Contes populaires de Basse-Bretagne/Le Petit Moine et le Grand Moine



V


LE PETIT MOINE ET LE GRAND MOINE
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SI ce que l’on dit est vrai, il n’y avait d’abord que deux moines à Bégard[1], un grand Moine et un petit Moine. Le grand Moine était riche et avait beaucoup de champs et de bœufs, mais, peu d’esprit. Le petit Moine n’avait qu’un seul champ avec un seul bœuf, et beaucoup d’esprit. Leurs mères à tous deux habitaient chacune une chaumière, non loin de l’abbaye. Un jour, le grand Moine dit au petit Moine :

— Nous n’avons plus de viande ; il faudra tuer un bœuf.

— Eh bien ! répondit le petit Moine, tuez un des vôtres, puisque vous en avez beaucoup, tandis que moi, je n’en ai qu’un seul.

— Non, reprit l’autre, ce n’est pas ainsi qu’on fera ; vous conduirez votre bœuf à votre champ, moi, je conduirai les miens à un de mes champs, et le premier qui s’en reviendra de lui-même à l’étable sera tué.

— Je le veux bien, répondit le petit Moine. On fit donc ainsi. Le bœuf du petit Moine, qui ne trouvait plus à paître, au champ où on le menait tous les jours, revint le premier à son étable, et il fut abattu aussitôt, écorché et dépecé. Puis, le petit Moine dit au grand Moine :

— Il ne me reste, à présent, qu’à aller vendre la peau de mon bœuf, à Pontrieux.

— Allez-y, si vous voulez, répondit l’autre. Et le petit Moine se mit en route, vers minuit, afin d’être rendu de bonne heure au marché de Pontrieux.

Après avoir dépassé le bourg de Plouëc, comme il ne voyait pas encore le jour poindre, il se dit en lui-même .

— J’arriverai trop tôt à Pontrieux ; je vais m’arrêter ici un peu, pour attendre le jour, en fumant ma pipe.

Et il s’adossa à un talus couvert d’ajoncs, et alluma une pipe. Il entendit du bruit, derrière le talus, des gens qui se disputaient.

— Qu’est ceci ? se dit-il.

Et il prêta l’oreille et comprit qu’on se disputait au sujet d’une somme d’argent à partager.

— Ce sont sans doute des voleurs, se dit-il, qui se partagent de l’argent qu’ils ont volé au château de Kercabin ; si je pouvais en avoir aussi ma part !

En ce moment, il entendit une voix qui disait :

— Ne jure pas de la sorte ; tu n’as donc pas peur que le Diable t’emporte ?

Ces paroles lui inspirèrent l’idée de faire le Diable, pour effrayer les voleurs. Il mit sa peau de bœuf sur son dos, avec les cornes qui se dressaient menaçantes sur sa tête, puis il monta sur le talus et se laissa rouler au milieu des voleurs, en poussant des cris horribles. Les voleurs, à la vue de la peau de vache et surtout des cornes, crurent que c’était le Diable en personne, et s’enfuirent précipitamment, abandonnant sur la place la plus grande partie de leur argent.

La lune s’était levée, et le petit Moine ramassa cent écus, en pièces d’or et d’argent. Il les mit dans sa poche et continua sa route vers Pontrieux, tout joyeux, et emportant sa peau de bœuf, qui lui avait valu cette bonne fortune. Il vendit la peau deux écus de six livres. Il dîna bien, but une bonne bouteille de vieux vin, puis, il s’en retourna tranquillement à Bégard.

iin y arrivant, il alla trouver le grand Moine et lui dit :

— Les peaux de bœufs se vendaient bien, hier, à Pontrieux.

— Oui ? Combien avez-vous eu de la vôtre ?

— Cent écus.

— Ce n’est pas possible, vous plaisantez.

— Et d’où aurais-je tant d’argent, si ce n’était pas vrai ? Voyez !...

Et il lui fit voir des poignées de pièces de six livres, qu’il tirait de ses poches.

— C’est à merveille ! s’écria le grand Moine ; dès demain, je fais abattre tous mes bœufs, afin d’en vendre les peaux, à Pontrieux !...

Et il fit venir tous les bouchers du pays, qui abattirent et écorchèrent tous ses bœufs, le même jour. Il remplit une charrette de leurs peaux, et les alla vendre à Pontrieux. Quand il arriva en ville, il les mit en tas, et attendit les marchands, avec confiance. Arrivèrent bientôt les tanneurs de la Roche-Derrien, de Tréguier et de Guingamp. Ils examinèrent les peaux et demandèrent :

— Combien la pièce ?

— Cent écus ! répondit le Moine, avec assurance.

— Trêve de plaisanterie et parlons sérieusement ; combien voulez-vous vendre chacune de ces peaux ?

— Je vous l’ai dit, cent écus, et pas un liard de moins.

— Vous voulez dire cent sous ?

— Non, cent écus, vous dis-je.

— Il faut que vous ayez perdu la tête, pour parler de la sorte.

— Le petit Moine, mon compagnon, n’avait qu’une peau, et il l’a vendue cent écus ; j’ai vu l’argent, et je veux aussi en avoir autant de chacune des miennes.

Les tanneurs, l’entendant déraisonner de la sorte, lui jetèrent ses peaux à la tête et s’en allèrent, de telle façon que le Moine s’en retourna à Bégard, sans en avoir vendu une seule. Il n’était pas content. Le petit Moine, le voyant revenir avec la charrette pleine de peaux, lui demanda ;

— Vous n’avez donc pas vendu vos peaux ?

— Vous vous êtes moqué de moi, répondit-il, furieux ; vous m’avez ruiné, mais, vous me le payerez !…

— Comment, les peaux ont donc baissé ? demanda l’autre, ironiquement ; combien vous a-t-on offert de chacune ?

— Vous me le payerez, je le répète, répondit le grand Moine, et il montrait le poing à l’autre.

— Nous serons toujours bien approvisionnés en viande, pour longtemps, répondit tranquillement le petit Moine.

A quelque temps de là, la mère du petit Moine vint à mourir, et, comme elle était native de Pontrieux, elle demanda à y être enterrée. Le petit Moine la mit sur son cheval, pour la conduire en ville.

Le grand Moine lui demanda :

— Où allez-vous ainsi avec votre mère ? — Au marché de Pontrieux, répondit-il.

— Au marché de Pontrieux, avec une vieille femme morte !... Et pourquoi faire ?

— Pour la vendre ; l’on m’a assuré que les vieilles femmes mortes se vendent bien, depuis quelque temps.

Et le petit Moine partit avec sa mère, laissant son compagnon livré à ses réflexions sur les vieilles femmes mortes qui se vendaient cher.

Ceci se passait un dimanche soir. Comme les chemins étaient fort mauvais, et que son cheval n’y voyait pas, le petit Moine allait lentement et la nuit le surprit en route, entre le bourg de Trézélan et celui de Brélidy. La lune était claire. Il s’arrêta dans une douve, au bord du chemin, pour allumer sa pipe. En regardant par-dessus le talus, il vit dans un courtil un poirier chargé de belles poires jaunes, et il lui vint une singulière idée, et il se dit :

— Tiens ! je crois qu’il serait possible de gagner ici quelque argent avec ma mère, quoique morte.

Et il descendit la vieille de dessus le cheval, la porta dans le courtil et l’appuya debout contre le tronc du poirier, avec une poire entamée dans la main droite. Puis, il revint sur la route et se mit à crier :

— A la voleuse ! à la voleuse de poires !...

Le maître du poirier, dont la maison était voisine, accourut bientôt, eu chemise, et armé d’un fusil.

— Où est le voleur ? criait-il ; malheur à lui, si je le vois ; on me vole mes poires, toutes les nuits ; il ne m’en restera bientôt plus une seule !...

Et, apercevant la vieille, sous le poirier, avec une poire dans la main, il la coucha en joue, tira ; pan !... et elle tomba à terre.

Aussitôt le Moine, franchissant la clôture, pénétra dans le courtil, en criant :

— Qu’avez-vous fait, malheureux ! Vous avez tué ma mère !... Je vais vous dénoncera la justice, et vous serez pendu !...

Le propriétaire du poirier eut peur et dit au Moine :

— Ne criez pas si fort, je vous en prie, et tâchons de nous entendre et d’arranger cette affaire entre nous ; combien demandez-vous pour vous taire ?

— Je ne me tairai pas, sûrement ; vous avez tué ma mère, et je vais vous dénoncer à la justice, et vous serez pendu !...

— Je vous en prie, ne criez pas si fort, et faites-moi une demande. J’ai de l’argent, et je vous payerai sur-le-champ.

— Eh bien ! il me faut sept cents écus !

— Sept cents écus ! C’est bien cher, pour une vieille femme qui serait morte, un de ces jours, de mort naturelle.

— Sept cent écus ! Il me faut sept cent écus, à l’instant, ou je vais vous dénoncer, en ville.

— Eh bien ! taisez-vous, et je vais vous prendre sept cents écus, à la maison.

El le maître du poirier rentra chez lui et revint, un moment après, avec sept cents écus, qu’il donna au Moine, en lui disant :

— Et maintenant, allez-vous-en, au plus vite, et emportez votre mère, et ne dites jamais rien de ceci à âme qui vive.

Le petit Moine prit les sept cents écus et promit de se taire. Puis, il remit sa mère sur son cheval aveugle et reprit la route de Pontrieux.

En arrivant en ville, il laissa son cheval aller tout seul, le suivant, à quelques pas par derrière. Quand le cheval arriva au marché de la poterie, comme il ne voyait pas, il donna tout droit dans les pots et autres vases de terre, étalés pour la vente, et brisa tout sur son passage. Et les jurons et les malédictions de pleuvoir sur la vieille, qu’on ne savait pas être morte, et que l’on croyait tout bonnement ivre. Et comme elle ne tenait aucun compte des cris et des jurons, laissant son cheval continuer ses dégâts, quelqu’un lui porta un coup violent avec un penn-baz[2] et la fit tomber à terre.

Alors le Moine se montra, en criant :

— Ah ! malheureux, vous avez tué ma mère ! Et saisissant au collet l’homme qui avait porté le coup de penn-baz à la vieille :

— C’est toi qui as fait le coup ; je veux te conduire devant le juge, et tu seras pendu !...

— Taisez-vous, ne faites pas de bruit, répondit l’homme, effrayé, et je vous donnerai un peu d’argent.

— De l’argent pour ma mère ! s’écria le Moine, comme indigné, ma mère chérie, la meilleure des mères ; tout l’argent du monde ne pourrait me consoler de sa perte.

— Au nom de Dieu, ne faites pas tant de bruit ; demandez tout ce que vous voudrez...

— Eh bien ! puisque le malheur est fait et que vous ne pouvez me rendre ma pauvre mère en vie, il faut se résigner ; donnez-moi mille écus, et je la ferai enterrer sans bruit et sans vous inquiéter ; tous ces gens qui ont été témoins du malheur et qui vous connaissent et ne vous veulent aucun mal, garderont le silence sur ce qui vient de se passer, n’est-ce pas ? dit-il, en s’adressant aux personnes qui s’étaient attroupées autour de lui.

— Certainement, répondit-on de tous côtés, car son intention n’était pas de tuer votre mère.

— Mille écus, mon Dieu ! s’écria l’homme au penn-bâz ; il me faudrait, pour pouvoir les payer, vendre tout ce que je possède et réduire ma femme et mes enfants et moi-même à la mendicité.

— Il me les faut, et tout de suite, répondit le Moine impitoyable, ou il n’y a que la corde pour vous.

Le pauvre potier emprunta de l’argent et paya. Puis, le Moine acheta un cercueil, y déposa sa mère, paya bien le curé, qui chanta pour elle un beau service, et la vieille fut enterrée, dans le cimetière de Pontrieux, comme étant morte naturellement, ce qui était vrai, du reste, et il n’en fut plus question.

Le petit Moine s’en retourna alors à Bégard, avec son cheval aveugle, et ses mille écus en poche. Le grand Moine lui demanda, sitôt qu’il le vit :

— Eh bien ! comment était le marché aux vieilles femmes ? lui demanda le grand Moine.

— Excellent, ma foi !

— Qu’avez-vous eu de votre mère ?

— Mille écus,

— Mille écus ! ce n’est pas possible !

— Voyez plutôt.

El le petit Moine lui fit voir des poignées de pièces d’or.

— Et encore, reprit-il, ma mère était petite et maigre ; mais, la vôtre, qui est grande et grasse, vaut au moins le double.

Ces paroles et la vue de l’or rendirent le grand Moine rêveur. Il y songea, toute la nuit, et résolut de faire mourir sa mère, pour pouvoir la vendre deux mille écus, au marché de Pontrieux. Le dimanche suivant, connaissant le penchant de sa mère pour le bon vin, il lui en fit boire plus que d’habitude, à son dîner, laissa une bouteille pleine sur la table, en se rendant aux vêpres, et, quand il rentra, le soir, il trouva la vieille endormie, dans son fauteuil. Il lui ouvrit une veine, sans l’éveiller, et elle ne se réveilla plus. A minuit, il la lia sur son cheval, et prit avec elle la route de Pontrieux, dont le marché a lieu chaque lundi. Comme il passait par un carrefour, où se trouvait une croix de pierre, trois chiens noirs vinrent, il ne sut d’où, qui tournèrent trois fois autour de lui et de son cheval, en disant : — « Que ferons-nous de cet homme ? Que ferons-nous de cet homme ?... »

— Le mettre en pièces, dit un des chiens.

— Et boire son sang et manger son cœur, dit le second.

— Non, laissons-le continuer sa route, dit le troisième ; les juges sauront le récompenser comme il le mérite.

Les trois chiens s’en allèrent alors, et le Moine continua sa route vers Pontrieux, un peu effrayé et se demandant ce que cela pouvait signifier.

Il arriva en ville, au moment où le jour commençait à poindre. Il n’y avait encore presque personne sur la place du marché. Il ôta sa mère de dessus son cheval et la mit debout contre un des piliers de pierre de la halle ; puis, il attendit. Les paysans des environs arrivaient peu à peu et s’arrêtaient et s’attroupaient devant la morte, fort intrigués, et s’écriaient :

— Jésus, mon Dieu ! une femme morte ! Pourquoi donc l’a-t-on ainsi exposée, en cet endroit ? C’est, sans doute, en attendant de la mettre dans son cercueil et de la conduire à l’église, puis au cimetière...

Le Moine entendait tout cela et ne disait mot. Pourtant, il finit par se lasser d’attendre les chalands et dit aux curieux :

— Eh bien ! personne ne m’offre rien de ma mère ? Voyez, c’est pourtant une belle vieille,..

— Jésus ! s’écriaient les uns, en entendant ces paroles, cet homme est un pauvre innocent (fou) qui a tué sa mère.

— A moins, disaient d’autres, que ce ne soit un criminel, qui a tué cette femme pour la voler et qui veut, à présent, contrefaire le fou. Voyez le cou de la femme morte ! Elle a été saignée, comme un pourceau... Il faut le dénoncer à la justice.

On alla prévenir les gendarmes et le procureur fiscal. A la tournure que prenait l’affaire, le Moine vit clairement que ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de décamper, au plus vite. Il monta donc sur son cheval, avec sa mère devant lui sur la selle, et partit au galop. Deux gendarmes à cheval se mirent à sa poursuite. En montant une côte, ils l’aperçurent, à quelque distance devant eux. Le Moine regardait souvent derrière soi, et, voyant venir les gendarmes, il jeta sa mère à bas, sur la route, pour aller plus vite. Les gendarmes l’atteignirent, pourtant, et le ramenèrent à Pontrieux, où il fut mis en prison, puis jugé et condamné à être pendu et brûlé, et ses cendres jetées au vent.

Alors, le petit Moine devint le grand Moine (l’abbé) de l’abbaye de Bégard.


Conté par une servante d’auberge,
à Bégard, en 1868.





  1. Bégard, chef-lieu de canton de l’arrondissement de Guingamp, possède les ruines d’une belle abbaye fondée en 1130 par des moines de l’ordre de Citeaux.
  2. Penn-baz, bâton à grosse tête inférieure en forme de boule.