Contes pour les bibliophiles/Le Bibliothécaire van der Boecken


LE


BIBLIOTHÉCAIRE VAN DER BOËCKEN


DE ROTTERDAM


LE BIBLIOTHÉCAIRE VAN DER BOËCKEN
DE ROTTERDAM
(Histoire vraie)



La mise en scène est à indiquer : — C’était, il y a deux mois, au château de La Battue, chez le fin bibliognoste Robert de Boisgrieux. — Au cours de la soirée, nous nous trouvions réunis six ou sept dans Le fumoir-bibliothèque, autour d’une table chargée à l'anglaise de soda-brandy et de spirits variés. — Pas une seule femme n’avait osé se risquer dans notre tabagie ; aussi, après avoir égrené nos plus gros rires sur des histoires fallacieuses dont quelques-unes très gauloises et même périphalliques, nous trouvions-nous alors tous assez amollis et largement distendus par la gaieté qui nous avait secoués deux heures durant de la gorge au nombril.

Nous nous sentions également las de bouquiner dans les vitrines de notre hôte, las de manier des maroquins signés et des éditions d’origine et de noble provenance, grisés par la vue des vignettes, étourdis par les ex-libris, hypnotisés par les marques typographiques à devises affinées par les doubles sens grecs, latins et français.

Une belle flambée d’automne, alimentée par la javelle et les branchages, mettait dans l’âtre une joyeuse pyrotechnie pétaradante, et nous nous étions approchés en cercle, les yeux dans la flamme, muets, rêveurs, dans une accalmie étrange. — Le petit Jean de Marconville, sortant de son engourdissement, avait tout a coup parlé avec une grande délicatesse des sensations troublantes de certaines heures noctures et de ce besoin étrange qu’on éprouve parfois à la campagne de se conter des choses de l’autre monde ; alors que le vent bruit au dehors dans la nuit noire et que, instinctivement, les uns près des autres, on se rapproche comme pour faire communier avec une sorte de volupté inquiète ses frissons sous-cutanés dans une même dévotion d’inconnu.

Chacun de nous constata la justesse de cette observation, et dans le centre de notre demi-cercle, devant la danse amollissante des flammes, il ne fut plus guère question que de surnaturel, de mystologie, d’influences occultes, d’aventures bizarres, d’évocations, de prescience et de fatalisme.

Les hommes apportent dans les causeries de ce genre moins de fièvre anagogique que la femme, moins de curiosité devant l’inconcevable, mais tous en général aiment à se montrer en coquetterie de bravoure avec l’inaccessible et à prouver par des histoires de mysticisme et de révélation, par des drames inexpliqués et inexplicables, la crânerie de leur rôle en telles et telles circonstances. — Ce fut bien vite entre nous presque un décameron d’étrangetés : spiritisme, apparitions, hypnotisme, visions, fantamasgories, théophanie, hallucinations et cauchemar, tout y passa. Chacun avait dans sa mémoire, sinon dans sa vie, des faits ténébreux, prestigieux ou maléfiques à donner en pâture à nos superstitions en éveil, et nous arrivâmes à une psychologie étourdissante qui eût fait pousser des cris de chauves-souris effarés aux aimables dames qui caquetaient dans les salons voisins.

Comme mon tour était venu d’exposer également un tableau de souvenirs personnels au milieu de cette galerie d’anecdotes diaboliques et stupéfiantes, je cherchai à donner la relation la plus simple et la plus véridique d’une curieuse rencontre de voyage, dont tout l’intérêt s’allumait et se condensait sur une caractéristique figure d’homme qui, bien souvent, me hanta aux heures de rêveries sur l’insondable mystère humain. Voici cette histoire telle que je la contai ce soir-là :


II


Au cours d’une promenade au pays de Rembrandt et de Franz Hals, il y a cinq ans environ, j’arrivai à Rotterdam par ce merveilleux itinéraire de canaux et de fleuves, exploité par les bateaux-Télégraphes de l’honnête Van Maenen, d’Anvers. — Me trouvant seul et assez malhabile au parler néerlandais, étourdi par les premières luttes avec les Ali-Baba du change monétaire, un peu gifflé aussi par l’air de l’Escaut et de la Meuse parcourus de nuit et de matinée, je m’empressai de me réfugier au Musée, dans la solitude des grandes salles à peine troublées par le pas cadence des gardiens. — J’eus vite terminé ma visite à cette médiocre pinacothèque remplie de peintures restaurées et sans haute valeur, et j’allais me retirer lorsqu’un petit tableau, dans la manière de J. Steen, attira mes regards : sur le cadre brillait le nom très inconnu du peintre Van der Boëcken.

Van der Boëcken !… J’épelais ce nom, curieux d’y accrocher un souvenir. Van der Boëcken !… — Pardieu ! me dis-je tout à coup, soliloquant à haute voix par plaisir d’entendre ma propre langue à l’étranger, Van der Boëcken, mais j’y suis, mon cher, je n’y songeais point ; ce nom d’antique rapin évoque à mon esprit un Van der Boëcken, bien vivant, Archiviste-Bibliothécaire municipal de Rotterdam : et je me rappelai toute une correspondance échangée avec cet ami mystérieux à propos de Scaliger et de ses éditions. — La bonne fortune vraiment d’avoir regardé ce petit Van Crouten, songeai-je en riant ; sans cette coïncidence, mon incuriosité me faisait négliger une rencontre peut-être agréable. Allons vitement présenter nos hommages à cet homme docte et obligeant.

« Van der Boëcken ? dis-je à un gardien avec une nuance d’interrogation.

— « Ya… Bibliothek », répondit-il de la gorge avec un sourire ineffable, tandis que baissant le doigt à terre, frappant du pied, il m’indiquait le rez-de-chaussée du monument, où dorment en effet, en dessous des tableaux du musée, les 40 000 volumes, les dessins et gravures de la Bibliothèque municipale de Rotterdam.

Un grand coup de sonnette à une petite porte sur laquelle le nom du Bibliothécaire était gravé, une apparition de servante blanche et rouge, ma carte remise, et presque aussitôt je me trouvais introduit auprès du grand archiviste, lequel s’était levé poussant des exclamations de franche gaieté, pressant mes mains avec des témoignages d’un plaisir sincère ; … puis un siège près de lui me tendît les bras, et je pus enfin réassurer que Van der Boëcken en personne m’offrait asile et sympathie dans sa Babel de papier noirci.

J’avais devant moi un grand diable de corps solide et élancé, largement redingote à la façon Restauration et surmonté d’une tête étrange ornée d’une longue barbe de capucin, une barbe intègre et intacte, une barbe de fleuve et de philosophe, une barbe d’un blond indécis, déjà fleurie par la cinquantaine. — Ce qui me frappa, ce furent ses yeux d’un bleu vert de faïence persane ou de glacier des Alpes, deux yeux polaires, comme l’imagination des hommes du Nord en prête aux goules et aux vampires. Ces veux se mouvaient dans un visage que Granville eût assimilé à l’oiseau de proie ; ils s’allumaient comme deux phares derrière un nez de promontoire aigu, et, sans la bonté suprême du sourire, ainsi que La grâce pleine d’urbanité des gestes, je crois bien que le premier abord du savant Van der Boëcken eut été à ma vue quelque peu féroce et inquiétant.

Mais L’excellent homme ne me laissait point le loisir d’observer, il m’accueillait avec une joie délirante comme un fils arrivant de Java. — Déjà il m’offrait Le Schiedam de l’amitié, versant de larges verres de cette liqueur bizarre qui entre dans la gorge comme du brouillard distillé ; puis il m’enveloppait de petits soins, d’attentions, jurant de se consacrer à moi durant mon séjour aux bords de la Meuse et de la Rotte, me questionnant sur Paris, sur notre littérature, heureux de manier cette belle langue française qu’il avait si peu d’occasion de tirer de son fourreau.

Vif, impétueux, presque fébrile, Van der Boëcken n’avait certes pas l’allure pédante d’un commentateur d’Érasme ; il sursautait, ne tenait pas en place, et je dus, sans crier grâce, parcourir à sa suite toutes les galeries de la Bibliothèque de Rotterdam.

Il m’installait dans les coins les plus lumineux, allant quérir lui-même, pour me les apporter, Les éditions curieuses et rares de Gronovius, de Juste-Lipse, de Vossius, de Heinsius, m’exaltant les chroniques rimées de Nicolas Kolyn, les œuvres de Molis Stoke, les Sprekers des romans héroïques et chevaleresques. Il maniait ces lourds bouquins en peau de truie, bardés de fer, de clous et d’agrafes, avec une aisance de géant, ouvrant les antiphonaires sur ses bras comme sur un pupitre sculpté, et je restais abasourdi par cette surcharge de bibliographie néerlandaise que je n’avais point le temps de classer sur la frêle étagère de ma mémoire.

Il était dit que je n’avais point fini ; nous fîmes une dernière station sur un palier Cantique escalier-galerie » et là, secouant sa barbe de prophète, l’impétueux bibliothécaire m’annonça une incursion dans le domaine lyrique, didactique et dramatique des xvie et xviie siècles. Ce fut alors une dégringolade de livres qui s’écroulèrent sur mon crâne, et je râlais avec la note d’une admiration forcée, à bout d’adjectifs et de qualificatifs pour répondre à son ruissellement d’enthousiasme.

Je dus subir vaillamment cependant l’inspection des plus beaux livres à vignettes de Van Cats, le poète néerlandais, dît le La Fontaine des Pays-Bas, je supportai sans trop de fatigues la vue des œuvres de Marnix, de Koster, de Van der Vondel, de Huygens et de Bilderdijk, mais je ne pus dissimuler l’abandon de mon courage et l’atonie de ma voix devant les in-4o et les in-8o qui contenaient la poésie fleurie des Spiegel, des Rœmer Visseher, et les Woodenboëk de Welland et de Meursius.

Le cher archiviste eut la délicatesse de ne point m’accabler davantage ; il tira sa montre, et d’une voix gaie, marquant l’heure de la récréation : — Assez de bouquins et de poussière ! cria-t-il, allons promener en ville, si vous le voulez bien. »


III


Nous nous dirigeâmes vers le Jardin zoologique. — Van der Boëcken était un guide étonnant par la variété de ses connaissances et la joyeuse humeur qu’il apportait dans ses dissertations historiques et municipales. Avec sa longue barbe flave, sa haute stature, sa large houppelande, son geste ample et harmonieux, il me donnait la sensation d’un superbe portrait d’Hemling ou de Porbus rentoilé et modernisé par un disciple du père Ingres. — Son œil étrange de turquoise morte avait de subites phosphorescences sous le sillage des impressions qui y passaient, et ses mains fines, amenuisées, un peu spectrales, se dressaient souvent démoniaquement en travers de mon rayon visuel.

Il m’arrêta tout à coup en face d’une cage ou six loups, las de tourner sur eux-mêmes, s’étaient accroupis vaincus par l’énervante monotonie de leur régulier exercice. « Vous permettez, me dit-il avec une grande simplicité, presque avec bonhomie, en glissant sa canne sous son bras et se rejetant en arrière ; je veux juger sur ces bêtes de l’état de mon fluide magnétique ; il y a quelque temps que cela ne m’est arrivé… et vous savez… le criterium ! »

Déjà les loups s’étaient relevés, la queue entre les jambes, inquiets comme un bétail à l’approche de l’orage, et lui s’était rapproché ; il leur plongeait ses yeux dans les yeux, les rassemblant sous son regard avec autant d’aisance que s’il eût possédé un fouet de dompteur sous la main. Les malheureux cerviers hurlaient en mineur comme aux jours des Lupercales ; ils se flairaient, puis se redressaient, essayant de fuir ces deux yeux impitoyables qui les clouaient comme des épieux ; ils couraient éperdus dans l’étendue de leur cage, mais le regard polaire de l’archiviste courait prestement avec eux, fixe, volontaire, chargé d’une force inexplicable ; il parvint enfin à réunir les six malheureux dans un angle de la cage, et là, domptés, acculés, enchaînés par une puissance occulte, ils ne bougèrent plus ; je les vis un à un baisser la tête, papilloter de la paupière, puis, immobiles, dormir avec une attitude résignée, peureuse et lamentable de chiens battus à la niche.

« Un peu trop long, soupira Van der Boëcken avec tristesse, en se retournant vers moi ; j’ai tort de me négliger, voyez-vous ! Le fluide est comme le muscle, il faut journellement et sans trêve le travailler. »

Et nous poursuivîmes notre promenade zoologique.

Comme je demeurais singulièrement curieux de renseignements sur ce pouvoir fascinateur et que mon silence était gros de questions, le praticien des théories de Deleuze et de l’abbé Faria vint de lui-même au-devant d’un interrogatoire.

« J’ai toujours, mon cher ami, commença-t-il, été frappé — dès la pension — du trouble hypnotique occasionné par la fixité de mon regard, À quinze ans, au collège, lorsque j’étais surpris en faute, je parvenais sûrement à endormir mes juges-professeurs, et mes petits condisciples me nommaient le Diable lanceur de sable, car à peine les avais-je regardés avec attention qu’ils commençaient à sentir sous leur paupière rouler la poudre aveuglante du sommeil. — Je prenais plaisir, je l’avoue, à cultiver ces dons surnaturels de ma pupille phosphorées, comprenant toute la puissance suggestive que je pourrais tirer de cette domination par l’œil uni à la volonté.

« Je ne vous dirai point toutes les bonnes fortunes de ma vingtième année, toutes les passades obtenues par mes passes magnétiques, les éréthismes ou hyperesthésies amoureuses, le donjuanisme féroce de ma fascination. Pendant huit années environ, je vécus d’Anvers à Amsterdam avec la fougue d’un Casanova doublé d’un Cagliostro, considéré comme un homme fatal, comme un débauché funeste qui portail un philtre d’amour dans la flamme claire de ses œillades ; puis enfin, le temps aidant, je m’assagis et me mariai au détour de la trentaine ; aujourd’hui je ne provoque plus guère l’assoupissement que chez moi, dans mon milieu conjugal, le soir, sous la lampe, lorsque ma femme et ma belle-mère se lancent des regards inquiets sur les causes d’une de mes sorties nocturnes. Alors, par esprit de conciliation et en horreur des scènes inutiles et contraires aux bonnes fonctions digestives, je les anéantis très provisoirement d’ailleurs d’une œillade et vais errer le long des canaux où la lune, admirable hypnobate, mire dans les frissons de l’onde sa face anesthésiée.

— Mais, hasardai-je, en dehors de la femme et des fauves, quel pouvoir précieux serait le vôtre pour la conquête du bouquin convoité, pour l’édition rare, alors qu’il s’agit d’atténuer le lucre d’un libraire d’occasion ou de paralyser les surenchères dans les ventes publiques !

— Ah ! bon ami, clama-t-il, croyez bien que je ne manque point ces superbes aubaines. Je connais aussi bien ici qu’à La Haye, à Utrecht, à Leyde, à Harlem, à Amsterdam, les moindres antiquaires dissimulés dans les vieilles ruelles, et j’y vais fréquemment faire la chasse aux Elzévirs et aux Plantin. J’arrive doucereusement à l’antre du bouquiniste. Je flaire l’oiseau rare, je le déniche, je m’enquiers du prix, et, fixant silencieusement, couchant en joue pour ainsi dire le boutiquier tremblant et affaissé, je prononce lentement mon prix à moi comme une sentence définitive et menaçante. L’homme se trouble, je m’approche sans mot dire ; déjà ses yeux clignotent, sa bouche se plisse dans une contraction comateuse ; il n’essaye point de lutter, il consent comme si je lui demandais, armes en main, comme un roi des montagnes, la bourse ou la vie. »

Puis, comme je souriais un peu cyniquement :

« Dans les ventes, allez, c’est bien autre chose, continua, en se cambrant comme un général en retraite, le terrible Van der Boëcken ; tout ce que je convoite est à moi ; je sais l’art d’envelopper d’une œillade courbe et réfrigérante l’expert et le crieur ; la voix de celui-ci s’effondre à mon moindre geste ponctué d’un regard autoritaire, et il faut voir la façon dont le commissaire de la vente laisse, dans les prix bas, retomber son marteau d’ébène quand je le vrille de ma tirebouchonnante fluidité,

— Il ne lui reste plus qu’un petit filet de voix pour le mot adjugé et ils ne se doutent points les pauvres gens, que leur malaise provient de moi seul ; ils se cherchent, ils se tâtent et se croient étourdis par un flux de sang subit à la cervelle. »

Mais l’archiviste-fascinateur s’était arrêté. Devant nous, dans une large cage, un tigre royal, superbe et digne de faire bondir le cœur d’un rajah, se promenait félinement en traître de mélodrame, l’œil fuyant, les crins moustachus hérissés, l’échine souple et la gueule mauvaise.

« Ah ! ah ! proféra mon homme avec joie, essayons de réduire ce capitan à l’immobilité, » — … Et aussitôt, tout en fixant la bête fugace, il lui parlait doucement en hollandais ; on sentait à sa voix caressante qu’il prodiguait mille petites douceurs à ce roi des jungles, qu’il l’accablait d’hommages, de diminutifs, de gentillesses, qu’il faisait appel à sa bonne volonté pour se laisser dompter. Mais le tigre exaspéré s’était ramassé prêt à bondir, rugissant et fronçant les plis de sa face comme pour la bataille. — Van der Boëcken ne bougeait plus, il avait commencé le tête-à-tête, yeux à yeux, prunelle à prunelle ; l’exilé de Bengale esquivait ce regard d’acier qui le poursuivait sans merci à droite, à gauche, en dessus, en dessous, toujours plus aigu, plus fulgurant, plus effroyable ; il battait ses flancs de sa queue et s’était remis à arpenter le plancher de la cage avec son allure molle, sourde, et nerveuse à la fois ; mais le visage barbu de mon nouvel ami allait, venait le long des barreaux avec une prestesse sans égale, l’œil agrafé à l’œil du tigre qui, soudain, à bout de résistance, tourna trois fois sur lui-même et s’abattit, sans bruit, dans un ronronnement de chat géant, les paupières closes, hypnotisé.

Avec les lions le spectacle se renouvela ; avec les perroquets il fit des colloques en langue érasmienne. De tous côtés, il se prodigua bizarrement à mon étonnement ; mais ma stupéfaction tourna à la stupeur devant certain palais de fer qui renfermait deux immenses ours blancs.

« Voici les deux plus beaux ours du pôle qui soient encore parvenus dans un jardin zoologique, me dit-il avec calme. À Paris, vous ignorez absolument ce que sont les ours blancs ; ceux que vous voyez ici ont, lorsqu’ils sont debout, près de trois mètres, et vous allez en juger, — car c’est un couple, — si vous voulez me permettre de les inciter à l’acte d’amour, ainsi qu’il convient à leur robe virginale. »

LE BIBLIOTHÉCAIRE HYPNOTISEUR

Presque en même temps, a l’aide d’un jargon violemment guttural qui était tour à tour puérilement traînard et brièvement impératif, les deux ours soulevèrent leurs masses colossales et se dressèrent, épaule contre épaule, gueule à gueule, se mordant cruellement, tombant à terre et se redressant sous les commandements du grand-prêtre qui présidait à leurs ébats. J’assistai ainsi dans tous les détails et dans toutes les phases, grâce au bibliographe de Scaliger, à un puissant charnel congrès d’ours qui eût mis Berne en fête pour le plus grand scandale des chastes calvinistes.

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Pendant les quelques heures que je demeurai encore à Rotterdam, Van der Boëcken se révéla à moi sous les côtés les plus bizarres du monde. Non seulement rien ne lui était inconnu, mais il semblait encore avoir la prescience et la divination de toutes choses ; il lisait dans ma pensée, comme il eût fouillé dans mes poches.

Dans la soirée, ce digne patriarche daigna m’accompagner jusque une heure très avancée de la nuit dans tous les musicos les plus mal famés des vieux quartiers, mettant un plaisir juvénile a compromettre sa barbe vénérable dans ces paradis terrestres pour matelots, et, dans ces milieux pleins d’appas en cascades et de chants internationaux, je le vis pour mon seul esbattement suggérer mille incroyables folies à ces Dictériades de bas-fonds, des folies capables de faire pâlir l’ombre du pornographe Restif de La Bretonne et d’agiter la cendre cantharidée du divin Marquis.

Après avoir pris congé de lui, je trouvai, non sans saisissement, dans mes poches des paquets de cigares bagués de « nec plus ultra », des lettres de présentation pour Amsterdam et Harlem, et aussi une très mignonne édition du Quinte-Curce (1696) de Gronovius, dont les vignettes m’avaient ravi au cours de ma visite bouquinière à sa bibliothèque privée.

— Je ne sus jamais comment cet éminent prestidigitateur Put-Pocket avait pu, sans éveiller mon attention, bouder ainsi les profondes de mon pardessus de ses havanes et de son extrait d’érudition néerlandaise.

Le Gronovius figure sur mes rayons parmi mes livres, et je ne puis le prendre encore aujourd’hui sans songer à sa provenance occulte et à son origine presque diabolique.


IV


Je n’aurais point pris la peine de vous conter cette passagère et pittoresque aventure de voyage, mes chers amis, — dis-je en terminant aux hôtes silencieux de Robert de Boisgrieux, — Je n’y aurais point moi-même, pour curieuse qu’elle soit, Attaché la moindre importance si, tout récemment encore, le pauvre bibliothécaire Rotterdamien n’était venu me donner l’émotion de sa mort dans des circonstances assez inquiétantes, vous en conviendrez.

À la suite de notre entrevue zoologique et un peu gynécologique, j’échangeai avec Van der Boëcken une correspondance assez suivie et presque exclusivement littéraire et historique. — Les années passaient sans qu’il me fût loisible de me rendre de nouveau à Rotterdam, selon ma promesse et sans que mon très fervent ami trouvât possibilité de venir à Paris, ainsi qu’il m’en avait fait serment.

Je renonçais presque au plaisir de me retrouver avec cet hétéroclite et indéfinissable personnage, lorsqu’un marin du printemps dernier, il se fit annoncer à moi dans mon logis du quai Voltaire. Je le vis entrer dans mon cabinet un peu vieilli et déplumé, mais droit, sec, avec son œil glauque toujours allumé en fanal. Après les témoignages de cordialité, il m’expliqua qu’il venait à Paris dans un but d’amour pour la France et notre littérature nationale, et surtout dans le désir de constituer une ligue assez puissante pour maintenir la prépondérance de la librairie française en Hollande, actuellement envahie par les imprimés allemands. — Il me lut tout un rapport statistique établissant, avec logique et clarté, l’état précaire de notre librairie dans les principales villes des Pays-Bas, et prouvant avec une triste vérité la prospérité chaque jour grandissante des importations de Stuttgart, de Munich, de Berlin, de Leipzig, de Cologne et de Francfort. Il me démontrait que depuis l’année cruelle, on vendait deux tiers en moins de livres français chez ses compatriotes, et il pensait qu’à cette situation désastreuse il était possible d’opposer un remède efficace avec l’énergie et le dévouement de plusieurs patriotes parisiens décidés à suivre la voie qu’il était en mesure de leur indiquer.

Je me mis avec empressement au service d’une idée aussi juste et noble, et je lui fournis aussitôt des lettres de crédit pour les personnes que je jugeais les mieux en position de nous seconder dans cette véritable guerre des influences intellectuelles de la France contre la Germanie.

Van der Boëcken me quitta avec promesse de m’accorder plusieurs soirées au sortir de ses plus urgentes occupations. — Mais ce fut la dernière fois que je vis sa tête de Moine des Croisades. — Six jours après cette visite, je recevais de Rotterdam une lettre assez crânement philosophique, dans laquelle l’infortuné archiviste m’annonçait, de son lit, à la fois sa maladie et sa mort.

« Croyez-vous, m’écrivait-il en substance, que j’ai été assez malavisé l’autre matin, en vous quittant, pour rencontrer la camarde dans un vent coulis du quai, et me voici définitivement entraîné dans la grande danse macabre jadis peinte par Holbein à Bâle. — J’ai nettement senti le froid de sa faux dans le dos et n’ai point eu le temps de gagner, d’après vos indications, la bibliothèque de la rue Richelieu. J’ai voulu mourir près de mes livres, dans ce calme berceau d’Erasme ; j’ai pris le premier Rapide pour les Flandres, et me voici déposé ici, jaune, grelottant la fièvre, marqué pour la retraite des vaincus de la vie…… J’ai tenu à vous faire en personne poliment mes adieux, car Samedi prochain, vers la troisième heure après midi, celui qui fut votre très sympathique Van der Boëcken sera catalogué à l’état civil de Rotterdam comme ayant accompli sa carrière, et si vous êtes libre et dispos de venir céans et qu’il vous plaise d’étudier sur nature les cérémonies funèbres en Hollande, je serai encore votre guide pour vous montrer de ma boîte de chêne, très probablement le lundi suivant, ce que peut être le convoi d’un notable bibliothécaire municipal. — Ne me plaignez point, je pars allègrement, très curieux des au delà de nos sens bornés ; fata viam inveniunt. J’ai toujours aimé a suivre le Destin. Ainsi fais-je aujourd’hui dans la noire impasse ou il me conduit. — Adieu, ami, vous êtes jeune, aimez la vie bellement et noblement, pas trop dans les esprits, mais beaucoup dans les cœurs ; allez a gauche, c’est le côté des parfums et des femmes. Pensez que plus l’on gagne du côté de l’esprit, plus l’on perd du côté de l’instinct, et la perte ne compense pas le gain. Croyez-le bien. — Songez parfois à votre belluaire, comme il vous plaisait tant de m’appeler, après mes enfantillages zoologiques de notre première rencontre. Adieu, adieu encore. Samedi prochain, mes yeux, ces terribles yeux qui firent tant de victimes momentanées, se seront retournés en dedans pour m’endormir moi-même dans la vie éternelle, — Vale. »

Pure fumisterie !… ricana de Marconville., en interrompant mon récit dans un éclat de voix incrédule qui secouait le silence général.

Non point fumisterie, mes amis ; à l’heure même qu’il m’avait lui-même désignée, le fantastique bibliothécaire éteignait les inquiétants flambeaux de son âme. — Le lundi suivant, le courrier m’apportait un carton entouré de noir, par lequel la famille me faisait part de cette perte douloureuse, et, comme je suis sceptique comme le diable, je partis très trouble cependant au pays des canaux, je m’enquis de Van der Boëcken ; on m’apprît que depuis trois jours il dormait au champ de repos, et je déposai sur sa tombe une énorme couronne de bleuets, de muguets et de roses, une couronne aux trois couleurs françaises, qu’il aimait si vaillamment en dépit des influences tudesques qui alourdissent trop profondément aujourd’hui les horizons de son pays.

« Vous direz ce que vous voudrez, dit l’un de nous, en bâillant, — lorsque j’eus terminé ce récit, — on a beau être cousu sur nerfs et solidement emboîté sur ses gardes, toutes ces histoires-là sont singulièrement déreliantes. — Me suivra qui voudra, mais il se fait tard, et je m’en vais faire de l’occultisme en me glissant sous le tabis de mes couvertures. »

Toute la bande de Boisgrieux se dispersa avec bruit le long des longs corridors du château de la Battue.

Cette nuit-là, je vis en rêve Van der Boëcken, hypnotisant saint Pierre à la porte du paradis et prenant la direction de la grande bibliothèque des âmes angéliques qui papillonnent chez le Très Haut.