Contes pour les bibliophiles/Le Carnet de Notes de Napoléon Ier


LE


CARNET DE NOTES


DE NAPOLÉON Ier


LE
CARNET DE NOTES
DE NAPOLÉON Ier



Dans la nuit du 23 au 24 mai 1871, sur un tas de pavés amoncelés, derrière la grande barricade bastionnée construite et soignée avec tant de plaisir par le citoyen Gaillard père, Vauban en chef de l’insurrection communarde, deux blessés gisaient côte à côte, l’un râlant presque, l’autre revenant au contraire à la vie après un long évanouissement ; ces deux victimes de la lutte dernière regardaient de leurs yeux troubles s’élever vers le ciel les gigantesques flammes des Tuileries incendiées, qui mêlaient leurs panaches et leurs tourbillons de fumée aux rouges nuages piqués d’étincelles montant par derrière, de la Cité et de plus loin.

L’un de ces hommes était un officier versaillais et l’autre, le plus touché, un sergent fédéré. L’officier, le comte d’H., s’étant, avec quelques hommes seulement, trop audacieusement jeté sur les communards en train de parachever dans un formidable cataclysme au pétrole les destins du vieux palais de nos rois, avait eu sa troupe effroyablement arquebusée et s’en était allé tomber, avec deux ou trois balles dans le corps, au premier coin tranquille, derrière la barricade prise. Il reprenait ses esprits dans la fraîcheur de la nuit, et regardait alternativement les flammes des Tuileries et son voisin le fédéré, plus mal en point que lui.

Celui-ci tournait de temps en temps de son côté sa figure convulsée, et refermait les yeux lorsque défilaient des pelotons de lignards s’enfonçant rapidement dans l’horreur des rues trop noires ou trop rouges.

— Capitaine, dit tout à coup le fédéré, pas la peine que vos troupiers dépensent six balles de plus pour me fusiller, j’ai dans le ventre la quantité de plomb suffisante. », avant que les Tuileries aient fini de flamber, je serai fini, nettoyé !… emballé !… Tout cela parce que j’ai tardé de cinq minutes sur les camarades, histoire de rapporter un petit souvenir de notre séjour aux Tuileries.

Après un court silence, le fédéré reprît :

— Les autres avaient déjà les poches pleines de bibelots, moi pas ; j’étais un pur, un de principes, et je ne voulais pas de ça d’abord. Brûler, raser la vieille cambuse à Catherine de Médicis, le local des tyrans, très bien, mais pas le déménager ! Pourtant, quand ça se mit à flamber, je trouvai que c’était bête tout de même, mes scrupules ! Puisque tout devait brûler avec la boîte je pouvais bien m’offrir un petit souvenir… et alors, en cherchant rapidement quelque chose de portatif, je tombai sur une belle boîte, velours vert à abeilles d’or, rien que ça…

Il s’interrompit un instant et blêmit sous la souffrance.

— Une riche boîte, reprit-il, mais quoi dedans ? En courant j’ai fait sauter le couvercle… rien que trois bouquins, couverts en soie tricolore… précieux sans doute, mais j’aurais préféré autre chose… enfin, je les fourrai sous ma capote… Crénom ! à peine dans la rue, je reçois l’atout, mon compte est réglé… J’ai perdu deux des bouquins… Vous pensez que je ne tiens guère à celui qui m’est resté… Le voulez-vous, le petit souvenir des Tuileries ? Ça ne me prive pas, allez, pour le temps que j’ai encore à faire la grimace ici…

Le comte d’H. ne pensait guère en avoir pour plus longtemps que le fédéré, cependant il prit le bouquin tricolore, l’ouvrit, le regarda vaguement et le mit dans le petit sac qu’il portait en bandoulière. Puis, comme ce mouvement l’avait fatigué, il retomba sur les pavés inerte et raide, muet, ses yeux seuls vivant et suivant en l’air le tourbillonnement des flammes et des fumées, parmi lesquelles se mêlèrent bientôt en chevauchées délirantes les visions de la fièvre.

Une quinzaine de fours après, couché dans un bon lit d’ambulance, le comte d’H. se souvint tout à coup du fédéré de la barricade Gaillard père et du livre tricolore, souvenir des Tuileries incendiées. Avait-il rêvé ? Ce sergent de communards râlant à côté de lui, n’était-ce pas une de ces imaginations fantasmagoriques de la fièvre ?… Le comte d’H. étendit la main vers le petit sac accroché près de son lit… À son grand étonnement il sentit quelque chose ; il n’avait pas rêvé l’aventure, le livre du communard était là !

C’était un petit volume à peu près du format de l’ancien Mercure de France, magnifiquement relié, revêtu de soie tricolore, avec le grand aigle des armes de l’empire, tout un semis d’abeilles d’or sur le plat, et sur le dos simplement un N couronné. Cette reliure somptueuse ne recouvrait pas un chef-d’œuvre de typographie, mais un manuscrit d’une horrible écriture irrégulière, tantôt fine et serrée, tantôt immense et tout en jambages formidables ou en paraphes ressemblant à des coups de sabre, manuscrit composé de plusieurs cahiers de papiers différents, quelques-uns assez fatigués et salis, parmi lesquels, au milieu des feuillets couverts de pâtés d’encre, de chiffres, d’hiéroglyphes ou de dessins grossiers jetés ça et là, étaient annexés des papiers repliés portant des en-têtes gravés « Grand état-major général…, Cabinet de l’Empereur…, Armée d’Allemagne… » ou des brevets d’officiers en blanc couverts de notes au crayon ou à la plume.

Le comte d’H. lut au hasard dans les premiers cahiers datés de 1805 et, pris d’un intérêt soudain, se mit à parcourir rapidement le manuscrit de page en page, à déchiffrer les feuillets hiéroglyphiques.

Quelle trouvaille ! Il était extraordinairement précieux, le bouquin sauvé du palais incendié. Grands coups de plume hâtifs, griffonnages serrés, notes au crayon, croquis, tout était de la main du grand Empereur, de cette main qui pendant quinze ans avait brandi la foudre sur l’Europe bouleversée ! Ce petit volume sali, horriblement barbouillé de taches d’encres, ce n’était rien moins qu’un carnet de notes de Napoléon Ier, embrassant la période de 1805 à 1809 !…

À la lecture de ces notes, un Napoléon nouveau, un Napoléon intime, en déshabillé, le vrai Napoléon, celui que seul Napoléon lui-même avait pu connaître, surgissait, — aussi différent de l’empereur tonnant de la légende que du Napoléon des souvenirs anecdotiques de MM. les chambellans. Et songeant à l’immense intérêt historique de ces notes, le capitaine se rappela que le fédéré avait parlé de trois volumes. Que pouvaient être devenus les deux autres, dans la tourmente et dans l’incendie ? Perdus, détruits sans doute, hélas ! — et avec eux les plus précieuses indications pour l’histoire[1].

Vingt ans ont passé depuis ; le comte d’H., malgré toutes ses recherches, n’a pas pu mettre la main sur les volumes perdus. Il publiera un jour en son intégrité le volume sauvé par lui du carnet de notes de Napoléon, que M. Taine n’a pas connu, que de rares amis seuls ont pu feuilleter, et dont nous donnons aujourd’hui indiscrètement un extrait plus court que nous ne voudrions, mais qui permettra de juger de son prodigieux intérêt au point de vue sévère et sacré de la vérité historique.

8 octobre. — Je descendais ce matin la côte d’Ebersdorf en marchant, selon mon habitude, un peu en avant de mon état-major, laissant ces messieurs discuter sur les chances ou les péripéties de la campagne, car en ces instants délicieux de l’aube, devant la nature qui s’éveille, dans la fraîcheur d’un doux matin, j’aime laisser mon esprit suivre sa pente naturelle, j’aime me laisser aller à la rêverie, surtout quand il fait beau comme aujourd’hui, Chose curieuse, moi qui marche toujours suivi de deux ou trois cent mille hommes, j’éprouvai toujours un vrai penchant pour la solitude ; j’adorerais me promener incognito par les champs, interroger les bergers que je rencontre, causer avec le vénérable pasteur du village, sourire aux laboureurs occupés à faire jaillir des flancs de Cybèle les moissons de l’été… Mais l’homme propose et Dieu dispose.

Donc, je descendais la côte d’Ebersdorf ; il y avait eu un petit combat de nuit, une simple escarmouche sans importance ; çà et là, dans le terrain, trois ou quatre cents corps étaient étendus. Dans un champ de blé foulé où se trouvaient éparpillés une douzaine de hussards prussiens, quelques chevaux et quelques voltigeurs du 38e j’aperçus tout à coup une douzaine de pâquerettes qui, par miracle, dans le piétinement de la lutte, n’avaient pas été foulées et qui s’épanouissaient sous le soleil, les innocentes et naïves fleurettes, au milieu des vestiges du massacre. Ô nature ! comme tu te ris de l’homme et de ses fureurs !

Je sautai vivement à terre et je me dirigeais vers les pauvres fleurs, lorsque plusieurs jeunes freluquets de l’état-major, devinant mon intention, se précipitèrent pour me les cueillir.

— Arrêtez, messieurs, leur dis-je, je les veux cueillir moi-même. C’est pour Joséphine !

Je crois bien que je profitai de l’occasion pour leur faire un petit sermon :

— Ce n’est pas vous, jeunes gens, qui songeriez à envoyer des champs ravagés par Bellone quelques fleurs à votre femme ou à votre amante ! Oui, oui, protestez, je vous connais, vos pensées ne sont pas pour les épouses éplorées que vous quittez en arrière, mais pour tes vains plaisirs qui vous attendent dans les capitales !

Mon bouquet de blanches pâquerettes est parti par courrier, Joséphine aura dans quelques matins ce petit souvenir sur sa table de toilette !

… Ce soîr j’admirais en rêvassant un beau lever de lune. Au loin, par-dessus les vapeurs des campagnes, Phœbé se levait radieuse, pendant que partout les feux des bivacs s’allumaient comme pour lui faire un cortège d’étoiles. Salut, astre des nuits ! Soudain, un peu vers le Nord, une seconde lune parut !… Je compris bientôt le phénomène en voyant apparaître un peu plus haut, sous la forme d’un croissant, la véritable Phœbé. Les deux premières étaient deus gros villages en train de brûler à trois ou quatre lieues d’ici.

Mlle J., de la Comédie-Française, n’arrive pas. Lui serait-il arrivé quelque accident en route ? ou bien l’un de ces officiers bellâtres, soutachés et pomponnés, qui caracolent dans les états-majors, serait-il la cause de ce retard ? Les femmes sont si peu sérieuses !


ARMÉE DE PRUSSE
--
état-major général
ORDRE DU JOUR


Soldats,
Vous avez commencé aujourd’hui à moissonner de nouveaux lauriers et vous marchez…


Cet imbécile de Ricou, qui me fait mes proclamations dans un assez bon style, est malade et se prétend incapable de rassembler deux idées convenables ! Moi non plus je n’ai pas l’inspiration… L’éloquence militaire n’est pas mon genre, je suis pour le genre simple, je réussis mieux dans le style familier, je tourne très gentiment le couplet, à preuve le Beau Danois qu’Hortense a mis en musique… Je n’ai pas voulu signer à cause de ma position, mais le Beau Danois est de moi et il a encore un assez joli succès, j’ose le dire !

Comment faire ? l’inspiration ne vient pas, ma foi, pas de proclamation aujourd’hui ! Je crois que Ricou fait semblant d’être malade parce que je remets à plus tard de le faire entrer à l’Académie française.

Je viens d’avoir une pique avec Ney, précisément à propos de Ricou. Nous nous sommes chamaillés en dinant, il m’était revenu que Ney ne se gênait pas pour dire que mes plans de campagne et jusqu’à mes mouvements dans les batailles me sont dictés par Ricou, en un mot que Ricou est mon inspirateur caché ; il a même dit « mon Égérie guerrière ! » et que sans Ricou je ne suis rien de plus qu’un bon chef de bataillon, et encore !

Ricou est mon ancien professeur de latin à Brienne ; je l’ai retrouvé en 99, écrivaillant aux gages des libraires, à Paris, c’est-à-dire crevant de faim, et me souvenant qu’il réussissait jadis admirablement l’allocution de Scipion aux légions, je l’ai attaché à ma personne, en qualité d’homme de lettres, pour m’arranger mes ordres du jour et mes proclamations.

Et voilà mes ennemis en Europe, — qui n’en a pas, — des misérables soudoyés par Pitt et Cobourg, et même quelques malveillants de mes armées, les voilà qui prétendent que Ricou, mon ancien professeur à Brienne, — ils ne disent pas de quoi — est un admirable tacticien, un génie militaire comme le monde jusqu’à lui n’en a pas connu, un César, un Annibal, un Alexandre réunis avec un Gustave-Adolphe et un

— C’est pour Joséphine. !
BATAILLE DE WAGRAM
Turenne dans la peau d’un seul homme, un chef d’armée merveilleux,

joignant au coup d’œil de l’aigle une foudroyante rapidité de conception !… Par malheur, ce grand homme de guerre serait poltron comme un lièvre, et par là ses qualités seraient à jamais restées inutiles, si je ne m’étais trouvé tout à point pour les exploiter à mon profit. Et alors Ricou, que je tiens par on ne sait quels moyens sous ma domination, que je traîne à ma suite comme un esclave et que je force à travailler, serait la tête qui conçoit et moi seulement le bras qui exécute. Mes batailles sont de lui, je ne fais que suivre ses inspirations ; à moi les dangers, mais aussi à moi la gloire et à lui rien, ou de maigres appointements que je lui marchande ! C’est ridicule ! Le vrai, c’est que, en effet, Ricou n’aime pas les coups, c’est un pacifique homme de lettres, et j’ai beaucoup de peine à lui faire suivre d’assez près les opérations de Bellone pour qu’il puisse distinguer quelque peu les mouvements dont il doit parler dans mes ordres du jour…

En attendant, si Ricou me fait la mauvaise farce d’être vraiment malade, je lui supprime ses appointements !

10 octobre. — J’ai eu depuis huit jours des séries de maux de tête et de malaises. Et il me faut travailler comme un nègre en ce moment.

On ne peut compter vraiment que sur soi, les gens sont si négligents aujourd’hui ; toujours travailler, étudier, surveiller, donner des ordres, faire rouler la machine, quel souci, bon Dieu, quels tracas ! Ah ! la vie tranquille, le repos, une simple maison à la campagne, Joséphine faisant son petit train-train autour de moi !… Et une rivière… Je lirais l’abbé Delille sous les saules et je pêcherais à la ligne ! Ah ! oui, il s’agit bien de tranquillité quand les intrigues de la perfide Albion et de la reine de Prusse viennent me susciter à tout bout de champ des ennemis…, et ceci et cela ! et l’Autriche et la Russie qu’il faut contenir, et les armées prussiennes qu’il faut écraser !…

Décidément ça ne va pas, c’est l’estomac… Je vais écrire à Larrey ; il doit être du côté de Schleiz, avec la grande ambulance. Je n’aime pas les médecins, mais j’ai un peu plus de confiance en celui-là que dans les autres : il y a si longtemps que nous travaillons ensemble !

Ma dépêche pour Larrey est partie ; je l’ai envoyée par six officiers d’état-major, chacun par une route différente.

J’ai des nouvelles de Mlle J. Il paraît qu’elle est tombée entre les mains de l’ennemi. Le maréchal des logis de l’escorte est arrivé tout seul, ayant eu grand’peine à s’échapper. C’est ce Blücher qui m’a fait cette farce ! Je le rattraperai ! Ça m’ennuie, Mlle J. a de faux airs de Joséphine, avec elle il n’y aurait que demi-infidélité…, je pouvais penser quand même à Joséphine… Qu’est-ce qu’elle peut rappeler à ce soudard de Blücher ?

11 octobre. — Le soldat en campagne a quelquefois de bonnes aubaines. Nous étions arrivés trempés comme des soupes dans un de ces villages à noms si difficiles à prononcer et encore plus difficiles à écrire. De l’eau toute la journée ! j’avais le Danube dans ma botte gauche et la Vistule dans ma botte droite ! Flic ! Floc ! Parlez-moi de l’Italie pour notre métier, du soleil au moins ! J’étais d’une humeur massacrante. Pendant que les soldats essayaient d’allumer leurs feux de bivac en plaine, je prenais mes quartiers dans un petit château, une bicoque… Admirablement reçu ; du feu à rôtir un bœuf, du vin chaud et une satanée comtesse de la Pologne allemande qui vous avait des yeux, mais des yeux à faire flamber des feux de bivac de conscrits rien qu’à les regarder. La comtesse polonaise se montra vraiment charmante, il n’y a pas à dire ; elle envoya ses femmes de chambre pour me retirer mes bottes et m’apporta elle-même les pantoufles de son mari, avec un bouillon servi par ses mains et une bouteille de Champagne. Son mari est un vieux conseiller à la Cour, il est à Berlin ! Bravo, autant de pris sur l’ennemi ! très gentille, cette dame, très gentille ! Je ne dois ma conquête qu’à mon prestige personnel ; la comtesse[2] me prenait pour un simple maréchal. Je vais écrire à Sèvres pour qu’on lui envoie un petit souvenir, le service que j’ai fait faire spécialement pour cette sorte de cadeaux.

12 octobre. — J’ai la réponse de Larrey. Des six officiers envoyés, il en est revenu deux. L’un des deux revenus, sur le point d’être pris par l’ennemî, a avalé sa dépêche, deux sont tombés dans des partis de cavalerie prussienne, le cinquième s’est égaré et galope encore du côté de Bamberg, et le sixième est blessé.


ARMÉE DE PRUSSE
--
grand-état-major général
--
Direction des Ambulances


Sire,
Comme j’ai déjà eu l’honneur de le dire à Votre Majesté, soir et matin aloès en poudre.
Baron Larrey.


La comtesse est tout simplement délicieuse ; il faut que je m’attache son mari. Je lui ai fait proposer d’entrer dans mon Conseil d’État avec de l’avancement, un poste supérieur à celui de simple Hof Conseiller. J’ai appris que c’était lui qui avait décidé sa femme à rester ici pour protéger ses propriétés. Cet homme est une nature délicate. Je veux qu’on me le présente ! Le temps est au beau maintenant, l’armée se masse. Jouissons de la vie, ô douceur !

Ricou a été enlevé par des cavaliers de Blücher, en arrière de nos lignes, comme il me rejoignait sur mon ordre, pour me rédiger quelques bulletins et proclamations en retard. Ce Blücher à la fin m’exaspère : après Mlle J., il me prend Ricou ! C’est trop, je vais lui jeter une ou deux divisions de cavalerie avec Murat, mon sabreur. Gare à lui ! Passe pour Mlle J., — j’avais peut être eu tort de l’appeler ici, Joséphine le saura et me fera des scènes ; — mais Ricou, sapristi !

On est bien ici, nous autres soldats, nous aimons ces petites douceurs après les étapes dures ; il y a là-dessus une chanson que je chantais hier soir à la comtesse :

Et c’est tout autant
De pris en passant !

Je réalise en ce moment l’un de mes rêves ! Oh ! la vie ! Depuis que je suis au service je n’avais jamais eu le temps et je me disais : « Napoléon, mon pauvre, tu ne connaîtras donc jamais les joies pures de la nature, tu ne goûteras donc jamais tranquillement le charme des belles matinées à la campagne, le parfum de la fleur, le chant de l’oiseau et le bourdonnement de l’abeille ! Un simple laboureur peut se donner tout ça, mais toi, jamais ! Non, jamais ! Toujours des coups de canon et le bruit des trompettes de Mars ! Jamais tu ne pêcheras à la ligne, mon pauvre Napoléon ! Le plus petit employé à douze cents livres d’un de tes ministères est plus heureux que toi… Il vit dans la tranquillité, tandis que toi tu t’en vas au loin risquer des coups pour lui assurer cette tranquillité… » Eh bien, je me trompais ! je goûte la joie des champs et je pêche à la ligne ! Nous avons ici une petite rivière absolument ravissante, qui file sous les saules et les peupliers ; il y a du goujon, et je pêche avec la comtesse ! Hier on m’a cherché toute l’après-midi. C’est encore Berthier qui m’ennuie pour des séries d’ordres à donner. Tant pis ! qu’il me cherche ! Je suis revenu avec une friture que la comtesse a fait peser à la cuisine. Six livres et demie et tout beau poisson ! quelle journée ! J’ai rimé sous les saules quelques vers à l’Intention de la comtesse :

Douceur des printemps, ardeur des étés.
Vous êtes dépassés
Par les doux yeux de ma maîtresse.
Vous me mettez moins en détresse.
Rigueurs des hivers,
Que ces yeux pervers
Dont la cruauté follement m’oppresse !

Ces vers ne sont pas mal ; je veux les faire chanter demain à la comtesse. J’aurais bien dû amener Méhul à l’armée avec moi. Mais il m’en faut la musique quand même ; à défaut de Méhul, je vais la mettre au concours parmi les chefs de musique des régiments que j’ai sous la main. Je les envoie à Joséphine qui les fera passer dans l’Almanach des Muses.

Pour Joséphine. Je fais une petite variante :

Par les doux yeux de mon amante.
Et je crains moins la tourmente,
Neige des hivers,
Que ces yeux pervers.

Je ne dis point que par moments en attendant que le goujon daignât mordre à ma ligne, je ne me fis pas quelques vagues reproches. Je me disais : « Napoléon, pendant que tu t’amuses, que tu te laisses aller à la douceur de tes penchants naturels, sais-tu bien ce que fait l’ennemi ? Ce vieil enrage de Blücher ne doit pas se reposer, lui ; Pitt et Cobourg doivent méditer un coup ! En voilà par exemple qui se moquent de la naturel

Excellente, cette friture ! J’en ai fait goûter à Berthier et à Ney pour les empêcher de bougonner.

Ce soir j’ai fait avec la comtesse une partie de drogue ; la comtesse ne connaissait pas ce jeu : on ne joue pas à la drogue, dans les salons. Nous nous sommes très amusés.

Ce que nous avons ri en voyant la comtesse avec ses petites chevilles sur son joli nez ! Et elle se fâchait, et elle perdait de plus en plus, et les chevilles continuaient à venir pincer ce délicat petit nez ! Je me suis arrangé de façon à perdre à mon tour pour la faire rire aussi. Berthîer s’est déridé à la fin, et Ney nous faisait des calembours un peu salés que la comtesse ne comprenait pas tout à fait. Bonne soirée. Je me disais cependant : « Attention, tu t’endors dans les roses, comme Annibal ; tu fais en ce moment ce qu’Annibal a dû faire à Capoue, attention ! »

Mais pour finir la soirée la comtesse a voulu m’apprendre à faire quelques tours de valse ; Berthier s’est mis au clavecin. Et en tournant au son d’une langoureuse musique, je me répétais encore : « Prends garde ! Annibal a fait tout ça… Il s’est amolli, Annibal, et ça lui a coûté cher ! »

La comtesse nous avait gentiment souhaité le bonsoir ; moi, à la campagne, j’aime à faire comme les paysans, j’aime à me coucher de bonne heure. Lever à six, coucher à dix, font vivre d’ans dix fois dix. On dit la même chose chez nous en Corse. Rien de plus Sain. (Note. Faire mettre au concours par l’Académie, mémoire en prose : sur ce sujet, idem poème. Écrire à Fontane).

Je me croyais débarrassé de Berthier, mais, va te faire lanlaire ! Tarare pompon !

— Sire, accordez-moi deux minutes, me dit Berthier en me retenant, j’ai quelques rapports, etc., etc., quelques signatures, etc., etc.

Povero mio ! Deux minutes ! Elles étaient de taille, ses deux minutes ! L’animal me retint jusqu’à trois heures du matin. Un travail de cheval !… Pendant que les derniers des fusiliers dormaient au bivac, sauf naturellement ceux qui se trouvaient de garde, moi, leur Empereur, je trimais avec Berthier !…

13 octobre. — Encore une journée de travail ! Les corps d’armée, pivotant sur l’aile gauche, avancent et se développent sur la droite. Ordres sur ordres. L’artillerie, les parcs, les ambulances, l’intendance… Quel tracas !

Je n’ai pas perdu ma journée. Ce matin, avec la comtesse, j’ai fait réunir les anciens du village et j’ai annoncé à ces braves gens que leur châtelaine m’ayant fait connaître et apprécier toutes leurs bonnes qualités, j’avais l’intention d’assurer le bonheur de la population entière du village, qu’en conséquence je faisais remise de tous les termes de contributions non payés et que je les exemptais à tout jamais, eux et les générations futures, des impôts et gabelles, etc. et que j’en faisais mon affaire avec le roi de Prusse, qui bientôt n’aurait rien à me refuser.

Voilà mes gens qui me regardent ébahis. Je continue : Et que, de plus, désirant laisser dans leurs cœurs un doux souvenir de mon passage, je fondais un certain nombre de prix de vertu pour les jeunes gens, pour la jeune fille qui se sera signalée entre toutes par les plus douces qualités, pour les ménages vertueux et pour les vieillards !… etc., etc.

Toute cette aimable population accueillit mes paroles avec transport ; le vénérable pasteur me bénit solennellement, des mères me montraient à leurs tendres rejetons, de douces larmes coulaient de tous les yeux. Moi aussi, j’étais ému ! j’espère bien que les vertus patriarcales vont, grâce à moi, fleurir de plus belle dans cette gracieuse vallée.

L’après-midi j’ai couronné de mes mains la jeune fille choisie parmi les plus sages et je lui ai remis une somme de six cents livres qui lui servira de dot.

13 octobre. — J’en ai assez. Ce soir encore, après conseil des maréchaux, Berthier est revenu avec un tas de rapports et d’ordres à me soumettre : Nécessité de faire avancer le grand parc de siège et ordres nécessaires. Rapports sur les combats de la semaine dernière, propositions d’avancement État général des pertes des 3e et 4e corps à ce jour. États fournis par l’artillerie, gargousses, obus et boulets. Demandes diverses de matériel formulées par les ambulances. Comme il leur en faut, aux ambulances !… Rapports divers sur les positions de l’ennemi…

C’est trop, j’en ai assez ! J’ai fait une proposition à la comtesse : Je donne ma démission et nous allons vivre loin du vain théâtre de la gloire et loin de ses absorbants soucis, dans une heureuse médiocrité. Nous allons goûter au sein de la nature, sous les orangers de mon beau pays, tous les calmes bonheurs que le ciel réserve aux mortels obscurs.

J’ai toujours été dépourvu d’ambition, ce sont les circonstances qui m’ont amené au poste que j’occupe, eh bien ! je suis disposé à le quitter, à tout rejeter des vanités de ce monde et à m’en aller vivre chez nous avec la comtesse, si elle y consent. Je me rappelle un de nos cousins qui était curé dans un petit village en montagne et en vue de la mer ; je fus souvent, quand j’étais petit, le voir aux beaux jours d’automne ; c’était un brave homme, un peu porté sur sa bouche, mais quel presbytère délicieux ! un jardin où tous les fruits poussaient, où toutes les fleurs de la création répandaient leurs parfums ! Avec trois mille écus de rentes et cette maison, nous connaîtrions le bonheur ! l’âge d’or !… Mais, que dis-je ? quels rêves vais-je ébaucher ? Et Joséphine que j’oubliais !… Mon Dieu, si elle y consent aussi, tout peut s’arranger ; je lui louerai une petite maison avec un grand jardin à la ville, à deux lieues de chez nous, et j’irai la voir deux fois par semaine… Je vais parler sérieusement à la comtesse !

15 octobre. — Bien des ennuis et de la fatigue depuis deux jours. Obligé de remettre à plus tard mes rêves de tranquillité. Tout le temps à cheval et du travail par-dessus la tête !

Grande bataille à Iéna. Ennemi en déroute laissant 20 000 morts, 40 000 blessés et peut-être autant de prisonniers. Cavalerie poursuit. Après la bataille, envoyé un exprès au château de X… pour rassurer la comtesse. Dépêche pour Joséphine.

Le 14 au matin, réveillé avec migraine. Mal dormi. Non, ce n’est pas une existence. Couché en plein air sur le petit plateau en avant d’Iéna que balaye une petite bise sèche ! Brrr ! Heureusement qu’on va se réchauffer en tapant sur l’ennemi. Ça m’indigne à la fin de penser qu’un tas de rois et de diplomates, un tas de princes et d’intrigants s’obstinent à m’empêcher de vivre comme je le désirerais !

Et j’ai peut-être gagné un rhume sur ce sapristi de plateau ! J’avais bien envie, pour me réchauffer, de prendre la pioche comme les hommes qui creusent dans le roc un chemin pour hisser là-haut notre artillerie, mais, à cause de ma position, je ne pouvais pas et ça m’ennuyait ferme. Et des ordres ! des ordres à donner ! Des mouvements à combiner ! Tout prévoir ! tout arranger ! C’est à peine si j’eus le temps de dormir trois quarts d’heure vers le matin. Je rêvassais, lorsque tout à coup, à cinq heures, mon mameluck Roustan, suivant sa consigne, vint me réveiller. Il dut me tirer par les jambes. Enfin je fus debout tout engourdi.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il est cinq heures et l’ennemi bouge !

Allons, reprenons le collier ! Tout en bâillant Je fais filer les officiers d’état-major. Le corps de Lannes et la garde se mettent en mouvement dans un brouillard à couper au couteau. Si je n’avais pas prévu ce brouillard humide, quel gâchis, quel désordre ! mais je l’avais prévu et tout marche bien. J’ai un cor qui ne me trompe pas ! Quel cassement de tête, mon Dieu !

Nous dégringolons du plateau, et, aussitôt arrivées en plaine, les troupes prennent rapidement leurs formations.

Sur la gauche, des masses d’infanterie et de cavalerie disparaissaient le long d’un bois ; citait le corps d’Augereau, tandis qu’à droite le corps de Soult s’étendait sur un terrain mamelonné, vers un point où brillaient encore en grand nombre les feux de bivac de l’ennemi. Toutes ces colonnes avançaient, se tassaient sur des arrêts soudains causés par l’encombrement ; les rangs s’ouvraient pour laisser passer l’artillerie, un énorme bruit de ferraille secouée couvrait tous les bruits et s’éteignait ensuite dans le brouillard, puis, au milieu des jurements, la marche reprenait.

Avec tout ça, je n’ai rien trouvé à me mettre sous la dent. Mes cantines se sont égarées dans la nuit, et quand j’ai voulu recourir à la provision de tablettes de chocolat que Joséphine avait entassées dans les fontes de ma selle avec des foulards pour la nuit, plus rien ! Par la faute de Roustan sans doute, les fontes ont été bousculées cette nuit et les tablettes perdues dans la boue.

Heureusement, comme je marronnais en marchant, je rencontre le 2e grenadiers, massé l’arme au pied dans un champ, pour livrer passage à une division de cuirassiers, et je vois le tambour-major Sénot, un ancien d’Italie, en train de humer un coup de sa gourde en faisant claquer sa langue.

Ce claquement de langue retentit délicieusement dans mon cœur.

— Ne bois pas tout, Sénot, laisse-m’en un peu !

— À votre service, mon Empereur ; allez-y sans crainte, c’est un schnaps soigné !

En effet, c’était du schnaps soigné ; avec un croûton que Sénot gardait dans sa giberne, et un oignon qu’un grenadier tira de son bonnet a poils, je fis un déjeuner frugal, mais ravigotant.

— Je te rendrai ça aux Tuileries, Sénot ; lui dis-je en remontant à cheval.

— C’est entendu, mon Empereur, me crie Sénot, à tantôt, après l’ouvrage !

En cet instant, le brouillard commençant à se dissiper ; une volée de coups de canon part d’une des batteries d’Augereau, un sans-patience qui veut toujours ouvrir le premier la conversation, et le tremblement commence. Je vois Sénot lever sa canne, j’entends ronfler la peau d’âne et les grenadiers poussent en avant.

Un coup de soleil traverse la plaine et voilà que toute la campagne s’aperçoit à perte de vue couverte de troupes. Sur les hauteurs, en avant de nous, les Prussiens, appuyés à des bois, garnissent les villages en bel ordre… Des batteries en position partout, des divisions couvrant les défilés à emporter, une quantité de cavalerie en arrière, des escadrons et des régiments en colonnes… J’ai à peine le temps de me dire que ça va être dur d’enlever toutes ces positions et de passer sur le corps de tous ces gaillards qui vous ont une allure respirant la confiance, j’ai à peine le temps de jeter un coup d’œil sur nos troupes que l’affaire s’engage sur toute la ligne. En un clin d’œil la fumée couvre tout, nos batteries en retard se portent au grand galop sur la crête de la colline et ouvrent le feu l’une après l’autre.

Je ne vois plus rien. Je traverse un village enlevé par l’infanterie de Soult, parmi des tas de morts et de blessés entassés dans toutes les ruelles et dans tous les jardins, je suis une plaine ou cette infanterie a été engagée contre des hulans et dragons prussiens et en a couché par ses feux de file plusieurs centaines dans les sillons, et je rencontre un hameau en flammes. Impossible d’aller plus avant, les Prussiens se cramponnent à un bois d’où le corps de Soult s’efforce de les chasser. Un tapage infernal. Six batteries sur les pentes fouillent le bois et criblent un creux par lequel des colonnes ennemies descendent dans le bois. Onze heures ! Et je n’ai toujours rien pris depuis hier soir, que le croûton et l’oignon de tout à l’heure. Oh ! l’intendance ! Nous sommes obligés de marcher, nous, et de cogner sans rien dans le ventre, pendant que les Riz-pain-sel flânent la plume à l’oreille. Et l’on s’étonne que le soldat soit quelquefois de mauvaise humeur !

Comme je retournais en maugréant, j’avise, en arrière des batteries. un moulin à vent. J’aime les moulins à vent, ils font bien dans le paysage. Celui-ci, les ailes immobiles et comme collées à son flanc, semblait un pauvre oiseau effarouché par l’effroyable tapage qui se faisait autour de lui. Des officiers d’ordonnance galopaient dans la plaine, des masses de troupes défilaient au-dessous de la petite éminence, pendant que des files de blessés sortaient du bois et passaient en arrière de nos lignes.

J’entends un âne braire, une femme crier, des soldats jurer. C’était l’âne du meunier qu’un vivandier voulait attacher à sa charrette… Tiens, tiens, la meunière est encore là… Voyons donc s’il n’y a pas quelque morceau de jambon à se mettre sous la dent. Je saute à terre avec

NAPOLÉON CHEZ LA MEUNIÈRE
(Bataille d’Iéna)
quelques-uns de mon état-major et, pour gagner les bonnes grâces de la

meunière, je commence par lui faire rendre son âne.

Ah ! je vois bien tout de suite qu’il ne reste pas grand’chose dans le moulin, les voltigeurs ont passé ici, mais la meunière reconnaissante me fait signe d’attendre et tire d’une cachette deux galettes appétissantes, un quarteron d’œufs et un gros morceau de lard. C’est une maîtresse femme ! En cinq minutes une omelette est confectionnée et nous sommes à table. J’ai trois invités aussi affamés que moi, les autres restent dehors ; pour qu’ils ne se doutent de rien et ne bougonnent pas trop, je parais de temps en temps à la fenêtre avec ma longue-vue, je regarde les progrès de l’attaque de Soult et je donne un ordre quelconque, un aide de camp part au galop et je me remets à table. Quelle satisfaction ! Nous autres, soldats, nous ne savons jamais où nous souperons le soir et si nous souperons, nous devons donc saisir aux cheveux toutes les occasions de nous donner du bien-être.

Le meunier a disparu, la meunière n’a pas eu le temps de se sauver. Elle est vraiment gentille avec ses jupons courts et ses bas rouges. Tout en causant après cette fine omelette qui a dissipé notre mauvaise humeur, je lui pince le menton, et je lui rime un petit impromptu :

Impromptu à la meunière pour la remercier de sa divine omelette.

Le cœur de l’homme et de l’Amant,
Las, tendre Elmire !
Ainsi que moulin moulinant,
Tourne au zéphyre.
L’omelette a si bonne mine,
Son parfum est si séduisant,
La meunière a jambe si fine.
Son sourire est si caressant
Que près d’elJe ici me fixant,
En simple meunier qui mouline,
Du soir au matin l’embrassant,
Je resterai faisant blanche farine !

On est très bien ici, bon air, vue admirable ; en ce moment le paysage est voilé par la fumée, mais, en temps ordinaire, la vue est certainement de toute beauté. Je ne plains pas le meunier !

Mais ne nous oublions pas, sacristi, les affaires avant tout ! Ouf ! reprenons le harnais. Allez, aimable meunière, en récompense de votre omelette, les petits vers que je vous dédies paraîtront dans le prochain Almamach des Muses, sous mon pseudonyme ordinaire[3], et j’écrirai ce soir pour qu’on vous envoie un vase de Sèvres.

(La marche ferme tout autour de nous. Soult a enfin enlevé le bois et rejeté l’ennemi de l’autre côté ; c’est à notre tour de remonter le chemin creux et d’y recevoir des volées de mitraille. Bon, quelques boulets s’égarent par ici, ils passent au-dessus de nos têtes, mais le moulin est atteint. Il a une aile brisée et un grand trou en haut, juste ou nous déjeunions tout à l’heure. Je ferai envoyer deux vases de Sèvres à la meunière.

La canonnade devient plus furieuse et la fumée augmente ; on ne se voit plus à deux pas. Tout à coup, après une heure encore de cet infernal tintamarre, voici la poussée en avant qui se dessine et la cavalerie qui se lance sur les carrés prussiens en retraite. Sublimes horreurs que j’entrevois par moments, par des éclaircies dans la fumée ! Il faut marcher en avant. C’est éreintant, et si vous croyez que cette canonnade est agréable quand on a une migraine comme celle qui me travaille depuis le matin ! Quel métier, seigneur !

Traversé encore cinq ou six villages en flammes ou démolis par l’artillerie. Je fais des folies, je promets aux gens de leur envoyer comme indemnité quelques-uns de mes plus jolis Sèvres.

La bataille est gagnée. J’en étais sûr depuis le moulin ; je ne suis pas superstitieux, mais j’ai remarqué plusieurs choses : d’abord, c’est qu’il y a presque toujours un moulin dans chacune de mes batailles ; ensuite, c’est que chaque fois que j’y trouve la meunière la bataille est gagnée d’avance tandis que si c’est le meunier qui me reçoit, je suis certain d’avoir mon paquet. Heureusement que presque toujours le meunier est parti se mettre à l’abri.

L’ennemi est dans une déroute épouvantable ; il ne pourra pas, cette fois, dire que cette bataille d’Iéna n’est pas de moi, et que c’est Ricou qui a fait le plan, puisque ce pauvre Ricou est prisonnier.

16 octobre. — Ricou est au quartier général ! L’animal a pu s’échapper des mains de l’ennemi il y a huit jours, et maintenant qu’il n’y a plus de coups à craindre, il arrive ! On va dire encore que c’est lui qui m’a soufflé tous mes mouvements, les gens soudoyés par la perfide Albion vont le répéter par toute l’Europe ! Si encore Ricou était venu avant-hier, il m’aurait bâclé mes proclamations et je n’aurais pas été obligé de trimer, de passer, au lieu de dormir, une bonne partie de la nuit a faire de la littérature, qui n’est pas dans mon genre, encore !

25 octobre. — Tout va bien, je puis considérer la campagne comme terminée… Enfin je vais donc être tranquille, je vais pouvoir, aussitôt rentré chez nous, goûter les joies paisibles de la famille et de la nature !

J’ai reçu hier, avec des pantoufles fourrées brodées par elle, une lettre de Joséphine ; il paraît qu’il y a énormément de lapins dans le parc de la Malmaison. Je chasserai un peu le matin, histoire de me dégourdir les jambes, et l’après-midi, si nous avons encore de belles journées, je lirai Horace en me promenant sous les grands arbres pour faire mes digestions toujours un peu lourdes. Écrire à Joséphine de renouveler le papier des chambres à la Malmaison ; j’avais vu de très jolis échantillons avant de partir, mais je n’avais voulu rien décider. Elle peut aussi acheter pour sa chambre des Tuileries le lit et l’armoire à glace étrusques que je lui ai promis si tout marchait bien* Le chiffonnier et les fauteuils aussi > mais je lui demanderai qu’elle me fasse la surprise du petit bureau, à l’antique avec l’encrier et la lampe. Nous entrons demain à Berlin : qu’est-ce que je lui rapporterais donc bien comme souvenir ? Je voudrais trouver quelques bibelots pas trop chers, mais je crois qu’il n’y a pas grand’chose ; ils ne réussissent ici que les grandes pipes à fourneau de porcelaine et je ne fume pas. Je chargerai un de mes aides de camp de chercher ; il trouvera, ces jeunes gens sont très fureteurs.

27 octobre. — Entrée solennelle à Berlin, Belle réception. Réquisitionné quinze mille paires de bas de soie blancs pour les grenadiers de ma garde ; je veux qu’ils fassent bonne figure aux bals près des Berlinoises. La comtesse est arrivée…

Nous arrêtons ici nos extraits du carnet de notes de Napoléon. Ces quelques pages suffisent pour faire apprécier l’immense importance de ces notes et laisser deviner quelle révélation sur le vrai Napoléon l’histoire tirerait de leur publication intégrale !

Les instances des historiens et des académies décideront, peut-être le comte d’H… à faire imprimer son précieux manuscrit ; notre indiscrétion, qu’il voudra bien nous pardonner, n’a eu d’autre but que de lui forcer un peu la main en appelant l’attention publique sur le trésor qu’il détient.

L’illustration qui accompagne ces extraits a été exécutée sur des documents exacts et authentiques ; en faisant des recherches en Allemagne, nous avons eu l’heureuse chance de découvrir un certain nombre d’estampes et de dessins tout à fait ignorés ou très peu connus se rapportant aux événements de 1806.

Au dernier moment, nous apprenons par des dépêches d’Amérique une heureuse nouvelle. Un reporter, envoyé par un grand journal du matin, a trouvé le moyen de se faire engager comme cuisinier, aux appointements de 15 000 dollars par an, chez le sénateur Philémon Codgett, de Massachusetts, le richissime collectionneur qui possède les volumes I et III des notes de Napoléon, perdus pendant la Commune.

Depuis six mois, ce reporter profitait des absences législatives de Thonorable Codgett pour s’introduire dans son cabinet de travail. À l’aide de fausses clefs, il ouvrait la caisse de fer à triple serrure enfermant les deux volumes et copiait jusqu’au retour du sénateur.

Malgré ses précautions, il a été surpris par celui-ci, qui lui a tiré douze coups de revolver. Le reporter, quoique blessé grièvement, a pu s’échapper. Il est en route pour l’Europe. Son travail de copie était heureusement terminé ; il le collationnait sur l’original quand l’honorable Godgett est survenu.

Le journal donnera chaque dimanche, dès l’arrivée de son héroïque rédacteur, la publication des précieuses notes. Le premier volume commence à la sortie de Brienne et finit à Austerlitz ; le second débute par les impressions de Napoléon lors de son mariage avec Marie-Louise et se termine à la date du 15 juin 1815, trois jours avant Waterloo. Le volume du comte d’H…, dont nous venons de parler, s’intercale entre ces deux ouvrages si extraordinairement curieux. Nous connaîtrons donc bientôt, au complet, le carnet de notes de Napoléon ! Aujourd’hui, ou un retour d’opinion porte tous les lecteurs de France vers les ouvrages ayant trait au grand homme, n’est-il pas regrettable d’être obligé d’attendre la publication faite outre-océan des plus intimes documents qui aient été laissés par le général conquérant des temps modernes. — Oh ! ces Américains !!!

  1. Ces deux volumes manquants ont été achetés en juin 1871, après la prise de Belleville, à des chasseurs à pied de la compagnie dont M. Deroulède était lieutenant, par M. D. W., correspondant d’un journal américain. Ils appartiennent maintenant à l’honorable Philemon Codgett, sénateur de Massachusetts, qui les a payés 200 dollars et en a déjà refusé 150 000. L’honorable sénateur les conserve avec un soin jaloux, à côte d’un manuscrit d’odes anacréontiques signées Max. de Robespierre dans sa bibliothèque si riche déjà en documents du plus puissant intérêt sur la Révolution, française.
    (Information de M. G. B., du N.-Y. H.)
  2. Nous supprimons par convenance jusqu’à l’initiale du nom de la comtesse. Chacun connaît ce nom dans la haute société berlinoise. La comtesse a laissé plusieurs enfants, L’un d’eux, général en retraite aujourd’hui, se distingua dans la campagne de 1866 contre l’Autriche, et fut, par ses habiles manœuvres et son audace, le véritable vainqueur de Sadowa. Il ressemblait beaucoup à l’hôte du château de *** en 1806 et il lui fut même, après Sadowa, défendu de paraître à l’armée le menton rase, comme il en avait l’habitude.
  3. Quel était ce pseudonyme ? C’est une question que devrait bieu résoudre l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux.