Contes populaires/Il ne faut jamais remettre au lendemain, ce qu’on peut faire le jour même

G. E. Desbarats (p. 175-181).


X

IL NE FAUT JAMAIS REMETTRE AU LENDEMAIN, CE QU’ON PEUT FAIRE LE JOUR MÊME


Qui, par sa faute, perd un œuf, peut aussi bien perdre un bœuf.
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Fais ta besogne plutôt la veille que le lendemain.


Tandis que je me trouvais à Québec, j’avais si souvent admiré, du haut de ses remparts, le village de la Pointe Lévy dont les maisons semblent avoir escaladé l’autre rive du St. Laurent, qu’un beau jour je me décidai à traverser le fleuve pour aller examiner de plus près ce riant paysage que je ne pouvais me lasser d’admirer de loin.

Bien m’en prit, car je rapportai de cette excursion champêtre une histoire et ce singulier aphorisme qui lui servira d’introduction : « la pluie est l’amie des canards en général et des gens de lettres en particulier. »

Et voici pourquoi :

Il y avait déjà longtemps que je marchais devant moi (suivant toujours le « vieux chemin, » comme Jean Lafortune,) et respirant à pleins poumons cet air pur et embaumé qu’on ne respire qu’à la campagne, lorsque je crus m’apercevoir qu’il allait pleuvoir.

De gros vilains nuages noirs couvraient petit-à-petit ce beau ciel bleu qui souriait à mon départ ; le soleil qui apparemment n’aime pas les nuages, achevait de voiler sa face éblouissante et ne jetait plus, que de temps à autre, sur cette belle nature, quelques pâles rayons tristes comme l’adieu d’un mourant.

En même temps un vent furieux venu du nord et soufflant par rafales soulevait toute la poussière de la route en tourbillons épais.

Sans être augure ou astronome, je conclus que la tempête n’était pas loin et que le plus prudent était de s’en retourner. Mais à peine avais-je fait quelques cents pas dans la direction de l’embarcadère qu’un nuage qui semblait danser au-dessus de ma tête creva tout-à-coup, et des gouttes de pluie larges comme des écus mêlées à des grêlons se mirent à tomber en crépitant sur la poussière du chemin, faiblement d’abord, puis avec violence et par torrents, comme si toutes les cataractes du ciel se fussent ouvertes.

En un clin d’œil j’avais gravi les trois ou quatre marches formant le perron d’une ferme qui se trouvait à ma gauche, et sans perdre de temps à frapper, j’entrai par la porte de devant, tandis que les gens de la maison rentraient par la porte de derrière.

Après nous être salués, de part et d’autre, avec cette satisfaction que l’on éprouve, tout en étant mouillé, de ne pas l’avoir été davantage, j’allai droit à un brave homme d’une quarantaine d’années qui me paraissait le chef de la famille, et lui demandai, en le saluant, la permission « d’allumer. »

— Asseyez-vous, Monsieur, et faites comme chez vous, me répondit-il, ou plutôt entrez ici, vous serez plus à l’aise.

En disant ces mots il avait ouvert la porte d’une pièce assez vaste, servant de salon, et d’une éblouissante propreté.

Si curieux que je fusse d’examiner la nombreuse famille de mon hôte improvisé, je ne me fis cependant pas prier, d’autant plus, qu’un chien énorme, crotté jusque par-dessus les oreilles et les poils ruisselants de pluie, s’obstinait à venir flairer les pans de mon habit, malgré la défense réitérée de ses maîtres grands et petits, modulée sur tous les tons :

— Marche te coucher, Castor !

Or donc j’étais installé dans le salon, commodément assis et fumant comme un bienheureux le tabac de mon hôte qui fumait aussi. Nous parlions de choses et d’autres, lorsque mon attention se concentra tout-à-coup sur un beau cadre doré qui ornait le dessus de la cheminée, et qui me paraissait renfermer deux lignes de belle écriture.

Tout en causant, j’essayai de les déchiffrer, mais n’y parvenant pas assez vite à mon gré, je me levai et arrivé en face du cadre, je lus cette grande vérité :

IL NE FAUT JAMAIS REMETTRE AU LENDEMAIN
CE QU’ON PEUT FAIRE LE JOUR MÊME.

Voilà une admirable maxime, dis-je, il est malheureux qu’elle ne soit pas toujours suivie à la lettre.

— Oui, répondit mon hôte, car tous ceux qui la suivent s’en trouvent bien. À l’heure qu’il est, après trente ans, je crois encore que cette maxime est le meilleur héritage que m’ait laissé mon défunt père, dont le bon Dieu doit avoir l’âme.

— Alors ce cadre provient de votre père ?

— Oui, Monsieur, et c’est toute une histoire.

— Une histoire, dites-vous, ah ! voilà qui « s’adonne » bien. Moi qui en cherche justement, me feriez-vous le plaisir de la raconter ; je gagerais qu’elle doit être très-intéressante ?

— Très-volontiers, d’autant plus que la pluie ne cessera pas de si tôt. C’est un coup de nord-est, nous en avons pour trois jours francs.

Nous aurions pu en avoir pour un mois que cela m’eût été parfaitement indifférent. Je tenais une histoire, une histoire « ayant la senteur du terroir Laurentien, » comme dit si bien M. Taché ; je déposai donc ma pipe pour mieux me recueillir, et mon hôte commença ainsi :

— Il faut savoir, Monsieur, que je ne suis pas né ici. Mon défunt père n’avait qu’une petite terre à St-Lazare, la paroisse des « quêteux, » comme on dit, à quelques lieues plus bas dans les terres. Or donc, il y a bien longtemps de ça, un soir d’été que le bonhomme veillait avec quelques voisins, la conversation vint à tomber sur les avocats, et tous — hormis mon père qui n’avait jamais eu affaire aux gens de lois, — s’accordaient à dire qu’il n’y a rien de mieux au monde qu’une « consulte. »

— Un tel, grâce à une « consulte, » avait gagné cinquante piastres.

— Un autre avait vu reculer les limites de sa terre d’un demi-arpent sur toute sa longueur. Bref, Baptiste renchérissait sur Pierre, et Pierre sur Baptiste, si bien que mon brave défunt père en rentra tout pensif à la maison, bien résolu à avoir, lui aussi, sa « consulte, » à la première occasion.

La moisson approchait ; si tôt qu’il eut coupé son blé, il attela un beau matin sa jument blonde, et se rendit à Québec.

Après avoir cherché quelque temps le bureau d’un avocat, il en découvrit un, entra et s’assit, attendant son tour, après avoir eu soin de déposer son chapeau à terre et de ramener ses jambes sous lui de manière à occuper le moins d’espace possible dans le bureau qui lui faisait l’effet d’un sanctuaire.

— Eh bien ! le père, qu’y a-t-il à votre service ? lui dit l’avocat après avoir congédié les autres visiteurs.

— Je voudrais une consulte, Monsieur.

— Fort bien ; contez-moi votre affaire…

— Quelle affaire, Monsieur ?… je n’en ai pas d’affaire, moi ; je ne vous demande qu’une « consulte, » et une bonne, comme celle de Baptiste par exemple.

— Mais êtes-vous en procès ?

— Non.

— Voulez-vous en faire un à vos voisins ?

— Sainte croix bénite ! que le bon Dieu m’en préserve.

— Mais enfin vous devez toujours avoir un motif quelconque pour demander une « consulte ? »

— Non Monsieur, fit mon père en se levant tout à coup, voici ce que c’est : et il se mit à raconter tout ce qu’il avait entendu à St Lazare. Baptiste a gagné dix arpents de terre avec une « consulte ; » le gros Pierre a gagné cinquante piastres avec une « consulte. » Les « consultes » des avocats sont bonnes comme vous voyez ; donnez m’en donc une pour l’amour du ciel, ça fait que je courrai ma chance comme eux autres.

— C’est bien, le père, rasseyez-vous, lui dit l’avocat en faisant semblant d’ouvrir quelques-uns des gros livres de sa bibliothèque.

Mon père le suivait des yeux. Bientôt il le vit écrire quelques mots, et au bout d’un instant il lui remit, d’un air solennel, le bout de papier que vous venez de lire, et que mon défunt père reçut avec les marques du plus profond respect.

— C’est une piastre pour votre « Consulte, » mon brave homme, suivez-la bien et que Dieu vous bénisse.

— Merci, fit mon père en payant l’homme de loi, que le bon Dieu vous bénisse aussi, et bonne santé.

Arrivé dans la rue, il plia soigneusement sa « consulte » en quatre, l’enveloppa dans son mouchoir, et l’attacha à sa veste, du côté du cœur, avec quatre épingles.

À deux heures, Monsieur, à peu près à l’heure que nous parlons, mon défunt père était de retour : et comme vous pouvez bien le penser, il n’eut rien de plus pressé que de montrer sa « consulte. » Je m’en souviens encore comme si ça s’était passé d’hier. Personne ne sachant lire chez nous, — je n’avais alors que sept ou huit ans, — on m’envoya quérir le maître d’école. J’y courus comme le vent. Dès qu’il fut arrivé, mon père lui tendit avec joie le papier qu’il avait rapporté de la ville, et le maître d’école le lut à haute voix, en déclarant que c’était magnifiquement écrit.

Et bien pensé, ajouta mon défunt père, en serrant soigneusement sa « consulte, » avec son contrat de mariage et son image de première communion.

Il faisait une chaleur accablante cette journée-là.

— Va donc te reposer mon pauvre José, lui dit ma bonne vieille mère que vous avez vue en entrant, il me semble que tu l’as bien gagné, tu n’en seras que plus alerte demain pour rentrer notre grain.

— Y penses-tu, ma vieille, répondit mon père qui achevait de mettre son habillement de la semaine. Y penses-tu ?… « Il ne faut jamais remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour même. » Nous allons rentrer notre grain tout de suite, et si Baptiste a achevé de serrer le sien, il nous donnera un coup de main. Va voir, s’il est chez lui, mon gars ?

Le soir notre récolte était dans la grange. Durant la nuit il s’éleva une tempête furieuse. Un coup de nord-est comme aujourd’hui, ça dura trois jours. La pluie tombait à torrents. Si notre récolte fut restée dehors, elle était perdue. Depuis lors, mon défunt père a toujours suivi la « consulte » à la lettre, et pour ne pas la perdre de vue, c’est lui-même qui la fit encadrer.

Une dizaine d’années plus tard, nous quittâmes St Lazare pour venir nous établir ici. Dieu nous a bénis, nous sommes heureux et contents, et tout nous réussit parce que « NOUS NE SONGEONS JAMAIS À REMETTRE AU LENDEMAIN CE QUE NOUS POUVONS FAIRE LE JOUR MÊME. »