Contes populaires de Basse-Bretagne/Le Lièvre Argenté



I


LE LIÈVRE ARGENTÉ
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Kement-man hol oa d’an-amzer,
Ma ho defoa dennt ar ier.
Tout ceci se passait du temps,
Où les poules avaient des dents.


ON dit qu’autrefois, dans les temps anciens, il y avait un beau château, là où se voit à présent la ferme de Kerodern, dans la commune de Louargat, près de la montagne de Bré, et que ce château appartenait à un riche et puissant seigneur, qui avait un fils et trois filles, d’une beauté remarquable.

Mais, des géants, laids et méchants, habitaient an autre château, situé à quelque distance de là, au milieu d’une forêt, et ils enlevaient les bœufs, les vaches, les moutons et les chevaux du vieux seigneur, qui avait grand’peur que, quelque jour, ils ne lui enlevassent aussi ses filles. Aussi, les surveillait-il et ne les laissait sortir que rarement du jardin du château, qui était entouré de hautes murailles.

Son fils, qui se nommait Malo, allait chasser, tous les jours, dans la forêt.

Un jour, en rentrant de la chasse, il trouva toute la maison dans la désolation. Sa sœur aînée avait été enlevée par les géants.

Cela ne l’empêcha pourtant pas de retourner le lendemain à la forêt, après avoir recommandé à son père de bien veiller sur ses deux sœurs cadettes.

Quand il rentra, le soir, la seconde de ses sœurs avait aussi disparu.

Cependant, il retourna encore, le lendemain, à la forêt, après avoir recommandé à son père de redoubler de surveillance, attendu qu’il ne lui restait plus que sa fille cadette.

— Oh ! celle-là, dit le vieillard, ne me sera pas enlevée, dussé-je y perdre la vie.

Hélas ! quand Malo rentra, sa troisième sœur avait aussi disparu, et son père était mort. Sa douleur fut grande. Il resta plusieurs jours sans sortir et s’enferma pour pleurer.

Cependant, au bout de quelque temps, il reprit son fusil et retourna à la forêt. Il y rencontra un beau Lièvre au poil argenté, qui, assis sur son derrière, le regardait et ne paraissait pas le craindre. Il voulut essayer de le prendre, sans le tuer. Mais, au moment où il croyait mettre la main dessus, le Lièvre s’enfuit un peu plus loin et s’arrêta encore à le regarder. Il le poursuivit et le manqua encore. Ce manège dura longtemps, l’animal paraissant assez disposé à se laisser prendre, et s’échappant toujours, au moment où le chasseur croyait être sûr de lui. Si bien que le soir survint, et que Malo, dépité et ne voulant pourtant pas tuer un si beau Lièvre, s’en retourna à la maison, d’assez mauvaise humeur.

Le lendemain, il retourna à la forêt et retrouva le Lièvre argenté, au même endroit que la veille.

— Pour le coup, dit-il, si tu ne veux pas te laisser prendre, je te tuerai, comme un Lièvre ordinaire.

Et il recommença sa poursuite, mais, sans plus de succès. Enfin, impatienté, il se dit :

— Ah ! bast, je suis bien bon de me donner tant de mal pour un lièvre !

Et il coucha l’animal en joue et fit feu. Le Lièvre ne bougea pas.

— Je l’ai manqué, pensa-t-il.

Et il fit feu une seconde fois. Le Lièvre ne bougea toujours pas.

— Il faut que je l’aie tué raide, du premier coup, se dit-il alors, car je ne suis pas si maladroit que cela.

Et il s’avança pour le prendre. Mais, au moment où il allait mettre la main dessus, le Lièvre s’enfuit encore, et s’arrêta à une cinquantaine de pas plus loin. Malo, honteux de sa maladresse, fit alors pleuvoir sur lui une véritable grêle de plomb. Le Lièvre ne bougeait pas et le regardait tranquillement. Malo finit par s’apercevoir que le plomb s’aplatissait sur lui, sans lui faire du mal.

— C’est un Lièvre enchanté ! se dit-il alors, et je perds mon temps et ma peine à essayer de le prendre ! Il ne me reste qu’à m’en retourner à la maison ; mais, j’en suis loin, ici, et la nuit vient ; je crains fort qu’il ne me faille coucher sous les linceuls de l’alouette !

— Non, si vous voulez, lui dit le Lièvre, dans le langage des hommes.

— Comment cela, s’il vous plaît ? demanda Malo, étonné.

— Descendez tout du long cette avenue de vieux chênes que voilà, et vous trouverez, à l’extrémité, un château où vous pourrez passer la nuit et voir votre sœur aînée.

— Je serais heureux de revoir ma sœur, pensa-t-il, et de la ramener à la maison, si je le puis, car je la soupçonne de n’être pas bien, là où elle est.

Et il suivit le conseil du Lièvre, descendit l’avenue de vieux chênes et se trouva devant un vieux château, ceint de hautes murailles. Il frappa à la porte avec la crosse de son fusil et une voix, qu’il reconnut facilement pour être celle de sa sœur aînée, demanda de l’intérieur :

— Qui est là ?

— C’est moi qui viens te voir, sœur chérie ; ouvre-moi, vite.

— Comment ! c’est toi, frère chéri ? Que je suis donc heureuse de te revoir !

Et elle ouvrit la porte, et ils s’embrassèrent tendrement.

Malo entra dans le château, conduit par sa sœur, qui lui fit servir à manger. Puis, elle lui dit :

— J’aurais été bien heureuse, frère chéri, de te voir passer quelque temps ici, avec moi, mais, hélas ! cela ne se peut pas, sans grand danger pour ta vie. Le géant, mon mari, est parti depuis ce matin, comme tous les jours, pour la chasse aux hommes[1], car c’est là à peu près sa seule nourriture, et quand il rentrera, ce soir, je crains fort qu’il ne veuille te manger, aussi surtout si sa chasse n’a pas été bonne.

— Ah ! ton mari mange les hommes ! Il n’importe, je voudrais bien le voir. Cache-moi quelque part d’où je puisse le voir, sans être vu de lui ; derrière ces tonneaux que voilà, par exemple.

Malo se cacha derrière les tonneaux, au bas de la salle, et le géant arriva aussitôt. Il jeta quatre ou cinq hommes morts sur la table, en disant :

— Voilà pour mon souper !

Puis, ôtant de dessus ses épaules son manteau, qui pesait cinq cents livres, il le jeta sur les tonneaux, en disant :

— Je suis bien fatigué !

— Pourquoi aussi vous donner tant de mal, tous les jours ? lui dit sa femme.

— Il le faut bien, répondit-il : donnez-moi à boire, j’ai soif.

Et la sœur de Malo prit une grande pinte, tira du vin d’un tonneau et le posa sur la table, devant le géant. Celui-ci saisit aussitôt la pinte, et il s’apprêtait à la vider, lorsqu’il s’écria en reniflant :

— Que signifie ceci ? Ce vin sent le chrétien ! Il y a un chrétien ici ! Où est-il ? Je veux le voir, à l’instant !...

— C’est mon frère, qui est venu me voir ; ne lui faites pas de mal, je vous prie.

— Si c’est votre frère, je ne lui ferai pas de mal, dit le géant, en se calmant ; nous avons bien de quoi manger, d’ailleurs ; mais, où est-il ? Présentez-le-moi, pour que nous fassions connaissance.

Et la jeune femme le fit sortir de sa cachette, derrière les tonneaux, le prit par la main et le présenta au géant.

— Il est fort gentil, votre frère, dit celui-ci, et je ne lui ferai certainement pas de mal. Assieds-toi, beau-frère, à côté de moi, bois un coup de vin et causons ensemble, pendant que ta sœur nous préparera à manger. Comme tu t’es donné de la peine, depuis quelques jours, à courir après le Lièvre au poil d’argent, de la forêt !

— C’est vrai, répondit Malo ; j’aurais bien voulu le prendre !

— Ah ! mon pauvre ami, toi prendre le Lièvre argenté ! Songe donc que voici cinq cents ans que je cours inutilement après lui, et que je ne suis pas encore parvenu à savoir où il se retire, quand je perds sa trace.

— N’importe, dit Malo, je veux le poursuivre encore, pour voir.

— Crois-moi, tu ferais mieux de rester ici tranquille avec ta sœur, et de ne plus songer au Lièvre argenté.

— Non, je veux encore essayer de le prendre.

— Eh bien ! pour te venir en aide, autant que je le puis, prends ce cor d’ivoire, et quand tu auras besoin de secours, souffle dedans, et tu seras secouru de ma part.

Malo prit le cor d’ivoire, puis, ils soupèrent et allèrent ensuite se coucher.

Le lendemain, ils partirent tous les deux, de bon matin : le géant, pour la chasse aux hommes, selon son habitude, et Malo, pour poursuivre le Lièvre argenté.

Il le rencontra encore, dans la forêt, à la place accoutumée, et le poursuivit jusqu’au soir, croyant le prendre, à chaque moment, et le voyant s’échapper toujours, jusqu’à ce que, épuisé de fatigue, il se laissa tomber sur l’herbe, en disant :

— Le soir vient, je suis loin de la maison, et je crains qu’il ne faille passer la nuit sous les linceuls de l’alouette.

— Non, si vous voulez, dit encore le Lièvre argenté, qui le regardait tranquillement, assis sur son derrière.

— Comment cela donc ?

— Vous n’avez qu’à suivre cette avenue tout du long, — et le Lièvre lui désignait, d’une de ses pattes de devant, une belle avenue de grands châtaigniers, — et vous trouverez au bout le château où habite votre seconde sœur.

Malo suivit le conseil et se trouva, à l’extrémité de l’avenue, devant un beau château, entouré de hautes murailles. Il frappa à la porte, et une voix, qu’il reconnut pour être celle de sa seconde sœur, demanda :

— Qui est là ?

— C’est moi, répondit-il, qui viens te voir, ma sœur chérie ; ouvre-moi, vite.

— Comment ! c’est toi, mon frère chéri ! Que je suis donc heureuse de te voir !

Et elle lui ouvrit la porte, et ils s’embrassèrent tendrement.

Malo entra dans le château, et mangea et but, car il avait grand’faim. Puis, comme il paraissait vouloir passer quelques jours chez sa sœur, celle-ci lui dit :

— J’aurais été bien heureuse, frère chéri, de te voir passer quelques jours avec moi, dans ce château, mais, hélas ! cela ne se peut pas, sans grand danger pour ta vie. Le géant, mon mari, est parti depuis ce matin, comme tous les jours, pour la chasse aux hommes, car c’est là à peu près sa seule nourriture, et quand il rentrera, ce soir, je crains qu’il ne veuille te manger toi-même, surtout si sa chasse n’a pas été bonne.

— Ah ! ton mari aussi mange des hommes ? N’importe, je voudrais le voir. Cache-moi quelque part d’où je le verrai, sans être vu de lui ; derrière ces tonneaux que voilà, par exemple.

— Eh bien ! oui, cache-toi, vite, derrière ces tonneaux, car voici l’heure où il a coutume de rentrer.

Malo se cacha derrière des tonneaux, qui étaient entassés au bas de la salle, et le géant arriva presque aussitôt. Il jeta quatre ou cinq hommes morts sur la table, en disant :

— Voilà de quoi souper !

Puis, ôtant de dessus ses épaules son manteau, qui pesait sept cents livres et le jetant sur les tonneaux :

— Je suis bien fatigué, dit-il.

— Pourquoi vous donner aussi tant de mal à courir, tous les jours ? lui dit sa femme.

— Il le faut bien ; mais, donnez-moi à boire, car j’ai grand’soif.

Et la seconde sœur de Malo prit une grande pinte, tira du vin d’un tonneau et le posa sur la table. Le géant s’apprêtait à boire, quand il s’écria, en reniflant :

— Que signifie ceci ? Ce vin sent le chrétien ! Il y a un chrétien ici ! Où est-il ? Je veux le voir, à l’instant !

— C’est mon frère, qui est venu me voir, répondit la jeune femme ; ne lui faites pas de mal, je vous eu prie.

— Si c’est votre frère, je ne lui ferai pas de mal ; nous avons de quoi souper, du reste ; présentez-le-moi, pour que nous fassions connaissance ensemble.

Et elle alla le chercher, au bas de la salle, l’amena par la main et le présenta au géant.

— Il est fort gentil, votre frère, dit le géant, et je ne lui ferai sûrement pas de mal. Et s’adressant à Malo : — Assieds-toi là, mon garçon, à côté de moi, bois un coup de vin, et causons. Comme tu t’es donné du mal, depuis quelques jours, à courir après le Lièvre argenté !

— C’est vrai, répondit Malo, et j’aurais bien voulu pouvoir le prendre.

— Ah ! mon pauvre ami, toi prendre le Lièvre argenté ! Songe donc que voici plus de sept cents ans que je cours inutilement après lui, et que je ne sais pas encore où il se retire, quand je perds sa trace !

— N’importe, dit Malo, je veux le poursuivre encore, pour voir...

— Crois-moi, tu ferais mieux de rester ici, avec ta sœur, et de ne plus songer au Lièvre argenté.

— Non, je veux encore essayer.

— Eh bien ! pour te venir en aide, autant que je le puis, prends ce bec d’oiseau, et, quand tu auras besoin de secours, souffle dedans, et tu seras secouru de ma part.

Malo prit le bec d’oiseau, et ils allèrent ensuite se coucher.

Le lendemain matin, ils partirent tous les deux, le géant, pour la chasse aux hommes, selon son habitude, et Malo, pour poursuivre le Lièvre argenté. Il le trouva au même endroit, dans la forêt, le poursuivit longtemps et inutilement, comme les jours précédents, si bien que le soir le surprit encore, harassé de fatigue et n’en pouvant plus.

— Il me faudra, sans doute, passer la nuit sous les linceuls de l’alouette, dit-il encore, en s’asseyant au pied d’un arbre.

Et le Lièvre argenté lui dit encore :

— Non, si vous voulez.

— Comment cela ?

— Suivez cette avenue de grands hêtres, jusqu’au bout, et vous arriverez au château qu’habite votre plus jeune sœur.

Malo suivit le conseil et se trouva, à l’extrémité de l’avenue, devant un vieux château, entouré de tous côtés de hautes murailles. Il frappa à la porte, et une voix, qu’il reconnut pour être celle de sa plus jeune sœur, demanda :

— Qui est là ?

— C’est moi, répondit-il, qui viens te voir, ma sœur chérie ; ouvre-moi, vite.

Et elle lui ouvrit, et ils s’embrassèrent tendrement.

Malo entra dans le château, et mangea et but, car il avait grand’faim. Puis, comme il paraissait vouloir passer quelques jours auprès de sa sœur, celle-ci lui dit :

— J’aurais été bien heureuse, mon frère chéri, de te voir passer quelques jours ici, avec moi, mais, hélas ! cela ne se peut pas, sans grand danger pour ta vie. Le géant mon mari est parti, ce matin, comme tous les jours, pour la chasse aux hommes, car c’est là à peu près sa seule nourriture, et quand il rentrera, ce soir, il aura faim, et je crains qu’il ne veuille te manger, surtout si sa chasse n’a pas été bonne.

— Ah ! ton mari mange aussi des hommes ? répondit Malo ; n’importe, je veux le voir. Cache-moi quelque part, d’où je le verrai, sans être vu de lui, derrière ces tonneaux que voilà, au bas de la salle, par exemple.

— Eh bien ! oui, cache-toi derrière ces tonneaux, car voici le moment où il rentre.

Malo se cacha derrière les tonneaux, au bas de la salle, et le géant arriva aussitôt. Il jeta une demi-douzaine d’hommes morts sur la table, en disant :

— Voilà de quoi souper !

Puis il ôta de dessus ses épaules un manteau qui pesait mille livres et s’assit, en disant :

— Je suis bien fatigué !

— Pourquoi aussi vous donner tant de mal, tous les jours ? lui dit la sœur de Malo.

— Il le faut bien ; mais, donnez-moi à boire, car j’ai grand’soif, reprit le géant.

Et la jeune femme prit une grande pinte, tira du vin d’un tonneau et le posa sur la table, devant le géant, qui s’apprêtait à boire, quand il s’écria, en reniflant :

— Que signifie ceci ? Ce vin sent le chrétien ! Il y a un chrétien ici ! Où est-il ? Je veux le voir, à l’instant !

— C’est mon frère, qui est venu me voir ; ne lui faites pas de mal, je vous en prie.

— Si c’est votre frère, je ne lui ferai pas de mal ; nous avons de quoi souper, du reste ; présentez-le-moi, pour que nous fassions connaissance ensemble.

Et elle alla le chercher, derrière les tonneaux, l’amena par la main et le présenta au géant.

— Il est fort gentil, votre frère, dit celui-ci, et je ne lui ferai sûrement pas de mal. Et s’adressant à Malo : — Assieds-toi là, beau-frère, à côté de moi, bois un coup de vin et causons. Comme tu t’es donné du mal, depuis quelques jours, à courir après le Lièvre argenté !

— C’est vrai, répondit Malo ; je voudrais bien pouvoir le prendre !

— Ah ! mon pauvre ami, toi prendre le Lièvre argenté ! Songe donc que voici plus de mille ans que je cours inutilement après lui, et que je ne suis pas encore parvenu à savoir où il se retire, quand je perds sa trace.

— N’importe, dit Malo, je veux le poursuivre encore, pour voir...

— Crois-moi, tu ferais mieux de rester ici tranquillement, avec ta sœur, et de ne plus songer au Lièvre argenté.

— Non, je veux encore essayer de le prendre.

— Eh bien ! pour te venir en aide, autant que je le puis, prends cette mèche de cheveux dorés, et quand tu auras besoin de secours, dis simplement ces mots, en la tenant à la main : — Par la vertu de cette mèche de cheveux dorés, je demande du secours ! et aussitôt tu seras secouru de ma part.

Malo prit la mèche de cheveux dorés, puis ils allèrent se coucher.

Le lendemain matin, le géant et Malo partirent de bonne heure ; le géant, pour se livrer à la chasse aux hommes, selon son habitude, et Malo, pour poursuivre le Lièvre au poil argenté. Il le rencontra, comme les jours précédents, au même endroit, dans la forêt, et le poursuivit jusqu’à un bras de mer, qui pénétrait sous le bois. Le Lièvre sauta lestement par-dessus l’eau, mais, Malo ne put faire comme lui, et le voilà bien embarrassé. Il aperçut sur le rivage, à l’angle de deux grands rochers, une pauvre hutte, dont la porte était ouverte. Il y entra. C’était l’habitation d’un vieux cordonnier.

— Dites-moi, mon brave homme, lui demanda-t-il, n’avez-vous pas vu un Lièvre au poil d’argent, passer par ici, il n’y a qu’un instant ?

— Chut ! chut ! Parlez plus bas, je vous prie, répondit le cordonnier, d’un air mystérieux ; ce n’est pas là un Lièvre, comme vous le croyez, mais bien une princesse, la fille du roi de Perse. Je suis son cordonnier. Tous les jours, je lui fournis une paire de souliers neufs, que je lui porte moi-même, dans son palais.

— Je voudrais bien y aller aussi avec vous, si vous le voulez bien ?

— Je le veux bien, mais, à la condition que vous ne direz pas que c’est moi qui vous y aurai conduit. Je voyage à volonté à travers les airs[2], et je traverse ainsi facilement la mer, pour me rendre au palais de la princesse. Je vous donnerai un manteau, qui vous rendra invisible ; vous monterez sur mon dos, et nous partirons, aussitôt que j’aurai terminé mes souliers.

Quand les souliers furent achevés, le vieux cordonnier mit sur les épaules de Malo le manteau qui rend invisible, lui dit de monter sur son dos, et ils partirent alors, avec la rapidité du vent. Ils traversèrent ainsi la mer, et arrivèrent promptement au château de la princesse. Ils descendirent dans la cour.

— Suivez-moi, dit le vieux cordonnier à Malo, et ne craignez rien, car personne ne pourra vous voir, tant que vous aurez le manteau sur les épaules ; gardez-vous donc de l’ôter.

Ils pénétrèrent jusqu’à la chambre de la princesse. Elle était absente. Le vieux cordonnier y déposa les souliers, et s’en alla. Malo y resta.

La princesse rentra, peu après, et dit à sa servante :

— J’ai bien couru par la forêt de Kerodern, espérant y rencontrer mon amoureux, comme d’ordinaire, et je ne l’ai pas vu ; aussi, suis-je bien fatiguée et bien en peine de lui.

— Consolez-vous, ma maîtresse, lui dit la servante, vous le reverrez, sans doute, demain. Mangez et buvez, pour réparer vos forces, et demain vous serez plus heureuse.

La princesse mangea et but, mais, moins que d’ordinaire, puis, elle se retira dans sa chambre, toute soucieuse. Malo, qui avait faim aussi, et qui, grâce à son manteau, avait pu entendre la conversation de la princesse et de sa servante, sans être vu d’elles, dit, quand la princesse arriva dans sa chambre, où il l’avait suivie :

— Vous avez mangé et bu, princesse, mais, moi, je suis à jeun, depuis longtemps, et je voudrais faire comme vous.

— Qui est là ? demanda la princesse, étonnée et effrayée d’entendre parler ainsi, à côté d’elle, et de ne voir personne.

— Le fils du seigneur de Kerodern, répondit Malo ; ne vous effrayez pas, je vous prie, princesse.

— Le fils du seigneur de Kerodern ?... Mais, où êtes-vous donc ? Montrez-vous, je vous prie.

Malo ôta son manteau, et redevint aussitôt visible. La princesse, transportée de joie, lui sauta au cou, pour l’embrasser. Puis, elle lui fit servir à manger et à boire, et ils passèrent la nuit ensemble. Malo resta au château, sans que personne en sût rien, et la princesse ne sortit plus.

Un jour, elle dit à son père :

— Il est temps de me marier, mon père.

— A qui veux-tu que je te marie, ma fille ? répondit le vieillard ; aucun prince ne m’a encore demandé ta main.

— J’ai moi-même choisi mon mari, mon père

— Qui est-ce donc, ma fille, et où est-il ?

— Il n’est pas loin, mon père ; je vais vous le faire voir.

Et elle se rendit à sa chambre et en revint aussitôt, en tenant Malo par la main.

— Voici, mon père, dit-elle, celui que je désire pour époux !

Le vieillard ne fit aucune difficulté d’accepter Malo pour son gendre, d’autant plus que le jeune Breton avait fort bonne tournure, et les noces furent célébrées promptement, et avec grande pompe et solennité.

Quelque temps après, la princesse recommença à sortir, toujours sous la forme d’un Lièvre au poil argenté. Chaque matin, avant de partir, elle remettait à son mari les clefs de toutes les chambres, de toutes les salles et de tous les cabinets du château, même celle de son trésor, le laissant libre d’entrer partout, à l’exception d’un petit cabinet, dont elle lui recommanda bien de ne jamais ouvrir la porte, sous peine des plus grands malheurs.

Malo, une fois la princesse partie, se promenait de tous côtés, dans les jardins et les salles et les chambres du château, et partout il voyait des trésors et des merveilles de tout genre. Il avait bien envie de visiter aussi le cabinet défendu, mais, il se rappelait la défense de la princesse, et n’osait pas. Un jour, pourtant, il succomba à la tentation : il ouvrit la porte, et aussitôt le diable s’élança hors du cabinet et dit :

— C’est très bien ; ta femme est à moi, à présent, et je vais l’emporter !

— Vous attendrez bien, au moins, jusqu’à dix heures, demain matin, répondit Malo.

— Oui, mais à dix heures précises, demain matin, je l’emporterai.

Quand la princesse rentra, le soir, elle trouva Malo tout embarrassé et tout triste.

— Je sais, lui dit-elle, ce qui est cause de ta tristesse ; tu m’as désobéi ; tu as ouvert la porte du cabinet défendu, et à présent, j’appartiens au diable, qui y était enfermé.

— J’ai commis une faute, je le reconnais, répondit Malo, mais, soyez sans inquiétude pourtant, car je saurai bien vous défendre contre le diable.

Le lendemain matin, le diable se présenta à Malo, à dix heures juste, et lui dit :

— Où est ta femme ? Je viens la chercher.

— Je vais vous la livrer, tout à l’heure. Rendez-vous là-bas, au milieu de la plaine, devant le château, et je vous la conduirai là, dans un instant.

Le diable se rendit au milieu de la plaine. Malo l’y vint rejoindre bientôt, accompagné de la princesse. Mais, au lieu de la lui livrer, il souffla dans le cor d’ivoire, que lui avait donné le géant, mari de sa sœur aînée, et aussitôt arrivèrent toutes les bêtes à cornes du pays, qui coururent sus au diable. Celui-ci aurait bien voulu s’échapper, mais de tous côtés, il se heurtait à des cornes aiguës, qui lui fermaient la retraite. Il perdit un œil et demanda quartier, jusqu’à dix heures, le lendemain matin ; ce qui lui fut accordé.

Le lendemain matin, à dix heures, on se trouva encore, de part et d’autre, dans la plaine, et le diable réclama encore la princesse.

— Oui, si tu la gagnes, lui répondit Malo, car il te faudra encore combattre.

Et aussitôt il souffla dans le bec d’oiseau, que lui avait donné le second géant, et tous les oiseaux du pays, petits et grands, arrivèrent de tous côtés, se précipitèrent sur le diable, et lui crevèrent l’œil qui lui restait. Si bien qu’il demanda encore quartier, jusqu’à dix heures, le lendemain matin.

— Je le veux bien, répondit Malo, mais, ce sera pour la dernière fois.

Le lendemain matin, à l’heure dite, on se retrouva dans la plaine, de part et d’autre, et le diable réclama encore la princesse. Malo, pour toute réponse, tira de sa poche la mèche de cheveux dorés, que lui avait donnée le troisième géant, lui commanda de faire son devoir, et aussitôt tous les animaux à poil du pays, petits et grands, accoururent, de tous côtés, et tombèrent sur le diable, l’attaquant chacun à sa manière. Le combat fut terrible, et le diable, quoique aveugle, se défendit comme un diable. Il poussait des cris épouvantables, sous les coups de dents et de griffes des assaillants... Enfin, il fut vaincu, abattu, foulé aux pieds et enchaîné.

On construisit un grand bûcher, au milieu de la plaine ; on y mit le feu et le diable fut jeté dans le brasier. Comme il était habitué au feu, il n’y mourait pas, mais, il poussait des cris, qui effrayaient tout ce qui vivait à plusieurs lieues à la ronde, et il essayait de s’échapper. Mais, les animaux faisaient cercle autour du bûcher, et l’y repoussaient. Voyant cela, il dit à Malo que, s’il voulait le laisser partir, il renoncerait à tout droit sur la princesse. Comme on ne pouvait venir à bout de lui, d’aucune manière, Malo y consentit, mais, à la condition qu’il signerait sa renonciation avec son sang. Il signa, et on le laissa partir, alors.

Et voilà pourquoi il vit encore, et fait tant de mal sur la terre. Si on avait pu en venir à bout, quand on le tenait, le pauvre monde serait, sans doute, plus heureux qu’il ne l’est.

Malo se maria alors à la princesse, et il y eut, à cette occasion, des fêtes magnifiques, des jeux et des festins, pendant quinze jours.


Conté par Jeanne Ewen, de Louargat
(Côtes-du-Nord). — 1869.




  1. Da duta, expression bretonne qui ne se peut traduire littéralement que par le barbarisme hommer.
  2. Le breton dit : « Je vais en Égypte, quand je veux. » Cette expression, dans nos contes populaires, signifie : Voyager par les airs.