Contes populaires de Basse-Bretagne/Petit-Jean et la Princesse Devineresse



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PETIT-JEAN


ET LA PRINCESSE DEVINERESSE
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IL y avait une fois un roi de France, qui avait une fille, laquelle était une très habile devineresse. La princesse passait tout son temps à résoudre des énigmes et des problèmes de toute sorte, et elle en était arrivée à n’en plus trouver d’assez difficiles, de sorte que tout ce qu’on lui proposait de plus compliqué et de plus obscur n’était qu’un jeu pour elle.

Elle fit publier, dans tout le royaume, qu’elle prendrait pour époux l’homme, quel qu’il fût, qui lui proposerait une énigme dont elle ne fournirait pas la solution, dans trois jours ; mais, en revanche, à chaque problème qu’elle résoudrait, celui qui l’aurait proposé serait aussitôt mis à mort.

De tous les points du royaume, et même des pays étrangers, il vint une foule de prétendants, des gens de toute condition, depuis des princes jusqu’à des charbonniers et des tailleurs de campagne, avec des énigmes et des problèmes qu’ils regardaient tous comme insolubles. La princesse les recevait, du haut d’un balcon, dans la cour du palais de son père, tout habillée de rouge, une couronne d’or sur la tête, une étoile de diamant au front, une baguette blanche à la main, et l’air hautain et cruel comme une tyranne (evel eun dirantès). Tout autour de la cour, on voyait suspendus aux murailles et à des poteaux patibulaires, les cadavres et les squelettes décharnés de ses victimes. Elle donnait ordinairement ses réponses, séance tenante, et aussitôt le pauvre prétendant vaincu était saisi par quatre valets, à mine féroce, et pendu impitoyablement.

Il y avait au pays de Tréguier un jeune seigneur nommé Fanch de Kerbrinic, pas des plus fins, et qui pourtant voulait aller aussi proposer une énigme à la princesse. Il habitait son manoir de Kerbrinic, seul avec sa vieille mère. Celle-ci faisait tout son possible pour détourner son fils de son téméraire projet ; mais, c’était en vain.

Un jour que Fanch de Kerbrinic était allé à la chasse, il rencontra, sur la grand’route, un soldat revenant de la guerre, et qui avait nom Petit-Jean. Le soldat salua le chasseur, ils lièrent conversation ensemble et entrèrent dans une auberge, au bord de la route, pour boire quelques chopines de cidre et faire plus ample connaissance. Petit-Jean, qui était un malin, eut bientôt jugé le degré d’intelligence de son nouveau camarade, et il lui parla beaucoup de ses voyages, de ses combats et lui vanta, en termes pompeux, les beautés, les merveilles et les plaisirs des villes et des pays lointains qu’il avait visités. Fanch de Kerbrinic, qui n’était jamais allé plus loin que Tréguier ou Lannion, écoutait, tout ébahi et ébloui, les récits et les descriptions du soldat.

— Comment donc, Monseigneur, lui dit Petit-Jean, n’avez-vous pas songé à aller aussi proposer votre énigme à la fille du roi ? Beau garçon et rempli d’esprit comme vous l’êtes, je suis persuadé que vous viendriez à bout d’elle ; car, jusqu’à présent, elle n’a eu affaire qu’à des imbéciles.

— J’y ai bien songé, répondit le jeune seigneur de Kerbrinic, mais, ma mère ne veut pas me laisser partir.

— Ah ! vous y avez songé ? Mais, alors, vous avez sans doute quelque bonne énigme toute prête ?

— Oh ! oui ; j’en ai même deux.

— À la bonne heure ; ne voudriez-vous pas m’en faire part ?

— Je le veux bien, mais, n’en dites rien à personne, je vous en prie, car un autre pourrait arriver avant moi avec mes énigmes, et enlever la princesse.

— Ne craignez rien, foi de brave soldat, je vous garderai le secret le plus absolu.

— Eh bien ! voici la première :


Devinn a dolan dreist ann ti.
Ha me krog’n etir penn anezhi.
Devine ce que je jette pardessus la maison,
Tout en en ayant un bout dans la main.


— Une pelotte de fil ; c’est trop facile cela ; un enfant de cinq ans n’en serait pas embarrassé. Voyons l’autre :


A dolan unan dreist an ti,
Pa ’z an da welet, kavan tri.
Je jette un par-dessus la maison ;
Quand je vais voir, j’en trouve trois.


— Un œuf ! quand il est cassé, on trouve le blanc, le jaune et la coque, ce qui fait trois. Ce n’est vraiment pas fort, et il faudra mieux que cela, pour se présenter devant la princesse. Mais, emmenez-moi avec vous, suivez de point en point mes instructions, et je vous réponds du succès ; vous vaincrez la princesse, vous l’épouserez et vous serez roi de France.

— Bien vrai ? demanda le seigneur de Kerbrinic, émerveillé.

— J’en réponds sur ma tête, dit le soldat.

— Eh bien, venez avec moi dîner et coucher au manoir de Kerbrinic, parlez à ma mère, et faites en sorte qu’elle me laisse partir avec vous.

— Je le veux bien, si vous me promettez de me suivre, demain matin, que votre mère le veuille ou non.

— Je vous le promets ; nous partirons ensemble, demain matin, arrive que pourra.

Ils se rendirent là-dessus au manoir de Kerbrinic, déjà les meilleurs amis du monde. La vieille châtelaine reçut bien l’hôte que lui amenait son fils, et prit plaisir à l’entendre raconter ses voyages et ses aventures. On parla aussi de la fille du roi, la fameuse devineresse. Petit-Jean dit qu’il n’était bruit que d’elle, dans tout le royaume, qu’elle était d’une beauté merveilleuse, qu’il l’avait vue et qu’il s’étonnait que le jeune seigneur ne tentât pas l’aventure, ayant toutes les chances possibles de réussir, jeune et beau et spirituel comme il l’était.

La vieille dame ne l’entendait pas ainsi, et elle dit au soldat :

— Je vous prie de ne pas tourner la tête à mon fils, avec de semblables folies ; je le lui ai dit, plus d’une fois, et je le répète, jamais je ne lui permettrai de tenter une aventure si périlleuse.

— Je réponds de tout, sur ma tête, répliqua Petit-Jean ; laissez votre fils partir avec moi, demain matin, et je vous le ramènerai roi de France.

— Jamais ! répondit la mère, et j’aimerais mieux le voir mourir, sous mes yeux.

Et elle se leva de table et quitta la salle à manger. Fanch de Kerbrinic et Petit-Jean y restèrent encore, quelque temps, à causer et à boire, puis ils allèrent se coucher, bien résolus à prendre ensemble la route de Paris, dès le lendemain matin.

En quittant la salle à manger, la vieille dame, qui sentait bien que son fils partirait, quoi qu’elle pût faire pour essayer de le retenir, s’était rendue chez une vieille sorcière, qui habitait une masure, près du manoir de Kerbrinic, et elle lui demanda une potion pour faire mourir sur-le-champ deux personnes dont elle voulait se débarrasser. La sorcière lui remit, dans une fiole de verre, la liqueur désirée, en lui disant qu’elle pouvait y avoir toute confiance ; l’effet en était foudroyant. La dame de Kerbrinic alla alors se coucher, sans rien dire à personne.

Le lendemain, Fanch de Kerbrinic et Petit-Jean se levèrent, de bonne heure, et firent leurs préparatifs de départ. Au moment où ils montaient à cheval, la vieille dame vint à eux, tenant d’une main une fiole, et, de l’autre, deux verres, sur un plat. Elle s’approcha de son fils et lui dit :

— Puisque tu restes sourd aux conseils de ta mère et persistes à vouloir la quitter, accepte encore d’elle un peu de cette liqueur généreuse, qu’elle a préparée elle-même, et qui te soutiendra dans le périlleux voyage que tu vas entreprendre.

Et elle lui versa du poison préparé par la vieille sorcière, et en présenta également à Petit-Jean ; puis elle baissa les yeux vers la terre et fit mine de pleurer. Petit-Jean, ayant remarqué l’aspect étrange de la liqueur, flaira une trahison, et il dit doucement à son compagnon, dont le cheval touchait le sien :

— Ne buvez pas ! faites semblant de boire seulement, et laissez la liqueur tomber dans l’oreille de votre cheval.

Ils vidèrent tous les deux leurs verres dans les oreilles de leurs chevaux, sans que la vieille s’en aperçût, puis ils partirent, au galop.

— Au revoir, mon fils, et bonne chance ! dit la dame de Kerbrinic, tout en s’étonnant qu’ils ne fussent pas tombés foudroyés sur place ; mais, ils n’iront pas loin, pensait-elle.

Nos deux compagnons allèrent bon train, jusqu’au soir ; mais, vers le coucher du soleil, leurs chevaux s’abattirent et moururent. Alors, les deux voyageurs revinrent un peu sur leurs pas, et demandèrent à loger dans une auberge, au bord de la route. Ils passèrent la nuit dans cette auberge, et, le lendemain matin, ils se remirent en route, aussitôt le soleil levé. Quand ils repassèrent à l’endroit où leurs chevaux étaient tombés morts, ils virent sur eux quatre pies, également mortes.

— Voyez l’effet du poison ! dit Petit-Jean à son compagnon.

Et il prit deux des pies et dit à Fanch Ker-brinic de prendre les deux autres, ajoutant qu’il saurait en tirer parti ; puis ils continuèrent leur route.

Ils arrivèrent, tôt après, sur la lisière d’un grand bois, et, comme ils ne connaissaient pas le pays, ils entrèrent dans un fournil banal, pour demander la route la plus courte pour se rendre à Paris. Il y avait là beaucoup de femmes, venues des habitations avoisinantes, et qui préparaient leur pâte pour la mettre au four. Le fournier répondit aux deux voyageurs que le plus court était de passer par les bois ; mais il ajouta qu’il y avait là une bande de voleurs, qui détroussaient les voyageurs. Il y avait une autre route, plus sûre, mais, beaucoup plus longue, qui contournait le bois et que suivaient ordinairement les gens prudents.

— Nous irons par le plus court, nous traverserons le bois, dit Petit-Jean.

Puis il pria les femmes qui étaient là de lui donner chacune un morceau de sa pâte, afin d’en faire des gâteaux, qu’ils mangeraient dans le bois, dans le cas où ils se verraient obligés d’y passer la nuit. Les femmes lui donnèrent de la pâte, et il en fit huit petits gâteaux, dans chacun desquels il mit une moitié de pie, de celles qu’ils avaient trouvées sur les corps de leurs chevaux morts. Quand les gâteaux furent cuits, ils les mirent dans leurs poches, et se disposèrent alors à se remettre en route. Mais, comme la nuit approchait, le fournier leur dit qu’il n’était pas prudent de s’engager, à cette heure, dans le bois, et qu’ils feraient bien de prendre l’autre chemin.

— Bah ! les voleurs ne nous font pas peur, répondit Petit-Jean ; et ils partirent et entrèrent résolument dans le bois.

Il y avait là plusieurs routes qui se croisaient, et ils s’égarèrent. La nuit vint. Ils craignaient plus que les voleurs les bêtes fauves, dont ils entendaient, de temps en temps, les hurlements et les cris. Après avoir longtemps marché, au hasard, ils aperçurent de la lumière, au fond d’un ravin, et se dirigèrent de ce côté. Ils aperçurent bientôt seize hommes assis, en rond, sur des pierres et des troncs d’arbres, autour d’un grand feu, où cuisait un mouton entier à la broche.

— Ce sont les voleurs, dit le seigneur de Kerbrinic, allons nous-en.

— Du tout ! répondit Petit-Jean ; nous allons, au contraire, faire connaissance avec eux, et les prier de nous accorder place au feu et part à leur cuisine. Ce ne sont ordinairement pas d’aussi méchantes gens qu’on le dit.

Et Petit-Jean s’avança vers le cercle, son chapeau à la main, et dit :

— Excusez-moi, messieurs, si je vous dérange ; nous sommes deux pauvres voyageurs égarés, dans le bois, et, comme nous avons entendu dire qu’il y a des voleurs par ici, nous venons vous prier de vouloir bien nous permettre de passer la nuit dans votre société, et de nous chauffer à votre feu, car la nuit est froide.

Les voleurs se regardèrent, en souriant, et celui qui paraissait être le chef répondit :

— Prenez place dans le cercle, tous les deux, et ne craignez rien des voleurs, pendant que vous serez dans notre société. Demain matin, nous vous remettrons dans le bon chemin.

Le cercle s’élargit, et Petit-Jean et son compagnon y prirent place, sans façons. Ils tirèrent leurs pipes de leurs poches, et se mirent à fumer, tranquillement, comme les autres, tout en causant. Quand le mouton fut suffisamment cuit, on le débrocha, et chacun coupait le morceau qui lui plaisait. Petit-Jean et le seigneur de Kerbrinic furent invités à faire comme les autres, et il ne fallut pas le leur dire deux fois. Tout le mouton disparut, en un instant, et Petit-Jean dit alors :

— Puisque vous nous avez si gracieusement invités à partager votre repas, nous voulons aussi vous faire part de ce que nous avons. C’est peu de chose, mais, nous le donnons de bon cœur.

Et il présenta les huit gâteaux aux voleurs, qui se les partagèrent et les mangèrent sur-le-champ. Mais, pris aussitôt de violentes douleurs d’entrailles, ils se levaient, tournaient sur eux-mêmes et allaient rouler dans le feu, où ils expiraient[1]. Petit-Jean et son compagnon trouvèrent là un grand coffre, rempli d’or et de bijoux. Ils s’en remplirent les poches et partirent, au point du jour.

Ils passèrent, tôt après, par une ville où il y avait une foire, et s’achetèrent chacun un cheval.

A force de marcher, ils étaient arrivés à une dizaine de lieues de Paris. Alors, Petit-Jean dit à son compagnon :

— Voici que nous approchons de Paris, et il faut être à notre affaire. Avez-vous trouvé une énigme à proposer à la princesse, quelque chose qui ne soit pas un jeu d’enfant ?

— Je ne sais rien autre chose que ce que je vous ai déjà dit, répondit le seigneur de Kerbrinic.

— Eh bien ! je vais vous en apprendre une ; écoutez bien et tâchez de retenir ; vous direz donc à la princesse : — Quand nous partîmes de la maison, nous étions quatre ; de quatre, il est mort deux ; de deux il est mort quatre ; de quatre nous avons fait huit ; de huit il est mort seize, et nous sommes encore venus quatre vous voir. Comprenez-vous ?

— Ma foi, non, je n’y comprends rien du tout. Expliquez-moi, je vous prie, ce que tout cela veut dire.

— Rien n’est plus simple : — Quand nous sommes partis de votre manoir de Kerbrinic, nous étions quatre, vous et moi et nos deux chevaux. — Oui. — De quatre il est mort deux : ce sont nos deux chevaux, qui moururent empoisonnés par la liqueur que nous leur versâmes dans les oreilles, au départ. — Je comprends. — De deux il est mort quatre ; ce sont les quatre pies, que nous trouvâmes mortes, le lendemain, sur les chevaux. — Bien. — De quatre nous avons fait huit ; ce sont les huit gâteaux empoisonnés, que nous avons faits avec les quatre pies. — Oui. — De huit il est mort seize ; ce sont les seize voleurs, empoisonnés et morts pour avoir mangé les gâteaux. — C’est vrai. — Et nous sommes encore venus quatre vous voir : en effet, nous avons acheté deux chevaux, avec l’argent des voleurs, lesquels chevaux et nous deux font encore quatre, comme quand nous sommes partis de Kerbrinic : n’est-ce pas clair ?

— Très clair, et pourtant, jamais la princesse ne devinera cela.

— Répétez-moi l’énigme, car il faut que vous l’appreniez, pour la proposer à la princesse.

— Oui, oui, je vais vous la répéter ; rien n’est plus facile : Quand nous sommes partis de la maison, nous étions quatre ; de quatre il est mort deux ; de deux il est mort trois...

— Mais non, ce n’est pas comme cela ; écoutez encore, et dites vite, comme ceci.

Et Petit-Jean récita une seconde fois l’énigme, très rapidement. Kerbrinic voulut faire comme lui, mais, il s’embrouilla encore. Tout le long de la route, il s’y exerça, et, quand ils furent arrivés à Paris, il lui fallut encore deux jours avant de pouvoir la réciter et expliquer convenablement. Le troisième jour, Petit-Jean lui dit :

— Allez, à présent, au palais, demandez à être introduit devant la princesse, et proposez-lui l’énigme, et prenez garde de vous tromper.

— Soyez tranquille, je la dis et l’explique, à présent, aussi bien que vous.

Le seigneur de Kerbrinic mit donc ses beaux habits des jours de fête, et alla frapper avec assurance à la porte du palais du roi. Le portier lui dit :

— Que demandez-vous, mon brave homme ?

— Je viens proposer une énigme à la princesse.

— C’est bien, suivez-moi. Il salua profondément la princesse.

— Vous venez me proposer une énigme ? lui demanda-t-elle, d’un air hautain.

— Oui, princesse, je viens vous proposer une énigme ; et une bonne, vous allez voir.

— Vous savez, sans doute, ce qui vous attend, si je devine votre énigme, et je la devinerai.

— Je le sais, princesse, mais, je n’ai pas peur, vous ne devinerez pas mon énigme.

— Eh bien, voyons-la. Et Kerbrinic récita son énigme, rapidement, et en breton, comme suit :

Pa oamp dent euz ar gêr, ez oamp pevar ; a bevar e varvas daou ; euz a daou a varvas pevar ; euz a bevar a oe grêt eiz ; euz a eiz a varvas c’huzec, hag ez omp deut c’hoas pevar d’ho kwelet. Petra eo kement-se ?

La princesse parut embarrassée ; elle réfléchit un peu, puis elle dit :

— Répétez-moi cela, je vous prie ; je crains de n’avoir pas bien entendu.

Kerbrinic répéta son énigme, une fois, puis une autre fois encore. La princesse, habituée à résoudre, séance tenante, tout problème qu’on lui proposait, paraissait fort contrariée. Elle dit enfin qu’elle répondrait, dans trois jours.

— Mais, demanda Kerbrinic, mon domestique et moi avec nos deux chevaux serons-nous logés et nourris, pendant ce temps, dans le palais ?

— Certainement, répondit la princesse ; je vais donner des ordres pour cela.

Là-dessus, Kerbrinic se retira, alla faire part à Petit-Jean de la manière dont les choses s’étaient passées, et, dès le soir même, ils étaient tous les deux installés dans le palais, avec leurs chevaux.

La princesse s’était retirée dans son cabinet d’étude, et elle consultait ses livres, grands et petits. Mais, elle avait beau chercher, calculer, réfléchir, elle ne comprenait rien à l’énigme de Petit-Jean, et elle était d’une humeur terrible.

L’idée lui vint alors que le compagnon de celui qui la mettait dans un si grand embarras pouvait connaître le secret de son maître, et qu’il serait possible de le lui arracher, avec de l’argent. Elle envoya donc une de ses femmes trouver Petit-Jean, avec cent écus. Petit-Jean était à l’écurie, à soigner les chevaux. La femme de chambre l’y alla trouver et lui parla de la sorte :

— Ma maîtresse m’envoie vous demander si vous connaissez le mot de l’énigme que lui a proposée votre maître.

— Oui, vraiment, je le connais, répondit Petit-Jean, mais, je ne le dirai à personne.

— Cependant, si l’on vous payait bien ? J’ai ici cent écus...

— De l’argent ! ce n’est pas là ce qui me manque ; j’en ai à discrétion, de l’argent !

Et il lui fit voir une poignée d’or, de celui des voleurs, dont il leur restait encore.

— Que demandez-vous donc ?

— Eh bien ! vous êtes si jolie et si agréable, que je veux faire quelque chose pour vous ; venez me trouver, dans ma chambre, ce soir, entre dix et onze heures, et je vous ferai connaître le secret de mon maître, tout en vous laissant les cent écus de votre maîtresse.

La jeune fille fit d’abord des façons et finit par promettre de venir, si sa maîtresse y consentait.

Elle alla faire part des exigences de Petit-Jean à la princesse, qui lui dit qu’il lui fallait le secret, coûte que coûte, et que, par conséquent, il fallait aller au rendez-vous. Elle lui promit cent écus pour elle-même.

Petit-Jean, de son côté, conta tout à Kerbrinic et lui dit :

— Comme ma chambre est au-dessus de la vôtre, en veillant et en prêtant l’oreille, vous pourrez savoir quand la femme de chambre de la princesse entrera chez moi. Quand elle y sera, depuis une demi-heure environ, je tousserai fort, et aussitôt, vous vous mettrez à faire du bruit, à jurer et à tempêter, disant qu’on veut vous voler, et vous monterez à ma chambre, furieux, ou du moins faisant semblant de l’être, et votre épée nue à la main.

Kerbrinic promit de faire comme lui dit Petit-Jean.

Vers dix heures, les deux camarades montèrent à leurs chambres, comme pour se coucher, tranquillement. Peu après, Petit-Jean entendit frapper discrètement à sa porte. Voici la femme de chambre de la princesse, se dit-il, et il alla ouvrir. C’était elle, en effet, et il la fit entrer, en disant :

— A la bonne heure ! vous êtes exacte, autant que vous êtes jolie ; et il voulut l’embrasser.

— Oh ! non, non, dit-elle en se reculant.

— Alors, vous ne saurez pas le secret de mon maître.

— Eh bien ! puisqu’il le faut ! — Et elle se laissa embrasser et dit : — Faites-moi connaître, à présent, le secret de votre maître.

— Doucement, ce n’est pas si pressé que cela ; je vous le dirai, mais, demain matin seulement, quand vous vous en irez.

— Demain matin ! mais, je veux m’en aller tout de suite.

— Comme vous voudrez, mais, alors, vous ne saurez rien.

Enfin, elle se résigna à rester, pour gagner les trois cents francs de la princesse, avec les autres trois cents francs que Petit-Jean parlait de lui céder, et aussi pour ne pas encourir la colère de sa maîtresse.

Petit-Jean la fit se déshabiller et se coucher, sans chemise, parce que, disait-il, il avait fait serment de ne jamais toucher à la chemise d’une femme. Puis, il fit un paquet de tous ses vêtements, y compris la chemise, et les jeta sous le lit, sans qu’elle s’en aperçût. Peu après, il toussa fortement, et aussitôt voilà un beau vacarme dans l’escalier, avec des cris : — Au voleur ! et des jurons effrayants.

— Qu’est-ce que cela, grand Dieu ? demanda la femme de chambre, mourante de frayeur.

— C’est mon maître, répondit Petit-Jean ; un homme très violent ; il a bu, selon son habitude, et il n’est pas commode, quand il est dans cet état. Il monte l’escalier, il vient ici ; sauvez-vous, vite, vite !...

— Où sont mes hardes ? demanda la pauvre femme en sortant du lit, toute troublée.

— Je ne sais pas, mais, vous n’avez pas le temps de vous habiller ; partez, vous dis-je, vite, vite !...

Et, folle de frayeur, elle se précipita dans l’escalier, toute nue et abandonnant ses vêtements et son argent. Grâce à l’obscurité qui régnait dans les corridors, elle put arriver à sa chambre, sans aucune fâcheuse rencontre, et elle s’habilla et se rendit aussitôt auprès de sa maîtresse.

— Eh bien ! lui dit celle-ci, vous m’apportez l’explication de l’énigme ?

— Hélas ! non ; cet homme est un méchant et un trompeur, qui mérite d’être pendu ; non seulement il ne m’a rien dit de l’énigme, mais, il a encore gardé l’argent. Elle ne dit rien du reste de ce qui lui était arrivé.

Voilà la princesse bien contrariée. Elle passa encore le reste de la nuit et toute la journée suivante à chercher la solution de l’énigme, ou un moyen de faire parler Petit-Jean, et elle ne trouva rien de mieux que d’envoyer encore, la nuit suivante, une autre de ses femmes, avec une somme double de la première, pour essayer de séduire le malin compère. Pour abréger, il arriva à celle-ci absolument comme à l’autre : elle y laissa aussi sa chemise et son argent, et s’en revint toute nue, et sans rien savoir de l’énigme.

La troisième nuit, qui était la dernière, la princesse se résolut à se rendre elle-même auprès de Petit-Jean. Elle ne réussit pas mieux que ses femmes, et, comme elles, il lui fallut s’en retourner aussi sans sa chemise, sans le mot de l’énigme et profondément humiliée. De plus, elle laissait six cents écus (1,200 fr.) entre les mains de Petit-Jean. Et c’était le lendemain matin qu’expirait le terme. Elle était furieuse, et ne savait à quel démon se vouer.

Le lendemain matin, le seigneur de Kerbrinic et Petit-Jean se présentèrent ensemble devant la princesse.

— Les trois jours que vous aviez demandés, princesse, sont expirés, lui dit Kerbrinic, et je viens savoir si vous pouvez me donner l’explication de mon énigme ?

La Devineresse fut forcée de s’avouer vaincue, et elle pria le seigneur de Kerbrinic de lui expliquer son énigme. Mais, dans la crainte de se tromper, Kerbrinic la lui fit expliquer par Petit-Jean, qui avait l’esprit et la langue plus déliés que lui. Elle reconnut que c’était parfait, ce qui lui coûta beaucoup, sa science comme devineresse ne s’étant jamais trouvée en défaut, jusqu’alors.

— J’espère, belle princesse, lui dit alors Kerbrinic, de sa voix la plus gracieuse, que votre intention est d’accomplir loyalement et complètement les conditions du défi que j’ai accepté et dont je me suis tiré à mon honneur ?

— Certainement, répondit-elle ; mais, puisque vous êtes si savant et si malin, je voudrais, auparavant, vous proposer aussi quelque chose, à mon tour.

— Volontiers, dit Kerbrinic, à qui Petit-Jean avait fait signe d’accepter ; parlez, je suis à vos ordres.

— Eh bien ! dit-elle, en lui montrant un grand sac, remplissez-moi ce sac de vérités, et alors, je n’aurai plus d’objection à faire et nos noces seront aussitôt célébrées.

— Ce sera bientôt alors, répondit Kerbrinic ; rassemblez, demain matin, à dix heures, toute votre maison, et, devant tout le monde, je vous remplirai le sac de vérités.

— C’est entendu, dit la princesse ; à demain matin.

Le lendemain, à dix heures, la réunion était nombreuse, dans la grande salle du palais. Le vieux roi était sur son trône, la couronne en tête, son sceptre à la main, et ayant à sa gauche la reine, et, à sa droite, la princesse, sa fille. Kerbrinic et Petit-Jean se tenaient au pied du trône, debout, et près d’eux était le sac aux vérités,

— Que peut-il bien y avoir là-dedans ? se demandait-on, avec impatience.

Le roi prit alors la parole et dit :

— Eh bien ! seigneur de Kerbrinic, avez-vous rempli votre sac de vérités ?

— Oui, sire, il est plein de vérités, répondit Kerbrinic.

— Faites-nous donc la preuve.

— Oui, sire, mon valet va vous faire la preuve. Petit-Jean dénoua les cordons du sac et en tira, au grand étonnement des assistants, d’abord, une robe de femme, et l’élevant en l’air, pour que chacun la vît bien, il demanda :

— Quelqu’une des personnes ici présentes reconnaît-elle cette robe pour lui appartenir ?

Personne ne réclama la robe ; alors, Petit-Jean, s’adressant à la femme de chambre de la princesse, lui dit : — Il me semble, mademoiselle, que cette robe ressemble beaucoup à celle que vous portiez, ces jours derniers.

La pauvre fille rougit, baissa la tête et ne dit rien.

Puis, Petit-Jean retira encore de son sac et successivement : ses jupons, son corset, ses bas et enfin sa chemise, et, à chaque fois, il demandait : — A qui est ceci ? Et l’on riait et plaisantait, à qui mieux mieux, et la pauvre femme de chambre était près de mourir de honte et de confusion.

— Voilà donc une vérité sortie de mon sac, dit Petit-Jean ; passons, à présent, à une autre.

Et, continuant de puiser dans le sac, il en retira d’abord une autre robe, une robe de soie, et demanda encore : — Quelqu’une de ces dames reconnaît-elle cette robe pour lui appartenir ?

Tout le monde reconnut la robe d’une fille d’honneur de la reine.

Et les rires d’éclater de plus belle. La fille d’honneur se leva et voulut s’en aller ; mais, le roi l’arrêta en disant :

— Nul ne sortira d’ici, avant que le sac n’ait été vidé.

Et Petit-Jean retira successivement de son sac tous les vêtements de la fille d’honneur, jusqu’à sa chemise, puis il dit :

— Voilà donc deux vérités sorties de mon sac ; passons, à présent, à la troisième.

Mais, la princesse se leva aussitôt et lui dit, d’un ton impérieux :

— Arrêtez ! n’allez pas plus loin, je vous l’ordonne.

— Laissez-moi vider mon sac, reprit-il ; le plus beau est au fond ; vous allez voir...

Mais, la princesse descendit rapidement de son siège, et lui prenant le bras :

— N’allez pas plus loin, vous dis-je, et fermez votre sac !

Tout le monde était saisi d’étonnement. Le roi lui-même comprit qu’il était prudent de ne pas aller jusqu’au fond du sac, et il dit à Petit-Jean :

— Obéissez à la princesse. — Puis, se tournant vers Fanch de Kerbrinic : — Seigneur de Kerbrinic, vous êtes l’homme le plus spirituel et le plus savant de mon royaume ; je suis enchanté de vous avoir pour gendre, et les noces seront célébrées dans la quinzaine, avec toute la pompe et la solennité possibles. Mais, faites-nous encore le plaisir de donner ici, devant toute ma maison, l’explication de votre énigme, qui est la plus merveilleuse qu’on ait jamais entendue.

— Volontiers, beau-père, répondit Kerbrinic. Et il expliqua encore son énigme, ou plutôt il la fit réciter et expliquer par Petit-Jean, aux applaudissements de toute l’assemblée.

On envoya, dès le lendemain, un beau carrosse tout doré quérir la dame de Kerbrinic, à son vieux manoir de Kerbrinic, et les noces furent célébrées, tôt après. Ce furent des fêtes, des jeux et des festins continuels, pendant huit jours et davantage.

Le vieux roi mourut, dans le mois, pour avoir mangé et bu et s’être amusé avec trop peu de modération, disent les mauvaises langues, et Fanch de Kerbrinic lui succéda sur le trône et devint roi de France, grâce à l’esprit de Petit-Jean. Aussi, ne l’oublia-t-il pas, et il en fit son premier ministre.


Conté par Guillaume Garandel. — Plouaret, 1871.





  1. Dans une autre version, les gâteaux sont donnés à des lions, que nos deux voyageurs rencontrent, dans le bois, et qui en meurent, comme ici les voleurs.