et sans rien savoir.

— V’la des oiseaux qui marquent mal ! grommela pourtant sur leur passage le chef du poste de sectionnaîres, assis avec quelques-uns de ses hommes sur un banc au soleil. Qu’est-ce qu’ils viennent ficher ici ? Je ne sais pas à quoi pense la Commune, de n’avoir pas encore nettoyé leur bibliothèque… un tas de vieux bouquins sur les manigances des rois et des curés ! Tout ça, je vous dis que c’est des menées d’aristocrates !


III


En deux mots ils furent au courant de la situation. L’effet fut immédiat. Tous deux reculèrent effarés et reprirent leurs chapeaux posés sur des piles de livres.

— Ne vous sauvez donc pas si vite, fit dom Poirier en riant, le danger n’est pas immédiat ; il n’y a encore que des caisses et des tonneaux vides avec les ouvriers qui aménagent les locaux… nous ne sauterons pas avant quelque temps !

— Vous parlez de cela bien tranquillement, citoyen Poirier, fit Valferrand. Comment laissez-vous installer une poudrière sous votre bibliothèque…… Il faut réclamer à la Commune !

— Bien m’en garderai-je, répondit dom Poirier ; croyez-vous que l’on fasse droit à ma réclamation, et que pour les beaux yeux d’un ci-devant moine, pour une bibliothèque de couvent, un dangereux fatras de bouquins relatifs aux ci-devant superstitions, comme ils disent, on revienne sur l’arrêté ? Il est passé le temps des réclamations ! Quand on nous a pris une partie de notre bâtiment pour en faire une geôle, j’ai été dire à quel danger ce voisinage exposait notre précieux dépôt ; on m’a répondu que je devais m’estimer heureux de ne pas être logé moi-même en cette geôle. Quand on nous a gratifiés de ce poste de sectionnaires qui nous a valu déjà tant d’avanies, j’ai eu beau crier qu’avec leurs pipes et leur poêle ces citoyens pouvaient nous incendier, on m’a ri au nez et l’on m’a donné à entendre que l’intérêt de la nation exigerait plutôt la suppression de la bibliothèque et du bibliothécaire que celle du poste de patriotes… Maintenant je ne réclame plus, je fais le mort, c’est plus prudent… Tâchons de nous faire oublier dans notre petit coin, messieurs, faisons-nous aussi petits que possible…

— Mais c’est trop fort pourtant, à la fin ! s’écria le citoyen Caïus-Gracchus Picolet.

— Chut ! bouillant citoyen ! n’avons-nous pas déjà passé par de rudes moments ?… Souvenez-vous des journées de Septembre, lorsque, à deux pas de nous, on massacra les Suisses et les autres malheureux détenus dans cette prison de l’Abbaye, dont nous pouvons apercevoir d’ici les toits par-dessus les jardins du palais abbatial.

Le chevalier de Valferrand frémit et se laissa tomber sur une pile de livres.

— Notre ami Picolet était avec moi, messieurs, poursuivit dom Poirier ; nous avons passé trois jours enfermés ici, sans bouger et sans nous montrer, avec des vivres apportés en cachette par cette brave fruitière de la rue Cardinale qui se montre si dévouée pour moi depuis trois ans… Terribles journées ! Nous dormions sur nos livres comme nous pouvions, poursuivis, malgré les fenêtres bien closes, par les cris des malheureux que l’on égorgeait !… Si les massacreurs s’étaient souvenus que, si près du théâtre de leurs exploits, il restait encore un des moines de la pauvre défunte Abbaye, l’affaire eût été vite réglée et aussi celle de notre ami Picolet, mon compagnon si dévoué, que j’aurais eu la douleur d’entraîner dans ma perte…

Dom Poirier mit les mains sur les épaules de Picolet et secoua son ami comme un prunier :

— Du courage ! fit-il pendant que le citoyen Picolet frottait ses épaules, tout ça passera !

— Oui ! vous en parlez bien tranquillement, fit Picolet, et si nous sautons ?

— Oui, si nous sautons ? appuyèrent Bigard et Valferrand.

— Certainement nous finirons par sauter si ça dure, mais tout mon espoir est que ça ne durera peut-être pas jusque-là !… Le régime que nous subissons a-t-il donné son maximum ? Y a-t-il eu assez de sang versé, assez de crimes et assez de folies ? Sommes-nous en haut de la côte et allons-nous redescendre ?

— Hum ! cela n’en a pas l’air.

— Nous n’en savons rien ! Dans une épidémie de peste, c’est quelquefois au moment où la maladie frappe avec le plus de fureur et semble devoir étendre encore ses ravages, que soudain l’accalmie se produit. Il faut bien le reconnaître, c’est une terrible peste morale qui sévit actuellement sur notre pays.

— Vilaine maladie ! grommela le citoyen Picolet, et joli pays à l’heure qu’il est !

— Eh ! mon Dieu, reprit dom Poirier, la belle et douce France des grandes époques est toujours là ; elle se retrouvera, allez. Il est vrai que, pour le moment, ses habitants sont à peu près tous malades, à peu près tous atteints, à des degrés différents, par l’épidémie actuelle. Chez les uns, elle se manifeste par un délirium furieux qui les porte, hélas ! aux plus effroyables atrocités ; chez d’autres, c’est une simple perversion de l’entendement et du sens moral, qui change le blanc en noir et le noir en blanc, qui leur fait trouver belles et louables les plus criminelles actions et les mène à trouver tout simples les sanglants sacrifices journaliers sur l’autel de la guillotine… Roi, reine, princesses, grands seigneurs, grandes dames, généraux illustres, évêques vénérables, prêtres, religieux, tout y passe, et nos malades applaudissent, eux qui à l’état sain eussent, avant l’invasion de la maladie, en 88, si vous voulez, eussent pour la plupart frémi d’horreur à la seule pensée de ces crimes !… Je dois dire aussi que chez d’autres la maladie se manifeste d’une tout autre façon, par une ardeur de dévouement ou par une exaspération des sentiments militaires d’un vieux sang guerrier, par un besoin de mouvement, de coups à donner ou à recevoir, et ceux-là, au lieu de traîner la pique aux spectacles de la place de la Révolution ou de pérorer dans les clubs, s’en vont à l’année, aux batailles de la frontière…

— N’importe, drôle de maladie, fit Valferrand, que votre maladie républicaine ; je trouve, moi, qu’elle frappe surtout ceux qui n’en sont pas atteints… et assez durement, là sur le cou, jusque ce que la tête tombe !

— Ne nous décourageons pas. Tâchons, messieurs, d’attendre intacts — dom Poirier frappa sur le cou du citoyen Picolet — et sains, que la maladie entre en décroissance et finisse comme elle doit forcément finir ! Tâchons de durer, la bibliothèque et nous, plus longtemps qu’elle, tout est là. Voyons, du nerf, sapristi ! et travaillons quand même… Et que faites-vous aujourd’hui, cher monsieur Bigard ?

— Pas grand’chose, citoyen Poirier : hélas ! à quel libraire pourrais-je proposer maintenant mes Recherches sur les seigneuries religieuses de l’Ile-de-France depuis la première race de nos rois ? je vous le demande ? un travail, hélas ! commencé en 87…

— Et vous, monsieur de Valferrand, taquinez-vous toujours la muse frivole, continuez-vous votre Histoire sainte en énigmes, charades et logogriphes ?

— Chut ! fît Valferrand, voulez-vous me faire guillotiner ? D’ailleurs le libraire qui m’avait demandé cet ouvrage s’est fait sans-culotte ; il m’a proposé quelque chose plus dans le goût du jour : l’Histoire des bons bougres de citoyens romains mise en charades et logogriphes pour la récréation des jeunes sans-culottes… Et j’y travaille ! Ne me blâmez pas, mes bons amis, mes premières pièces ont obtenu un certain succès et m’ont valu mon brevet de bon citoyen, c’est-à-dire cette carte de civisme sans l’obtention de laquelle j’aurais très bien pu faire partie d’une fournée de suspects !… Mais vous, citoyen Poirier, vos travaux ?

— Vont cahin-caha. Au milieu de tous ces déplorables événements, mon cher chevalier, mon Histoire des Conciles n’avance que bien faiblement… toutes les perquisitions faites à l’Abbaye, les inventaires, recollements, bouleversements et déménagements m’ont un peu dérangé mes documents… Je m’y retrouve difficilement et le travail en souffre… Ce n’est pas comme notre ami Caius-Gracchus Picolet, travailleur inébranlable, qu’un tremblement de terre ne dérangerait pas et qui, si la fin du monde survenait, ne poserait la plume qu’à l’appel de son nom dans la vallée de Josaphat, si encore il ne demandait pas au Père Éternel de le laisser emporter ses papiers et sa table de travail au Purgatoire, pour s’occuper pendant les quinze cent mille ans de géhenne qu’il aura certainement à y subir, s’il a le cœur de continuer, comme il le fait au milieu de nos terreurs, à colliger imperturbablement toute sorte de poésies rudes et barbares…

— Poésies rudes et barbares ! s’écria Picolet sautant sur sa chaise. Parlez plus respectueusement, s’il vous plaît, ci-devant moine, des œuvres de nos vieux poètes ! Attendez un peu que je vous lise ceci et vous allez rétracter vos blasphèmes !

— Non ! non ! dites-nous plutôt ou vous en êtes de votre grand travail ?

— Mes Origines de la poésie française avancent plus vite que votre Histoire des Conciles, monsieur le bénédictin distrait par les rumeurs de la place publique ! J’entame le treizième volume, et il y en aura seize !

— Seize volumes ! s’écrièrent Bigard et Valferrand ; et vous avez trouvé, à l’heure actuelle, un libraire pour seize volumes sur les origines de la…

— C’est-à-dire que j’en avais un, fit tristement Picolet, mais M. de Robespierre me l’a guillotiné !… En trouverai-je jamais un autre ?

— Hum !

— Et il me faut bien encore deux ans pour mener mon œuvre à bonne fin… je pourrai aller jusque-la, quelques centaines de livres en or me restent de mon petit patrimoine… Mais après, dame !… En attendant, je suis tout à la joie ; tenez, voyez, admirez la trouvaille que j’ai faite en notre bonne vieille bibliothèque… Et dire que vous ne connaissiez pas ça, vous, citoyen bibliothécaire ; c’est honteux, vous ignoriez votre richesse !

Le citoyen Picolet tira d’un carton un volume à la reliure en assez mauvais état.

— Hein ! fit-il, ces moines ! parce qu’il n’est pas question là-dedans des actes des saints ni des décisions des conciles, ils se montrent bien peu soigneux… Regardez-moi ceci, un manuscrit précieux : qui moisissait avec bien d’autres au fond d’un vieux bahut !… Savez-vous ce que c’est ? un manuscrit sur parchemin, 228 feuillets, enrichi de 34 grandes miniatures et de nombreuses lettres ornées… Remarquable déjà à première vue, n’est-ce pas ? Et quand vous allez connaître le sujet, donc !… Le Romant de la Pucelle, tout simplement un poème sur Jeanne d’Arc, par frère Jehan Morin, moine cordelier de Compiègne, poème daté de 1435. c’est-à-dire peu après la mort de Jeanne, transcrit et enluminé en 1439 pour S. A. le duc Philippe de Bourgogne, par Perrin Flamel, écrivain et bourgeois de Paris, en la paroisse Saint-Jacques-la-Boucherie, probablement un fils de Nicolas Flamel ! Que dites-vous de cela ? Sept mille vers sur Jeanne d’Arc par un de ses contemporains !!!… Et cela moisissait dans un coin comme un rebut de bibliothèque ! Ouvrez au hasard et voyez :

Lors print l’étendard en main la Pucelle
D’un pas rejoint les soudards du fosse
Juste devers porte Saint-Honore,
Criant ; Boute avant, soudards, à l’échelle !
Par Dieu et roy, ferrez, prise est la ville !
Un ribaud d’Anglaîs de cette bastille
Vilainement d’un trait de crennequin
Navra…


IV


La porte de la bibliothèque, s’ouvrant tout à coup, interrompit l’heureux Picolet tout fier de sa découverte. Chacun se retourna brusquement. C’était plus que rare, une visite ; par ces temps-ci, qui pouvait encore venir à la bibliothèque ? À la surprise succéda l’inquiétude. Le visiteur était un sergent de sectionnaires, le chef du poste à la grille de la rue de Furstemberg, celui qui, tout à l’heure, à l’arrivée de Valferrand et de Bigard, avait déblatéré contre les conciliabules de ces gueux d’aristocrates. Le bonnet rouge enfoncé sur les oreilles, la carmagnole déboutonnée laissant voir les crosses de deux pistolets et la poignée d’un grand sabre, le sergent s’avança laissant derrière lui la porte ouverte, ce qui permit à dont Poirier d’apercevoir quelques têtes de sans-culottes restés sur le palier.

— Que désires-tu, citoyen ? demanda dom Poirier allant au-devant de lui.

— C’est toi qu’es le ci-devant calotin ? dit le sergent.

— Nous nous connaissons en qualité de voisins, c’est toi qui es le ci-devant ferblantier de la rue de l’Échaudé ? riposta dom Poirier.

— Je le suis toujours, dit le sergent.

— Ah ! je croyais, comme je te rencontre toujours le sabre au côté, avec tes hommes, je pensais que tu consacrais maintenant tout ton temps à la nation… mais, passons, qu’y a-t-il pour ton service ?

— Voilà, nous sommes en bas quelques bons patriotes chargés de veiller aux intérêts de la nation et d’ouvrir l’œil aux menées des aristocrates ; et pour nous distraire au poste, en dehors des heures de faction. bien entendu, je viens te demander quelques bouquins de la bibliothèque des calotins… mais des bons, s’il y en a, et avec des images pour ceux qui ne savent pas lire…

— J’en suis désolé, citoyen sergent, mais je ne puis satisfaire à ta demande ; mes bouquins, comme tu dis, ne doivent pas sortir d’ici.

— Tu refuses ? alors je réquisitionne !

— As-tu un ordre de réquisition ?

— Le v’là ! dit le sergent en frappant sur son sabre.

— Je ne le reconnais pas, répondit froidement dom Poirier, et je te réponds que je vais me plaindre à la Commune… Moi aussi je monte la garde ici pour la nation, à qui ces livres appartiennent, et personne n’y touchera tant que je ne serai pas relevé régulièrement de mes fonctions de gardien… Songes-y bien, citoyen sergent, avant de persister ! Tentative de dilapidation des biens de la nation, avec emploi de la force, c’est grave, ça peut mener loin par le temps qui court…

— Pas si loin que l’endroit où je te conduirai toi-même incessamment, citoyen calotin ! c’est-à-dire éternuer dans le panier à Sanson… Tu lui demanderas aussi à vérifier son ordre de réquisition à celui-là… C’est bon ! c’est bon ! grommela le sergent, on s’en souviendra, et on saura engager la Commune à vous surveiller tous d’un peu plus près…

Le sergent gagna en grondant la porte où l’attendaient ses acolytes. Bigard et Val ferrand, effrayés, s’étaient peu à peu discrètement reculés jusque dans le coin le plus obscur de la salle et cherchaient à se dissimuler derrière des tables.

— Nous avions bien besoin de venir aujourd’hui, dit tout bas Valferrand ; il est dangereux de se rappeler au souvenir de ces gens-là…

— Oui, glissa Bigard, le nez enfoui dans un grand carton, comment filer maintenant sans nous compromettre davantage ?

Le sergent n’avait fait qu’une fausse sortie, il repassa un instant la tête par la porte :

— Dis donc, gardien des bouquins des ci-devant moines de la ci-devant Abbaye, en attendant que tu ailles faire la révérence place de la Révolution, cherche-nous donc ce qu’il y a de meilleur ici pour la fabrication des cartouches et des gargousses ; en plus des bouquins, vous avez des tas de vieux papiers et parchemins qui feront bien l’affaire… Je vais proposer l’ouverture d’un atelier, on va faire en bas de la poudre pour la nation et tu vas nous donner les fournitures pour les cartouches… Ça te va-t-il, citoyen curé ?

Le paisible Picolet, pendant l’altercation, avait glissé le précieux Romant de la Pucelle dans son gilet et boutonné sa houppelande pardessus. La colère lui montait à la tête, sa figure prenait des rougeurs de tomate. À cette flèche du Parthe lancée par le sergent, il n’y put tenir et se leva d’un bond ;

— Brute ! s’écria-t-il en saisissant un lourd encrier de plomb pour le lancer à la tête du sans-culotte.

Dom Poirier, qui avait conservé tout son calme, lui retint heureusement le bras.

— Du sang-froid, ne gâtons pas les choses davantage ! lui souffla-t-il à l’oreille en le renfonçant sur sa chaise, et votre poème en huit mille vers… et votre treizième volume, malheureux !

— De quoi ? Qu’est-ce qu’il a dit, celui-là ?

— Il a dit… il a dit : Brutus ! répondit dom Poirier en riant, c’est le nom d’un républicain romain, d’un parfait sans-culotte qui n’aimait pas les tyrans plus que toi, brave sergent !…

— Bon, bon ! on s’informera… et dans tous les cas on a l’œil sur toi et sur ce pierrot d’aristocrate… Patience !


V


Le ferblantier sans-culotte en fut pour ses menaces et ses dénonciations. La Commune et la Convention, fort occupées ailleurs, n’eurent pas le temps de songer à ce dernier bénédictin de Saint-Germain-des-Prés, resté à son poste d’Honneur et montant sa garde à la bibliothèque, avec le bouillant Picolet pour adjoint volontaire. Le treizième volume de ce dernier avançait, et entre temps il s’occupait de faire une bonne copie du précieux Romant de la Pucelle, de Jehan Morin. Quant aux citoyens Bigard et Valferrand, ils n’avaient pas eu le courage de revenir ; cachés dans leurs trous, Pun continuait à engraisser par défaut d’exercice, et l’autre à maigrir par excès de bile.

Le sergent de sectionnaires, après une petite ribote à la santé de la nation, s’étant disputé et même un peu empoigné aux cheveux avec sa femme, avait pris le parti de s’enrôler. Mais, après avoir été absent une quinzaine, il était revenu dégoûté de l’armée, dont les chefs ne lui paraissaient pas suffisamment purs en sans-culottisme. Cette aventure lui avait cependant fait perdre de son influence dans la section, et il parlait maintenant beaucoup moins haut.

La bibliothèque et le bibliothécaire, pendant qu’autour d’eux le drame continuait de dérouler ses péripéties sanglantes, demeuraient donc assez tranquilles, à part cela que des tonneaux de soufre, de salpêtre et de poudre s’entassaient dans leur voisinage immédiat, dans les caves de l’Abbaye et dans l’ancien réfectoire des moines.

— C’est un volcan, un vrai volcan qu’on nous prépare là, sous nos pieds, pour nous envoyer porter aux autres planètes des nouvelles de la grande régénération de la race française par les guillotinades, fusillades, noyades et autres douceurs ! disait chaque matin le citoyen Picolet en arrivant à la bibliothèque. Sentez-vous, citoyen Poirier, comme je sens le soufre, rien que pour avoir frôlé les bâtiments d’en bas…

— J’y suis fait, répondait dom Poirier ; mais, bah ! ça ne durera pas toujours…

— Certainement, mais je me demande qu’est-ce qui nous arrivera plus vite, la fin de…

— Chut ! ou je vous dénonce comme soupçonné d’être entaché de sentiments contre-révolutionnaires.

— Ou l’éruption de notre volcan !

— Patientons !

— Et attendons-nous à tout, dît Picolet ; probablement, ce sera l’éruption qui surviendra la première… Je me ruine cependant pour essayer de lutter, je distribue des tabatières et je chante l’excellence du tabac à priser aux hommes de garde, qui ne se gênent pas pour traverser les cours la pipe à la bouche, et j’offre des sabots à des ouvriers qui arrivent ici avec des souliers à clous. Mais je ne peux pas retarder de beaucoup la catastrophe… Pourvu seulement que j’aie le temps de terminer ma copie du Romant de la Pucelle, pour le mettre en sûreté chez moi…

Un jour, le 2 fructidor an II, il achevait à peine son antienne habituelle et prenait place devant son manuscrit, lorsque tout a coup une forte détonation éclata dans la cour, suivie aussitôt de cris terribles. Picolet eut le temps de regarder dom Poirier et de se caler sur sa chaise en faisant le gros dos ; dom Poirier, au contraire, bondit… Puis le sol trembla, une formidable commotion jeta les deux hommes par terre, sous des débris de fenêtres et des tas de livres écroulés, pendant qu’une explosion, semblable au fracas de mille pièces de canon tonnant ensemble, lançait en l’air le réfectoire des moines, renversait et triturait les bâtiments voisins, dans un tourbillon de flammes et de fumée au milieu desquelles retombaient des poutres, des pierres, des fragments de corps humains et des débris de toute sorte !

… Dom Poirier et le citoyen Picolet se retrouvèrent tous les deux assis par terre en face l’un de l’autre, sur un amas de décombres, dans leur salle bouleversée, murs disjoints, fenêtres arrachées, vitrines écroulées, tables brisées… Un instant de silence presque aussi terrible que le bruit suivit l’explosion, puis des cris effroyables s’élevèrent parmi des fracas d’écroulements. Les deux hommes se regardaient, les mains sur les oreilles, en proie à une sorte de stupeur, Dom Poirier se releva le premier avec peine et comme s’il avait tous les membres disloqués ; une fois debout, il aida Picolet à se remettre sur ses jambes et à se frotter.

— Eh bien, ça y est !… Rien de cassé ?

— Non, rien, mais je suis roussi !…

— Vite, le feu ! Tout brûle autour de nous ! Descendons s’il y a encore un escalier…

— Attendez, mes manuscrits, mon Romant de la Pucelle ! … Misère ! où est la table ? mon pupitre ? tout est brisé !

— Voyez dans le tas, là-bas, moi je vais tâcher de sauver quelques manusciits précieux que j’avais mis de côté pour les avoir sous la main en cas d’alerte… mais les retrouverai-je dans ces décombres ?…

— Mon Romant de la Pucelle, mille millions de têtes de jacobin !… hurla Picolet effaré, empoignant les livres écroulés par brassées.

— Aux manuscrits ! cria dom Poirier, et vite, j’entends ronfler les flammes…

… Quand on put pénétrer dans la cour où flambaient les bâtiments, ou le vieux réfectoire, splendide pendant de la Sainte-Chapelle du Palais, semblait une fournaise d’enfer sur laquelle des fragments de son magnifique fenestrage dessinaient des ogives noires, des trèfles et des quatre-feuilles, on trouva les deux hommes, les cheveux grillés, le visage noirci, les habits déchirés, en train de Transporter par l’escalier que menaçaient les flammes des brassées de manuscrits qu’ils couraient tout simplement jeter dans une cave, sous une portion de bâtiment que l’incendie ne semblait pas menacer encore.

La lutte s’organisa contre la flamme à qui l’on tentait de faire sa part en pratiquant des coupures dans les grands corps de logis ; une véritable foule envahit l’Abbaye, gens du quartier, sectionnâmes, soldats, gendarmes. Des braves gens, sous la menace des écroulements, travaillaient avec ardeur, pendant que des sauveteurs équivoques se répandaient un peu partout, cherchant quelque chose à sauver — ou à emporter.

Dom Poirier, avec l’aide de quelques gardes nationaux arrivés des premiers, avait pu organiser une espèce de chaîne, lui à la tête dans les salles, et Picolet à la queue dans les caves, et les manuscrits, les cartons de documents précieux passaient de main en main pour aller s’empiler dans leur abri provisoire. Mais bientôt le désordre se mit dans la chaîne, des bousculades s’ensuivirent, les manuscrits furent jetés n’importe ou, mouillés par l’eau des pompes ou emportés par des citoyens sans scrupules, pendant que Picolet, ne voyant plus rien venir, s’arrachait les cheveux.

Ainsi dans les flammes, comme au temps des Normands, acheva de périr l’anrique et vénérable Abbaye. Mais elle ne devait pas ressusciter comme jadis ; les dernières braises éteintes, les ruines subsistèrent quelque temps, œuvre lamentable de quelques heures, puis on acheva la destruction, on renversa les ruines, on rasa les débris et tout fut dit…

De la malheureuse bibliothèque il n’y eut de sauvé que ce qui fut emporté par les voleurs pour être vendu à vil prix, ou entassé dans les caves par les deux sauveteurs. Des montagnes de manuscrits et de papiers, de cartons éventrés, de rouleaux écrasés, de parchemins souillés, remplissaient ces vieilles caves jusqu’à la hauteur des piliers trapus supportant les voûtes. Là, dans l’obscurité pesante, dans les flaques d’eau envoyées par les pompes, dans la moisissure, les deux courageux sauveteurs s’installèrent pour compléter leur œuvre, reconnaître, mettre en ordre et à l’abri les richesses jetées là, — au péril de l’humidité, maintenant, après le péril des flammes. Ils passèrent six mois à ce travail, à soigner, pour ainsi dire, les pauvres manuscrits ; six mois dans cette cave, à défaut d’un autre asile qu’on n’en tinissait pas de leur donner ; six mois sous les voûtes glaciales, à disputer aux rats les précieuses reliques du passé ; six mois à souiller dans leurs doigts et à sentir les rhumatismes les mordre et la maladie s’infiltrer dans leur chair et dans leurs os, et le froid linceul de la mort s’abattre sur leurs épaules !

Hélas ! le pauvre Picolet, héros malheureux » manqua un matin pour la première fois depuis 1756 à la bibliothèque de l’Abbaye. Dom Poirier l’attendit vainement : il venait d’entrer à l’Hôtel-Dieu avec une pleurésie, pour y mourir, gémissant surtout de la perte du Romant de la Pucelle, à jamais disparu, réduit en cendres comme la Pucelle elle-même.

Et dom Poirier resta seul.

Bien d’autres débris de la bibliothèque, arrachés aux flammes, n’en avaient pas moins été perdus. Longtemps encore après l’incendie, les épiciers du quartier se fournirent à bon compte de cornets pour leurs denrées, et l’on vit même des marchands de vieux papiers vendre, au poids, des tas de manuscrits parfois ornés d’enluminures, des piles de vieux parchemins, des chartes pourvues de leurs grands cachets de cire pendant au bout des cordons. Des collectionneurs anglais ou hollandais, qui se créaient alors des musées à bon compte, avec les épaves des palais, des couvents et des hôtels seigneuriaux, dans la si lamentable liquidation de la vieille France, purent trouver ainsi bon nombre de manuscrits uniques ou des pièces du plus grand intérêt historique, aux tas à deux liards ou un sol la livre.