Contes populaires de Basse-Bretagne/Peg-Azé



III


PEG AZÉ ![1]
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DEUX pauvres gens, Jean et Jeanne, mari et femme, demeuraient près du manoir d’un riche seigneur. Un des valets du seigneur était l’amant de Jeanne, et comme Jean contrariait leurs amours, il voulut se débarrasser de lui. Il dit un jour à son maître :

— Jean a dit, mon maître, qu’il était capable de couper votre taillis et d’en faire des fagots, en trois jours.

— Vraiment ? Eh bien ! dites-lui de venir me parler.

Jean se rendit auprès du seigneur.

— Comment, Jean, lui dit celui-ci, tu t’es vanté de pouvoir couper mon taillis et en faire des fagots, en trois jours ?

— Jamais je n’ai rien dit de semblable, monseigneur, s’écria Jean, en levant les mains au ciel, et il faudrait être complètement fou. pour parler de la sorte.

— Si, tu l’as dit, répliqua le seigneur, et il faut que tu le fasses, ou il n’y a que la mort pour toi.

Jean s’en retourne à la maison en pleurant et va raconter la chose à Jeanne. Celle-ci fait mine de se désoler et dit à son homme :

— Il faudra te mettre à la besogne, demain matin, de bonne heure, et travailler ferme.

Dès le lever du soleil, le lendemain, Jean se dirigea vers le bois, sa cognée sur l’épaule, et tout triste. Il rencontra en son chemin une petite vieille qui lui demanda :

— Pourquoi es-tu si triste, Jean ?

— Ce n’est pas sans raison, grand’mère : le seigneur m’a dit qu’il me faut couper son taillis ; et en faire des fagots, dans trois jours, ou il n’y a que la mort pour moi.

— Ce n’est que cela ? Console-toi, mon garçon, ce sera fait, sois tranquille. Tiens, prends cette cognée (et elle lui présenta une petite cognée bien affilée), frappes-en le bois avec confiance, et ne t’inquiète pas du reste.

Jean prit la cognée et se rendit au bois, peu rassuré, malgré les paroles de la vieille. Il en frappa un pied de chêne, qui tomba aussitôt sur un autre, lequel tomba sur un troisième, qui tomba sur un quatrième, et ainsi de suite, si bien qu’en très peu de temps, tout le bois taillis fut couché par terre.

Quand Jeanne vint, à midi, apporter son dîner à Jean, elle le trouva qui fumait tranquillement sa pipe, assis sur un tronc d’arbre.

Le second jour, tout le bois fut mis en fagots, et le troisième, il fut transporté dans la cour du manoir, et mis en un tas qui s’élevait plus haut que le toit de la maison.

Le seigneur était absent. Quand il rentra et vit cet énorme tas de bois :

— Que signifie ceci ? demanda-t-il, en colère.

— Eh bien ! lui dit tranquillement Jean, j’ai fait ce que vous m’aviez commandé ; j’ai coupé votre taillis, je l’ai mis en fagots et transporté et entassé dans votre cour, et tout cela, en trois jours ; j’ai bien travaillé, n’est-ce pas ?

Le seigneur était furieux ; mais, comme il pensait qu’il y avait de la sorcellerie dans l’affaire, il n’osa trop rudoyer Jean, et se contenta de lui dire :

— C’est bien ; retourne chez toi.

Cela ne faisait pas l’affaire de Jeanne et de son amoureux, et celui-ci dit encore à son maître, quelques jours après :

— Jean a dit, mon maître, qu’il dtait capable de fabriquer un Wignavaou[2] pour divertir et faire rire à gorge déployée les invités du grand dîner que vous donnez, dimanche prochain.

— C’est bien ; dites-lui de venir me parler.

Et voilà Jean de nouveau en présence de son seigneur, qui lui dit :

— Vous vous êtes vanté, Jean, de pouvoir fabriquer un Wignavaou, qui amusera et fera rire tous mes invités du grand dîner que je donne dimanche ?

— Est-il Dieu possible ! s’écria Jean ; je ne sais seulement pas, mon bon seigneur, ce que c’est qu’un Wignavaou,

— Vous l’avez dit, Jean, et il faut que vous le fassiez, ou il n’y a que la mort pour vous. Allez, et songez-y.

Et Jean s’en retourna, bien triste et bien embarrassé. Heureusement que la petite vieille vint encore à son secours et lui dit, en lui présentant une baguette blanche :

— Prends cette baguette. Tu n’auras qu’à dire : « Par la vertu de ma baguette blanche, colle là ! » et aussitôt les personnes et les objets, quels qu’ils soient, se colleront les uns aux autres, comme tu le souhaiteras, et tu pourras ainsi ire un Wignavaou, à la vue duquel personne ne pourra s’empêcher de rire.

Jean prit la baguette et se rendit à la maison, Jeanne était sortie, quand il arriva ; mais, il remarqua certains préparatifs, qui lui parurent suspects, et il se cacha sur le grenier, pour l’observer. Elle rentra, un moment après, se regarda dans son miroir et mit une coiffe fraîche. Bientôt son amoureux vint aussi. Elle lui servit des œufs frits, et ils les mangèrent en buvant une bouteille de vieux vin, que le valet avait apportée de la cave de son maître. Puis, ils s’embrassèrent...

— Par la vertu de ma baguette blanche, colle là ! dit Jean. Et leurs figures se collèrent l’une contre l’autre, et si étroitement et si fort, qu’ils ne pouvaient se détacher.

Jean sortit alors de sa cachette, et se mit à rire, à gorge déployée, en disant : — Ah ! je vous y prends ! Nous allons faire avec vous un joli Wignavaou !

Les deux amoureux sortirent, en cet état, de crainte que Jean ne prît son bâton. Jean les suivit, en criant :

— Venez voir, venez voir le Wignavaou ! On accourait de tous côtés, et l’on riait et l’on criait sur les deux amoureux. Jeanne avait sa chemise percée sur le derrière, et l'on voyait... Un homme prit une motte de terre gazonnée, et la lui jeta à l’endroit : — Peg-Azé ! colle-là ! dit Jean ! et la motte s’y colla.

Une vache vint à passer, allant aux champs, et se mit à paître l’herbe de la motte : — Peg-Azé ! dit encore Jean, et la vache adhéra aussi à la motte.

Un taureau sauta sur la vache : — Peg-Azé ! dit Jean, et il adhéra aussi et suivit les autres.

Comme ils passaient devant le four d’un boulanger, le fournier courut après eux, avec son long balai, et en frappa le taureau : — Peg-Azé ! dit Jean, et le balai et le fournier adhérèrent et suivirent aussi.

La femme du fournier courut après son mari, essaya de le ramener, en tirant sur le pan de son habit, et adhéra aussi. Et voilà le Wignavaou fait.

Jean précédait, en criant :

— Voilà le Wignavaou ! Venez voir ie Wignavaou !

Et l’on accourait en foule, et l’on criait et l’on riait à gorge déployée.

Jean conduisit son Wignavaou dans la cour du seigneur. C’était le jour du grand dîner, et l’on était à table. Il cria :

— Voilà le Wignavaou qui arrive. Venez voir, messeigneurs et dames ! rien de plus curieux ; venez voir le Wignavaou !...

Et les convives quittèrent la table du festin et coururent aux fenêtres. Et des rires et des cris, vous pouvez croire.

— Qu’on leur rende la liberté, à présent, dit le seigneur, au bout de quelque temps. Et Jean dit :

— Par la vertu de ma baguette blanche, que le Wignavaou se défasse !

Et chacun recouvra sa liberté, gens et bêtes, et partit.

Il fallait voir la honte et la confusion de Jeanne et de son amoureux !

— Ton four est-il chaud, fournier ? demanda le seigneur.

— Oui, monseigneur, il est chaud, répondit le fournier,

— Eh bien ! qu’on y jette les deux coupables !

— Pas Jeanne, s’écria Jean, je lui pardonne. Le valet seul fut donc jeté dans le four, et Jean ramena Jeanne, qui promit d’être plus sage, et ils vécurent heureux ensemble, dit-on.


Conté par Marie Le Manac’h, de Plougaznou.
Mars 1875.


On aura remarqué dans ce récit un singulier mélange d’épisodes de la vie réelle et de souvenirs de ressorts merveilleux sur lesquels sont bâtis plusieurs contes que l'on a pu lire précédemment, et qui appartiennent à un tout autre ordre d’idées.




  1. Colle là !
  2. Mot inventé arbitrairement, qui n’a aucune signification précise, et qui doit s’entendre de quelque épouvantail ou invention plaisante propre à égayer et amuser les invités du seigneur.