Contes pour les bibliophiles/L’Enfer du chevalier de Kerhany


L’ENFER DU CHEVALIER DE KERHANY


ÉTUDE D’ÉROTO-BIBLIOMANIE


L’ENFER DU CHEVALIER DE KERHANY
étude d’érotico-bibliomanie


Ubi turpia non solum delectant,
sed eriam placent. Sénèque.



Souvent je le rencontrais chez les grands libraires de la rive gauche, parlant sobrement, dans une note basse, fatiguée, presque enrouée, avec une allure étrange et cet air de gêne et de discrétion que l’on prête aux conspirateurs. — il semblait, devant un tiers, vouloir s’effacer, et, s’il exprimait ses désirs au bibliopole, ce n’était que d’une façon indécise et inquiète, lançant des phrases indéterminées, brèves, pleines d’une autorité craintive : « Trouvez-moi la chose en question », disait-il, avec un ton effarouché, ou bien : « N’oubliez pas, en grâce, ce que vous savez ; il me le faut coûte que coûte ; mais n’allez pas trop m’écorcher cependant…, hein ! — je repasserai bientôt. »

Je ne sais quel vague caprice me poussait à connaître ce Bibliomane bizarre, musqué, enveloppa Je mystère ; je pensais que cet être singulier n’était pas, à coup sûr, le premier venu ; sa physionomie seule m’intriguait particulièrement, et sous la sénilité vainement dissimulée de sa démarche, je pressentais un Bibliophile d’une race à part.

Grand, droit, corseté dans une longue houppelande lui tombant aux talons ; le soulier mince, effilé, découvrant le bas de soie, le visage rasé, maquillé, poudrederizé, les cheveux frisés et pommadés, le monocle d’or dans l’orbite droite, relevant la paupière affaissée sur un œil éteint ; le chapeau incliné sur l’oreille, la cigarette aux dents et le stick en main, il me rappelait, dans la pénombre du souvenir, cet admirable type de vieux beau, si magistralement crayonné par Gavarni, avec cette légende spirituelle et réaliste : « Mauvais sujet qui pourrait rire son propre grand-père. »

À peine arrivait-il dans une librairie, qu’il jetait un regard apeuré tout alentour ; si une dame s’y tenait, assise au comptoir, il semblait agité, nerveux, vivement préoccupé ; son malaise se manifestait part des mouvements d’impatience accentués et des tics involontaires qui brisaient, en l’écaillant, l’épaisse couche de fard étendue sur ses joues. — On devinait qu’il eut voulu être seul, dans une causerie d’homme à homme ; aussi ne disait-il au libraire que ces simples paroles : « L’avez-vous ? — Non, répondait-on. — Pensez-y, n’est-ce pas ? » reprenait-il avec découragement, et il se retirait. — Un coupé de couleur claire, tendu à l’intérieur de lampas rose broché d’argent, l’attendait à la porte ; notre Bibliophile marquis de Carabas y montait ; la portière se refermait, et le cocher poudré à frimas avait à peine fouetté l’alezan qui piaffait, que l’attelage déjà disparaissait au loin. C’était une vision.

J’appris qu’il se nommait le Chevalier Kerhany ; il vivait, me dit-on assez joyeusement avec les dames, mais demeurait fort réservé et d’humeur misanthropique avec ses semblables. Il recevait peu chez lui et toujours avec une sorte de méfiance instinctive ; on racontait que son intérieur était d’un luxe inouï et que la folie y agitait ses grelots dans des orgies dignes de Tibère ; il se donnait en son home au dire de chacun, des petits soupers à faire ressusciter de plaisir tous les roués de la Régence ;

personne néanmoins ne se vantait d’y avoir assisté, car tout cela sentait fort le roussi. — De fait, le Chevalier était assez demi-mondain, il se rendait de temps à autre au Bois, et, les soirs d’Opéra, il stationnait des heures entières au foyer de la danse. — Les déesses de l’entrechat l’entouraient, le noyaient dans des flots de gaze bouffante, lui lançant des pointes grivoises qui avivaient le feu libertin de son regard de faune, tandis que debout, dans une pose à la Richelieu, il se plaisait a distribuer à ces terribles petits museaux de rats à l’ambre les pastilles de sa tabatière ou les sucreries variées dont ses poches étaient toujours pleines.

Ces détails étaient faits plutôt pour attiser que pour calmer ma puissante curiosité à son sujet ; je résolus de suivre le précepte des stoïciens, le fameux Sequere Deum. Je m’aperçus en effet que le destin sait nous guider, car, en cette occasion, il ne tarda à me servir à souhait.


II


Je me trouvais un soir dans une de ces grandes fêtes parisiennes, brillantes et tapageuses, chez une artiste célèbre où un de mes amis m’avait conduit. — Presque abandonné dans un petit salon d’un rococo exquis, tout parfumé de couleur locale, renversé dans une quiétude parfaite sur le coussin d’un divan japonais, je me laissais bercer par une valse languissante, dont les accents m’arrivaient affaiblis, comme tamisés par le lointain et les lourdes tentures ; tout en regardant avec distraction un plafond délicieusement composé dans le goût de Baudoin, j’avais presque perdu la notion du lieu ou j’étais céans, lorsque, tout à coup, près de moi, sur le même divan, dodelinant de la tête et marquant du bout de sa bottine vernie le rythme de la danse, je vis, dans l’élégance du frac, le gardénia à la boutonnière, le plastron de chemise tout chargé de diamants, mon mystérieux Bibliomane, le Chevalier Kerhany, qui paraissait, lui aussi, fort peu s’inquiéter de ma présence. — Je ne me demandai pas comment il était venu là sans que je l’entendisse approcher ; je pensai de suite que l’occasion me frôlant de son unique cheveu, je devais le saisir en toute hâte et m’y cramponner ; aussi, toussant légèrement pour éveiller son attention et mieux affermir ma voix :

— Quelle voluptueuse et adorable chose que la valse allemande ! murmurai-je ; afin d’engager la conversation.

— Adorable ! adorable ! dit-il simplement, sans abandonner son laisser-aller de tête et de bottine.

— Il n’y a que Strauss de Vienne, repris-je, pour concevoir et écrire ces motifs entraînants, vifs, colorés, qui fouettent le sang, qui empoignent et font passer un chaud frisson du cœur aux jambes.

— Il n’y a que Strauss, en effet, soupira-t-il comme se parlant à lui-même ;… cependant Gungl’s.

— Ah ! Gungl’s, fis-je, charmant compositeur. — Le Rêve sur l’Océan est une œuvre tournoyante d’harmonie.

— Tournoyante d’harmonie ; oui, pirouettante d’harmonie, me répondit-il avec laconisme, comme fâché d’avoir à me parler.

— Il y eut un silence ; — mon voisin de divan, renversé en arrière, avec une moue d’ennui, sifflotait une sorte de menuet. — Je ne perdis pas courage et fis un nouvel effort :

— Si belle que soit la valse de perfection moderne, hasardai-je, elle ne laisse pas de faire regretter très vivement aux délicats ces mélodies du xviiie siècle, mélancoliques ; naïves et simples, si séduisantes par le caractère, si pénétrantes de pensée et si gracieuses, bien que fluettes de style.

Il souriait, semblant m’écouter avec plaisir et même m'approuver. — Je continuai :

— Est-il rien de comparable aux Quintettes de Mozart, aux Gavottes de Hameau, aux Menuets de Boccherini et de Reicha, aux Symphonies de Haydn et de Beethoven, aux Préludes, aux Rondos, Duos, Quatuors, aux Concertos, aux Thèmes variés composés vers 1725, et plus tard par tant de charmants musiciens aujourd’hui ignorés pour la plupart ?

— Et les airs pour fifre ! et les douces romances ! et les motifs pour clavecin ! fit le Chevalier en se redressant subitement ; les motifs pour clavecin, Monsieur, que de verve amoureuse ! que de charmes alambiqués ! que de légèreté et en même temps que de nonchalance ! Hélas ! le piano rend mal toutes ces jolies choses, et je préférerais mille fois les voir exécuter sur le clavier de quelque grêle et chevrotante Épinette que sur le meilleur Pleyel du monde,

— Sans compter, dis-je, faisant brusquement diversion à la conversation, sans compter que les Clavecins étaient des meubles ravissants, décorés avec un art incomparable par des artistes sensualistes tels que Bouclier, Pater, Lancret, Watteau…

— Ajoutez Fragonard, reprit mon interlocuteur avec passion, Fragonard, ce peintre divin des lubricités folles, des voluptés égrillardes et spirituelles, Fragonard qui connaissait si profondément la science du nu et des décolletés piquants, Fragonard, ce Grécourt de la peinture ; ajoutez Fragonard : je possède un clavecin, un bijou, sur lequel il a tracé des scènes adorables, de charmants camaïeux signés de son nom.

— Je n’ai qu’une toute petite toile de ce maître, osai-je dire modestement, mais c’est une œuvre si blonde de ton, si mignarde dans son déshabillé, si étonnante de facture, si parfaite d’ensemble, et enfin si grivoise de composition, que je la tiens pour une merveille véritable.

— Le sujet, quel est le sujet ? me demanda le Chevalier hors de lui, possédé d’une furieuse curiosité à l’idée de grivoiserie du tableau. — Quel en est le sujet, je vous prie ?

— Le sujet, mon Dieu, cela est très délicat, répondis-je lentement vous avez lu Brantôme, n’est-il pas vrai ?

— Ses Dames galantes sont pour moi un véritable bréviaire.

— Alors, repris-je ; après ce cynique aveu d’impiété, vous y avez vu décrit le sujet de mon Fragonard, dans le Discours premier ; vous l’avez lu dans la cent dix-neuvième épigramme de Martial, livre I, qui se termine par ce vers :

Hic ubi vir non est, ut sit adulterium.

Vous l’avez lu dans Lucien, dans Juvénal ; enfin mon tableau représente des fricatrices, d’aimables lesbiennes, Donna con Donna.

LA COURTISANE AUX ENFERS

La figure du Chevalier Kerhany était bouleversée ; ses yeux demi-morts avaient repris un éclat surprenant ; ses lèvres s’agitaient d’étonnement, et une légère sueur ravinait son visage.

— Vous avez un tel tableau de Fragonnard ! exclamait-il avec admiration ; un sujet si bien traité par un tel maître, — que ce doit être piquant, espiègle, délicatement compris !

Il s’approchait plus près, me demandant des détails ; il insistait sur les moindres choses, et dans l’ivresse de savoir et peut-être le désir de posséder plus tard, il m’accablait de prévenances.

Ayant voulu prendre par la curiosité cet érotomane effréné, j’avais touché juste ; il avait bondi à la description d’un sujet érotique, et déjà il s’apprêtait à me réclamer de nouveaux renseignements sur l’origine de cette œuvre d’art, lorsque la foule inonda le petit salon dans lequel nous nous trouvions retirés ; la valse venait de finir, le Chevalier fut enjuponné par quelques jolies femmes qui vinrent prendre place à ses côtés. — L’intimité était rompue.

Sur la fin de la soirée je le rencontrai, et, après un échange mutuel de politesses, il me remit sa carte en réassurant du plaisir qu’il éprouverait à me faire bientôt les honneurs de sa Bibliothèque.


III


Quelques jours après, je sonnais a l’huis du Chevalier de Kerhany, dont l’hôtel était situé sur le boulevard Haussman ; — un grand diable de laquais vêtu de panne écarlate vînt m’ouvrir. — Je traversai d’abord une vaste pièce, sorte d’atrium décoré en style pompéien, où se trouvaient rangés des meubles romains de tous les genres ; j’aperçus l’accubitum, le biclinium, le triclinium, orné de ses plaguia, le lectulus, et même le subselium, le seliquastrum, le scabellum et autres sièges fidèlement copiés d’après l’antique. — Le Chevalier était visible ; il se tenait dans un petit fumoir tendu de soie vieil or capitonnée de satin bleu. Il me reçut avec la plus grande cordialité, me félicitant de n’avoir pas craint de le déranger. Nous parlâmes art et littérature, ou plutôt femmes, car toute l’esthétique de mon Érotomane semblait se réunir et se résumer dans l’éternel féminin ; il ne voyait la musique, la poésie, la peinture que dans un sens de corrélation voluptueuse qu’il se plaisait à établir malgré lui entre tous les chefs-d’œuvre et l’amour des filles d’Ève ; — prenant chaque génie en particulier, il me montrait avec une verve passionnée que, dans les grandes manifestations de l’art, on pouvait répéter le mot d’un policier célèbre : Cherchez la femme. Il me parla du sexe charmant comme un habile général le ferait d’une forteresse dont il connaît les coins et recoins, exprimant avec grâce les différentes manières détraquer la citadelle, émettant des théories si audacieuses, que je ne pourrais, même en voilant mes phrases comme des femmes turques, les raconter ici. — Je fus entièrement séduit par ce vieil Anacréon ; je croyais avoir en face de moi le célèbre Duc de Lauzun donnant des conseils à son petit-neveu, le Chevalier de Riom, tant il annonçait de connaissances approfondies et de crânerie passionnée dans les sujets délicats qu’il avait à traiter.

Cependant, si attrayante que fut la conversation, je ne tardai pas à réclamer du Chevalier Kerhany la faveur de visiter son musée. Il accéda avec la meilleure grâce à ma demande : — « C’est juste ? c’est juste, me dit-il en souriant, je vous retiens ici avec mes billevesées. Passons, si vous le voulez bien, dans la galerie des maîtres. »

Je fus introduit dans une superbe salle éclairée par une vaste baie exposée au nord ; — étourdi un instant par la splendeur des cadres et l’orgie magistrale des couleurs, je ne tardai pas à me remettre, et je pus considérer à mon aise la plus remarquable collection particulière qu’il m’ait été donné de voir. — Il y avait là des Vélazquez et des Murillo, des Titien et des André del Sarte, des paysages éclatants de Ruysdael, de Hobbema et du Poussin, des petites toiles adorables de Terburg, de Metzu, de Van Ostade, de Wouwermans, de Jean Steen, de Van der Meer ; puis, dans un style plus large, des Rembrandt, des Rubens, des Jordaens, des Frans-Hals, des Ribera, des Gérard Dow, ainsi que des Antonello de Messine, des Guerchy, des Léonard de Vinci et des Paul Véronèse. — Il m’eût fallu des journées entières pour rassasier mon admiration ; il me faudrait des volumes pour exprimer les sensations que j’éprouvai. — Je m’arrachai cependant à cette féerie sublime pour faire remarquera l’heureux propriétaire de tant de merveilles que Part plus affadi des maîtres du xviiie siècle ne tenait aucune place dans sa galerie.

« Un moment, un moment, répondit-il, — ceci tuerait cela ; — suivez-moi, vous ne perdrez rien pour attendre, je suis ami de l’ordre dans mes désordres ; suivez-moi, je vais, je l’espère, vous satisfaire. »

Le Chevalier souleva une portière ; nous nous trouvions alors dans Une chambre octogone dont les boiseries blanches étaient sculptées de festons, de guirlandes et de couronnes relevées d’or mat ; une glace immense remplaçait le plafond, et tout à l’entour de la pièce jusqu’à la cimaise étaient suspendus les tableaux du xviiie siècle. — C’étaient, en premier lieu, des portraits de Reynolds, de Gainsborough et des pastels de Latour ; ensuite venaient Vanloo, Baudoin, Boucher, Lancret, Fragonnard, Largillière, Nattier, Dietrich, Le Barbier, L’Epicié et Boilly. — Ce qui donnait un caractère particulier à cette réunion de chefs-d’œuvre, c’était la nature même du choix des sujets : on ne voyait qu’un éblouissement de chairs roses, qu’un rut de peaux mates, de fossettes gracieuses ; qu’une débauche de postures alanguies et enivrantes, qu’une nuée d’amours polissons et rieurs dont les lèvres s’entre-baisaient. — La dépravation de tout un siècle s’étalait dans la lubricité de ces peintures, souriantes de luxure et aimablement vicieuses ; les torses cambrés, lascifs, endiablés émergeaient des cadres, se reflétant dans la grande glace du plafond, tandis que les jambes velues des faunes et des sylvains, nerveusement gonflées d’un priapisme intense, semblaient distiller dans l’air une odeur acre et virulente de bouc qui montait au cerveau.

Il y avait près d’une heure que je me trouvais là, ivre de tant de beautés entrevues, brisé, anéanti, dans un état de prostration impossible à décrire. Le Chevalier de Kerhany jouissait de ma surprise et de mon admiration passive, à force d’être surexcitée : « Eh bien ! jeune homme, me disait-il, eh bien ! mon ami, que dites-vous de mon xviiie siècle ? Ne croyez-vous pas que votre Fragonnard Saphique serait en fort belle compagnie dans mon modeste petit musée ? — Ce n’est pas tout, ajoutait-il, nous allons visiter ma Bibliothèque, qui compte, je le crois, certaines curiosités qui ne manqueront pas d’être de votre goût. — Mais… qu’avez-vous ? — on dirait que vous vous sentez mal ?

Je répondis furtivement, m’excusant de ne pouvoir visiter ce jour-là les livres de mon hôte ; j’invoquai un rendez-vous pressant, et, remerciant le galant Chevalier, je sortis après avoir pris rendez-vous chez lui pour le lendemain à la même heure.

Le fait est que j’éprouvais un violent mal de tête et un malaise général ; ce que j’avais vu m’avait transporté dans un monde idéal, loin du Paris moderne et de sa civilisation, loin du banal et du convenu odieux. Mon imagination s’était fatiguée dans une course échevelée à travers l’Eden de mes rêves, et ma cervelle dansait encore à soulever mon haute forme lorsque je me trouvai sur le boulevard.

Le Chevalier de Kerhany me paraissait, à cette heure, un magicien dangereux, une sorte de Méphistophélès régence qui s’était amusé à plaisir de mon enthousiasme juvénile. — Je lui en voulais presque de m’avoir promené un instant dans le verger des fruits défendus, car je ne voyais plus devant moi que les petites pommes d’api du jardin contemporain, c’est-à-dire des petites Parisiennes trop vêtues selon la mode, qui trottinaient allègrement, suivies par les faunes d’aujourd’hui, de gros boursiers enflés de bourse et de ventre, jouisseurs hâtifs, prêts à pénétrer dans le boudoir des Danaés sous la forme d’une pluie de pièces blanches.


IV


Le lendemain, à l’heure fixée, l’esprit plus calme et de sens plus rassis, je me trouvais chez le Chevalier, qui m’attendait dans sa Bibliothèque. Cette librairie était disposée dans un salon ovale ; une fenêtre aux vitraux multicolores y distribuait le jour dans un prisme joyeux, et le soleil, tamisé par des losanges roses, jaunes ou bleus, semblait éclabousser les tapis d’Orient de reflets contrariés. Les parois de la pièce étaient entièrement rayonnées de planchettes de bois de rose, recouvertes de cuir de Russie, et ornées sur les rebords de coquets lambrequins de moire vert myrrhe, dentelés et effrangés, dont l’élégance se joignait à l’avantage de préserver les livres de la poussière. Tout en haut, près de la corniche, sur le dernier rayon, dans un désordre charmant et fait pour le plaisir des yeux, des petites statuettes se montraient dans toute l’impudence de l’impudicité ; c’étaient de sveltes Vénus n’ayant rien du rigide classique, des groupes de baigneuses affolées, des Sapho… avant l’amour de Phaon, des Narcisses pâles et blêmes, des Hercules puissants et aussi des suites de Phallus en bronze ayant l’esprit et le caractère singulier de ceux que l’on voit dans le Musée Secret du Roi de Naples. Je me croyais chez un juge d’instruction après la saisie de figurines portant atteinte à la morale publique, tant était chaude et déréglée la composition de cette statuaire unique. — La pièce n’avait pour tous meubles qu’un divan circulaire, large, profond, rebondi, habillé d’une épaisse étoffe des Indes ravissante de tons, sur laquelle étaient jetés des coussins nombreux et variés. Çà et là quelques X de Cèdre supportaient des cartons à estampes, et une table liseuse, aux pieds torses, à sabots d’or, occupait le centre de la salle. Au plafond, d’une rosace ayant la bizarrerie obscène de certaines gargouilles moyen âge, tombait un lustre de bronze d’une si effrayante lubricité qu’on l’eût dît ciselé par quelque Benvenuto Cellini atteint de satyriasis.

Cette Bibliothèque me parut renfermer près de deux mille volumes dont je m’approchais déjà curieusement afin d’en parcourir les titres, lorsque, souriant et paternel, le Chevalier de Kerhany m’arrêta :

« Mon jeune ami, me dit-il doucement, cette bibliothèque est un enfer bibliographique dont je suis le Pluton égoïste ; ici, j’ai donné rendez-vous à tous les affamés du vice, à tous les grotesques de libertinage, à tous les condamnés de l’indignation bourgeoise, aux conceptions maladives et honteuses des cerveaux surmenés de plaisirs. Peu de visiteurs ont franchi cette enceinte ; quelques jolies pécheresses seules y ont trame l’élégance de leurs pantoufles ; et si une sympathie particulière me permet aujourd’hui de faire en votre faveur ce que je n’ai fait jusqu’alors pour aucun autre Bibliophile, votre érudition sage vous placera, je l’espère, au-dessus de vos sens ; cependant, je crois devoir vous prévenir : réfléchissez comme si vous alliez prendre de l’opium pour la première fois de votre vie. — Mon coupé est en bas, venez-vous faire un tour de lac ?

— Faites dételer, lui répondisse en riant ; je vais rendre visite à vos pestiférés.

— Dans ce cas, commencez par la droite, ajouta le Chevalier en m’indiquant les rayons les plus proches ; ma Bibliothèque est graduée, — les incunables sont à gauche, à l’extrémité du lieu où vous vous trouvez ; — je vous laisse seul ici, dans une heure je reviens vous prendre.

La première rangée des livres que j’ouvris formait ce qu’on pourrait appeler la série des anodins ; c’étaient pour la plupart des romans ou contes piquants, écrits dans cette période voluptueuse comprise entre la Régence et la Révolution, des fantaisies Turques, Persanes ou Chinoises, de bonnes et inoffensives polissonneries imprimées à Cythère avec l’approbation de Vénus, a Érotopolis, à Cucuxopolis, ou au Palais Royal chez une petite Lolo, marchande de galanterie. Je vis Grigri ; Thémidore ; le Noviciat du Marquis de *** ou l’apprenti devenu maître ; les Œuvres galantes de Bordes ; le Grelot ; le Roman du Jour ; le Sopha ; le Tant pis pour lui ou les spectacles nocturnes ; les différents Codes : Code de la Toilette ; Code des Boudoirs ; Code du Divorce ; Code des Mœurs ou la Prostitution régénérée ; Code de Cythère ou Lit de Justice d’Amour ; puis la Bibliothèque des petits maîtres, la Bibliothèque des Bijoux : les Bijoux indiscrets ; le Bijou des Demoiselles, les Bijoux des neuf Sœurs ; le Bijou de Société ou l’Amusement des Grâces ; les Bijoux des petits neveux d’Arétin et autres ; les Caleçons des Coquettes du jour, les Calendriers de Cythère, l’Almanach cul à tête, ou étrennes à deux faces pour contenter tous les goûts, ainsi qu’une foule d’œuvres scatologiques et d’ana orduriers.

Les volumes étaient reliés admirablement en maroquin plein, en veau uni ou agrémenté ; chacun d’eux était orné de petits fers spéciaux, d’une composition fine et originale, quelquefois brutalement grossiers par esprit de couleur locale ; ils étaient placés sur le dos, entre les nervures, en forme de culs-de-lampe ou frappés en plein maroquin sur le plat des volumes en guise d’armoiries. — Des gravures licencieuses étaient ajoutées aux passages les plus colorés des ouvrages auxquels elles convenaient ; les gardes mêmes subissaient quelquefois l’effronterie d’un dessin graveleux, et je ne pouvais m’empêcher de songer que le livre de la plus chaste gauloiserie se fût trouvé impitoyablement transformé par l’êrotomanie invétérée du Chevalier de Kerhany.

Au fur et à mesure que j’inclinais vers la gauche, la gradation libertine s’accentuait ; déjà j’avais franchi les poésies gaillardes : la Muse folâtre, l’Élite des poésies héroïques et gaillardes de ce temps (1670) ; le Parnasse satyrique du sieur Théophile ; le Cabinet satyrique ; les Œuvres de Corneille Blessebois ; Dulaurens ; les Muses en belle humeur ou Élite des poésies libres ; le Pucelage nageur, l’Anti-Moine ; le Parnasse du XIXe siècle et tous les ouvrages imprimés en Belgique, à Neufchâtel, à Freetown, avec eaux-fortes de Rops, auxquelles s’ajoutaient de nouvelles gravures. Déjà j’avais parcouru la majeure partie de la Bibliothèque et mes mains commençaient à trembler en ouvrant chaque livre qui s’offrait à moi ; les petits fers prenaient des allures cyniques et effrayantes ; j’eus peur de ne pas arriver au but, et j’abandonnai quelques centaines de volumes pour atteindre l’extrême gauche.

Je me trouvais bien en effet parmi les incunables, comme me l’avait dît le Chevalier : c’était à l’estrême gauche, le suprême du genre, le nec plus ultra de la dépravation et à la fois du luxe artistique des livres et des gravures ; les Œuvres badines d’Alexis Piron touchaient l’amour en vingt Leçons et le Meursius François ; l’Arétin y était représenté par le Recueil de postures érotiques d’après les gravures à l’eau-forte d’Annibal Carrache ; par l’Alcibiade Fanciullo à Scola ; par l’Arétin français et par le livre dit : Bibliothèque d’Arétin : près du Divus Arétinus, je remarquai Félicia ou Mes Fredaines ; Monrose ou le Libertin par fatalité ; les Monuments de la vie privée des Douce Cœsars et les Monuments du Culte secret des Dames Romaines ; plus loin, je vis Justine ou les Malheurs de la vertu ; Cléontine ou la Fille malheureuse ; Juliette ou la suite de Justine ; ''le Portier des Chartreux ; la France fout… ; la Philosophie dans le Boudoir ; les crimes de l’Amour ou le délire des Passions  ; en un mot, toutes les œuvres folles du Marquis de Sade, en éditions originales, avec reliures à petits fers de torture. — J’allais me livrer au plaisir de regarder les manuscrits et les dessins originaux ; je mettais la main sur l’un des trois exemplaires connus du Recueil de la Popelinière. Tableaux des Mœurs du Temps dans les différents âges de la vie, i vol. grand in-quarto ; j’admirais les vingt gouaches mignardement


LE TABLEAU DE FRAGONARD


LES FRICATRICES


Dont il est parlé dans ce conte, a été gravé en taille-douce
dans le format de cet ouvrage


TIRÉ À 300 EXEMPLAIRES


(Le cuivre détruit après tirage.)


Ces épreuves sont vendues à part chez L’éditeur,
la nature du sujet n’ayant pas permis de le divulguer en l’insérant
dans cette édition.


impudiques de Carême, la vignette des nègres prosternés lorsque le possesseur

de cette étonnante rareté se présenta.

« Ah ! ah ! s’écria-t-il, vous n’y allez pas à la légère, mon cher enfant ; non seulement vous avez vu la droite, le centre droit, la gauche de mon cabinet, mais encore vous contemplez en vrai gourmet, en délicat amoureux de la chose, la merveille des merveilles, le plus rare de mes livres rares après l’Anti-Justine de Restif de La Bretonne. Savez-vous bien que la possession de mon La Popelinière, imprimé sous les yeux et par ordre de ce fermier général, m’a coûté environ dix ans de recherches, dix longues années de fatigues et de luttes et trois mille écus sonnants ? »

— C’est à peu près le prix de mon Fragonard Lesbien, sans omettre les luttes et les fatigues, soupirai-je avec intention.

— Vous n’allez pas, je suppose, me proposer un échange ?

— Qui sait ? »

— Ne plaisantons point, interrompit avec un bienveillant sourire le bonhomme, sursautant à l’idée de se séparer de son ouvrage préféré ; mon La Popelinîère, voyez-vous, mon ami, ne sortira jamais, moi vivant, de ce cabinet. Ce livre a son histoire et ses parchemins, Bachaumont, qui, dans ses Mémoires secrets, a raconté le scandale de sa découverte par l’héritière du mari de Mimi Dancourt, l’estimait déjà plus de vingt mille écus tant en raison de sa rareté que pour la perfection des tableaux qu’il contient. Le roi Louis XV fit saisir cet exemplaire par l’entremise de M. de Saint-Florentin ; il se plut à le regarder et à le lire en compagnie de cette délicieuse drôlesse qui eut nom la Du Barry ; que de contacts illustres n’a-t-il pas subi depuis, et combien curieuse serait l’étude de ses pérégrinations jusqu’à l’heure ou il fut retrouvé dans la fameuse cassette de fer des Tuileries !

De France, il passa en Russie ; on le trouve catalogué parmi les livres précieux : du prince Galitzin, en 1820, à Moscou ; vendu à l’amiable sans avoir été exposé, il traversa la Manche, resta quelques années en Angleterre, revint à Paris chez le baron Jérôme P…, qui, pris de scrupules religieux sur ses vieux jours, me le céda enfin il y a déjà dix ans. Croyez-vous qu’on puisse se défaire d’un si glorieux aventurier ?

— Cependant, hasardai-je, après vous ?…

— Après moi, la fin du monde, comme disait le Bien-Aimé ! Qu’importe le post mortem ! Toute jouissance est viagère, je le sais, mais je sens que mes passions ne me quitteront point avant que je ne les abandonne, et cet ouvrage superlatif m’enchante plus que je ne le saurais dire. Ce n’est point tant les fines et voluptueuses gouaches arétines, ni les postures damnables des dernières compositions qui m’attachent à cet exemplaire unique, ce sont plutôt, vous ne le croirez pas, les tableaux de mœurs du début qui révèlent une si exquise pénétration du xiiie siècle.

Mon imagination, lorsque je les regarde, part en bonne fortune vers ces temps défunts dont il me semble être le dernier roué survivant, car je me sens en exil de ce siècle poudré… ; tenez, par exemple, regardez dans les premières pages ce tableau incomparable du Parloir d’un couvent ; cela est convenable à tous points de vue, mais où trouver ailleurs un document aussi gracieux, aussi vivant, aussi typique ! Citez-moi un peintre d’avant votre affreuse Révolution, un seul qui ait rendu aussi ingénieusement et fidèlement un coin de vie sociale. Il y a bien le coquet Pietro Longhi, le malicieux Vénitien, qui nous aide par ses peintures à interpréter Casanova de Seingalt ; mais, en France, la mythologie de l’art semble avoir empêché la reproduction des milieux divers de la société élégante. — Tableaux des mœurs du temps, dit le titre, et il n’est point menteur. Je regarde parfois durant une heure entière quelques-unes de ces gouaches expressives. Je revois cette vie de couvent qui ne faisait que pimenter l’amour profane des recluses, et ce livre m’est d’autant plus précieux qu’il m’est comme une fenêtre ouverte sur ce divin xviiie siècle que, vous aussi, me semblez adorer pour tout ce qu’il contient d’humanité légère, souriante, et dont au demeurant la morale n’était point pire qu’en cette présente époque ennuyeuse et ennuyée.

Conservez donc votre tableau d’anandryne, mon ami, comme je conserve cet exemplaire de fermier général ; venez le voir quand il vous plaira, et sans rancune, n’est-ce pas ?


V.


Quelques jours plus tard, l’aimable chevalier de Kerhany se faisait annoncer dans ma modeste bibliotière dont il avait pris la peine de faire la pénible ascension à hauteur de grenier. Il m’apportait sous son bras une collection de vingt petits Cazin rarissimes, reliés en maroquin rouge, aux armes de la Pompadour.

Je fus, je l’avoue, touché de la démarche du vieux beau, plus encore que de son princier cadeau. Le bonhomme, sous ses ridicules apparents, dissimulait un esprit d’élite, une extraordinaire érudition, un cœur indulgent et généreux. Il avait réellement conservé cette jeunesse morale, impétueuse, qui s’enthousiasme et se prodigue au contact des beautés littéraires et artistiques, et il semblait se plaire dans mon humble garçonnière, alors éclairée sans obstacle par un radieux soleil de mai ; il me demanda à voir le fameux tableau des Deux amies du divin Fragonard, bien en lumière à ce moment dans une pièce voisine ; et quand il fut en présence de cette œuvre rose et ambrée, d’une volupté discrète, montrant l’une des deux pécheresses comme prostrée dans une reconnaissance de vaincue, son admiration n’eut plus de bornes ; elle éclata en termes puissants, en gestes désordonnés :

Per dio, que c’est beau ! Mais je n’ai rien vu d’aussi finement capiteux ! Cette brune adorable aux formes amenuisées, au sourire vainqueur, montre-t-elle assez la fierté de ses caresses meurtrières, et son attitude d’amante active, sûre de son art, n’est-elle pas supérieurement peinte, et avec quel esprit de facture que n’ont plus nos déplorables barbouilleurs modernes !… Et l’amie blonde, aux yeux mi-clos, railleurs, polissons, noyés de délices, ne dit-elle pas très languissamment en quelle agonie de plaisir elle s’effondre inerte, respirant à peine, la nuque brisée et les lèvres lubréfiées, scintillantes encore des baisers reçus et donnés ?… Et vous avez trouvé cette toile capitale pour quelques louis, « sous crasse », il est vrai, chez un brocanteur du Marais ! Il faut vraiment que je vous aime bien, pour ne pas vous envoûter de mon envie la plus féroce… C’est du Fragonard quintessencié, vous m’entendez bien, du Fragonard amoureux, subtil, enjoué, du Fragonard de petite maison… du Fragonard di primo cartello. Ah ! je gravirai souvent vos étages, mon ami, pour venir me repaître de nouveau de cette incomparable peinture des vierges du mal !…

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J’épargnai au chevalier de nouvelles ascensions. Le Fragonard lui était envoyé dès le lendemain matin, avec un billet très catégorique lui garantissant l’usufruit de ce tableau et qui le mettait en situation d’accepter le cadeau.

Il y a vingt ans de cela, hélas ! — Depuis lors, le pauvre vieux libertin s’en est allé faire la fatale enquête a laquelle nous sommes tous condamnés sur le paradis de Mahomet ; il mourut un matin de novembre d’une incertaine maladie que d’indécis médecins étiquetèrent de noms différents et sans valeur : — la vérité, c’est qu’il était usé jusques à la trame et qu’il n’avait plus que faire ici-bas. Son testament me désignait pour héritier de son La Popelinière et de quelques autres de ses livres maudits ; mais ma curiosité fut vite satisfaite ; je conservai quelques années les précieuses reliques de ce pilier d’enfer, puis mon esthétique changea d’objet ; mes goûts vagabonds ne s’accordaient plus avec la passion paisible et sédentaire des vrais bibliophiles. Mon cosmopolitisme épris de vie active, de plaisirs militants, d’idées générales, devint hostile aux habitudes casanières, et je me sentis peu à peu poussé, en regardant la carte du monde et la brièveté de la vie, à me défaire de mes livres et objets d’art. Le Tableau des mœurs du temps, cédé à l’amiable et Sous le manteau, fit partie d’un Grenier célèbre dans le monde des amis du bouquin ; il devint la propriété d’un Toqué mort tout récemment, et à la vente duquel il fut acquis par un riche amateur bordelais, qui le possède sans doute encore à l’heure actuelle.

Le tableau des Fricatrices eux un sort moins agité ; il est aujourd’hui accroché dans l’artistique demeure d’un de mes vieux amis d’enfance, très épris d’art ancien et qui fait profession du goût le plus délicat. M. Émile R… directeur d’un grand théâtre parisien, est le possesseur de cette saphique peinture qu’aucun musée public ne saurait exposer.

Livre et tableau, je l’avoue, ne m’ont point fait un grand vide ; la vie de certains hommes est trop remplie d’événements, de sensations pour qu’ils puissent regretter profondément le départ des choses qui firent partie du décor de fond de leur jeunesse. La possession de tout bibelot cesse vite d’être une joie pour devenir une vanité superflue, mais je ne puis encore évoquer sans tristesse le souvenir du dernier roué de France, et l’ombre de cet inquiétant érotornane, le chevalier de Kerhany, se profile toujours en silhouette nettement accusée sur le transparent lumineux du passé. La mesquinerie et l’ignorance des hommes que l’on coudoie incessamment ne sert qu’à grandir dans notre esprit la valeur de ceux qui eurent le courage de leur originalité et qui s’en sont allés incompris, bafoués, ridiculisés par la multitude des imbéciles.

Pauvre chevalier ! Pauvre vieux Céladon qui semblait échappé d’un roman d’Urfé revu et augmenté par de Sade !