Contes grassouillets/Texte entier

C. Marpon et E. Flammarion (p. Frontisp.-277).



AVANT-PROPOS



Encore un livre qui ne fera crier que les sots et n’amusera que les honnêtes gens. Je souhaite pour l’honneur de mon pays et l’agrément de mon éditeur qu’il ait un immense succès.

A. S.





I

BERTRADE

BERTRADE



I



L e sire de Humevesse était un puissant seigneur, mais mal commode à vivre. Retiré dans le château de ses aïeux, une véritable forteresse, il y résistait imperturbablement aux despotiques volontés du roi Louis XI qui, comme chacun le sait, n’était pas tendre à sa noblesse. Nous étions, en effet, en ces temps malheureux où le pauvre peuple de France était également opprimé par le suzerain mécontent et par les vassaux rebelles, ce que les imbéciles d’aujourd’hui appellent : le bon temps ! Donc le sire de Humevesse, claquemuré dans son imprenable bastille, maltraitait ses serviteurs au dedans et bravait, au dehors, son légitime seigneur, ce qui, de vous à moi, est le fait d’un assez vilain coco de gentilhomme. Et cependant, comme une branche de giroflée que le printemps fleurit aux fentes d’une haute muraille, Dieu avait mis au cœur de cet homme de fer une affection douce, une irrémissible tendresse. Sa fille Bertrade méritait vraiment cet amour et en méritait beaucoup d’autres encore. Car c’était une superbe personne dont la chevelure semblait faite d’un rayon de miel et les yeux de deux lapis mouchetés d’or fin. Les charmes de son corps égalaient ceux de son visage, et ses formes, parfaites dans leur voluptueux arrondissement, étaient de nature à satisfaire l’homme de bien le plus difficile en matière de beauté. Avenante avec cela, aussi clémente aux pauvres gens que son père leur était impitoyable, adorée de tous autour d’elle et principalement du jeune Alcindor, un chevalier accompli qui n’avait contre lui que le nom de sa famille. Son père était, en effet, le noble sire de Guignepet.

II

On ne pouvait se haïr davantage que les sires de Humevesse et de Guignepet. Tout semblait rivalité entre eux. Car Guignepet tenait pour le Roi autant que Humevesse pour la noblesse. Aussi le pauvre Alcindor n’avait-il jamais osé demander la main de celle dont les yeux le consumaient d’amour et qui le payait d’ailleurs de sentiments non moins tendres que les siens. Mais, comme les deux châteaux étaient voisins, il ne manquait jamais d’aller chasser le faucon aussi près que possible de la fenêtre à laquelle Bertrade n’oubliait non plus de montrer, chaque matin, son radieux visage. Quand je dis fenêtre, je suis vraiment trop poli pour l’immeuble de ce fâcheux Humevesse. Par terreur d’une attaque, celui-ci ne tolérait, pour donner du jour chez lui, que d’étroites lucarnes qui s’ouvraient de place en place, comme des yeux ronds, aux formidables parois de ce bloc de pierre. Or, Alcindor était un archer fort adroit et, pour correspondre avec celle qu’il aimait, il avait imaginé un moyen d’une ingéniosité élémentaire. Au-dessus de la chambre de Bertrade était une pièce inoccupée, comme il l’avait su par des bavardages de serviteurs. Au lever du jour, notre amoureux y décochait une flèche par l’œil de bœuf qui l’éclairait et une heure après, tout au plus, Mlle de Humevesse allait, à son tour, recueillir la lettre passionnée ou la devise d’amour que le galant avait attachée aux plumes de son javelot.

III

Ainsi ces fidèles amants, pareils à ceux de Vérone, déjouaient la vigilance de leurs gardiens et bravaient la séculaire haine de leurs ascendants. Ainsi trompaient-ils leur chagrin par mille douceurs mystérieuses, puisqu’il est convenu que s’aimer en secret c’est s’aimer deux fois. Malheureusement une lubie du sieur de Humevesse compromit tout à coup ce rapide et fragile bonheur. Vous croyez peut-être qu’il fit boucher la lucarne qui servait de cible à Alcindor ? Nullement, et c’eût été peu de chose. Il fit pire que cela. Il fit venir et reçut en grande pompe le sire de Ventesec, un de ses compagnons d’armes d’autrefois, et déclara à la malheureuse Bertrade qu’elle aurait à épouser ce barbon dans les huit jours, parce que cet hymen serait utile à la bonne cause. Celle-ci eut beau protester, alléguer la différence d’âge et sa volonté de rester fille ; c’est tout comme si elle eût chanté l’Angelus à l’heure des complies. Son plus grand désespoir fut de ne pouvoir prévenir Alcindor de ce contretemps, afin qu’il le conjurât par quelque audacieuse entreprise. En vain cherchait-elle à lui exprimer sa douleur par la mélancolie de son visage. Celui-ci, sans rien deviner, se promenait fièrement dans les taillis avec son arbalète.

Ah ! s’il avait connu son rival ! quelle rage et quel désespoir ! Ce sire de Ventesec était un gros homme fort déplaisant, pesant pour le moins cent vingt kilos, massif comme un éléphant et assis sur une telle mappemonde que de part et d’autre de son siège, si large que fût celui-ci, deux bourrelets de chair surplombaient le sol de leur masse menaçante. Humevesse lui fit un accueil princier et, comme on était aux beaux jours d’été, fit servir au repas qu’il lui offrit à son arrivée, une collection de melons qui était l’honneur de ses couches et du pays tout entier. Car ce gentilhomme était un sujet rebelle, mais un horticulteur distingué. Puis quand minuit tinta au beffroi seigneurial, il l’installa dans la chambre située au-dessus de celle de Bertrade, avec une belle torche de résine pour l’éclairer durant qu’il ôterait ses chausses.

IV

La torche était éteinte depuis longtemps quand ce triste Ventesec se réveilla sous le coup d’un invisible malaise. Les melons sont comme les hommes ; ils ne s’accordent pas toujours ensemble. Vraisemblablement notre homme avait ingurgité deux espèces ennemies. Le fait est que ses entrailles étaient le lieu d’un véritable combat. Il tenta d’abord de mettre le holà par quelques canonnades bien réglées. Mais les troupes aux prises s’aperçurent-elles qu’il tirait simplement en l’air pour les épouvanter ? — Toujours est-il qu’elles poursuivirent les hostilités et que le pauvre Ventesec, craignant de donner à sa démonstration plus d’importance qu’il ne le voulait, dut prendre le parti d’inviter les belligérants à aller guerroyer ailleurs que chez lui. Il se leva donc pour leur signifier leur congé avec la solennité congrue ; mais la nuit était noire ; il connaissait mal la pièce, et c’est en vain qu’il tenta de faire manœuvrer la serrure de sa chambre, laquelle était à secret comme toutes celles de ce formidable château. Cependant un des melons mettait sensiblement l’autre en déroute et une débandade était imminente quand Ventesec aperçut un peu de jour à la lucarne. Vite, il se hucha sur un escabeau et enfonçant péniblement, dans cette providentielle ouverture, ses monstrueuses assises, il se félicita d’avoir pu donner passage au vaincu sans lui ouvrir le territoire de sa propre chambre à coucher.

Ô illusions ! En entendant ce vacarme débouler devant sa croisée, Bertrade, qui rêvait à demi, s’imagina que quelque formidable tempête, accompagnée d’une grande pluie, favorisait sa fuite avec le bien-aimé de son cœur ; et, dans son âme pieuse, elle remerciait le ciel d’être venu si inopinément à son secours. Qu’eût-elle dit si elle avait vu ce qui se passait au-dessus de sa tête ! Le pauvre Ventesec qui, s’étant trop vigoureusement engagé dans la lucarne, ne pouvait plus en extraire les rotondités charnues de son postérieur visage et qui, pour ne point être surpris dans ce ridicule état, se résignait à attendre dans cette situation désespérée que son valet vînt, à l’aube, lui brosser son haut de chausse et lui donner un coup de main.

V

Cependant Alcindor, impatient comme tous les amoureux, avait devancé les premiers feux du jour et, son arbalète à l’épaule, marchait à grands pas dans la direction du château de Humevesse. Il était fort satisfait d’ailleurs du quatrain qu’il avait écrit, cette nuit-là, pour sa belle et l’avait soigneusement fixé, à l’avance, à la flèche qui devait le lui apporter. Les brumes matinales enveloppaient encore la bastille et notre archer dut attendre qu’elles se dissipassent peu à peu, afin d’apercevoir son but ; mais derrière le rideau, il entrevoyait déjà, par la pensée, la souriante figure de sa bien-aimée, toute fraîche encore des divines rougeurs du sommeil. Cependant un coup de vent venait de chasser ce terrestre nuage. Une colère épouvantable, un dépit sans pareil se peignirent sur les traits d’Alcindor. Rien à la lucarne de Bertrade ! Mais, en revanche, à la lucarne au dessus, ce que montrait, en son plein, le sire de Ventesec et qui semblait le narguer avec une intolérable insolence. Alcindor banda son arbalète plus vigoureusement que jamais et pan ! Il décocha la flèche avec fureur au beau milieu de la cible qui lui était offerte ; avec tant de fureur que celle-ci s’y planta, en frémissant, avec un sifflement de vipère. Après quoi il détourna la vue et, succombant à la douleur d’un tel outrage, s’en fut sous les grands bois, en pleurant comme un jeune faon.

Pendant ce temps-là, le sire de Ventesec, à qui la douleur avait suggéré un suprême effort, bondissait au milieu de sa chambre, en hurlant comme un possédé, et y tombait à plat ventre avec un épouvantable fracas.

On accourut à son secours. Ce fut le diable pour retirer la flèche qui avait fait dans les chairs un infernal trajet. Malgré sa mauvaise humeur, le sire de Humevesse ne put s’empêcher de rire quand un page lut à haute voix l’étiquette rimée qui y était attachée et que voici :

À toi, noble visage !
Œil plus clair que le jour !
À toi tout mon hommage !
À toi tout mon amour !

Mais le sire de Ventesec, lui, ne consentit pas à prendre gaiement les choses. Convaincu qu’il avait été odieusement joué par son hôte, il provoqua le sire de Humevesse. Un coup fourré débarrassa, en même temps, la société de ces deux crétins. Ce fut un grand bonheur pour le pays qu’ils opprimaient, pour le roi Louis XI dont ils contrariaient la politique, pour Alcindor et pour Bertrade qui se mariaient six mois après, le sire de Guignepet ayant rendu l’âme, dans cet intervalle, par je ne sais plus quel bout. Ils eurent des enfants à gogo et le nom de Ventesec est encore illustre dans le pays du mistral.




I

NOBLESSE OBLIGE

NOBLESSE OBLIGE



I



C’ ’était un homme de haute naissance, mais réellement infatué de ses aïeux, que le sieur Thomas, marquis de la Hannetonnière. Il en donnait pour raison que ses ancêtres avaient été constamment mêlés aux plus grands événements de notre histoire, depuis la bataille de Tolbiac à laquelle un certain Gaspard de la Hannetonnière avait ramassé le vase tombé des mains du soldat assommé par Clovis. Plus tard un autre La Hannetonnière — Eudes, je crois, — avait été grand pannetier de Louis le Gros, lequel ne mangeait pas moins de douze livres de pain par jour. Plus tard encore, Gontrand de la Hannetonnière avait pris le premier de la poudre d’escampette à la bataille de Pavie. C’était encore un La Hannetonnière, de son petit nom Jules, qui, lors de la bataille de Fontenoy, avait supplié messieurs les Anglais de ne pas tirer les premiers comme on le leur offrait bêtement. Mais l’honneur de la lignée, la gloire de la souche tout entière, le parangon de la famille, c’était certainement l’illustrissime Cucu de la Hannetonnière qui, moins sot que M. de Montespan, avait offert sa femme à Louis XIV, avant même que le roi prît la peine de la lui demander, ce qui lui avait valu la place de garde-pêche de tout le royaume.

Vous voyez que l’orgueil du marquis était des mieux justifié.

II

Il se traduisait d’ailleurs sous toutes les formes et dans toutes les langues. C’est ainsi que les tentures mêmes du château représentaient les glorieuses actions dont je viens d’énumérer quelques-unes ; que des portraits de famille y pendaient innombrables et que les armoiries de la maison étaient répétées sur les moindres objets de la vie familière. Mais le chef-d’œuvre de ces trésors héraldiques, c’était certainement le jeu des cartes dessiné et enluminé par Madame et Mademoiselle de la Hannetonnière. Car le marquis avait femme et fille. De sa femme, je ne vous dirai pas grand chose : une personne sèche et parcheminée, austère et malveillante, n’ayant aucune des grâces qui attachent, aucun des charmes qui attirent. Il n’en était pas ainsi de Mademoiselle Hildegarde. Ah ! la belle créature que c’était, mes enfants ! Blonde, grassouillette, blanche comme un lys, avec des fossettes partout, un miracle de jeunesse et de fraîcheur, assise d’ailleurs sur un postérieur fort convenable. Car ne me parlez jamais des choses sans fondement, j’en ai horreur ! Pourquoi fallait-il qu’une aussi aimable demoiselle fût encore plus fière de sa noblesse et enorgueillie de sa naissance que son imbécile de père et sa pécore de maman ! Mais vous, mais moi, mais tout le monde, nous l’aurions épousée sans cet insupportable travers ! Elle lui devait d’être vierge encore, bien qu’ayant plus de vingt printemps, comme on dit pour être galant.

III

Donc ces deux dames, jugeant que les jeux de cartes confectionnés par le gouvernement de leur pays étaient bons, tout au plus, pour les rouliers dans les auberges et autres petites gens, avaient imaginé d’en confectionner un de leurs propres mains, dans lequel les figures n’étaient ni Pallas, ni Argine, ni Hector, ni Lancelot, mais les membres les plus fameux de la famille des La Hannetonnière. L’ancêtre Gaspard était roi de carreau, l’ancêtre Eudes roi de pique, l’ancêtre Jules roi de trèfle. Quant à l’ancêtre Cucu, l’ancêtre par excellence, il était roi de cœur. Inutile de dire que ce jeu n’était jamais profané par des étrangers et ne servait aux gens de la maison eux-mêmes que dans de fort solennelles occasions. Le reste du temps, il demeurait serré dans un coffret d’ébène aux armes de la race et dont le marquis Thomas seul possédait la clef, une clef à secret, contemporaine des curiosités savantes du musée de Cluny. Moi, j’avoue que je ne trouve pas cela si ridicule. Il est affreux, en général, de faire comme tout le monde, et une pointe de fantaisie et d’originalité donne à la vie un piment qui en diminue l’effroyable et fade banalité.

IV

Avez-vous remarqué que les jolies femmes étaient souvent constipées ? J’ai cherché une raison à cela et n’en ai trouvé qu’une, le chagrin que tout ce qui les touche de près éprouve à les quitter. Or, je vous ai dit qu’Hildegarde était jolie. Le pis est que ses parents avaient un insupportable préjugé contre l’aquatique remède qui permet seul de vaincre le trop grand attachement aux choses de la terre. À la rigueur eussent-ils admis dans leur foyer l’instrument primitif dont le roi-soleil faisait ses postérieures délices et dont les matassins de Molière poursuivaient Je pauvre Sganarelle. Mais les inventions sacrilèges du docteur Eguisier leur causaient une indicible horreur, et l’on n’en pouvait même parler devant eux, que le marquis Thomas n’anathématisât, à leur occasion, toute la science moderne et ses découvertes impies. Un jour cependant le mal devint tel que le médecin dut être consulté sur le cas (ou plutôt l’absence de cas) de la noble héritière de tant de héros. M. Trousse-Cadet, le plus célèbre médecin à vingt lieues à la ronde, fut donc mandé et, après un respectueux interrogatoire, déclara qu’il était urgent que lui-même, comme Pierre Petit, opérât dans le recueillement et dirigeât la petite ablution intérieure dont le pouvoir émollient remettrait les choses en état.

V

Un roturier donner un lavement à une La Hannetonnière ! Un simple Trousse-Cadet contempler face à face l’auguste derrière de la fille de tant de preux ! Un abject praticien mettre son nez dans douze siècles de gloire ! Le marquis Thomas faillit refuser au risque de perdre son enfant. Mais la marquise, l’ayant attiré dans un coin du salon :

— J’ai trouvé, lui dit-elle, le moyen de faire la chose décemment. Allez chercher le jeu des ancêtres.

Le marquis obéit. Il était stupide, mais bon enfant. Pendant ce temps-là, Hildegarde s’était déshabillée et mise au lit, sur le ventre, dans sa chambre. Après quoi sa mère, soulevant d’une main sa chemise et reculant de l’autre les draps, juste assez pour que la tranche de faux-filet virginal nécessaire à l’opération fût à nu, commença d’y disposer, en rang serré, les figures du fameux jeu de cartes, de façon qu’elles ne laissassent plus apercevoir la moindre bande de peau. Elle pensait, la châtelaine, que cet imposant spectacle, que ce musée nobiliaire en imposerait au mécréant et lui interdirait les profanes pensées que n’eût pas manqué d’évoquer le délicieux objet qu’ils cachaient.

Et, de fait, quand le docteur Trousse-Cadet fut introduit, sa flûte à la main, dans le sanctuaire, il demeura ébahi devant cette exhibition de guerriers armoriés, ébahi et l’œil criblé de points d’interrogation. La marquise jouit un instant de son triomphe, puis, prenant pitié de l’embarras du pauvre diable :

— Soulevez l’aïeul Cucu, lui dit-elle avec solennité.

Mais au moment où il s’avançait, une main en l’air pour obéir et braquant de l’autre son arquebuse :

— Ne touchez pas à mon aïeul ! dit, d’une voix sévère et sans se retourner, la charmante Hildegarde.

Et, au même instant, comme soulevé par une main invisible ou par un fil mystérieux, l’aïeul Cucu se dressa, de lui-même, lentement et se renversa juste autant qu’il était nécessaire, tandis qu’une délicieuse musique, pareille au soupir lointain d’un orgue, s’exhalait de dessous et qu’un parfum exquis s’en dégageait, comme lorsqu’on enlève le couvercle d’une soupière.

Le docteur saisit ce moment avec infiniment d’à-propos, c’est-à-dire avant que la carte fût retombée. Quant au marquis Thomas, arrivé juste à temps pour assister à ce miracle, il proclama que, dans cette circonstance, c’était l’âme des ancêtres qui était venue souffler au secours de la pudeur de sa fille. Après tout, il avait raison de croire ça et surtout de vouloir le faire croire.




III
FIGURES DE CIRE

FIGURES DE CIRE



I



I l avait vingt-cinq ans, elle en avait dix-huit et ils s’aimaient pour le bon motif, ce qui est joliment bête. Il était brun comme un soir d’octobre, droit comme un peuplier, fort comme un Turc et doux comme un agneau ; mais il était timide, ce qui n’avance pas les choses en amour. Elle était blonde comme un matin d’avril, potelée comme une caille, nonchalante comme un lys et passionnée comme une chatte, mais elle était bien élevée, ce qui empêchera toujours les demoiselles de faire les premiers pas. Ses parents, à lui, ne lui avaient pas laissé grand chose, mais ce rien était consciencieusement grevé, d’hypothèques. Son oncle, à elle, était un fesse-Mathieu parfaitement déshonoré, mais qui possédait un sac aussi copieux que mal acquis. Quand vous saurez qu’il s’appelait Pantaléon et qu’elle répondait au nom d’Octavie, vous penserez comme moi qu’ils étaient décidément faits l’un pour l’autre, c’est-à-dire lui pour être opprimé, cocu et cependant heureux, elle pour être despotique, infidèle et grinchue par-dessus le marché, ces deux rôles étant ceux de l’homme et de la femme, dans le doux état du mariage, depuis que dame Ève traita le sieur Adam d’imbécile après lui avoir fait faire la sottise que vous savez.

Puisque décidément vous vous intéressez à cette famille, apprenez encore que le fesse-Mathieu d’oncle de la charmante Octavie se nommait Agapet, Agapet de Castelnaudary. Ah ! la sale bête ! En avait-il mis de pauvres gens sur la paille avec des beaux papiers à l’effigie de la justice.

II

Tout était convenu et les deux fiancés, en attendant le bouquet d’oranger traditionnel, effeuillaient un tas de petites fleurs innocentes. Heureux ceux qui se complaisent encore à ces apéritifs et ne se ruent pas tout droit en bonne chère amoureuse, affamés de plats plus substantiels que ces riens exquis ! On y revient plus tard, d’ailleurs, quand l’estomac n’est plus à la hauteur de l’appétit. Mais ils n’en étaient pas encore là ; au contraire ! L’infâme Agapet qui, comme tous les gredins, caressait volontiers des rêves bucoliques, prenait grand plaisir à voir les menues tendresses de ces deux enfants et souriait paternellement à leurs espérances. Il était même plein de petites attentions charmantes pour eux et organisait des fêtes peu coûteuses, — car il était avare, — mais qu’il présidait néanmoins avec la solennité douce d’un bienfaiteur de l’humanité. C’est ainsi qu’il avait fait venir, pour les en régaler, un plat lointain dont la renommée est grande de Toulouse à Carcassonne, le cassoulet national, le véritable et authentique cassoulet. Un jour ou l’autre je vous donnerai en entier la recette de ce sardanapalesque mets. Sachez seulement aujourd’hui que le haricot rouge y domine, au point que quand les bonnes gens de Castelnaudary en ont copieusement mangé, on voit, une heure après, par les temps les plus calmes, tous les moulins à vent se mettre en branle à une lieue à la ronde et tourner comme des endiablés.

III

C’est par un dimanche de septembre, midi sonnant aux horloges publiques, que le cassoulet de l’oncle Agapet fut servi, fumant et exalant la chaude odeur des épices enfermées. Pour être amoureux, quand c’est pour le bon motif surtout (moi je préfère décidément l’autre) on n’en a pas moins faim quelquefois. S’il en était autrement, Ugolin n’eût eu qu’à faire venir une drôlesse pour tromper son appétit et épargner sa progéniture. Je voudrais en vain vous le cacher, mais Pantaléon se gonfla indécemment de ce navarin méridional, et la poétique Octavie, elle-même, avait, en quittant la table, un petit bedon rondelet comme une pomme d’Api et qui me l’eût fait trouver à moi, plus ravissante encore qu’à l’ordinaire. Tout en n’ayant qu’un goût modéré pour la géographie, j’adore les femmes composées de mappemondes. L’oncle Agapet, lui, était légèrement gris, car il avait arrosé son repas de vrai vin de Villaudric, lequel est le seul qui se doive boire avec un cassoulet authentique. J’ai oublié de vous dire un travers de ce vieux drôle. Comme il ne méritait aucun respect, c’était la chose au monde qu’il était le plus porté à exiger. Très formaliste, très susceptible, on en faisait tout ce qu’on voulait en le traitant avec tous les semblants d’une vénération profonde et d’une estime enthousiaste. Nos manies s’exaspèrent dans certains états. Celui qui a dit : In vino veritas, était un imbécile. Le vin est un verre grossissant, une loupe qui donne des dimensions extraordinaires aux gibbosités de notre esprit. Quand l’oncle Agapet avait bu un coup, il ne restait plus qu’à se mettre à genoux pour lui adresser la parole et on l’eût assis, comme un saint sacrement, dans une châsse d’or, sous un dais de velours à crépines, qu’il eût trouvé le siège et le store encore indignes de lui.

IV

On s’en fut pour digérer à la fête de Saint-Cloud, laquelle, sous les arbres déjà jaunissants, le long du fleuve grossi par les premières ondées, exhalait en plaintes de flûtes, en éternuements de cymbales, en grognements de grosses caisses et en hoquets de trombones les derniers soupirs de l’année foraine agonisante sur les gazons flétris. Pantaléon et Octavie ne se refusèrent aucun des plaisirs qui étaient là rassemblés aussi gaiement qu’à une vente par autorité de justice. Ils tournèrent horizontalement sur les chevaux de bois, verticalement dans les bascules, dans tous les sens sur les ingénieuses machines qui permettent aujourd’hui au premier venu d’avoir le mal de mer sans faire les dépenses d’un voyage à l’Océan ou à la Méditerranée ; ils enfourchèrent des vélocipèdes et des chimères, consultèrent les somnambules, visitèrent les dioramas, tâtèrent le mollet des géantes, agacèrent les animaux des ménageries, firent, en un mot, tout ce qui concernait leur état de badauds consciencieux. L’oncle Agapet les suivait du pas majestueux d’un éléphant et avec un air si important qu’on eût pu croire qu’il avait la clef des Dardanelles dans sa poche. Après les lutteurs, les mangeurs d’étoupes, les acrobates, les cirques et les bêtes savantes, il ne leur restait plus à visiter qu’un musée de figures de cire, celui que le célèbre Loramus promène, depuis vingt ans, dans toutes les solennités de la banlieue, et dont chaque personnage, grâce à la mobilité de la politique contemporaine, a déjà souvent changé d’habits. Mais chut ! Je me suis juré de ne pas taquiner le gouvernement.

V

— Ce qu’il vous faudra remarquer surtout, mes enfants, dit solennellement l’oncle Agapet, ce sont les deux figures assises dans un coin, un vieux monsieur et une vieille dame, posés dans une niche. Elles sont d’une telle réalité que tout le monde les admire, les croit vivantes et leur demande pardon en passant devant elles. Ce ne sont pourtant que de simples poupées comme les autres. Mais ce sont certainement les deux chefs-d’œuvre de la collection.

Octavie et Pantaléon s’extasièrent successivement devant la cour de Napoléon III devenue le salon de M. Thiers, devant le duc de Palikao devenu Garibaldi, devant Mlle Dodu qui fut jadis l’impératrice Eugénie, devant Gambetta qui s’était longtemps appelé M. Rouher sans le savoir. Ils en étaient à leur quatrième ou cinquième tour dans la longue avenue d’images quand notre amoureux, vigoureusement travaillé par le cassoulet dont les expansives qualités s’exaspéraient par la contrainte, sentit qu’une plus longue résistance aux impérieuses lois de la nature serait impossible, et qu’il fallait éclater ou jouer de la soupape de sûreté. Il s’arrêta à ce dernier parti, et, quittant sous un prétexte habile le bras de sa fiancée, il chercha à s’isoler, non pour se donner de l’air à lui-même, mais pour en donner à ses voisins. Ô bonheur ! Il aperçoit dans un coin tout au fond le vieux monsieur en cire et la vieille dame de même matière signalés par l’oncle Agapet. Il les gagne tout doucement à reculons et tout en se tenant les côtes, il maudit son oncle qui l’avait mis à cette torture en le forçant à manger outre mesure de son plat de cassoulet, et quand il est bien près du mannequin masculin :

— Vlan ! fait-il, tant pis, mon vieux, si tu préfères du tabac !

Et, cyniquement, il lui lâche au visage une bordée de musique et de parfums, de quoi remplir le programme d’un jardin d’hiver.

— Tiens, vieille bête, celui-ci est pour ton brouet, celui-là pour ta fête. Cet autre pour ton nez. Ce quatrième pour ta figure… ; puisse cette pétarade t’emporter aux cinq cents diables sur l’aile de son dernier zéphir !

Il en était là de sa symphonie en la mineur quand un gigantesque coup de pied lui ferma la bouche.

L’oncle Agapet, furieux, le poursuivait déjà, sa canne levée, à travers les poupées ahuries. Car c’était lui-même, l’oncle Agapet, avide de respect et d’encens, qui venait de recevoir cette canonnade intempestive. Lassé de la promenade, il s’était assis auprès d’une dame déjà fatiguée comme lui et, dans sa précipitation, trompé par leur immobilité, l’infortuné Pantaléon avait pris leur groupe vivant pour le couple inanimé.

Le mariage fut rompu. Mais ils ne s’en aimèrent pas moins pour cela, le brave jouvenceau et la blonde jeune fille. Au contraire ! Octavie fit une faute et Agapet, abandonné de tous, mourut de chagrin. Le diable eut l’âme de ce vieil usurier, si toutefois le feu d’enfer suffit pour cuire d’aussi durs morceaux !




IV

ÉCHAPPÉ BELLE

ÉCHAPPÉ BELLE


I



C ’était à Limoges, patrie des châtaignes, il y a trois ou quatre cents ans de cela…

— Quoi, mon amour, ne me sauriez-vous raconter une histoire plus nouvelle ?

— Il s’agit d’un mari trompé, bobonne, et j’aimerais à vous faire croire qu’il n’y en a plus aujourd’hui.

— Vous avez peut-être raison, mon amour.

— Nos bons aïeux riaient franchement de ce genre d’aventure…

— Eux aussi avaient raison.

— Plaît-il, bobonne ? Apprenez que ce qui m’amuse chez les autres serait loin de me divertir chez moi.

— Gros égoïste !

— Égoïste, soit ! Je vous répète que la mode de rire des maris trompés est aujourd’hui surannée, et que cela était bon au temps jadis seulement, quand on n’avait pas toutes les distractions qu’une civilisation plus raffinée met aujourd’hui à notre service. Une femme qui a les couturiers, la vapeur, la lumière électrique, le suffrage universel, les petits chevaux et le crokett sous la main est inexcusable de passer encore le temps à monter en trident la tête de son époux. Voilà pourquoi je cherche mon histoire dans les chroniques du passé, puisque vous ne vous divertissez qu’aux récits où l’honneur conjugal est traité par-dessous la jambe.

— Fi ! Monsieur, les vilaines expressions que vous employez là ! Eh bien ! soit ! ce sera à Limoges, patrie des châtaignes, il y a trois ou quatre cents ans.

II

Le drapier Michel, le plus gros drapier de la ville, était certainement le plus intime ami du lieutenant du guet, Vantard de Saint-Eole, lequel était la terreur des mécréants à plus de vingt lieues à la ronde. Vous entendez bien ce que je veux dire par : le plus intime ami ?

— Parbleu ! il était trompé dans son ménage par le lieutenant ?

— Vous êtes d’une perspicacité qui m’épouvante, bobonne. Eh bien ! vous avez deviné juste. Ce vantard de Saint-Eole était un militaire sans reproche, mais un commensal sans délicatesse. Reçu à bras ouverts dans la maison de l’honnête drapier, il abusait odieusement de la situation pour le déshonorer à tire-larigot. Son excuse était dans la beauté de la drapière, Guillemette, — c’était son nom — laquelle eût fait trébucher la vertu d’un saint Antoine. Le lieutenant, qui tenait plus du compagnon du saint que du saint lui-même, n’avait pas même pris la peine de lutter contre la tentation. Au contraire ! Il l’avait appelée à lui avec un cynisme épouvantable. Pas mystique pour deux sous, ce Vantard !

— Le charmant homme !

— Ne vous montez pas la tête pour lui, bobonne. Je vous mènerai voir son tombeau quand vous voudrez. Je reviens à mes moutons… je veux dire à ceux de maître Michel.

— Il était donc berger, maintenant ?

— Pas le moins du monde, Madame. Mais, dans ces temps reculés, avant les progrès de la mécanique contemporaine, les drapiers, même les plus huppés, avaient des troupeaux, récoltaient eux-mêmes leur laine et en faisaient des habits qui vous duraient la vie d’un homme, ce qui n’arrive plus aujourd’hui, même aux personnes qui achètent les leurs dans les maisons de confection. Notre bon ami Michel avait même imaginé un procédé très ingénieux pour s’approvisionner de laine sans épuiser ses bêtes. Il sortait, de temps à autre, nuitamment, et s’en allait sournoisement tondre à son profit les moutons de ses confrères. Autant de bon temps pour dame Guillemette et son lieutenant ! Vous voyez, ma mie, que, même à la Bourse, on n’a rien inventé de nos jours en matière d’honnêteté.

III

Une nuit qu’il était parti pour un de ces pèlerinages méritoires, à peine fût-il sorti de la ville qu’il s’aperçut que le temps était infiniment plus froid qu’il l’avait supposé. Un ciel de lapis-lazuli à peine veiné de petits nuages et criblé d’étoiles qui scintillaient comme autant de petits glaçons.

— Brrr ! fit le drapier, et il pensa que s’il demeurait sans manteau sous une pareille gelée, il deviendrait cacochyme avant l’âge, pour le moins. Et, tout en regrettant le temps qu’il dérobait ainsi à son honnête entreprise, il se prit à courir dans le sens où était sa maison.

— Ah ! mon Dieu ! il va surprendre le pauvre lieutenant dans son lit !

— Vous devinez tout, bobonne ; ou, plutôt, vous ne devinez rien. Notre Michel n’était pas un de ces drapiers vulgaires qui rentrent chez eux à toute heure, en faisant claquer les portes et en sifflant dans les escaliers. C’était un époux discret et bien élevé. Ne voyant nulle lumière dans la chambre de sa femme, il en conclut, avec moins d’esprit qu’on ne le croirait d’abord, qu’elle dormait et prit mille précautions touchantes pour ne pas la réveiller.

C’est ainsi qu’il respecta l’obscurité du lieu et que, l’explorant à tâtons, sur la pointe du pied, il y demeura juste le temps nécessaire pour saisir, à l’aventure, dans l’ombre, le chaud vêtement dont il avait besoin ; après quoi, il sortit comme il était entré, s’applaudissant de n’avoir dérangé personne.

— L’honnête homme !

— C’est précisément ce que dit sa femme quand l’effroyable souleur qu’elle venait d’éprouver fut dissipée.

— L’imbécile ! murmura le lieutenant. Il ne pouvait pas nous laisser tranquilles ! J’en ai perdu la respiration.

— Remettez-vous, Saint-Eole, et surtout ne demeurez pas trop tard ici. Car, maintenant, je vais avoir peur au moindre bruit.

Le lieutenant se mit à rire en frisant sa lourde moustache.

IV

— Ah ! gredin ! nous le tenons !

Et le pauvre Michel n’avait pas fait cinquante pas dans la rue, juste le temps d’arriver sous une lanterne éclairant la ruelle obscure, qu’il était entouré par une douzaine de drôles à mauvaise mine et armés de bâtons. Ces gens-là étaient, j’aime autant vous le dire tout de suite, des voleurs. Mais ce n’est pas à l’argent du drapier qu’ils en voulaient. Ils croyaient se venger, le prenant pour un autre. Pour qui ? Pour le farouche lieutenant du guet qui les avait maintes fois guidés, les chaînes au poignet, jusqu’à la paille légendairement humide des cachots. Car, à cette époque, les malfaiteurs étaient quelquefois inquiétés par la police ; aussi ne la regrettent-ils pas aujourd’hui. Voilà, me diras-tu, de fiers imbéciles qui confondent un calme commerçant avec un fringant militaire ! Pas si bêtes que ça, bobonne. Car ils avaient reconnu, à la lueur vacillante du falot, le manteau brodé d’argent de Saint-Eole, lequel manteau, l’innocent Michel, n’y voyant pas clair dans la chambre, avait pris pour le sien et portait crânement sur son dos. Or, ces mécréants avaient juré de mettre à mal leur persécuteur, et comme ils l’avaient suivi en l’épiant, jusqu’à la porte du drapier, ils ne doutaient pas que ce fût lui qui vînt de sortir de la maison.

— À la garde ! cria le malheureux Michel. À moi !

Et comme il était de robuste complexion, et fort bien armé d’ailleurs d’un gourdin lacé de cuir, comme en portent encore les rouliers de ce pays, il commença de résister vigoureusement en attendant qu’on lui apportât du secours. Aussi le bruit de la mêlée monta-t-il bientôt jusqu’à l’appartement où dame Guillemette et le lieutenant avaient repris leur innocente causerie.

V

— Mort de ma vie ! on massacre un homme !

Vantard de Saint-Eole était un fichu ami ; mais, je l’ai dit, c’était un fonctionnaire au-dessus de tous les éloges, infidèle aux camarades, mais fidèle à son devoir ! Il ne connaissait que ça. Ces natures de bronze ont disparu. Les lieutenants du guet d’aujourd’hui ont le plus grand respect, j’en suis convaincu, pour l’honneur des drapiers : mais ils laissent assommer les passants sans miséricorde. Autres temps, autres mœurs. Les détrousseurs nocturnes profitent, de nos jours, de l’urbanité générale. Je me suis laissé dire que les prisons allaient être prochainement transformées en casinos où l’on ferait de la musique instrumentale aux détenus deux fois par semaine. Mais c’est peut-être un cancan.

— On ne laisserait pas entrer les honnêtes gens à ces petites fêtes ?

— Non, bobonne. Les honnêtes gens n’ont pas besoin d’être moralisés par la musique. L’ennui leur suffit. Ils peuvent y ajouter, à l’occasion, le manque d’argent. Je reprends mon récit. Oublieux de sa maîtresse et de tout au monde pour ne penser qu’à son noble office, Saint-Eole sauta sur ses hautes bottes qu’il passa en se trompant de pied, boucla son ceinturon, l’épée par devant, et, jetant sur ses épaules la limousine de maître Michel, qu’il prit, à son tour, pour son manteau, il se précipita dans la rue en criant à tue-tête :

— Tenez bon ! j’accours !

Et de fait, il eut bientôt rejoint le groupe inégal des combattants, et, jetant à terre le manteau qui gênait ses mouvements, il fit un tel moulinet avec sa lourde épée que les plus hardis des assaillants reculèrent. De son côté.

Michel, s’étant également débarrassé de sa cape, faisait pleuvoir sur leur échine les coups pressés de son gourdin. Les misérables ne purent longtemps tenir tête contre ce déluge de fer et de bois. Ils détalèrent comme des lâches et les deux amis, se trouvant face à face et se reconnaissant enfin, se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

Après cette touchante étreinte, chacun d’eux reprit le vêtement qu’il avait abandonné, le lieutenant la limousine du drapier et le drapier la cape du lieutenant, ce dont ils ne s’aperçurent ni l’un ni l’autre, la lanterne s’étant éteinte, fauchée par une envolée de la flamberge de Saint-Eole.

— Après un tel service, vous ne me refuserez pas de venir vous rafraîchir à la maison, qui est proche ?

Ainsi parla le drapier au lieutenant. Celui-ci n’eut garde de refuser. Quand dame Guillemette, qui ignorait leur rencontre dans la rue, les vit entrer dans sa chambre bras dessus bras dessous et ainsi accoutrés, elle faillit s’évanouir de saisissement et de peur.

Son étonnement fut plus grand encore quand, s’étant enfin regardés à la lumière, ils éclatèrent tous deux de rire, mais d’un rire si franc que les vitres faillirent se briser.

— Ah ! la plaisante méprise, dit le lieutenant. Pardon, monsieur Michel, j’ai votre habit et vous avez le mien !

— Qu’importe ! répondit l’honnête drapier, en lui serrant la main. Et il ajouta avec infiniment de tendresse dans la voix : Est-ce que tout n’est pas commun entre nous !

Cette fois, ce fut dame Guillemette qui eut grand’peine à retenir son sérieux.

On but gaiement à trois du vin de France, et la nuit s’acheva à la satisfaction de tout le monde.

— Ceci prouve que, comme pour les ivrognes, il est un Dieu pour les femmes infidèles.

— Assez, bobonne, pas de morale ! Ceci se passait à Limoges, patrie des châtaignes, il y a trois ou quatre cents ans.



V
FLIRTATION

FLIRTATION


I



E lle était blonde, d’un blond pâle comme la caresse d’un soleil d’hiver sur un mur blanc, et son teint avait les fraîcheurs rosées de l’aubépine dans les haies printanières. La profondeur de ses yeux bleus était sablée d’or fin comme les sources, et ses longs cils y faisaient palpiter leur ombre comme des roseaux. Jamais arc triomphal n’égala l’orgueil de sa bouche aux coins retroussés et son menton légèrement dodu avait les ondulations éclatantes d’une cascade de lait. Grande comme la plupart des filles de sa race, on sentait mille mensonges aimables dans la sveltesse de sa taille et les colères d’un torrent prêt à rompre ses digues se devinaient dans les chastes contours de son corsage. Ses mains n’étaient pas précisément petites, mais le dessin en était élégant comme une ébauche du Primatice, et le peu qu’on voyait de ses pieds, ridiculement prisonniers dans de fastueuses bottines, donnait la même impression de noblesse dans la ligne. Sa voix avait le charme des musiques sauvages, et son rire la gaieté d’un solo de castagnettes. Edith était son nom.

Sa mère avait dû lui ressembler, mais l’aubépine de ses joues était violemment bariolée de couperose ; d’automnales araignées avaient tendu quelques fils d’argent sur l’or de sa toison, et les révoltes de sa gorge captive n’avaient plus rien de mystérieux. Ses extrémités s’étaient notablement empâtées, et l’art d’accommoder les restes n’eût pas été inutile au prétentieux qui en eût attendu quelque tardif bonheur. Mais elle était demeurée avenante au possible et d’un abandon extrême. On l’appelait Jenny, et ces deux femmes étaient l’orgueil de la maison Oucrampton et fils, de Boston, également célèbre par ses conserves de charcuterie.

II

Quand mon ami Jacques se présenta à M. Humphry Oucrampton, patron de la case, comme on dit en Espagne, avec une lettre très chaude de M. Potin qui s’intéressait vivement à lui, il était accompagné d’un jeune garçon dont il avait fait la connaissance durant la traversée et dont les façons cordiales l’avaient immédiatement séduit. Marcel Bidet — ainsi s’appelait cet adolescent — méritait de tous points cette rapide amitié. Ce n’était pas un enfant de génie, mais il causait de tout comme un autre et sans prétention, ce qui est rare chez les ignorants. Son caractère était le plus facile du monde et, à part une certaine timidité dont le temps aurait rapidement raison, il était fait pour les relations calmes et douces de l’intimité. Sa famille l’avait envoyé en Amérique pour le dégourdir et lui donner le goût du commerce. Mais comme il se sentait quelque fortune, l’idée de hasarder son bien dans d’aléatoires travaux lui était particulièrement désagréable. Vous voyez que ce n’était pas un imbécile.

— Et vous désirez, Monsieur, entrer dans la fabrication des jambons ? dit M. Humphry Oucrampton à mon ami Jacques, après avoir parcouru le factum élogieux dont il était porteur.

— C’est la volonté de ma mère, répondit Jacques.

— Et où avez-vous fait vos études préparatoires ?

— À Saint-Cyr.

— Excellente école et très avantageusement connue ici. Et votre camarade ?

— Il fera ce que je ferai.

— C’est parfait. Je manquais de monde. Messieurs, vous êtes de la maison et vous dînez ce soir chez moi.

Et l’excellent M. Oucrampton abattit ses deux énormes mains dans celles des visiteurs.

III

— Qu’elle est belle ! dit tout bas Marcel à Jacques en lui désignant Edith.

— Oui, mais c’est moi qu’elle regarde, répondit Jacques. En revanche, la mère te reluque avec des yeux de requin affamé.

— Jolie perspective !

— Es-tu bête ! Et n’as-tu jamais entendu parler des femmes américaines ? Très légères en apparence, d’une tenue détestable avec les hommes, scandaleusement encourageantes, d’une coquetterie effrontée, d’une familiarité gênante à première vue, semblant se jeter à la tête des amoureux, elles n’accordent, en réalité, que ce que nos aïeux appelaient « les menus suffraiges » de l’Amour, et ce sont des personnes à laisser l’ennemi se promener toute sa vie sur les bords du Rubicon, sans lui permettre de le passer jamais.

— J’aime mieux ça.

— Moi pas.

Ainsi causèrent les deux amis à voix basse, dans un coin du salon, devant que le dîner fût servi. On eût dit que le Destin les avait entendus, clément à Jacques, impitoyable à Marcel ; car le jeune Bidet fut placé à la gauche de Mme Oucrampton, tandis que son heureux compagnon de route se prélassait au flanc de miss Édith.

Le repas fut plein de gaieté. M. Oucrampton venait de se débarrasser, avec une chance inespérée, de cinq mille livres de porc trichiné, au profit d’une grande maison allemande. En l’honneur de cette délicate opération, on but des vins exquis et des liqueurs de choix. Marcel n’avait pas été sans remarquer sur la face de Jacques, en train de causer avec Edith, mille grimaces joyeuses, et Jacques avait surpris, de son côté, pas mal de subites rougeurs sur le visage troublé de Marcel, à qui Jenny, éclatante comme une pivoine, tenait d’interminables discours.

— Qu’est-ce que tu as ? dit Jacques à ce dernier, quand ils purent se rejoindre au café. Tu as l’air tout chose.

— J’ai que la vieille m’a donné pour tout à l’heure un rendez-vous dans le jardin, et que ça m’embête.

— La petite aussi, mais ça ne m’embête pas, moi.

— Du reste, je suis décidé à n’y pas aller.

— Par exemple ! un Français manquer de galanterie à ce point ! Y penses-tu, Marcel ?

— C’est justement parce que j’y pense que je n’irai pas.

— Mais tu es fou ! Si sa mère reste au salon Edith n’osera peut-être pas en sortir. Tu vas me faire manquer le bonheur de ma vie ! Marcel, au nom de notre amitié, dévoue-toi ! D’abord, elle est encore très bien, Mme Oucrampton. Elle est majestueuse et élégante à la fois. La force dans la douceur…

— Je te dis que c’est au-dessus de mon courage.

— Eh quoi, s’il vous plaît, Monsieur ? Qu’espérez-vous ou que craignez-vous ? Avez-vous oublié déjà ce que je vous ai dit des dames américaines ? Où croyez-vous donc que je vous ai amené ? Simple flirtation, mon cher Marcel ! simple flirtation ! hélas ! Pour toi, comme pour moi ! Les bords du Rubicon seulement.

— Alors, c’est différent et, pour t’obliger, je me soumets.

IV

Deux heures après, nos deux amis se retrouvèrent ensemble, tous deux les pieds mouillés par les rosées du soir et les cheveux imperceptiblement diamantés par la brume. Pendant que l’excellent M. Humphry Oucrampton veillait à l’aménagement d’une table de whist et à la confection d’un lac de thé :

— Ah ! mon ami, l’adorable fille ! dit tout bas Jacques à Marcel, sur un ton singulier d’exaltation et avec des frissons de triomphe jusque dans les sourcils. Aucun des préjugés de sa race ! J’étais tremblant ! J’étais stupide ! Je ne savais comment l’aborder. « Passez les rocamboles, my dear, m’a-t-elle dit d’une voix délicieusement ingénue. Je sais que les Français n’aiment pas ça ! »

— Tiens ! répondit Marcel d’une voix sombre, il paraît que c’est un discours de famille.

— Tu dis ?

— Je dis que c’est aussi celui que sa mère m’a tenu.

Et il tourna le dos à Jacques en crispant les poings.

— Messieurs, avec qui de vous suis-je ? demanda l’excellent M. Humphry Oucrampton, en tendant une carte à chacun de ses nouveaux commis. Ah ! mon cher Marcel, vous êtes avec ma femme.

— Encore ! soupira le jeune Bidet.

Et il s’assit mélancoliquement.




VI

PREUVE ACCABLANTE

PREUVE ACCABLANTE


I



I l est certain que, ce soir-là, Barnabé Caminade avait bu infiniment plus qu’il ne convient à un seul homme dont le seul but serait de se désaltérer. De la bière d’abord, puis du kümmel pour pousser la bière et de la bière ensuite pour donner au kümmel un légitime renfoncement. À ce judicieux exercice il avait gagné de rentrer chez lui à deux heures du matin, la tête au vent et les idées à la dérive. C’était par une belle nuit d’été, chaude et énervante. Barnabé Caminade se mit précipitamment au lit et, pour être mieux assuré de dormir, enleva jusqu’à sa chemise. C’était donc un ivrogne que ce gaillard-là ? Allons donc ! Un modèle de sagesse à l’ordinaire, sobre comme une caravane et rangé comme une cartouchière. Mais que voulez-vous ! il était tout à la joie, comme la polka de Fahrbach. N’allait-il pas épouser, dans quelques jours, la délicieuse Mélanie Boulmiche, fille de Thomas Boulmiche, huissier audiencier de son gredin d’état ? Ah ! ce Boulmiche ! supportable comme audiencier, mais, comme huissier, un silex enveloppé dans un protêt. Pouah ! la saloperie d’homme ! Mais Barnabé Caminade était amoureux de sa fille. Moi, je ne pourrais pas aimer la fille d’un huissier, à moins qu’elle ne fût assise sur un potiron phénoménal et fourni par la nature. Parce que, voyez-vous, une femme aussi généreusement dotée pourrait être la fille du diable, je m’en ficherais comme de Colin-Tampon. Je reviens à mon Caminade — un bon garçon, une buse exquise, clerc de notaire dans le jour, et rien du tout la nuit, lettré comme une barbue et malin comme un hippopotame, mal fichu avec ça, comme quatre sous, avec des jambes en manches de veste, des épaules rentrées, des biceps où l’on n’aurait pas trouvé une corde à violon ; mais travailleur, mais rangé, mais honnête. — Enfin il était bien assez bon pour la fille d’un grippe-sous !

En attendant, il dormait nu comme un lézard.

II

Et il rêvait. Mlle Mélanie Boulmiche lui apparaissait dans mille gracieuses attitudes, gracieuses et pudiques s’entend, car Barnabé Caminade se fût détourné avec horreur de toute mimique inconvenante. Quel animal, hein ! Au moment où il croyait voir sa fiancée exécutant, dans sa cuisine, le pas vertueux de la perdrix aux choux, un léger bruit fit évanouir la vision. Mais Caminade la rappela bien vite, quoiqu’il lui eût semblé que sa porte venait de s’ouvrir. Il demeura les yeux fermés pour ne pas effaroucher la bayadère et ne les rouvrit que pour apercevoir distinctement, dans un beau rayon de lune dont sa chambre était baignée, la main d’un filou qui lui chipait sa montre sur sa table de nuit. Ce spectacle le réveilla tout à fait et il bondit de son lit pour sauter à la gorge du voleur. Mais celui-ci avait fui. Barnabé Caminade, éperdu, se mit à sa poursuite dans l’escalier.

Inutile d’ajouter qu’il avait oublié de remettre sa chemise.

De quatre étages qui conduisaient jusqu’à son appartement, il en avait déjà franchi deux dans l’ombre, en entendant seulement, pendant sa course, une porte s’ouvrir. Il atteignait donc le second en descendant, quand deux bras vigoureux l’appréhendèrent et une voix furieuse lui cria :

— Ah ! je te tiens, polisson ! Dans ce costume-là, tu ne nieras pas ! Au poste, mon gaillard ! Au poste tout nu !

Barnabé, bien que fou de terreur, essaya une résistance inutile.

— À moi ! à moi ! reprit la voix furieuse.

— J’arrive à votre aide ! répliqua une autre voix, et Caminade sentit deux autres mains qui le chatouillaient aux jambes. C’était son voleur qui, ayant trouvé la porte du bas fermée, saisissait au passage l’occasion de sortir dans l’exercice de fonctions honorables.

Car rien n’est plus louable au monde que d’aider un mari trompé à venger son honneur. C’était, au moins, l’opinion d’Iago.

N’ignorez pas, en effet, davantage que celui qui était tombé ainsi à l’improviste sur Barnabé était un époux outragé. M. Godille — c’était son nom — habitait le troisième de la maison et ce qu’il guettait dans l’escalier, au moment où notre ami s’y était rué si malencontreusement sans culotte, c’était un homme qu’il croyait savoir en conversation criminelle avec sa moitié. La tenue de Barnabé et sa précipitation à s’esquiver coïncidant avec un bruit de portes ouvertes et fermées dans l’escalier ne lui laissait aucun doute sur la qualité de sa capture. Notez que le pauvre Caminade, installé depuis deux jours seulement, était absolument inconnu à ses co-locataires.

III

Malgré ses protestations, M. Godille et son acolyte l’entraînèrent jusqu’à la porte. Un fiacre passait. Ils l’arrêtèrent et fourrèrent Barnabé dedans, le cocher croyant avoir affaire à quelque fou rattrapé par ses gardiens. Au poste, l’étonnement ne fut pas moindre. Pour épargner la pudeur publique, on maintint le captif dans la voiture. Les sergents de ville se firent beaucoup de bon sang à lui taper sur les fesses pour le faire tenir tranquille. Cependant M. Godille exhiba l’autorisation qu’il avait obtenue de M. le juge d’instruction à l’effet de requérir M. le commissaire de police pour faire pincer sa femme. M. le commissaire de police était justement là. Il grimpa dans la voiture et s’assit sans façon sur les genoux de Barnabé. Et, fouette cocher ! L’odieux drôle qui avait aidé M. Godille à s’emparer de l’innocent Caminade fut conservé précieusement pour servir de témoin et les accompagna. En route, l’infortuné Caminade, qui commençait à comprendre, protesta et tâcha de rétablir les faits.

— On m’avait volé ma montre ! gémissait-il ; une montre en or toute neuve, à preuve qu’elle portait mes initiales B. C. enlacées dans un cercle de petites colombes ! On la reconnaîtrait entre mille.

Mais on riait à son nez, le voleur surtout, qui était sûr de l’impunité, comme vous le verrez tout à l’heure. Il en fut pour son éloquence et aussi pour quelques bons renfoncements que lui octroya M. le commissaire quand sa mimique désolée en faisait un siège par trop insupportable.

IV

On monta tout droit à l’appartement de M. Godille, au troisième. Mme Godille ouvrit à la première réquisition, de l’air le plus naturel du monde, en se frottant les paupières comme une femme qu’on vient de troubler dans son sommeil. Elle aussi se croyait sûre de l’impunité, ayant eu tout le temps de faire filer le gaillard qui l’aidait à déshonorer son imbécile de mari.

— Reconnaissez-vous monsieur ? lui demanda son époux, en faisant violemment entrer dans la chambre Barnabé toujours tout nu.

Elle mit les mains sur ses yeux, avec un geste de pudeur charmant.

— Ah ! Monsieur, quelle horreur ! fit-elle.

Le mot vexa Caminade, qui avait son petit amour-propre. Mais il n’en était plus à sentir bien vivement un coup d’épingle dans un pareil moment.

— J’ai pris monsieur dans ce costume au moment où il s’échappait de l’appartement. N’est-ce pas, témoin ?

Le voleur affirma que rien n’était plus exact au monde. Lui-même se trouvait dans l’escalier à ce moment-là, venant de faire une visite à un malade dans la maison.

Le commissaire écrivait. Il s’arrêta cependant :

— Il faudrait une preuve pourtant, dit-il, une preuve matérielle, quelque chose qui ne laissât aucun doute sur l’identité de monsieur avec l’homme qui se trouvait tout à l’heure ici.

— Oui ! une preuve matérielle ! cria Barnabé qui reprenait courage.

— Té ! et qu’est-ce que cela ! fit le voleur en se baissant et en ramassant sous le lit un objet brillant que personne n’avait encore vu.

C’était une montre. Le commissaire s’en saisit. Sur la boîte, un cercle de colombes entourait un B. C. triomphal. C’était le propre chronomètre de Caminade que le filou, dans sa fuite, avait jeté au hasard, juste au moment où Mme Godile, inquiète, ayant entendu du bruit dans l’escalier, entr’ouvrait sa porte. Par une réelle fatalité, l’objet était venu tomber dans sa chambre.

— Eh bien, mon gaillard, que dites-vous de celle-là ? demanda le commissaire à Caminade.

Caminade baissa la tête. Que pouvait-il contre un tel acharnement du destin ?

V

L’affaire vint au tribunal devant une nombreuse assistance. La preuve fut jugée accablante, aussi bien par le public que par messieurs les magistrats. Caminade était résigné. Mme Godille, seule, était exaspérée de cette erreur judiciaire. Elle était humiliée qu’un homme aussi mal fichu que Barnabé lui fût notoirement attribué comme amant. Le fait est qu’on la blagua joliment dans l’auditoire, ce qui était une preuve de plus de la sottise des foules, puisque tous les goûts sont dans la nature. Les considérants du jugement furent salés. Le président reprocha vivement à Caminade d’avoir aggravé encore l’impiété de l’adultère par des raffinements de nudité. Il le traita de pornographe en actions ! Attrape, mon garçon ! Il eut le maximum de la peine, six mois de prison, sans compter tous les compliments que lui avait faits le ministère public dans son réquisitoire. Mais ce qui acheva de lui briser le cœur, ce fut d’apercevoir la famille Boulmiche tout entière parmi les assistants, son futur beau-père lui faisant des grimaces de mépris, sa future belle-mère détournant la tête pour ne pas le voir, et sa fiancée, elle-même, le regardant d’un air qui voulait nettement dire : Pouah ! Son mariage était à jamais manqué. Pourquoi aussi voulait-il épouser la fille d’un huissier audiencier ?

Le voleur fut félicité chaudement pour la vigueur de son attitude dans cette affaire.

— Avec beaucoup de citoyens dévoués à la vertu comme vous, lui dit M. le président d’une voix émue, la lèpre de l’infidélité conjugale disparaîtrait bientôt de nos mœurs rendues à la pureté première.

Un frisson approbatif parcourut l’auditoire.

— Ne me parlez jamais de la justice des hommes ! disait avec beaucoup de sagacité le sympathique Avinain en montant à l’échafaud.



VII

JOYEUSETÉ
DE GARNISON

JOYEUSETÉ DE GARNISON



I



P ar un beau dimanche qu’il n’avait trouvé vraiment rien de mieux à faire, le capitaine Bergace était venu assister à la sortie de la grand’messe, en compagnie de son camarade le capitaine Blanc-Piton. Et tous deux prenaient un plaisir, innocent d’ailleurs, à voir les beautés de la ville défiler sous leurs regards, un livre d’heures dans leurs mains gantées. Je vous fais grâce des réflexions qu’ils échangeaient à propos de chacune d’elles. Ils étaient nouveaux dans la garnison et y allaient bon jeu dans leurs commentaires. Quand Mme Ernesti apparut au bras de son vieux mari, les yeux baissés comme une vierge et grave dans sa toilette sombre, ils se turent, tant l’admiration les prit tous deux en même temps, au gosier, comme une arête.

— Eh bien ? dit Bergace après un moment de silence.

— Eh bien ! répondit Blanc-Piton, en voilà une qui ne me paraît pas pour ton fichu nez.

— Pourquoi donc ça ? dit Bergace en se redressant.

— Vingt louis que tu ne mettras jamais un pied dans son lit ! répondit Blanc-Piton.

— Je les tiens, mais à une condition.

— Dis.

— C’est que tu t’en rapporteras à ma parole.

— Cela va de soi.

— Et aussi que jamais tu ne trahiras le secret. Car ce doit être une femme très considérée dans ce chien d’endroit.

— À mon tour, je te donne ma parole.

Et ils se serrèrent vigoureusement la main, pendant que les vieilles dévotes sortaient les dernières et se secouaient sous le grand porche comme des poules qu’on vient de déranger de leur perchoir.

II

Le lendemain, le capitaine Bergace connaissait l’adresse du ménage Ernesti et commençait, en règle, le siège de la maison. Pas de relations communes : Mme Ernesti voyait fort peu de monde. Donc impossible de se faire présenter. C’est par la ruse qu’il fallait pénétrer dans la place ; par une de ces ruses qui n’excluent pas une pointe de violence à l’occasion. Le capitaine se mit en observation du matin au soir, devant le logis qu’il souhaitait de déshonorer. Il s’installa sur un pliant dans l’allée qui le bordait et se mit à faire à l’aquarelle la vue de tout ce qui l’entourait pour avoir une contenance et passer le temps. Il y avait un mois environ qu’il était à son poste quand enfin un semblant d’occasion lui apparut juste au moment où, pour en finir avec les plaisanteries de Blanc-Piton, il s’était résolu à brusquer les choses et à les pousser à l’extrême. Il avait vu apporter un bain, puis sortir successivement M. Ernesti et la camériste de sa femme. Une seule personne devait donc se trouver dans l’appartement et c’était précisément celle dont il recherchait la compagnie. Il dissimula son pliant et son carton derrière un massif et, toute honte perdue, s’élança à l’aventure dans l’escalier. Il savait que le ménage occupait le second.

III

La bonne avait justement laissé la porte entr’ouverte. Il se glissa dans le vestibule, et suivant son chemin aux gouttes d’eau répandues sur le parquet par les gens qui avaient monté le bain, s’en fut droit au cabinet de toilette de madame. Il était vide encore, mais il y régnait une odeur charmante qui permettait d’y attendre au milieu de rêves exquis. Sur une chaise longue, à côté de la baignoire, un peignoir était ouvert ; l’eau fumait doucement. Bergace était un fantaisiste. Une idée lui passa par la tête, et crac ! se déshabillant prestement, il s’insinua dans le bain, se disant que cet endroit était absolument commode et agréable pour voir venir les évènements.

Il n’y était pas entré qu’un petit bruit se fit tout auprès, qu’une portière se souleva et que Mme Ernesti, sortant de son lit, suivant toutes les apparences, apparut dans l’éclat d’une beauté que ne surchargeait pas un excès d’ornements. Le sujet me commandant une grande sobriété de détails, je dirai qu’elle portait une délicieuse robe de chambre qui n’avait rien d’ajusté à la taille, et qu’elle était absorbée dans la lecture d’un roman, si bien qu’en entrant, elle ne jeta les yeux sur rien de ce qui l’entourait. Le capitaine Bergace était tout ébaubi d’admiration et, ayant déjà des remords de son procédé, rentrait tant qu’il pouvait sa tête dans la baignoire, tout en laissant son regard flotter au-dessus.

Mme Ernesti, toujours sans rien voir, se retourna, se mit en face du large miroir placé au-dessus de la chaise longue, ramassa, dans un geste adorable, sa lourde chevelure, se sourit à elle-même de tout l’éclat de ses dents, se dégagea lentement de sa robe de chambre jusqu’à mi-reins, et, nonchalamment, passant la main derrière elle, se pencha pour la laisser plonger dans l’eau et en apprendre la température. Elle découvrait ainsi les plus belles épaules du monde et même un peu davantage. Bergace, saisissant les petits doigts qu’on lui tendait sans s’en douter, les baisa dévotement.

Mme Ernesti se retourna vivement, devint rouge comme une pivoine, se recroquevilla dans son vêtement :

— Monsieur ! dit-elle d’une voix étouffée par la colère.

IV

— Madame, se hâta de dire Bergace, avec beaucoup de calme, je conviens que mon procédé est familier, mais ayant commis l’imprudence de retirer mes habits, c’est encore ici que je suis le plus décemment pour vous recevoir.

— Mais, misérable, si mon mari…

— Je conviens, Madame, que si monsieur votre mari me trouvait dans votre bain, il pourrait concevoir des doutes, je dirai même des soupçons dont vous partageriez, avec moi, les ennuis. Aussi n’ai-je pas l’intention d’y demeurer, et si vous voulez bien me permettre d’en sortir pour causer un instant avec vous…

— Impertinent !… Ah ! mon Dieu !

La porte du dehors venait de s’ouvrir et de se refermer. Un pas d’homme craquait lourdement dans le vestibule.

— Mon mari ! mon mari ! Il vient ici.

Et la pauvre femme s’arrachait les cheveux comme une folle.

— Ne craignez rien, Madame.

Et, sautant de la baignoire comme un jeune phoque, le hardi militaire s’enfuit par la première porte ouverte. C’était celle de la chambre de Mme Ernesti. Le lit était encore grand ouvert, moite et parfumé. Il s’y blottit et ramassa sur lui la couverture, de façon à pouvoir cacher sa tête au premier bruit.

Il entendit un dialogue entre les deux époux.

Monsieur forçait Madame à se mettre dans son bain. Bergace se souvint avec plaisir qu’il avait caché ses effets derrière un rideau où il n’était pas aisé de les découvrir.

V

Monsieur s’éloigna. Alors Madame arriva exaspérée, toujours enveloppée dans sa majestueuse robe de chambre, la nuque emperlée d’eau ruisselante. En apercevant le capitaine dans sa couche, elle faillit étouffer d’indignation.

— Madame, lui dit gravement Bergace, je reconnais que cette dernière familiarité est on ne peut plus inconvenante. Mais…

— Je vais appeler mon mari.

— Mais, continua-t-il, Madame, pour répondre directement à votre pensée, si monsieur votre mari me trouvait dans votre lit, il ne se contenterait plus de concevoir des doutes, je dirai même des soupçons, et certainement il vous accuserait en même temps que moi. Au cas, Madame, où, comme je crois m’en apercevoir, ma démarche vous aurait légèrement froissée…

— Insolent !…

— Nous n’avons qu’une chose à faire. Retenez votre mari dans son cabinet, pendant que je m’habillerai à la hâte, pour sortir. Vous voyez que je ne suis pas un homme entêté, et cependant je suis très sérieusement amoureux, et jamais, peut-être, je ne retrouverai une occasion pareille…

— Hâtez-vous, de grâce, hâtez-vous, Monsieur, et partez !

En deux temps, et sans avoir vu personne, le capitaine était retourné dans son allée et avait été reprendre son pliant et son carton derrière le buisson.

VI

— Eh bien, Bergace ?

— Eh bien, j’ai gagné mon pari, Blanc-Piton.

— Ta parole.

— Ma parole : j’ai même mis mieux que le pied dans son lit.

— Voilà tes vingt louis. Alors ce pauvre monsieur Ernesti… ?

Bergace se leva, rouge et furieux.

— Blanc-Piton, fit-il, d’une voix sourde et rageuse, tu es mon plus vieux camarade, mais si tu oses jamais concevoir seulement le moindre doute sur la vertu de cette femme, je te tue comme un chien.

Et Bergace secouait sa chaise avec tant de colère qu’elle se brisa contre la table en la heurtant.

Blanc-Piton ahuri ne répondit rien.

La vérité est que Bergace était demeuré tellement affolé et éperdu de ce qu’il avait vu qu’il aimait Mme Ernesti à en mourir. Il fit mieux. Il l’épousa deux ans après, à la mort de son vieux mari.

Et c’est ainsi que mes histoires, même lorsqu’elles semblent légères au premier abord, se terminent toujours à la satisfaction de la vertu, seule fin de l’homme ici-bas, en général, et du chroniqueur parisien en particulier.




VIII

MARIAGE DE RAISON

MARIAGE DE RAISON



I



C e n’était pas qu’elle fût belle. Son nez long et mince eût pu servir de gouvernail à un clipper ; ses petits yeux d’un gris sale donnaient envie d’y planter des tuyaux de pipe ; ses dents inégales et dépareillées imposaient à sa bouche l’aspect d’une chambre meublée en garni ; ses cheveux eussent dégoûté un mangeur d’étoupes ; rien de souple et rien de moelleux dans les contours de sa personne, et le plus adroit boucher, chez les anthropophages, n’eût pas trouvé, dans toute sa culotte, de quoi tailler un pot au feu pour indigents.

Ce n’était pas qu’elle fût bonne.

Une étroite éducation de province avait encore poli les sécheresses de son âme, si bien que celle-ci en était luisante comme un cuivre fraîchement passé au tripoli. Ni pitié, ni tendresse ne pouvaient pénétrer dans cette chose dure et proprette, soigneusement nickelée d’égoïsme par les procédés les plus nouveaux et parfaitement inoxydable à aucun sentiment généreux. Elle avait une façon délicate de refuser l’aumône aux pauvres qui faisait rougir ceux-ci de leur pauvreté. Avec tout ce que son être contenait de dévouement et de compassion, de fraternité et de sacrifice, on n’eût pas trouvé de quoi habiller d’hypocrisie le plus petit des Lilliputiens.

Mais elle jouait du piano, parlait deux langues vivantes, n’ignorait aucune des lois de la civilité puérile et honnête, ne riait jamais aux plaisanteries légères, avait horreur de tout ce qui n’était pas parfaitement comme il faut et possédait un père, le vénérable Pyge-Mathieu, notoirement engraissé par l’usure et, par suite, fort estimé de ses concitoyens. Au demeurant, un excellent parti.

II

Ce n’était pas qu’il fût joli.

Un front que n’habitait pas la rêverie aux ailes blanches, mais que peuplait un microcosme de petits boutons rouges qui lui donnaient l’air d’une plantation de petites tomates ; un nez sans noblesse et ne méritant certes pas le derrière d’Apollon pour étui ; un menton fuyant et qui avait l’air de se presser de sortir d’un ensemble aussi disgracieux ; un regard sans flamme où l’on enfonçait, sans se brûler à la moindre pensée ; rien de vigoureux et de nettement dessiné dans la masse flasque du corps, mais des musculatures indécises et flottantes autour d’un ventre où se concentraient toutes les solidités de l’individu en une rondeur menaçant d’éclater.

Ce n’était pas qu’il fût spirituel.

Il lisait les journaux de tout le monde et savourait avec délices les mots de la fin, sans s’être aperçu que ce sont les mêmes qui servent depuis vingt ans. Il croyait à l’équilibre européen, à la moralisation des masses, à l’omnipotence de l’expérimentalisme, à la critique théâtrale, et autres attrape-nigauds ayant cours dans la littérature. Il discutait les académiciens et les hommes politiques, estimait les vers coulants, la prose facile et les pièces bien faites. C’était, en un mot, un parfait imbécile, mais dont la bêtise était parfaitement accommodée aux choses de son temps. Il n’avait même pas l’originalité d’être bête comme les hommes d’une autre époque.

En revanche, il avait des façons excellentes, une tenue au-dessus de tous les éloges, une renommée de bonne conduite qui eût tenté Mme Putiphar, le dédain de toute facétie gauloise, le mépris de tout ce qui n’était pas du monde, l’amour de la bonne compagnie, plus une mère, Mme veuve Aurélie Bardane qui, après avoir rôti un corps tout entier de balais, finissait dans la dévotion, entourée de la vénération publique et propriétaire d’un joli magot, (ce n’est pas de son fils que je parle, mais de son avoir).

En résumé, un jeune homme accompli.

III

Ils le sentirent, lui, le vieil usurier, et elle, la vieille catin, le Pyge-Mathieu aux protêts et la Bardane aux jupes fripées. Comme les chiens, ils se flairèrent là où ça sentait mauvais, où était leur sac d’écus mal gagnés. Ils se flairèrent, et estimèrent qu’ils pouvaient frayer sans déshonorer leur marchandise. Monsieur proposa sa fille et Madame offrit son fils. — Et tope là ! Il n’y a que les canailles pour donner de vigoureuses poignées de main. Les jeunes gens se contemplèrent un moment comme deux dieux chinois sur une cheminée, puis reprirent leur indifférence de bon ton. — Et tope là aussi ! Pourquoi pas ? La jeune fille mit sa dextre longue et plate comme une semelle dans celle du jeune homme épaisse et arrondie comme un nid d’hirondelle. Ils se sourirent juste assez pour ne pas reculer d’horreur l’un devant l’autre. Rien ne fut oublié de ce qui, dans ces cas légitimes, remplace les coupables impatiences et les fureurs de l’amour inassouvi. La corbeille fut remplie de choses distinguées et utiles à un jeune ménage, de parures durables et de dentelles ayant leur prix. Dieu me damne, je crois que, la veille du grand jour, Thomas Bardane, le glorieux fiancé, osa offrir une rose à Hermance Pyge-Mathieu, la future épousée ! Mais celle-ci n’accepta que sur un regard de son père et avec une expression hautaine qui signifiait clairement : Pouah ! voilà de bien petites façons !

Il y eut beaucoup de monde à l’église et beaucoup de monde à la mairie. Il y eut même de vieilles dames qui pleurèrent et de vieux messieurs qui embrassèrent à tort et à travers, dans le tas, les amies d’Hermance. Ce fut une noce d’un goût irréprochable, où le plus léger mot ne fut dit des délices nocturnes qui attendaient les jeunes époux ; mais là, pas une allusion ! Le commandant Laripète lui-même rentra tout ce qui lui venait sous la moustache. Quand cette débauche de bon ton fut achevée, Hermance et Thomas furent dirigés vers une diligence dont le coupé avait été loué pour eux, huit jours auparavant, et dans laquelle ils devaient commencer le voyage traditionnel sans lequel il n’est pas de mariage sérieux.

Ils y prirent place cérémonieusement, chacun dans un coin, pendant que les vieilles dames essuyaient leurs yeux rouges et que les vieux messieurs se pourléchaient les babines, humant encore, en souvenir, la peau fraîche des tendrons.

IV

— Sacré nom ! maître Cordal, il faut pourtant me retrouver mon entonnoir. Je vous dis que je l’ai laissé sur l’impériale de votre voiture.

— Et moi, je vous dis, monsieur Cabat, que je l’ai vainement cherché depuis hier et que vous l’aurez perdu ailleurs.

— Un entonnoir que j’avais fait faire exprès pour mes coupages et qui m’avait coûté, s’il vous plaît, sept francs huit sous !

— Possible, mais j’ai tout remué sous la bâche sans pouvoir mettre la main dessus. Il aura glissé pendant le voyage.

— Nom de Dieu ! nom de Dieu ! dit M. Cabat en jurant comme un grossier homme qu’il était et en frappant ses poings sur ses cuisses.

Vous avez deviné, n’est-ce pas, mes petits malins bien-aimés, que maître Corbal était le conducteur de la diligence où venait de monter le jeune ménage Bardane, et que ce dialogue avait lieu précisément au moment du départ. Quant à M. Cabat, il est juste que je vous le présente. C’était un marchand de vin de l’endroit, et vous jugerez tout de suite de son ennui. L’entonnoir qu’il avait égaré la veille sur le véhicule était destiné, par lui, à augmenter la générosité de ses liquides par de rapides additions d’eau de pluie ; car il ne convient pas que le campêche meure sans baptême. Expressément commandé pour ce philanthropique usage, ce phénoménal entonnoir était épais de vingt millimètres et avait, à l’embouchure, soixante centimètres de diamètre, de sorte qu’il contenait facilement six litres, ce qui était une économie de temps pour le laborieux Cabat. Celui-ci avait pris pour devise : Labor improbus !

Maintenant, ce que vous n’avez certainement pas deviné, malgré l’acuité extraordinaire de votre imagination, c’est ce qu’était devenu cet objet précieux. À moi donc de vous le dire. Maître Corbal était juché sur le sommet de la diligence, assis, pour conduire, dans un siège bien bourré de paille fraîche, comme cela a lieu encore dans les pays où ces antiques voitures sont en honneur. Or, l’entonnoir de M. Cabat ayant été posé, par mégarde, sur ce fauteuil sommaire, au moment où le robuste cocher y prenait place, celui-ci, en s’asseyant, l’avait enfoncé dans la paille, où personne n’avait pensé à le chercher ; si bien que, depuis la veille, maître Corbal trônait, sans s’en douter, les deux fesses bien installées dans l’embouchure dudit entonnoir dont l’autre extrémité, la pointue, traversant, sous son poids, la paroi supérieure du véhicule, venait ouvrir son tout petit orifice dans le plafond même du coupé, au-dessus de la tête des jeunes époux.

V

— Hue là ! Hardi Cocotte !

Et le fouet cinglait l’air, effleurant seulement la croupe tendue des chevaux. Une belle nature, ce maître Corbal, et un joyeux compagnon. Il allait épouser, lui aussi, dans huit jours, une belle fille qu’il aimait. Aussi venait-il de manger gaiement un cassoulet de Castelnaudary en compagnie de son vieux camarade Labourasse. Le cassoulet, inconnu du Parisien, est un plat local où le haricot domine. Maître Corbal en avait englouti trois pleines assiettes en buvant de bons coups à la santé de sa maîtresse. Il commença par siffler très fort un joli air d’amour, mais bientôt ce procédé courtois de dégonflement ne suffisant plus à l’expansion extraordinaire des gaz dont l’emplissait la digestion tumultueuse de ce mets farineux, il commença d’en laisser fuir par l’autre bout, avec de petits vacarmes tout à fait réjouissants. Or, ledit gaz, s’engouffrant tout droit dans l’entonnoir où le derrière de l’automédon était inconsciemment logé, n’y demeurait pas un instant, mais, s’échappant par l’autre bout, celui qui donnait dans la voiture, allait, musique et parfums compris, réjouir en droite ligne le nez et les oreilles des jeunes mariés inclus dans le coupé, sans que ceux-ci pussent se douter d’ailleurs d’où il venait.

Aussi, chacun d’eux soupçonnant immédiatement l’autre d’un procédé inqualifiable en pareille occurrence, ils commencèrent de se regarder avec des yeux étonnés, puis furieux. Madame, toute rouge, porta avec colère son mouchoir sous ses narines, et Monsieur, blême d’indignation, ouvrit violemment la fenêtre de la portière, bien qu’il fît un froid de chien.

Mais je t’en moque. Le vertueux Corbal, qui avait le cassoulet foudroyant, leur en fichait pour leur argent. Et prout ! et prout ! Et aïe donc ! Hue là ! Hardi, Cocotte ! Une tempête dans une culotte ! Le mistral dans un entonnoir !

— V’li ! v’lan !

Hors d’elle-même (elle avait de la chance pour une fois), Hermance venait d’appliquer à Thomas une superbe paire de claques. Thomas, perdant patience, y répondait par un formidable coup de pied dans le ventre. Et prout ! et prout ! Maître Corbal, inspiré par le démon des combats, n’en canonnait que plus ferme le champ de bataille. Un relais vint à point. L’artilleur descendit de son affût. On retira du coupé Hermance et Thomas dans un état piteux. Ils n’allèrent pas plus loin. Un mois après, ils plaidaient en séparation. On rit beaucoup à l’audience de cette cause venteuse. Ce genre d’injures par fumigations n’avait pas été prévu par le code. On les débouta des fins de leur plainte. Ils sont condamnés à vivre ensemble, si cela plaît à un seul des deux.

VI

Et puis après ? Est-ce que ces deux faquins méritaient une autre nuit de noces que celle-là ? Ainsi en advienne à tous ceux qui se marient sans amour ! Je souhaite également que tous les marchands de vin qui baptisent leur marchandise soient punis comme M. Cabat ! À la bonne heure, le brave Corbal ! Il aimait vraiment sa future. Aussi Dieu le bénit et lui soulagea le ventre à souhait ! Et prout ! et prout ! Vive Dieu !

Et maintenant, lecteur bénévole, pardonne-moi la gauloiserie de ce conte. Voilà plusieurs fois que je te narre de mélancoliques et sentimentales

histoires, si bien que mes souliers
112
Mariage de raison.

sont tout mouillés des larmes que je verse en les composant. Ceci est pour les sécher d’un bon coup de soleil et te fendre la bouche d’un bel éclat de rire. Amen !




IX

HONORIA

HONORIA


I



E lle avait une peau mate sur laquelle couraient des frissons d’argent comme, sur une mer calme, de fugitives clartés de lune. Ses lourds cheveux noirs avaient les reflets d’azur sombre d’un ciel nocturne et, dans ses prunelles larges, deux étoiles prisonnières semblaient se débattre contre les étreintes de l’ombre. Un fier sourire détendait seul quelquefois l’arc pourpré de ses lèvres et toute sa personne respirait un grand air de noblesse : son cou dont la neige légèrement duvetée faisait penser à celui des cygnes, ses seins dont la double fleur rappelait celles des cimes, sa taille souple aux rondeurs flexibles, l’harmonieux dessin de ses hanches s’élargissant comme au ventre d’une amphore, la longueur de ses jambes superbes s’effilant, sans le moindre nœud musculaire, vers des pieds semblables à deux lys renversés, ses mains étroites dont les petits ongles étaient des bijoux d’agate rose. J’oubliais sa voix musicale et profonde, et qu’on ne pouvait entendre sans en être troublé comme par le murmure lointain de la mer montante.

Elle avait vingt ans et un époux qui en comptait, pour le moins, cinquante, mais était un fort illustre savant. Peu d’astronomes possédaient, en ce temps-là, une renommée égale à celle de Cristofo di Luna, et c’était justice. Car avec d’ingénieux instruments qu’il construisait lui-même, après les avoir laborieusement inventés, il fouillait, sans relâche, l’immensité sidérale et lui arrachait, bon an, mal an, une centaine de secrets par douze mois, ce qui est joliment honorable. C’était, d’ailleurs, autant d’heures qu’il passait à ne se point regarder dans les miroirs, ce qui était tout profit pour lui, sa laideur étant égale à son mérite ; mais cela n’empêchait pas sa femme de lui être scrupuleusement fidèle, au grand scandale des galants qui, voyant un couple si mal assorti, du moins en apparence, avaient tout d’abord conçu les plus impertinents espoirs.

Et tous deux vivaient, il y a trois siècles passés de cela, dans la ville de Padoue, une des plus anciennes de l’Italie, comme le fait bien connaître ce vers virgilien relatif à Anténor, fils d’Enée :

Hic tamen ille urbem Patavi sedesque locavit,


cher au bachelier Villemot.

II

— Le feu saint Antoine m’arde[1] le derrière si je ne fais cocu ce méchant lunetier !

Ce grossier propos et d’une gravité sacrilège, dans une cité où saint Antoine est plus honoré que dans les porcheries du monde entier, fut tenu un matin de juillet, par l’apothicaire Vasaro Cacafulli, voisin de l’honnête Cristofo et son pareil par l’âge autant que par la beauté. Bien que les gentilshommes seringueurs de cette époque ne se donnassent pas du « chimiste » à enseigne que veux-tu, ce Cacafulli était un habile manipulateur de drogues, passablement athée comme tous les débitants de purgatifs, lesquels n’ont point de raisons pour trouver la nature belle, à voir ce qu’elle produit dans leurs mains. Outre les poisons dont il abrégeait la vie, déjà trop rapide, hélas ! de ses contemporains, il composait des pièces d’artifice pour les réjouissances publiques et privées. Car la poudre était déjà inventée, une fois pour toutes, découverte qui porta un rude coup au génie de l’avenir, et notre homme avait toujours les poches de son large haut-de-chausses pleines de pétards et de fusées nouvelles, son plus grand plaisir étant de surprendre les gens qui causaient avec lui par l’explosion de quelqu’un de ces joujoux pyrotechniques. Après quoi il riait aux larmes, feignant de croire que ceux-ci (ses interlocuteurs s’entend) avaient accouché de ce bruit naturellement et par malséance, ce qui faisait protester les hommes et rougir les demoiselles. Et maintenant vous connaissez le malotru qui avait si vilainement juré de mettre à mal l’honneur du vertueux Cristofo di Luna.

III

Lorsque le grand conteur d’apologues nous montre l’astrologue tombant dans un puits, par trop intense contemplation des planètes, je m’étonne qu’il n’ait point ajouté que ce puits s’appelait : Cocuage. Car il semble que la destinée des hommes de science, toujours perdus dans le dédale des lignes et des nombres, soit d’être particulièrement trompés par leurs légitimes épouses, ce qui ne rétrécit pas d’ailleurs d’un pouce seulement mon admiration pour ces fervents décrotteurs des hautes lois de la Nature. Ils savent toutes choses ici-bas, hormis que d’autres qu’eux couchent avec leurs femmes. Cela vaut franchement mieux que de tout ignorer sauf cela, et ce n’est déjà pas une connaissance qui apporte tant de gaieté dans la vie, pour qu’on la cherche à l’exclusion de toutes autres. Il va donc sans dire que cette canaille de Cacafulli put s’insinuer dans l’intimité du ménage sans que le mari en conçût le moindre soupçon, et bientôt fût-il le cavalier servant de dame Honoria, celle-ci s’ennuyant beaucoup entre sa viole et son livre d’Heures. Car l’ennui est aussi grand ouvrier de l’inconvénient matrimonial dont nous parlons. Mais entendez-moi bien, cavalier servant de jour seulement, autrement dit se dépensant à la satisfaction de mille caprices que ne payait aucune faveur. Ceux-là seulement qui savent vraiment aimer peuvent goûter, dans cette abnégation, assez de délices pour n’en pas demander davantage et vivre longtemps dans cet esclavage exquis de toutes les pensées, se contentant de baiser, dans la poussière du chemin, la trace des pas de leur maîtresse. Mais Cacufulli, l’apothicaire pétardier, n’était pas confectionné de cette idéale étoffe, et qui lui eût demandé d’écrire un seul des sonnets de Pétrarque eût notoirement perdu son temps. Aussi, jugeant bientôt qu’il ne pourrait rien, par la persuasion et les présents, contre l’honnêteté sincère de dame Honoria, résolut-il d’en finir avec une vertu si intrépidement défendue, par une ruse bien digne d’un poète en clystères, comme il était de son état.

IV

Maître Cristofo di Luna possédait un fort beau jardin, à deux pas et dans l’ombre dentelée de l’église Santa-Giustina, célèbre par ses huit dômes et un admirable tableau de Véronèse. Dans ce jardin étaient deux tonnelles verdoyantes dont l’une servait de salle à manger et l’autre de laboratoire, pendant les beaux jours d’été. Dans celle-ci, la table ployait sous les fruits et les flacons caleçonnés de fine paille ; dans celle-là, sur une façon d’établi s’accumulaient les instruments en construction de l’astronome, longs tubes encore vides de verres, loupes en train d’être polies et que maître Cristofo pendait aux branches pour les faire sécher dès qu’elles étaient achevées, plus simplement, tout ce que l’optique comportait, en ce temps-là, d’éléments applicables à l’observation des astres.

Or, ce jour-là, le savant, très occupé de l’emmanchement d’une sorte de télescope dont il attendait de merveilleux résultats, avait déjeuné en deux temps pour aller reprendre son travail.

— Ami Cacafulli, avait-il dit à l’apothicaire qui était devenu le commensal assidu de sa maison, demeurez sous ce berceau avec ma femme et la distrayez, en croquant des prunes et buvant du Lacryma-Christi, tandis que je retourne à mon cabinet en plein vent. Vous m’excusez, n’est-ce pas, de vous laisser avec elle ?

— De grand cœur, ami di Luna, avait répondu le droguiste, et vous auriez tort de vous gêner avec moi.

Quelques instants après, et tandis que Cristofo s’escrimait à la confection de sa lunette, au point d’en oublier tout le reste de l’univers, Cacafulli avait subtilement glissé un narcotique violent dans le verre de dame Honoria qui s’assoupissait doucement, délicieusement renversée en arrière sur un agreste banc de mousse fleurie.

— À nous deux maintenant ! murmura le cynique pharmacien, en faisant claquer sa langue comme un gourmet.

V

Si platement libertin qu’il fût, l’admiration de cette superbe femme endormie suspendit l’exécution immédiate de ses projets. Peut-être éprouva-t-il simplement le désir de savourer par avance les délices multiples que promettait une telle proie, comme un avare compte son trésor. Toujours est-il qu’il se mit à genoux près de dame Honoria, en contemplation silencieuse devant ses charmes, contrit de désirs exaspérés mais timides encore. Cet instant d’hésitation lui coûta cher (que cela vous serve de leçon, mes jeunes amis !), car soudain, l’impression d’une épouvantable brûlure au plus gras de sa personne lui arracha un cri. En même temps une canonnade terrible emplissait son haut-de-chausses incendié d’où jaillissaient des étoiles de toutes les couleurs, blanches, bleues, roses, et le malheureux fuyait avec des flammes au derrière et des petits soleils qui secouaient leurs étincelles jusque sur son dos, hurlant comme un damné et implorant saint Antoine, dont le feu l’ardait comme il l’en avait défié dans son blasphème. On le dut jeter dans un bassin pour l’éteindre, et il ne put plus se rasseoir de la vie. Quant à dame Honoria, elle se réveilla deux jours après seulement, mais toujours pure, et ce ne fut guère que trois semaines ensuite qu’elle trompa enfin son mari, avec un capitaine.

Et maintenant, camarades, il est temps que je vous dise comment saint Antoine, le céleste porcher (je crois bien qu’ils sont deux saint Antoine pour un seul cochon, dans le Paradis, mais ils doivent se le prêter), était le plus étranger du monde à ce miracle. Maître Cristofo venait de suspendre à un arbre un énorme verre grossissant dont le pouvoir convergent avait réuni un beau faisceau de rayons calorifiques en un seul point, comme celui qui, les jours de soleil, allume à midi le légendaire canon du Palais-Royal, et ce point avait été se poser à travers les feuillages des deux tonnelles, précisément sur la culotte de maître Cacafulli, dont il avait fait partir les pièces d’artifice.

Et puis après, tas d’incrédules ? cela prouve-t-il le moins du monde que ce ne fut pas le bienheureux saint Antoine qui eût orienté l’instrument ? Vous m’ennuyez avec vos explications scientifiques de toutes choses ! J’aime mieux croire à une Providence qui ne voulait pas souffrir qu’un apothicaire possédât une si belle créature, après avoir tenu un propos du plus mauvais goût.




X

LA BOMBE

LA BOMBE



I



C ’est à trente lieues seulement de Paris qu’est située la très petite ville de Charançon, dans un paysage d’ailleurs délicieux ; mais, aucun embranchement de chemin de fer n’y venant aboutir, ses habitants y ont gardé des mœurs vraiment provinciales. Ce n’est pas un mal, après tout, qu’un voyageur hardi puisse encore quelquefois, sans s’aventurer dans les Pampas du Nouveau-Monde, échapper à la civilisation exaspérée dont Paris inonde aujourd’hui la France tout entière. Non, certes ce n’est pas un mal qu’un explorateur ingénieux puisse rencontrer, sans quitter la vieille Europe, des œufs pondus par de vraies poules, des canards ayant vécu dans de vraies mares, du vin fait avec du raisin, des fruits cueillis à des arbres authentiques, des produits naturels en un mot, et pour lesquels l’activité humaine n’ait pas eu la prétention de remplacer l’air et le soleil. Cet état précieux des éléments primordiaux d’une cuisine saine se paye évidemment par quelques privations. C’est en vain, par exemple, que vous réclameriez à Charançon quelqu’un de ces plats savants dont les gargotiers en renom nous empoisonnent si agréablement quelquefois. Pas de coulis onctueux ! Pas de sauces incendiaires ! Aucun des raffinements vénéneux mais exquis qui permettent à un simple morceau de saucisse de se faire payer six francs. Pour vous donner une idée de l’innocence gastronomique de ces braves Charançonnais, l’usage des glaces et des sorbets, entre l’entremets sucré de rigueur et le dessert nécessaire, leur était inconnu, il y a encore un mois.

II

Aussi l’oncle Gentil-Bodet, qui avait ouï parler de ces choses, avait-il juré, à qui voulait l’entendre, qu’on en mangerait au repas de noces de sa nièce Adolphine Bobinet, laquelle allait devenir la légitime épouse de M. Onésime Papillon, un des beaux partis de la localité. Ce Gentil-Bodet, qui était, avant tout, un vaniteux, aimait à « faire grand », comme on disait malproprement au temps de l’empire. Il se moquait pas mal, au fond, du bonheur de sa nièce Adolphine, mais il entendait qu’on parlât de sa libéralité, ayant dans le ventre quelque ambition politique rentrée. Et cependant Adolphine eût mérité que son dernier parent s’intéressât plus profondément et plus utilement à elle. C’était, en effet, une belle et bonne personne, franche de nature, pure comme un lys, avenante et candide, une âme angélique fort bien logée, ma foi ! Car ces vertus intérieures rayonnaient sur une fort agréable surface et elle les asseyait, à l’occasion, sur un derrière tout à fait appétissant. Quant à Onésime Papillon, son fiancé, il était un peu naïf, assez prétentieux, tout à fait ignorant, au demeurant le meilleur fils du monde, prodigieusement honnête et chimiquement bien composé pour faire un excellent mari.

Trois jours avant le grand, malgré toutes les représentations qu’on lui pût faire et au lieu de veiller de plus près que jamais sur le trésor dont il était dépositaire, cet animal de Gentil-Bodet monta dans la patache et partit pour Paris. Heureusement qu’ainsi que je l’ai dit, Adolphine était un miracle de sagesse et Onésime un arsenal de probité. L’oncle les retrouva donc comme il les avait laissés quand trois heures à peine avant le rendez-vous à la mairie, il revint de la grande ville, apportant une caisse de forme bizarre, enveloppée de couvertures mouillées et qu’il fit descendre immédiatement à la cave avec toutes sortes de soins mystérieux.

III

M. le maire avait souhaité aux jeunes époux une postérité qui les rendît à jamais célèbres. M. le curé leur avait cité l’exemple du patriarche Jacob. Le cousin Mathieu achevait une chanson de circonstance et tout à fait salée. On voit que les encouragements ne leur faisaient pas défaut, et d’ailleurs ils étaient inutiles. Le repas tirait à sa fin, arrosé de vins généreux et égayé de propos galants. L’entremets sucré de rigueur, sous la forme de beignets de pommes, achevait de s’égrener dans les assiettes comme un lourd chapelet, et le dessert nécessaire venait de se manifester sous les espèces d’un de ces magnifiques croque-en bouche, modelés en caramels, crépis en amandes, constellés de croissants d’orange qui demeurent un des plus beaux souvenirs culinaires de mon enfance et dont mon ami de Villiers parle encore avec attendrissement. À ce moment, moment psychologique s’il en fut jamais, l’oncle Gentil-Bodet fit un signe, un grand recueillement descendit sur les convives, et le secret du voyage à Paris fut révélé à tous par l’apparition d’un cône mi-rose-tendre, mi-jaune-clair, luisant au sommet, fondant à la base :

Conticuere omnes intentique ora tenebant,


comme dit le poète latin. Ce cône était une bombe framboise et vanille, une bombe glacée, une bombe de chez Imoda que, par mille procédés ingénieux, M. Gentil-Bodet était parvenu à rapporter intacte dans sa savoureuse et polaire intégrité.

Un murmure d’admiration la salua ; puis un souffle d’incrédulité passa sur les fronts. Il fallut que M. Gentil-Bodet y goûtât le premier devant tout le monde. Après seulement, les assiettes se tendirent, les dents claquèrent aux premières bouchées et les dames poussèrent de petits cris. Mlle Adolphine, très émue par l’approche du tête-à-tête conjugal, s’en laissa offrir successivement six ou sept tranches qu’elle dégusta machinalement. Cette débauche n’échappa pas aux regards amoureux d’Onésime Papillon, qui se dit, avec angoisse, que sa jeune femme serait certainement incommodée avec tant de frimas dans le ventre. Le cousin Mathieu, lui, riait comme un fou et roulait, dans son étroit cerveau, mille pensées inconvenantes dont je vous fais grâce.

IV

Il riait bien un peu jaune, le cousin Mathieu, car il aurait bien voulu épouser la belle Adolphine. Mais celle-ci n’avait pas voulu de lui, et elle avait eu raison. Ce Mathieu était un fumiste sans délicatesse, un grossier farceur dont les plaisanteries sans finesse sentaient leur commis-voyageur d’une lieue. Ainsi, ce soir-là, voulez-vous savoir pourquoi il riait encore ? Parce qu’il avait pu pénétrer, sans être vu, dans la chambre nuptiale et en avait profité pour fourrer le soufflet de la cheminée dans le lit des deux époux ! En voilà-t-il pas du bel esprit ! Je te conseille de faire le malin, grosse bête ! Coquecigrue, va !

Le nouveau mets fut trouvé exquis et l’oncle Gentil-Bodet solennellement remercié pour le mal qu’il avait pris. Il accepta, avec une solennité douce, ces actions de grâce et insinua très heureusement aux invités que, si jamais il était nommé député, tout le monde, dans l’arrondissement, mangerait des bombes à tous ses repas. Il promit, en même temps, à ses auditeurs le dégrèvement de l’impôt foncier et la réforme de la magistrature. Le lendemain il avait déjà des électeurs plein Charançon. Mais n’anticipons pas sur le cours des événements et surtout ne faisons pas à la politique l’honneur de la mêler aux choses de l’amour. Pouah ! rentrez votre museau, Mademoiselle ! Le divin Eros ne veut pas de votre compagnie.

V

C’est avec respect, moi qui ne suis pas un cousin Mathieu, que je pénètre, une heure après environ, dans la chambre aux clartés mystérieuses et discrètes où reposent ensemble, en vertu d’un hymen authentique, Adolphine Bobinet et Onésime Papillon. Si donc vous attendez de ma plume quelque inconvenante description de leur bonheur, vous en serez pour vos frais, cochonnets que vous êtes. Ce que j’y vois d’ailleurs, aux tremblantes lueurs de la veilleuse, se peut narrer sans offenser les manes elles-mêmes de Berquin. Dans le grand lit blanc l’épousée dort seule, et le bruit rythmique de son souffle paisible semble doublé par un écho qui le renforce en le répétant. Dans un large fauteuil et emmitouflé jusqu’au cou dans des robes de chambre et d’épaisses flanelles, le nouveau mari grelotte et maugrée.

Quoi ! une querelle déjà entre ces deux tourtereaux ?… Vous n’y êtes pas, mes amis, mais écoutez les suites terribles de la sotte farce du cousin Mathieu. Comme il convient en pareil cas, Adolphine s’était mise dans le lit la première et avec une décence à laquelle je veux rendre un public hommage. Elle était d’ailleurs si émue qu’elle ne vit pas le soufflet qui y était enfoui et le poussa dans la ruelle, sans y faire attention, en se couchant. Le maudit instrument s’y orienta si malencontreusement que l’extrémité qui a coutume de stimuler le feu se dirigea dans le sens où Onésime allait prendre place sur le devant de leur commune couche, si bien que, lorsqu’il s’y fut glissé à son tour avec toutes sortes de précautions délicates, chacune des respirations de sa bien-aimée, pesant sur le ventre du soufflet, lui envoyait par le milieu du corps une belle bouffée de vent froid qui s’engouffrait sous la chemise. Il pensa d’abord qu’elle était incommodée et que c’était sa pudeur aux abois qui s’exhalait ainsi, mais la fraîcheur inusitée de ce gaz le troublait dans cette hypothèse. D’ordinaire il emporte avec lui la tiédeur odorante du corps. Cependant la chose devenait intolérable ; la Sibérie tout entière semblait déchaînée contre lui ; il sentait le rhume lui monter à la gorge. Alors, alors seulement il se prit à penser à la bombe glacée et se disant que c’était elle qui avait ainsi gelé la digestion de sa femme, il se leva sans la réveiller, et s’assit mélancolique, comme je l’ai dit plus haut, maudissant les dieux et le présent de l’oncle Gentil-Bodet.

Ici se termine ce conte grassouillet pour lequel, une fois de plus, je fais mes excuses au lecteur.




XI

MIGNONNE

MIGNONNE


I



S eize ans depuis la Chandeleur, une chevelure blonde et révoltée, de grands yeux bleus chercheurs, un col et des épaules où se modelaient déjà les formes tentantes de la femme, un teint que, malgré son hâle, la bise fouettait de rose tendre, des mains incultes mais d’un adorable dessin, de jolis pieds dont la nudité révélait l’aristocratique cambrure… et des dents, j’allais oublier des dents dont la blancheur coulait sous les lèvres comme celle d’un ruisseau de lait, des dents qui mordaient le cœur et les sens à chaque sourire. Innocente avec cela et pauvre ! Sa grand’mère et elle logeaient dans une façon de masure dont le toit jadis de chaume était chauve à fort peu près, dont les murailles autrefois de brique s’effritaient en une sale poussière rouge que traînaient les ondées comme des bavures de limaces. Les pieds boueux de cette maisonnette posaient sur un tapis de broussailles déchiquetées. Le dedans valait le dehors, et la sordide indigence y avait accroché, çà et là, à des clous branlants, ses déplorables haillons. Rarement un petit feu de bois vert et fumant égayait l’âtre engorgé de cendre, et la huche, qui n’avait plus qu’un volet, bâillait d’ennui sur un seul pot ébréché, comme la bouche d’une vieille qui s’ouvre, mélancolique, sur une seule dent. Jamais fleur n’avait resplendi dans une plus misérable caisse ; jamais oiseau n’avait chanté dans une si triste cage ; jamais étoile ne s’était levée dans un ciel aussi ténébreux. La grand’mère radotait comme une perruche. Pas de voisins compatissants. En voilà une vie pour une jeune personne de cette belle humeur et de cette radieuse beauté ! Ah ! Mignonne ! Mignonne ! quelle revanche vous devait le destin !

II

Ce fut l’avis de notre ami Laripète. Vous ai-je dit que cette affectueuse ganache avait acheté des biens sur le territoire de la Hannetonnière, un château historique bâti par le célèbre Cucu, un parc où Louis XV était venu chasser avec la Dubarry, des champs où le soleil éveillait les alouettes, des étangs où les carpes glissaient, grises ou dorées, parmi les roseaux ? C’est la commandante qui avait eu cette idée pour jouer à la châtelaine, après avoir joué à tant d’autres jeux. J’ai conté déjà combien elle avait la vertu déplaisante après avoir eu l’infidélité si aimable. Son pauvre époux s’ingéniait de mille façons à dérider son implacable caractère et il n’était attention délicate dont il n’essayât de la fléchir. C’est ainsi qu’il avait fait revivre, pour elle, la plupart des coutumes féodales dont étaient publiquement glorifiées les nobles dames d’antan. Jamais vassaux n’avaient plus humblement baisé une main seigneuriale que les siens. Fort heureusement, ma foi, le hameau de la Hannetonnière était encore habité par de fort sages paysans qui méprisaient profondément l’égalité citoyenne, pourvu qu’on payât cher leurs services. Ces indifférents aux droits de l’homme exploitaient ferme le bon Laripète, mais ils ne lui marchandaient pas le respect auquel sa bêtise et la vanité de sa femme avaient droit. Tout était ainsi pour le mieux dans le seul monde possible. L’ex-commandant, qui était devenu, sur le retour, un bonhomme fort débauché, espérait bien tirer de cette soumission dégradante quelques menus avantages pour sa tardive immoralité.

III

Or, Mignonne et sa grand’mère gîtaient sur la frontière de son domaine et la beauté de la petite lui avait fait tourner tout ce qui lui restait de la tête qui ne fût pas absolument en corne, c’est-à-dire peu de chose vraiment. Hypocritement il avait essayé de l’aumône, mais sa fausse charité avait été reçue par une véritable fierté. Une pudeur dont il faut vraiment lui savoir gré l’avait empêché de s’en remettre du succès à ses avantages personnels. Ne comptant que sur la diplomatie, il avait voulu persuader la commandante de prendre cette enfant à son service. — Je n’aime pas la vermine ! avait répondu celle-ci toujours gracieuse dans ses moindres mots. Cependant Laripète n’avait pas renoncé à son idée et se disait, à part son gros ventre qui était devenu toute sa personne : — Si ma femme la pouvait voir bien attifée, elle reviendrait sur sa fâcheuse impression !

Justement arrivait la fête du pays.

IV

Dans un vieux grimoire écrit tout entier, sans une ombre d’orthographe, de la main de l’illustre Cucu, premier suzerain de la Hannetonnière, Laripète avait découvert le cérémonial fort ancien auquel cette solennité donnait lieu jadis. L’usage était que, devant les vassaux assemblés, la plus belle fille de chaque chaumière apportât un gâteau ou un pain qu’elle-même avait pétri et le remît à la châtelaine, en fléchissant le genou devant elle et en lui adressant un compliment. Le maire du hameau était un bourrelier sans littérature et notre ex-commandant n’eut pas grand’peine à le convaincre que c’était un récent décret de M. le président de la République qui avait institué cela. Moyennant quoi le tambour fut requis d’avoir à instruire les habitants, dans un rayon de quatre kilomètres, qu’ils eussent à se conformer à cette démocratique disposition. Le pompier — il n’y en avait qu’un et encore n’avait-il pas de pompe — fut chargé d’assurer l’exécution de cette mesure égalitaire. Celui-ci faillit ne pas pouvoir s’acquitter de cette tâche glorieuse ; car, en se mettant en route pour l’accomplir, il serra sa pipe mal éteinte dans sa poche, incendia sa culotte et serait mort infailliblement dans les flammes si quelques-uns de ses concitoyens ne l’eussent amicalement jeté dans un étang. Mais ce ne fut qu’un incident sans conséquence et qui n’entrava en rien l’accomplissement du projet que Laripète avait conçu.

V

Madame la commandante est debout sur le perron dans une toilette dont les couleurs voyantes épouvanteraient un kakatoès. À sa droite, le pompier qui se tient de son mieux sur ses jambes roussies, a tiré le sabre de ses pères, un vrai sabre de Mamelouck, courbé et rouillé. À sa gauche, le tambour bat aux champs. Derrière elle, le bon Laripète papillonne, anxieux et prévenant. Elles viennent, une à une, les fillettes du pays, s’incliner devant ces débris, déposer leur offrande et réciter la baliverne laborieusement apprise. Madame la commandante est sensiblement flattée de ces hommages. Elle sourit presque et hume, en même temps que le parfum des gâteaux, l’encens de toutes ces servilités. Laripète est ravi de la voir si bien disposée.

Enfin et presque la dernière, Mignonne arrive, débarbouillée, peignée, presque habillée dans sa robe d’indienne neuve, délicieuse à voir et tenant à la main son pauvre pain, un pain tout petit, ma foi, mais bien doré et d’un succulent aspect, un pain comme elle n’en mangeait pas tous les jours !

Anges du paradis, habitants de l’aérien séjour, hôtes des célestes vapeurs dont notre planète est enveloppée, inclinez ma plume sous le vent de vos ailes et venez à mon secours. Car ce qu’il me faut écrire est difficile, en vérité. Vous qui fréquentez le trône du Très-Haut, vous savez bien cependant ce que l’émotion peut tirer de natures timides et idéales. Celle de la pauvre Mignonne fut si forte, en fléchissant le genou devant l’imposante châtelaine, que le trop-plein de son trouble s’exhala en un bruit sec et retentissant auquel répondit un énorme étouffement de rires.

Mais la pauvrette, seule, n’avait rien entendu et, inconsciente de l’accident, répétait son compliment à la commandante littéralement estomachée.

— Madame, lui disait-elle, si nous avions eu plus de farine à la maison, je l’aurais fait plus gros.

— Assez, Mademoiselle !…

Et la commandante, rouge d’indignation comme une pivoine, faisait signe au tambour de se taire, au pompier de disperser la foule, puis rentrait dans le château, du pas majestueux d’une reine offensée. Laripète, lui, voyant s’écrouler son rêve, demeurait ahuri sur place. Le lendemain, il dut signifier lui-même aux deux femmes, la grand’mère et l’enfant, d’avoir à quitter le pays. Elles sont venues à Paris, je ne sais comment. Mais ce que je sais bien, c’est que Mignonne est aujourd’hui une redoutable fille de vingt ans, implacablement belle, férocement avide, et que je ne vous souhaite pas de rencontrer sur votre chemin.




XII

L’AÉROCUBITE

L’AÉROCUBITE


I



Q uel inventeur, mes enfants, que ce satané Lenflé Dutoupet ! Ce qu’il avait imaginé de choses étonnantes, ahurissantes et incongrues eût rempli quatre musées. Ses brevets n’eussent pas tenu dans le palais de Fontainebleau. Mais sa gloire, son orgueil, son piédestal devant l’avenir, c’était certainement l’Aérocubite, le dernier des produits de son fécond cerveau. Pour l’Aérocubite, il eût donné tout le reste et aussi tout ce qu’avaient trouvé ses confrères, y compris la vapeur et l’électricité.

Toutes les découvertes ont une poétique origine. Rappelez-vous Galilée contemplant les oscillations d’une lampe d’or dans l’encens d’un sanctuaire. Un jour, Lenflé Dutoupet aperçut dans son jardin un ballon, un ballon d’enfant qui avait franchi son mur, un ballon que l’humidité avait même déjà légèrement dégonflé, et, sur le caoutchouc détendu, une grenouille juchée et se prélassant dans un état de béatitude infinie, tant ce coussin s’enfonçant à demi sous elle était doux et moelleux ! Lenflé Dutoupet se frappa le front, et gesticulant comme un inspiré :

— Et il y a, dit-il, des imbéciles qui emploient des élastiques ou des bois pliants, des ressorts à boudins et des planchettes courbées ! Triples ânes ! Le seul sommier, le vrai sommier, à la fois rebondissant et caressant, c’est le sommier à air enfermé. Hors celui-là, pas de salut !

L’Aérocubite était inventé !

II

Cet homme de génie avait une femme. Celle-ci n’imaginait rien, si ce n’est mille façons de le tromper. Charmante, d’ailleurs, Mme Lenflé Dutoupet, de son petit nom Germance ; un aimable embompoint, un beau sourire, quelque chose d’avenant dans toute sa personne dont le détail vous inspirerait peut-être mille coupables pensées. Je me tais et je vous répète : charmante, Mme Lenflé Dutoupet ! Son mari en était amoureux comme les autres, l’animal ! et il n’était prévenance dont il ne récompensât chacune de ses perfidies, comme il convient que toujours fasse un bon mari. C’est ainsi qu’il lui offrit le premier exemplaire parfait de son Aérocubite. Celui-là avait la forme d’un canapé et le caoutchouc de ce ballon longitudinal était revêtu d’une étoffe magnifique, si bien qu’aucun meuble du même genre ne se présentait sous un aspect plus absolument élégant. Et, ma foi, j’aime autant vous dire tout de suite qu’on y était admirablement assis et étendu mieux encore. On le plaça dans le salon et Madame commença d’y installer ses formes opulentes et ses poétiques rêveries. On eût dit que l’air captif qui la soulevait doucement se complaisait aux contours aimables de son individu, tant il les caressait de près, les enveloppant presque et y appliquant étroitement sa prison de satin et de soie.

Le métier de canapé d’une jolie femme a d’incontestables douceurs.

III

— Vous savez bien, Arthur, que mon mari a horreur du tabac. Vite, jetez votre cigarette !

Arthur obéit et jeta sa cigarette encore allumée, qui alla rouler sous l’Aérocubite précisément.

Puis tous deux s’assirent sur ledit Aérocubite et Arthur prit les mains de Germance, qu’il baisa avec une dévotion infinie. Vous avez deviné déjà, n’est-ce pas, mes fûtés amis, que ledit Arthur de Pamoison était fort bien avec Mme Lenflé Dutoupet ? Fort bien, soit, mais comme on l’est avant la signature des traités. Or, Arthur avait juré d’en finir ce jour-là avec les préliminaires et jamais galant d’humeur plus entreprenante ne s’était mis aux flancs de sa future conquête. Germance, à vrai dire, était infiniment moins pressée que lui d’en finir avec les divins enfantillages dont la femme jouit d’autant plus qu’elle en sait le dernier mot. Aussi faisait-elle doucement la farouche, lui donnant de l’éventail sur le bout des doigts, éloignant son pied du sien, reculant son visage de ses lèvres brûlantes, jouant enfin, comme il convient, la charmante comédie du consentement retardé, mais certain.

Tout à coup il sembla à Arthur que ses pieds quittaient le sol. Il en fut ravi, se disant que la situation se détendait sensiblement, et il reprit son manège persuasif avec plus d’instance encore. Il menaça de fuir, de se tuer, de faire mille folies, et elle riait toujours, de ce rire moqueur et doux qui nous est à la fois torture et joie au cœur.

IV

— Germance, le temps fuit, ne soyez pas impitoyable !

Germance jeta un coup d’œil prudent sur la pendule, mais c’est vainement qu’elle la chercha à sa hauteur ordinaire. Promenant ses regards autour d’elle, Mme Lenflé Dutoupet aperçut de haut en bas la cheminée et tous les meubles du salon. Arthur et elle étaient à peu près au niveau du dessus des portes. Elle poussa un petit cri :

— Regardez donc, mon ami, dit-elle.

Mais Arthur poursuivait impitoyablement son idée, et rien ne l’en pouvait distraire. Il priait, il suppliait, il était navrant à voir et à entendre. Une fois pourtant, en élevant les regards vers le ciel, pour le prendre à témoin de son martyre, il s’aperçut que Germance et lui avaient la tête à trois centimètres à peine du plafond.

— Sacredié ! fit-il à son tour.

Quelle situation, mes amis ! Sur le canapé gonflé comme une outre et dont la plate-forme allait atteindre les lambris, les deux amoureux étaient juchés, trop haut pour sauter sans se casser les jambes, dans l’impossibilité de sonner pour appeler au secours, plus isolés et plus désespérés que des naufragés sur un roc désert !

Tout cela, pour cette mauvaise cigarette mal éteinte qui avait allumé, sous l’Aérocubite les brins fanés d’un bouquet, lesquels avaient communiqué leur feu aux étoupes formant le fond du canapé, lesquelles, à leur tour, en brûlant sans flammes avaient si fort chauffé l’air enfermé dans le meuble que l’enveloppe de celui-ci s’était développée à la façon de celle d’une montgolfière, si bien que les pauvres diables avaient l’air grimpés sur le dôme d’un aérostat.

À ce moment, Monsieur rentrait.

V

Il poussa un cri abominable. Jamais mari n’avait surpris amants dans une pareille détresse. Mais il n’eut pas le temps de les voir. Le caoutchouc, où le gaz expansif était prisonnier, céda enfin et une détonation formidable retentit. Des lambeaux d’étoffe volèrent de tous côtés ; Arthur, visiblement protégé par les Dieux, patrons du cocuaige, fut projeté dans un jardin voisin, où il s’accrocha aux branches fleuries d’un amandier rose. Germance, elle, retomba sur un excellent fauteuil, et Lenflé Dutoupet, seul, fut blessé par une lanière de caoutchouc, qui lui coupa le visage.

Aujourd’hui Madame plaide en séparation. Elle accuse son mari d’avoir voulu la détruire, au moyen d’un truc abominable renouvelé de la Maison du Baigneur, et destiné à aplatir les gens contre les plafonds. Elle gagnera son procès. Le divorce sera venu et j’aurai l’honneur de vous présenter, avant peu, Mme Arthur de Pamoison.

Que le sort est canaille tout de même !




XIII

FIANÇAILLES

FIANÇAILLES


I



C eux qui ne parlent que par ouï-dire risquent souvent d’ébruiter des sottises et il ne faut jamais juger les choses, non plus que les hommes, sur leur renommée. Ainsi, je me suis représenté longtemps, comme bien des gens d’ailleurs, notre département des Landes sous la figure d’un désert de sable sur lequel de rares paysans couraient, montés, comme des faucheux, sur de grandes pattes. Cela est vrai, en effet, d’une partie de son territoire, mais d’une partie seulement. Le reste, celle qui descend vers Bayonne, à travers les pays d’Albret et de Gabarda, est, au contraire, particulièrement riante, et je ne sais rien de plus beau sur notre terre de France. Le hasard, qui fut toujours l’unique guide de mes voyages, m’amena, il y a quelques années de cela, dans une petite ville, nommée Tartas, laquelle est, s’il m’en souvient de l’arrondissement de Dax, et j’en ai gardé le souvenir d’un des plus admirables paysages qu’il m’ait été donné de voir, paysage animé d’ailleurs par une race d’une beauté singulière. Là, je passai quinze jours dans une maison dont un alcade se fût contenté, à Fontarabie même, vieille, gothique, pleine de caractère, en bois sculpté et ornée de meubles séculaires. Le balcon de ma chambre donnait sur l’Adour, et, chaque soir, je voyais de jolies filles descendre vers la rivière, dépouiller un à un leurs vêtements sur le bord, puis, comme autrefois Nausicaa et ses compagnes, se livrer dans l’eau à mille jeux nautiques accompagnés de chansons joyeuses. Mais je me gardai bien de me montrer comme Ulysse, bien que je ne fusse pas nu moi-même. Cette vision m’est restée comme un coin de tableau charmant pris dans la vie antique. Tout est primitif, en effet, ou l’était en ce temps-là, — car je ne réponds de rien aujourd’hui, — dans les coutumes de ces Français lointains dont les veines roulent un sang que n’ont pas mouillé les exubérances gauloises, et dont les gaietés mêmes sont toujours empreintes d’un symbolisme tout païen. C’est à Tartas aussi que mon hôte m’a conté l’aventure suivante qui vaut plus par son caractère naïf que par l’intérêt de ses péripéties.

II

C’était encore un usage en vigueur, il y a moins de cent ans, à plus de vingt lieues à la ronde, que le cadeau des fiançailles consistât uniquement, de la part de l’épouseur, en un nécessaire contenant les menus objets utiles aux travaux de la couture et ayant la forme d’un étui comme ceux où s’enferment les aiguilles, mais beaucoup plus gros s’entend. Le choix de ce présent avait d’ailleurs une importance capitale, car il devait être le juste emblème des félicités qui attendaient la femme dans le ménage, sa richesse et surtout sa taille étant proportionnées aux moyens de celui qui l’offrait. Or, celui-ci ne devait pas tromper sa future en lui promettant plus qu’il ne pourrait tenir, comme le font les jeunes gens indélicats qui abusent les demoiselles sur l’état de leur fortune par l’offrande d’une corbeille digne d’un Rothschild, et pour laquelle ils ont fait des dettes ou dépensé ridiculement tout leur avoir. C’était à la jeune fille de juger, en considérant l’importance du cadeau, si le luxe de l’existence qui lui était annoncée était ou non de son goût, et si son fiancé avait, ou non, de quoi la rendre heureuse. Huit jours lui étaient donnés pour ce genre de méditation, au bout desquels un repas était donné par les deux familles, repas dans lequel la réponse officielle à la demande en mariage devait être faite par celle-là même qui était le plus intéressée à l’événement. Or, vous vous doutez bien que ce n’était pas un discours comme il s’en fait aux Chambres que la pauvre enfant était obligée de donner ou de refuser ce difficile consentement. L’épreuve eût été vraiment trop dure. Une pantomime bien simple la dispensait de parler. Tirait-elle l’étui de sa poche et le posait-elle sur son assiette ? cela voulait dire oui. Mais, au contraire, en extrayait-elle une poignée de noix et la mettait-elle devant elle ? cela équivalait à un non officiel. Seulement, gare au futur qui s’attirait cette démonstration, en apparence innocente. Une nuée de quolibets, d’un goût douteux, l’accueillait et le poursuivait jusque chez lui.

III

Jeanne et Justin s’aimaient. C’était leur droit et je vous plains si vous n’usez du vôtre. Jeanne avait l’admirable type des Landaises du Sud-Ouest, lesquelles tiennent à la fois de Rome et de Séville, Latines par la régularité des traits, Espagnoles par l’éclat mat et les beaux tons d’ambre de la peau, de taille moyenne, mais d’un dessin pareil à celui des plus superbes bronzes antiques, d’une allure si fière qu’elles font penser à l’incessu patuit Dea du poète. Leurs cheveux sont bleus à force d’être noirs ; leurs yeux constellés comme des nuits d’août ; leurs pieds et leurs mains sont un poème en quatre chants où sont célébrées la beauté de la race et la pureté du sang. Justin était le digne mâle de cette délicieuse femelle, un beau gars, bien planté, bien musclé, léger comme un chamois et fort comme un bœuf, habile à tous les jeux où se démontrent la vigueur et l’adresse. Son seul défaut était une certaine fatuité et un goût prononcé pour la vantardise. Il avait eu beaucoup de maîtresses et avait encore le grand tort d’en être fier. Car je sais bien des imbéciles qui n’en ont pas eu moins que lui. Jeanne savait son passé galant, mais elle n’en était que plus glorieuse de s’attacher, par les nœuds indissolubles du mariage, un homme qui ferait tant de jalouses en l’épousant ! Vous voyez qu’elle était, au fond, presque aussi bête que lui. Mais joindre à la beauté de Vénus ou à celle de Mars, suivant le sexe et le cas, le bon sens de Minerve ou de Sarcey n’est donné qu’à fort peu de gens. Et c’est Dieu merci ! car des êtres parfaits seraient, avant tout, parfaitement insupportables. C’est ce qui m’empêche de me montrer tel que je suis et me contraint à mille fraudes indignes d’un galant homme, pour dissimuler à mes semblables l’excès de mes beautés et de mes vertus. Ce que j’ai pris de peine pour déformer mon nez grec et en faire l’anse de poêlon que vous voyez est prodigieux. Mais il s’agit bien de moi dans cette histoire ! Revenons donc à nos amoureux.

IV

Tout semblait donc devoir aller comme sur des roulettes (ce dicton populaire ne me fait pas horreur). Justin n’avait plus qu’à acheter son légendaire cadeau et à l’offrir à sa fiancée. Tout le monde, connaissant son caractère vaniteux, pensait bien qu’il irait, dans son choix, plutôt au delà qu’en deçà de ce qui serait juste et ferait, comme on dit, les choses mieux qu’il ne faut. Et, de fait, il s’en fut acquérir son étui de mariage dans la boutique la mieux achalandée du pays. Mais ce n’était pas pour cela qu’il y allait, c’était bien plutôt parce que le marchand avait épousé une ancienne à lui, une ancienne qui l’aimait encore et qui enragerait diablement d’être obligée de lui fournir de quoi séduire définitivement sa fiancée. Allons ! maître Justin, vous étiez encore plus sot que je ne l’ai dit.

La pauvre ancienne fut d’une colère épouvantable, mais elle n’en fit rien voir et dissimula sa fureur sous un gracieux sourire. Quant à l’infortuné marchand qui ne savait rien, il fit les honneurs de ses rayons avec une bonne grâce empressée et tout à fait ridicule. Justin choisit ce qu’il y avait de plus beau, un vrai petit obélisque. Or, comme elle s’apprêtait à l’envelopper dans de riches papiers et à le lier de faveurs de soie ; car la coquetterie avec laquelle ce petit cadeau était présenté ajoutait beaucoup à sa valeur.

— Monsieur Justin, dit l’ancienne à voix basse, en se penchant vers son ingrat ami, voyez donc la belle fille qui vous regarde.

Et elle lui montrait la direction de la fenêtre.

Comme elle connaissait son Justin ! Celui-ci s’en fut tout droit coller son museau à la vitre et s’écarquilla les yeux pour chercher la mystérieuse admiratrice de ses charmes qui lui avait été signalée. Quand il revint, après cinq minutes de pose inutile, le petit paquet était fait et joli à voir comme une bonbonnière, traversé de petits rubans roses et bleus noués le plus galamment du monde. L’ancienne le lui mit dans les mains avec une gentillesse exquise, mais s’il avait pu voir le regard qu’elle lui lança quand il eut tourné le dos, il ne s’en serait pas allé aussi tranquille chez lui.

V

L’étui avait été offert à qui de droit. Durant la semaine qui précéda le repas familial et traditionnel, Jeanne fut d’une humeur au-dessous des plus désagréables, silencieuse comme une tanche et irascible comme un roquet. Mais on ne s’en effraya pas et Justin moins que tout autre. N’était-il pas tout naturel que la pudeur aux abois d’une jeune fille bien élevée eût son heure de révolte ? Ne devait-elle point jouer ce rôle de malcontente pour mieux dissimuler sa joie intérieure ? Plus elle était bougon et plus mon Justin se disait : Comme elle dissimule son bonheur ! N’eût-il pas été indécent et déplacé qu’elle sautât par-dessus les tables comme une petite folle !

Décidément, Justin, tu me dégoûtes à force de sottise.

Le grand jour vint, le jour des agapes, et Jeanne semblait plus exaspérée encore dans son mécontentement. Elle ne desserra pas les dents, tout le long du dîner, même pour manger des ortolans ; car j’oubliais ce savoureux oiseau parmi les beautés des Landes. Le moment du dessert arriva, le moment décisif, et Justin exultait d’avance, croyant à une fonte subite de cette glace. Enfin Jeanne fouilla nerveusement dans sa poche et, en tirant autant de noix qu’en pouvait contenir sa petite main, les jeta sur son assiette, se leva et sortit en sanglotant.

Quelle surprise, mes enfants ! Justin demeura bouche béante sur une dernière bouchée d’ortolan, tandis que les quolibets et les méchants mots pleuvaient d’autant plus dru sur lui qu’il avait fait le faraud davantage. L’imbécile ! Il ne devina pas tout de suite que, pendant qu’il regardait bêtement par la fenêtre, l’ancienne avait changé l’étui choisi par lui et y avait substitué le plus piteux de son assortiment !

Le mal était irréparable, l’injure ayant été publique. Mais le pire de l’affaire, c’est que la chose s’ébruita et que Justin, le beau Justin, se vit soudain délaissé de toutes les belles et n’eut pas même la ressource d’oublier auprès de nouvelles maîtresses la charmante femme qu’il avait perdue.

Voilà qui prouve que la vanité est souvent cruellement punie.




XIV

LE CORMORAN

LE CORMORAN


I



C ’était dans l’atelier d’un des plus beaux peintres de ce temps-ci, — si je vous disais : du plus beau, nous cesserions immédiatement d’être d’accord. — On racontait des bêtises après boire en fumant des cigarettes, ce qui m’a toujours paru la meilleure occupation du temps qui soit au monde ; des bêtises sur l’Amour, bien entendu, car ce sera toujours lui qui fera faire les plus grosses, tant que le mensonge du sourire courra sur les lèvres de pourpre des femmes, c’est-à-dire, je l’espère bien, jusqu’à la consommation des siècles. Vous savez tous l’histoire du carabinier à confesse. « Je m’accuse, mon père, venait-il de dire, d’avoir manqué au saint devoir de chasteté. — Combien de fois, mon fils ? poursuivit le prêtre. — Monsieur le curé, répliqua le militaire avec une dignité blessée, je suis ici pour m’humilier et non pour me vanter. » Les causeurs dont je parle n’avaient pas la pudeur exquise du carabinier. Ils se vantaient à tire-larigot, franchement, impudemment. Ils en étaient au chapitre des menues hontes auxquelles sont condamnés ceux qui trompent des maris ou des amants, hontes glorieuses pour les fats. Celui-ci avouait avec fierté qu’il avait dû se cacher dans une horloge et imiter avec la bouche le bruit du ressort qu’il venait de casser ; celui-là, qu’il avait été contraint de se blottir sous le lit pour aboyer, afin de faire croire à la présence du chien familier ; un autre qu’il avait passé tout une nuit d’hiver sur un balcon ; un autre encore, qu’il s’était réfugié sous une douche dont le ressort avait joué, le calmant par une soudaine inondation.

— Il m’est arrivé pis que cela, dit le Méridional Cadédis.

— Nous nous y attendions, répondit le chœur qui connaît sa verve gasconne.

— Jugez-en plutôt.

Et il commença comme il suit :

II

Je n’ai pas toujours eu le bedon qui vous fait rire quand je parle de mes aventures d’amour. J’ai été svelte plus qu’aucun de vous, ce qui, joint à ma taille médiocrement élevée mais adorablement prise, faisait de moi un fort agréable joujou pour les dames légères. Ce qu’il a passé de doigts frais et blancs aux ongles roses dans l’ébène aujourd’hui traversé de fils d’argent de ma chevelure, n’est comparable qu’au nombre des étoiles. J’ai été littéralement grignoté de caresses. Mais de toutes les belles qui dévorèrent ainsi les roses vivantes de ma bouche et de mes joues, ce fut certainement Héloïse qui témoigna le plus d’appétit. Je ne sais encore comment j’ai pu sauver quelque chose de ma fatale beauté, des emportements de son amour. Oui, mes enfants, Héloïse de Saint-Pétulant m’adora et me le prouva d’une façon farouche. C’était une superbe personne qui avait une demi-tête de plus que moi, des chairs à la Rubens, une crinière fauve comme celle des lions, et des hanches d’un rebondi impertinent. Comment était-elle de Saint-Pétulant ? De par sa propre volonté et non en vertu des stupides hasards de la naissance. Comment était-elle madame ? Parce que cela lui plaisait, tout simplement, et non par suite des ridicules privilèges du mariage. Elle était demoiselle avec frénésie, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir un amant. C’est celui-ci que je trompais avec délices ! Mais je le faisais avec une réserve commandée par la fortune de ce protecteur odieux, mais nécessaire. Moi, je prends bien plus de précautions avec une femme entretenue qu’avec une légitime épouse. En effet, si je me fais pincer avec la première, je lui fais perdre à jamais sa position, tandis qu’à l’autre il reste son mari, dont la protection lui est rivée par les chaînes inflexibles de la loi.

— Vous êtes immoral, Cadédis ! interrompit le chœur.

— Je parle de longtemps, riposta notre ami, et je poursuis :

III

C’était par une belle matinée d’hiver, mais la chambre était si chaude que, ma foi, j’étais dans le costume qui consiste à n’en avoir aucun ; ma bonne amie était vêtue, elle, d’une chemise dont les transparences savantes enveloppaient à peine d’une buée de batiste ses robustes appâts. On sonna à l’improviste.

— C’est mylord ! vint dire, tout essoufflée et tremblante, la bonne d’Héloïse.

Le protecteur odieux, mais nécessaire, était un riche Anglais, répondant au nom de lord Doublebeett. Madame de Saint-Pétulant faillit mourir de terreur à cette nouvelle.

— Cache-toi là, me dit-elle.

Et elle m’engloutit sous un édredon qui me dissimula tout entier, tant j’étais à la fois mince et souple dans ce temps-là. J’étais d’ailleurs, moi-même, je l’avoue, dans une terrible inquiétude sur les intentions qui amenaient à pareille heure ce malencontreux insulaire. Si peu de dignité qui vous reste, la perspective de servir à chauffer les pieds d’un rival heureux n’est pas pour plaire à un homme de cœur. Je me révoltais positivement à cette idée et concevais mille plans absurdes. Je fus rassuré cependant en voyant que le milord n’entrait pas seul. Son gendre, le capitaine Mounisch, l’accompagnait, un gendre qui arrivait seulement à Paris et à qui il faisait les honneurs de la capitale, en commençant délicatement par sa propre maîtresse. Je compris bientôt que ces deux gentlemen se proposaient simplement de déjeuner avec Héloïse, mais ma joie fut de courte durée quand j’entendis lord Doublebeett dire avec un détestable accent :

— Nous vouloir luncher dans votre chambre, mylady, pour avoir plus chaud à la personne de nô.

Héloïse fit une résistance héroïque, mais inutile au caprice de ce frileux imbécile. Cet animal de capitaine Mounisch appuya l’opinion de son beau-père. Impossible de les éloigner même un instant. Le couvert fut apporté et je ne pus plus me dissimuler que j’en avais pour trois ou quatre heures à demeurer sous cette montagne de plumes qui m’étouffait traîtreusement.

IV

La sueur me baignait des pieds à la tête et, mes forces s’épuisant, je m’endormis d’un sommeil abominable, lourd et traversé de cauchemars on ne peut plus pénibles et embêtants. Ne rêvais-je pas que j’étais dans un œuf couvé par une énorme poule ? Ce rêve avait l’intensité d’une véritable hallucination. J’avais une envie folle de briser la coquille où j’étais enfermé, mais je me consumais en inutiles efforts. Ah ! le métier de poulet est plus dur que vous ne le croyez. J’avais soif de liberté et de soleil et ma mère s’obstinait à m’accabler de l’insupportable chaleur de son croupion, lequel, de vous à moi, ne sentait pas la rose. S’il y a une métempsycose, je ne veux pas de cette carrière qui commence par l’asphyxie et se termine par la broche. Combien de temps durèrent cette vision maladive et mon état de catalepsie ? Je ne pus m’en rendre compte, mais il faisait presque nuit quand j’en sortis en m’étirant brusquement les membres dans le plus douloureux des réveils. Je n’entendais plus de bruit que dans la pièce à côté. Ayant conscience de l’ancien danger, je ne quittai ma retraite qu’avec des précautions infinies, d’autant que, l’édredon s’étant crevé dans les crispations de mon sommeil léthargique, j’étais pris de tous les côtés dans son étoffe déchirée. Mais ce qu’il y avait de pis, c’est que son délicat duvet, répandu de toutes parts, s’était collé à mon corps humide, mais collé de telle façon, que j’étais littéralement couvert de petites plumes blanches inexorablement adhérentes et qui semblaient continuer mon cauchemar en faisant de moi un immense oiseau.

Je descendis du lit sans bruit dans ce déplorable état.

Crac ! La porte s’ouvrit brusquement. Je n’eus que le temps de monter sur un tabouret et de m’y tenir immobile.

Lord Doublebeett et le capitaine Mounisch, qu’Héloïse était parvenue à entraîner dans le salon pour y prendre le café et me laisser le temps de m’enfuir, rentraient dans la chambre pour y reprendre leurs cannes, oubliées au coin de la cheminée. Heureusement que Mme de Saint-Pétulant n’apporta pas la lumière et les laissa dans la demi-obscurité du jour tombant ! Lord Doublebeett, qui était myope à l’ordinaire et de plus pochard, vint ce jour-là droit à moi et, me regardant avec son monocle :

— Voyez donc, my dear Mounisch, fit-il à son gendre, le beau cormoran empaillé de mylady !

Et il m’envoya un petit coup de stick sur le dos qui me fit horriblement mal.

— Venez donc, mylord ! goûter mon curaçao.

Et Héloïse les rappela enfin après ce dernier outrage, me laissant libre, mais profondément humilié et plus emplumé encore.

V

Huit jours après, je dînais avec ma bonne amie et nous riions encore de cette aventure.

On apporta un immense paquet, un colossal mannequin enfermé dans des papiers raides et reliés de ficelles.

On déballa ce mystérieux envoi et on découvrit un énorme cormoran, un vrai, celui-là, empaillé pour de bon et que le capitaine Mounisch envoyait, avec sa carte, à Héloïse pour me faire pendant !

Huit jours après, il trompait son beau-père et moi avec notre commune maîtresse ! C’était pour apprendre à cet animal de Doublebeett que tout n’est pas bon à montrer dans Paris. Je m’en vengeai en mettant un jour le feu au derrière du cormoran qui, bourré de paille, flamba et se consuma jusqu’à la dernière plume. C’est ainsi que j’anéantis le souvenir de cette funeste journée !

Et Cadédis alluma une cigarette.




XV

LA DOT D’HERMINE

LA DOT D’HERMINIE

I



M es chers cousins,

« En me rendant à Montélimar, j’aurai enfin le plaisir de vous demander à dîner samedi. Voilà vingt ans que je vous promets de passer par Champignol exprès pour cela. Mais on voyage difficilement à mon âge, et il faut bien mon impatience de connaître votre fille Herminie, qui doit aller aujourd’hui sur ses quinze ans, et que je n’ai jamais vue, pour me décider à une aussi longue pérégrination. Je vous arriverai vers cinq heures et compte vous trouver à la voiture. N’allez pas préparer, pour me recevoir, un repas magnifique. Je suis, hélas ! au régime. Rien que des viandes blanches ; un verre de Bordeaux au plus, et surtout, un siphon d’eau de Seltz, parce que je ne puis plus digérer sans le secours de ce liquide gazeux.

« À samedi, mes chers cousins, et croyez-moi, dans le présent et dans l’avenir comme dans le passé,

« Votre bien affectueux parent,
« Thomas Louffardin. »

— Enfin ! dit Mme Guignevent, après avoir lu cette lettre avec les signes du plus vif intérêt.

— Soirée décisive ! ajouta M. Guignevent. Le cousin Louffardin, qui a toujours eu une santé déplorable, a maintenant soixante-douze ans. Logiquement cette promenade doit l’achever. Mais il aura vu notre Herminie. Il possède cinquante mille livres de rente et est mal avec tous ses parents. Il faudrait qu’il fût le dernier des grigous et des imbéciles pour ne pas laisser sa fortune à cette pauvre enfant.

— C’est qu’il passe, en effet, pour le dernier des grigous et des imbéciles, votre cousin Louffardin.

— On le flatte ! Il y en aura probablement d’autres après lui.

— Dans votre famille, j’en suis convaincue.

— Paix ! madame Guignevent ! Le moment est mal choisi pour donner licence à votre odieux caractère. Occupez-vous plutôt, comme le doit faire une maîtresse de maison, de recevoir convenablement mon proche et le bienfaiteur de votre fille. Samedi, c’est demain. Rassemblez les viandes blanches du pays, empruntez une bouteille de Bordeaux aux Canonnier qui en ont de fort bon. Quant au siphon, cela me regarde. Cette curiosité gastronomique est inconnue à Champignol, et je vais m’entendre avec le voiturier pour qu’il me le rapporte de Béziers.

— C’est égal, les gens à manie sont bien embêtants.

— Pas quand ils vous laissent cinquante mille livres de rente, madame Guignevent.

II

Potage aux quenelles de poulet ; poulet en sauce blanche comme entrée ; poulet rôti ensuite ; croquettes de poulet enfin. Si l’oncle Louffardin n’était pas content, c’est qu’il était vraiment difficile. Moi je n’aurais pas été content du tout, car je ne mange d’œufs que pour qu’il y ait moins de poulets l’année suivante. Restait à obtenir des Canonnier la fameuse bouteille de bordeaux. Vous ai-je dit que les Canonnier étaient de braves gens qui habitaient dans la même maison que la famille Guignevent, à l’étage au-dessous ? Non ? Sachez-le donc une fois pour toutes. J’ai dit : braves gens, par une habitude bienveillante de langage. Car c’était des voisins comme tous les autres, curieux, grincheux, jaloux, bavards et d’un commerce tout à fait déplaisant. Je fais une exception toutefois pour un des membres de cette détestable lignée. Mlle Gertrude Canonnier était une charmante jeune fille, blonde, grassouillette, souriante, appétissante à donner envie de tout ce que touchait un bout de son aimable personne. Il y a des femmes comme cela qui vous ragoûteraient de tout et même du reste ! Elle était de celles-là. Quel plaisir méchant pouvait prendre la Nature à tourmenter un objet aussi parfait ? Le fait est que Gertrude avait une terrible maladie. Elle était sujette aux coliques dites sèches par certains médecins et de miserere par les théologiens, c’est-à-dire à une des plus horribles souffrances que comportent les entrailles de l’humanité.

Elle était précisément en train de se tordre dans une crise épouvantable quand Herminie sonna pour emprunter à ses parents le flacon de vieux médoc, qui devait se transformer un jour en Pactole dans son verre. Ceux-ci, affolés, lui donnèrent une excellente bouteille de gros vin de Cette, revenant à trente-sept centimes le litre tout rendu. Aussi on ne vient pas déranger des gens dont l’enfant se tortille, pour leur faire déguster des boissons !

III

Le docteur Petmoulin était en train de donner positivement sa langue au chat. Il avait essayé de tout sans arriver à soulager le moins du monde l’infortunée Gertrude.

— Chien de pays ! disait le jeune praticien en se frappant la tête. On n’y trouve même pas un siphon ! Un siphon ! Un simple siphon, et je guérirais mademoiselle en un clin d’œil ! J’ai lu encore un mémoire du docteur Monin, à ce sujet, il y a deux jours. Mon éminent confrère y démontre à merveille que l’expansion subite de gaz étrangers peut seule dénouer les intestins et les remettre en place. Des gaz étrangers ! C’est facile à dire ! On ne peut pas cependant faire souffler toute une famille pendant une heure pour un problématique résultat ! Moi je suis déjà époumoné

On sonna et un gamin remit un paquet à Mme Canonnier, qui avait été ouvrir.

— C’est de la part du voiturier de Béziers, dit-il.

On ne songea pas à lui demander la moindre explication. Machinalement M. Canonnier brisa la boîte de bois blanc qui contenait l’objet mystérieux. Le docteur Petmoulin poussa un cri de joie.

— Ô Providence ! s’écria le farouche athée, ne serais-tu donc pas un vain mot !

Le fait est que le siphon demandé venait de se dresser, sur la table, comme dans les dîners de féerie où, pour les besoins du prince Charmant, les couverts se mettent tout seuls. Petmoulin ne perdit pas une minute. Il ajusta nerveusement un tube de caoutchouc au bec du siphon, accommoda l’autre bout d’une petite pièce d’ivoire indispensable à son expérience et dont les irrigateurs ont coutume d’être munis ; et puis… Voulez-vous me ficher le camp bien vite, tas de malpropres ! Ah ! vous croyiez que j’allais vous découvrir comme ça le joli derrière de Mlle Gertrude ! Vous aviez pris vos jumelles pour contempler plus commodément les siennes ! Me prenez-vous donc pour un de ces anciens astronomes du Pont-Neuf qui montraient la lune aux passants pour deux sous ? En vérité vous vous faites une idée étrange de la dignité littéraire, en général, et du devoir des chroniqueurs en particulier… Et cependant, j’en dois convenir, s’il n’eût été absorbé par le devoir professionnel, le docteur Petmoulin aurait pu passer quelques minutes agréables en tête-à-tête avec ce qui lui fut présenté.

IV

— Mon voisin, mon cher voisin, on me dit que vous avez reçu un petit paquet qui m’était destiné ?

Ainsi parla M. Guignevent essoufflé à M. Canonnier ahuri.

— Je vous remercie, mon bon ami, répondit celui-ci qui était sourd comme un pot. Ma fille se trouve passablement soulagée.

— Un colis qui venait de Béziers ? continua M. Guignevent en haussant la voix et en s’épongeant.

— Il faut attendre maintenant que tout le gaz échappé sorte, poursuivit M. Canonnier le plus naturellement du monde.

— Le diable vous emporte ! exclama M. Guignevent.

Et il entra comme un ouragan dans l’appartement. Le premier objet qui frappa ses regards fut le siphon vide. Il devint cramoisi de fureur et, montrant l’objet avec une sourde colère :

— Qui a osé toucher à ça ? fit-il d’une voix menaçante.

— Mais moi ! fit le docteur Petmoulin. J’ignore qui avait envoyé ce bienheureux siphon, mais je sais que, grâce à lui, Mlle Gertrude est sauvée.

— Misérable ! vous avez ruiné mon enfant.

Et le malheureux père, fou de désespoir, secouait le médecin par le col de sa redingote comme s’il eût voulu l’en faire violemment sortir. On dut arracher Petmoulin de ses mains. Celui-ci ne comprenait positivement rien à cette attaque, mais il en était visiblement choqué.

— Oui, poursuivait Guignevent, c’est dans ce siphon qu’était la dot de ma fille ! Faute de ce siphon, le cousin Louffardin déshéritera mon Herminie ! Mais je vous poursuivrai, je vous ferai condamner, vous me payerez des dommages-intérêts ! Vous mourrez sur la paille et mon Herminie sera heureuse malgré vous.

Ainsi se lamentait ce stupide vieillard, pendant que Mme Canonnier, qui était une nature calme, dévissait le siphon et l’emplissait d’eau claire.

— Vous lui direz qu’il s’est évaporé, à votre oncle Laffourdrin.

Et elle haussait légèrement les épaules, en prononçant ces consolantes paroles.

V

— Prout !

C’est du canapé où était étendue la charmante Gertrude que ce bruit sec était parti.

— L’avant-garde ! s’écria le docteur Petmoulin.

Et il continua :

— Ne vous effrayez pas, madame Canonnier, mais le dégonflement de mademoiselle, dégonflement normal et nécessaire, sera signalé par une série d’explosions qui vous paraîtront surhumaines. Le mieux est, dans ce cas, pour la famille, de se mettre un peu de coton dans les oreilles.

— Vous me jurez, docteur, que ce n’est rien de dangereux ?

— Rien que le gaz contenu dans le siphon, madame, et qui reprend sa liberté.

— Que ne peut-on l’y faire rentrer !

— Rien de plus aisé, madame ; et, au fait, il serait prudent de le conserver, au cas où mademoiselle aurait bientôt une autre crise.

Le docteur ajusta de nouveau au bec de l’appareil le caoutchouc et son appendice qu’il remit en place, de façon à rétablir les communications entre Mlle Gertrude et le syphon. Mais c’est avec infiniment de précautions qu’il pesa du bout du doigt seulement sur le levier obturateur.

Tout à coup, le ventre de la patiente, horriblement boursouflé et tendu, s’abaissa par saccades, tandis qu’un bouillonnement terrible secouait l’eau du siphon. Cela dura bien cinq minutes, au bout desquelles le charmant abdomen de Gertrude avait repris sa forme virginalement arrondie. Petmoulin retira son doigt de dessus le levier.

— Mieux chargé qu’avant, fit-il.

Alors Mme Canonnier prit le siphon et, allant retrouver M. Guignevent dans le salon où il continuait à gémir :

— Tenez, fit-elle, le voilà, vieux pingre ! Et il vaut encore mieux qu’avant !

Celui-ci saisit avidement le flacon de verre et remonta impétueusement l’escalier.

VI

— Çà, cousin Guignevent, où prenez-vous votre bordeaux ? Je n’en ai jamais bu de pareil dans ma vie.

Ainsi parla le cousin Louffardin en se léchant les babines.

— J’y mets le prix, voilà tout, répondit modestement Guignevent.

— Et votre eau de Seltz ! elle vous a un montant extraordinaire, un petit je ne sais quoi qui ravigote étrangement !

— Je la fais faire en famille, répondit encore le drôle sur le même ton.

Le cousin fut enchanté du repas et, six mois après, jour pour jour, il laissait sa fortune à Herminie. M’est avis que celle-ci aurait bien dû partager avec Gertrude. Mais le Sic vos non vobis du poète latin est de tous les temps.




XVI

MESSE DE MINUIT

MESSE DE MINUIT


I



S trasbourg était encore, en ce temps-là, ville française et plantait dans un ciel ami la flèche de sa cathédrale. De plus, Strasbourg présentait, ce soir-là, un spectacle singulièrement animé. La Noël n’était-elle pas le lendemain, et la Noël, en Alsace, est la grande fête de l’année. C’était dans les rues, plus vivantes qu’en plein jour, un va-et-vient sans égal, et les propos joyeux s’échangeaient entre les porteurs d’arbustes chargés de friandises et de jouets. Toute cette foule s’agitait dans une vague odeur de charcuterie et de gâteaux, sous une petite neige fine et brillante qui tombait comme du sucre râpé et obscurcissait la lueur des réverbères dans une buée de diamants. Les églises s’éclairaient et des feux multicolores incendiaient leurs vitraux, se répétant plus pâles sur les murs des maisons voisines. Les étudiants et les jeunes officiers attendaient impatiemment la messe de minuit ; non point, je dois le dire, mus par une édifiante piété, mais parce que cette cérémonie faisait sortir toutes les jolies femmes de leurs maisons et en permettait la contemplation indiscrète. Seul, un garçon de bonne mine, carabin de son état et d’ordinaire le boute-en-train des brasseries, promenait, autour de la cathédrale, une mauvaise humeur évidente. Jean Muller était amoureux. Ne voilà-t-il pas une raison pour être mélancolique ! Je voudrais bien vous y voir, vous, si celle que vous aimez vous était inexorablement rebelle ! Or, Clarisse, la belle mercière, femme authentique du sieur Yundt, s’obstinait à demeurer fidèle à son époux, et, parlant de Jean à sa première demoiselle, avait dit dans le langage enjoué qui lui était ordinaire : « Je veux bien recevoir en public une claque sur les fesses si jamais j’accorde rien à ce faquin-là ! »

Le propos avait été répété à l’infortuné Muller, qui en avait éprouvé un prodigieux dépit. Mais Clarisse allait venir certainement à la nocturne messe et c’est elle qu’il attendait, fiévreux, pour lui reprocher une dernière fois sa dureté à son endroit.

II

Reculons de trois heures les aiguilles de notre montre. C’est le même soir, mais à neuf heures seulement, que deux étrangers arrivaient par le train de Bavière dans Strasbourg tout à ses préparatifs de fête. L’un était le banquier juif Frankel, et l’autre le diplomate baron Herrera, cosmopolite personnage dont plus d’une cour à la fois appréciait les services. Faits pour s’entendre, ces deux tripoteurs avaient fait connaissance à Varsovie et c’est Herrera qui avait eu l’idée d’amener Frankel en France, où les gogos sont particulièrement naïfs et bons enfants. Après avoir copieusement dîné à l’hôtel où tous deux étaient descendus, Herrera, qui avait une maîtresse dans chaque grande ville, prit congé de son compagnon.

— Je n’ai pas encore sommeil, lui dit celui-ci, et j’irais volontiers faire un tour dans la ville. Qu’y peut-on voir aujourd’hui ?

— Mais la messe de minuit, parbleu !

— La messe ! Y pensez-vous ?

— Pourquoi pas ? Votre religion vous défend-elle d’aimer le pittoresque et le curieux ?

— Il ne s’agit pas de cela ; mais jamais je ne suis entré dans une église catholique, et je ne saurais comment m’y comporter.

— Voilà qui est bien simple, cependant. Vous regardez ce que font vos voisins et vous faites identiquement comme eux.

— Au fait, c’est vrai.

— Étendez-vous un instant sur le canapé et à minuit moins un quart, le garçon vous réveillera et vous conduira à la cathédrale. Bonsoir !

Et tandis que le baron filait chez sa bonne amie, Frankel, convaincu, retirait sa culotte pour se mettre mieux à l’aise et, s’emmitouflant dans sa houppelande, s’endormait légèrement ; un doux rêve lui montrait des faillites souriantes et de charmantes débâcles dont il tirait de scandaleux avantages.

Il était minuit moins cinq quand le garçon vint l’arracher à ce béat songe. Frankel sauta sur son chapeau et le suivit par la ville illuminée.

III

On s’écrasait littéralement sous le portail de la cathédrale. Vous connaissez ces flots humains, pleins de remous, qui vous emportent, vous soulèvent, vous heurtent aux murailles comme à des récifs, si denses que la composition mouvante en demeure identique et que chacun, maintenu par ses voisins, ne s’en peut pas plus détacher qu’une pierre du bloc monstrueux d’une pyramide. Clarisse, la belle mercière, était au plus épais de cette mer vivante et, à quelques pas d’elle, mais impuissant à la rejoindre, Jean Muller, dont la colère s’exaspérait par les résistances qui le séparaient de sa cruelle bien-aimée. Au-dessus de cet océan noir de têtes dodelinantes, la pleine lumière dont la nef était inondée apparaissait, en large nappe, par le porche grand ouvert, comme un horizon incendié par le couchant, quand la tempête a balayé le ciel.

Et Frankel, le mécréant ?

Frankel était entré avec résolution dans cette cohue, et la fortune l’avait précisément intercalé dans la tranche humaine qui éloignait inexorablement Clarisse de Jean, ce qui fait que, très reconnaissable à son nez crochu et à ses épaules décharnées, il était devenu tout de suite, pour l’impatient carabin, l’objet d’une haine aussi violente qu’aveugle. Ne vous est-il jamais arrivé, à vous aussi, de prendre en grippe un passant parce qu’il vous était ainsi involontairement incommode ? Pour moi, j’avoue qu’en pareil cas je me suis quelquefois senti l’âme d’un anthropophage.

Cependant cette tranche maudite avait fini par franchir le seuil auguste. Mais elle avait eu beau se trouver plus au large dans la nef, Jean n’avait pu rejoindre celle qu’il cherchait, et le misérable Frankel se trouvait encore entre eux deux quand ils s’arrêtèrent pour prendre place au divin office. Le juif se dit qu’il observerait avec le plus grand soin tout ce qui se ferait autour de lui afin de l’imiter en conscience et de ne point trahir son sacrilège, et, de fait, il commença à se lever et à se rasseoir, à courber le genou, puis à le détendre, à murmurer des Amen et des Oremus, comme font les personnes qui ont l’habitude de la sainte Messe, pendant que Muller se sentait devenir fou furieux, en voyant Clarisse, qui avait fort bien observé son manège, rire tout bas de lui, sans doute, avec la première demoiselle, sa confidente.

IV

Et voici l’élévation !

comme dit un vers de Victor Hugo. Tandis que, dans le rayonnement de l’autel, l’hostie s’élevait lentement aux mains du prêtre, l’assistance tout entière s’inclina vers la terre comme fait une forêt de roseaux sous le vent du soir. Dans ce moment, le zélé Frankel, qui crut devoir se ployer en deux, heurta si malencontreusement du bas de sa maigre échine le visage de Muller que celui-ci, perdant toute raison et, en même temps, le respect du saint lieu, leva la main et envoya un formidable soufflet sur les joues postérieures du juif, en lui disant d’une voix étranglée par la colère : — Tiens ! animal !

Or, la houppelande de Frankel, déjà soulevée par son attitude de vénération, ayant achevé de se retrousser sous cette attaque, c’est à nu et avec un formidable bruit que la claque lui tomba sur le derrière. En effet, dans sa précipitation à suivre le garçon de l’hôtel, il avait oublié de remettre sa culotte. Sa surprise fût grande, mais telle fut sa préoccupation de reproduire immédiatement tout ce que faisaient ses voisins qu’il n’eut pas une minute d’hésitation. Se croyant en plein rituel, il souleva impétueusement les jupes de Clarisse qui était immédiatement devant lui et lui appliqua sur les fesses une gifle pareille à celle qu’il avait reçue, en répétant sur le même ton : — Tiens ! animal !

Au même instant, deux mains d’acier le saisissaient au cou par derrière et il se sentait littéralement étranglé. Une heure après seulement, il revenait à lui, dans la salle basse et enfumée du poste, si prodigieusement meurtri de coups, qu’il n’était pas une partie de son corps qui ne fut douloureuse à le faire crier.

Pendant ce temps-là, M. le baron Herrera passait une nuit excellente avec sa maîtresse, et le mercier Yundt qui, en sa qualité de librepenseur, laissait sa femme aller seule à la messe de minuit, vidait sa vingtième chope en compagnie de quelques imbéciles comme lui.

V

Ah ! le banquier juif Frankel eut une rude chance que le gouvernement d’alors eut besoin de lui pour la souscription d’un emprunt. Il dut à cette bonne fortune de ne pas passer en jugement pour outrage au culte et de faire même une magnifique affaire dont les contribuables français payèrent généreusement les frais. Le baron Herrera, qui avait maquignonné la chose, reçut deux ou trois décorations de plus à cette occasion. Quant à Clarisse, il paraît que le propos léger qu’elle avait tenu au commencement de cette histoire avait été entendu du ciel. Car à peine eut-elle reçu sur les fesses la claque que vous savez que ses sentiments changèrent à l’endroit de Jean Muller et qu’elle accorda à celui-ci, qu’elle avait traité de faquin, tout ce qu’il voulut… et même davantage, comme il arrive souvent en amour. Ce fut une belle leçon pour cet athée de Yundt. Attrape, mon gaillard, et bois tes vingt chopes, maintenant !




XVII

LE NOUVEAU

MISANTHROPE

LE NOUVEAU MISANTHROPE


I



L e paquebot Cynthia, capitaine Limousin, avait quitté, depuis une semaine, les côtes des États-Unis et filait un nombre modéré de nœuds sur une mer d’huile, comme disent les matelots. On avait eu le temps déjà de se lier à bord et d’y nouer, en commun, ces intimités que crée l’existence de voyage. Des jeunes hommes fort gais y disaient mille riens à des jeunes femmes fort désœuvrées, dans la fumée azurée des cigarettes et la vapeur ravigotante des mazagrans. Les repas duraient le plus longtemps possible et les cartes succédaient, sur les tables, aux plats lentement savourés. Ajouterai-je que plus d’un roman adultère s’esquissait dans l’innocence de ces plaisirs et que de futurs amants y prenaient position, sous le nez des maris, dans le cœur de leurs belles ?

C’est pour cela, sans doute, que le révérend Josué Peterson, clergyman de son état, et possesseur d’une moitié infiniment supérieure à l’autre, se tenait à l’écart de ce monde profane et frivole, ne permettant à celle qui portait son nom d’autre distraction que la lecture de la Bible et les menus ouvrages au crochet. La belle Jenny était-elle absolument ravie de ce régime ? On en aurait pu douter aux soupirs d’ennui qui gonflaient, par instants, sa belle gorge de blonde et aux battements à peine réprimés qui révélaient aux observateurs la blancheur laiteuse de ses dents. Une admirable fille que cette Jenny, appétissante à l’envi, grassouillette et avenante, d’une nature évidemment joviale et peu faite pour les austères idées de son époux. Mais la perfection est, avant tout, égoïste, ce qui m’a toujours retenu sur le bord de ses vertueux abîmes, et le révérend Josué Peterson n’était disposé à rien concéder de ses sévères habitudes à cette différence d’humeur.

II

Un autre passager, cependant, se montrait rebelle aux mœurs familièrement affectueuses de la vie de bord. C’était un beau garçon de vingt-cinq ans, ayant tous les airs d’un parfait gentleman, mais dont la sauvagerie s’affirmait par les isolements les plus maussades et les plus obstinés. Étranger à tous les groupes amicaux qui s’étaient formés autour de lui, il n’avait adressé encore, depuis huit jours, la parole à personne, soit qu’il demeurât enfoncé dans une lecture, soit qu’il arpentât le pont, dans sa longueur, d’un pas précipité, soit qu’il regardât le ciel et la mer avec une indifférence d’ailleurs tout à fait dénuée de mélancolie. Il se faisait servir à part, expédiait ses repas à la hâte et reprenait ensuite son livre, sa promenade, ou sa contemplation. Une telle attitude était faite pour intriguer ses compagnons et, plus encore, ses compagnes de voyage. Car, je vous le répète, ce farouche eût été facilement agréable et sympathique. Si bien que, dans la cervelle inoccupée de la plupart de ces dames, l’idée avait germé que c’était simplement un amoureux qu’avait affolé quelque cruauté de sa maîtresse et qu’il eût été charmant de consoler. La belle Jenny partageait in petto cette opinion, mais n’en osait absolument rien dire, d’autant que son pieux époux était en train de lui dicter un commentaire sur la matière dont étaient faites les marches du temple de Salomon, sujet palpitant et moderne, s’il en fut.

III

Cependant, la curiosité publique jugeant intolérable la continuation de ce mystère, il fut convenu, dans le petit monde joyeux dont j’ai parlé, de tenter un suprême effort pour le percer, et ramener peut-être à de plus sociables habitudes ce beau ténébreux qui n’était, après tout, qu’un timide probablement. Les menus vices dont la vie des hommes d’aujourd’hui est faite n’excellent-ils pas à rapprocher dans de communes jouissances les caractères les plus différents ? Je n’en veux pour preuve que ces liaisons d’estaminet qui forment le fond des amitiés dont s’enorgueillissent à tort beaucoup de Parisiens. La pipe, le bock et le domino n’ont pas de meilleure excuse que l’affectueuse promiscuité dont ils ont le secret. Il s’agissait tout simplement de deviner celui de ces vices auquel était le plus enclin ce solitaire personnage et d’en faire un lien pour le ramener dans la circulation. Le capitaine Mounisch fit la première expérience, et, s’approchant résolûment du liseur, son porte-cigare à la main :

— Vous serait-il agréable de fumer, monsieur ? lui dit-il d’une voix engageante, j’ai là d’excellents havanes.

— Merci ! ça m’enroue, répondit brièvement notre homme en saluant légèrement et sans quitter des yeux son bouquin.

On n’avait pas touché juste, et il fallait chercher autre chose. L’inconnu n’était pas fumeur.

Comme on achevait le dîner et durant que les tasses fumaient encore, bien que vides avec un peu de sucre au fond, laissé par le café, le vicomte Andouillet se dévoua, et rejoignant, au tournant d’une de ses promenades rythmiques, le silencieux voyageur :

— Monsieur, lui dit-il avec des caresses dans la voix, vous plairait-il de prendre un petit verre ? J’ai, dans ma valise, un kirsch de vingt ans…

— Merci ! ça me grise.

Et, sans même saluer, cette fois, le drôle accéléra le pas, en allant de la poupe à la proue en attendant qu’il revint de la proue à la poupe.

Ce nouvel échec fut qualifié de « manque de touche » par le capitaine Limousin, qui était un grand joueur de billard devant l’éternel. L’inconnu n’était pas buveur.

Le projet n’était cependant pas abandonné. Une heure après, le docteur Bittovent interrompait ainsi la méditation du promeneur fatigué devant l’horizon :

— Monsieur, nous voudrions faire un whist et nous ne sommes que trois. Vous conviendrait-il de faire le quatrième ? Les cartes sont là…

— Merci ! ça m’ennuie.

Et l’ours alla reprendre un peu plus loin sa véhémente contemplation sous l’œil d’or des étoiles.

Ni fumeur ! ni buveur ! ni joueur ! C’était à perdre son latin.

IV

— Ni fumeur ! ni buveur ! ni joueur ! se répétait à lui-même le révérend Peterson, qui avait suivi des yeux et de l’oreille ce manège, lequel n’avait pas échappé davantage à la belle Jenny. Et il ajouta, en causant toujours seul : Ce jeune homme serait-il une de ces natures privilégiées que n’ont point perverties les vices contemporains ? un de ces rares élus qui ne sacrifient pas aux faux dieux de la Frivolité ? L’âme du jeune Éliacin habiterait-elle ce complet de couleur sévère, mais de bon goût ?

— Comme ce pauvre garçon doit s’ennuyer ! dit la belle Jenny mélancoliquement.

— Et pourquoi donc, madame Peterson ? reprit avec sévérité le révérend. Croyez-vous donc que la tempérance soit chose fastidieuse et que la pratique de la sobriété, en toutes choses, n’ait pas ses graves plaisirs ? Ce jeune homme me plaît infiniment ; il me plaît au point que moi, qui m’étais juré de ne pas me mêler à cette foule répugnante, j’en veux faire ma société, et, qui sait ? peut-être mon ami. Peut-être est-il, hélas ! d’un culte dissident et d’une communion déplorable ? N’importe ! Je le convaincrai ! je le convertirai ! Je lui rappellerai l’exemple de l’ânesse de Balaam.

Et, mettant son large chapeau sous son bras, le clergyman s’avança vers l’inconnu qui était en train de regarder la mer avec l’obstination d’un homme qui espère en apercevoir le fond aux lumières filtrantes de la lune.

— Cher monsieur, lui dit-il avec une onction qu’il supposait irrésistible, vous êtes comme moi ! Vous n’aimez pas le monde ! Mais peut-être trouveriez-vous quelque plaisir à fréquenter un intérieur tout intime ? J’ai une femme charmante…

— Merci ! ça me casse les reins.

Et l’inconnu lui tourna le dos en haussant les épaules.




XVIII

RIEN N’EST BEAU

QUE LE VRAI

RIEN N’EST BEAU QUE LE VRAI


I



O ui, commandante, la mode est revenue aux crinolines et moi, qui reviens de Paris, je puis vous affirmer qu’on ne sait plus à quoi s’en tenir sur la qualité des personnes devant qu’elles aient ôté leurs jupes.

— J’en suis charmée, amiral, si cela dégoûte les polissons de votre âge de faire les petits saints Thomas, chaque fois qu’une femme se trouve devant eux dans une foule, au spectacle ou au sermon.

— Au contraire, ma belle amie. Nous voici condamnés à une incrédulité qui demande, pour se dissiper, de concluantes expériences, et nous force à nous plonger plus avant, comme le Père Mallebranche, dans la recherche de la vérité.

— Taisez-vous, monstre ! Je ne comprends vraiment rien à la cochonnerie des hommes. Je vous demande un peu quels rêves nobles cela vous peut mettre dans le cerveau de voir une pareille difformité. Oui, amiral, je dis : difformité ! Car la Nature a stupidement fait les choses en nous asseyant sur quelque chose d’aussi gênant quand il eût été si flatteur de pouvoir, comme les abeilles, nous reposer sur un pétale de rose. Et cela va de mal en pis dans les existences que je qualifierai hardiment de postérieures, puisqu’aux âmes délivrées de leurs terrestres liens, il faut des planètes encore plus larges que la nôtre. Mais non ! votre diable d’imagination se monte sur des chimères. C’est à se demander l’idée que vous vous faites de cet objet-là. Je ne conteste pas son utilité !…

— Mais qu’en sort-il souvent ?
Du vent,


dit le commandant, en se réveillant sur un souvenir classique, et sans savoir ce dont il s’agissait.

— Vous êtes odieux, Onésime, avec vos réminiscences, conclut sèchement la commandante. Eh bien, amiral, la mode peut faire les folies qu’elle voudra. Je ne mettrai pas de tournure, je me contenterai de ce que j’ai.

— Je l’espère bien, bonne amie, reprit le doux Laripète.

— Et pourquoi donc, monsieur, s’il vous plaît ?

— Parce que j’ai remarqué qu’on nous suivait déjà quand tu quittes les magasins, pour s’assurer que tu n’avais rien caché sous tes reins.

— Voilà encore une de vos impertinentes idées. Vous prenez maintenant les amoureux pour des commis et pour des gens de police ! Au fait, j’aime mieux ça. Mais comme vous étiez né pour demeurer loin de la Porte Saint-Denis ! Enfin ! voyons, Jacques, vous qui aimez le sexe et en avez autrement le droit que ces invalides, quelle est votre opinion sur les faux derrières ?

— J’aime mieux les vrais, répondit Jacques en jetant sa cigarette.

II

— Et vous avez raison, jeune homme, dit le docteur Fessenler, de la Faculté de Philadelphie, un éminent praticien qui était venu généreusement au secours de la mortalité française compromise par les statisticiens. Vous avez raison à tous les points de vue. Que dans ma glorieuse patrie, où les femmes sont taillées comme des lattes, un fantaisiste ait imaginé d’en mouvementer le profil, passe encore. Mais, dans votre beau pays où les vierges, elles-mêmes, sont indécemment pourvues de sinuosités charnelles, c’est un véritable raffinement de dépravation que de mamelonner encore un paysage si naturellement pittoresque ! — Comme il parle bien ! dit la commandante.

— Il parle comme on écrit ! ajouta l’amiral.

C’est la méthode des vrais orateurs. Ainsi je me suis laissé dire que Mirabeau, quand il avait achevé un discours, était obligé de se laver les doigts parce qu’il avait de l’encre au bout.

— C’est comme le général baron Honoré Leloup de la Pétardière, conclut Laripète, qui ne pouvait pas signer simplement son nom sans s’en fourrer jusqu’au coude.

— Que vous êtes bête, Onésime ! Continuez, docteur, je vous en prie. Nous buvons littéralement vos paroles. N’est-ce pas, Jacques, que vous les buvez ?

— À défaut de grog, répondit Jacques, en en rallumant une.

III

— J’ajouterai que la crinoline expose la femme aux plus grands dangers, reprit Fessenler, et je vous demande la permission de vous conter, à ce sujet, une très dramatique aventure dont je fus le témoin, et même un peu l’acteur, au temps où florissait, plus encore qu’aujourd’hui, cette déplorable institution.

— Bravo ! s’écria la commandante.

— Vieux raseur ! murmura sourdement l’amiral.

— J’étais alors, continua le prince de la science (tous princes dans ce métier-là, comme dans la famille d’Orléans), au château des Engrumelles, dans le Cher, à quelques lieues de Saint-Amand-Montrond, où j’avais été mandé pour donner mes soins à un noble cacochyme…

— Que vous guérîtes en un clin d’œil !

— Non ! je dois l’avouer ; car il ne mourut qu’un an après. Si vous ne connaissez pas le Cher, madame, je vous dirai que les femmes y sont dodues et joviales à l’envi, dans le peuple surtout. Mais de toutes les filles du hameau des Engrumelles, la plus dodue et la plus joviale était certainement une nommée Suzanne Obin, filleule de la baronne dont je torturais l’époux avec un tas de petites mécaniques que j’ai spécialement inventées contre la cacochymie. Ah ! la belle créature, amiral ! Des cheveux comme de l’or, des dents comme du lait, une chair d’ortolan ! Et tout ça assis sur de sérieuses fondations, je vous le jure, sérieuses et dures, un vrai moellon féminin.

— Passez là-dessus, docteur, vous me faites horreur ! minauda la commandante.

— Vous m’intéressez prodigieusement, ajouta Jacques, en en roulant une troisième.

IV

— Il y avait assemblée tous les dimanches, poursuivit le narrateur, et qui n’a pas vu danser les paysans dans le Berry ne sait pas ce que c’est qu’une véritable bourrée. Imaginez-vous que les danseurs des deux sexes sautent comme des ours apprivoisés, en tendant vigoureusement le derrière, chaque fois qu’ils se rapprochent, de façon à tamponner celui de leur voisine ou de leur voisin. Ce va-et-vient des postérieurs secoués en tous sens par des collisions répétées ressemble à un balancement de cloches et est le plus amusant du monde. Du reste, c’est du Berry que nous vient la romance populaire :

Tap’ ton c.. cont’ le mien !
Va t’ faire fich ! — moi j’en d’viens !…

— Assez, docteur, dit Laripète, qui connaissait la fin de cette barcarolle.

— Quelle brute que cet Onésime ! pensa la commandante.

— Donc un dimanche, un beau dimanche même, un dimanche de mai dont le soir d’or était tout embaumé d’odeurs printanières, Suzanne, frivole et coquette comme toutes les filles de son âge, n’avait-elle pas imaginé de chiper la tournure de sa marraine, pour aller à l’assemblée ! Et de rire comme une petite folle, chaque fois que les coups de derrière des beaux garçons rencontraient ce décevant point d’appui et s’enfonçaient dans un vide relatif avant de rencontrer un sérieuse résistance ! Elle eut un succès foudroyant et Pierre, son fiancé, la contemplait, tout en raclant du violon sur un tonneau, — car il était ménétrier, — avec ses yeux pleins d’une flamme douce comme celle des étoiles rayonnantes dans l’azur. Le fait est que le faux postérieur de madame la baronne lui donnait un galbe incendiaire, à cette jeunesse dont la poitrine était savoureusement modelée. Quand il fut minuit, on se sépara et Pierre, ayant mis son orchestre sous son bras. offrit l’autre à Suzanne, si bien qu’ils s’en allèrent tous deux, le long de la rivière, sous le clair regard des astres où les ombres des saules mettaient des clignotements. Ainsi ce vertueux garçon accompagnait jusqu’au seuil de ses parents celle qui lui était destinée.

V

Cependant, comme une belle clarté de lune, découpée dans une clairière, venait tomber sur eux, Pierre ayant abaissé ses yeux qu’il avait tenus fixés jusque-là sur ceux de sa bonne amie, laquelle se développait en pleine lumière dans la majestueuse harmonie de ses formes, fit une épouvantable grimace et devint tout à coup silencieux. On lui avait tenu, le soir même, de méchants propos sur la Suzanne et Pierre était aussi jaloux que respectueux. Or, la rotondité du ventre de sa belle, rotondité vraiment désordonnée et anormale, venait de le frapper. Le fait était que la future mère de deux jumeaux ne se comporte pas autrement en public. Pierre était un caractère en dedans. Il ne fit aucune scène, mais, ne doutant pas un seul instant que Suzanne se fût fait engrosser par quelque rival moins délicat que lui-même, quand il fut arrivé à la porte de la famille Obin :

V’là vot’ fill’ que j’vous ramène !
Elle est dans un triste état !
............

— Assez, docteur, dit Laripète qui connaissait encore cette sérénade.

— Chanta-t-il d’une voix comique et stridente, en poussant brutalement la pauvre fille sur les chenets de ses proches.

Ceux-ci ne l’eurent pas plus tôt regardée qu’ils comprirent la fureur de son fiancé et la chassèrent honteusement en lui lançant des margotins dans le dos et en l’appelant : Fille perdue !

— Malheureuse enfant ! dit la commandante émue jusqu’aux larmes.

— Ce n’est que le commencement, poursuivit Fessenler. Lorsque, le lendemain, ayant passé le reste de la nuit dans une grange à pleurer sur la paille, elle reparut avec ses formes ordinaires, le bruit d’un avortement clandestin se répandit aussitôt sur son passage. Un mandat d’amener était lancé, le soir même, contre elle et, deux heures après elle était en prison à Saint-Amand. L’instruction de son affaire dura neuf mois, pendant lesquels elle s’obstina à nier son crime, encore bien que le magistrat qui l’interrogeait de temps en temps lui promit l’indulgence du tribunal en cas d’aveu. Au bout de ce temps seulement, je fus invité à la visiter médicalement et je fus, je l’avoue, fort surpris de la trouver dans l’état de Jeanne d’Arc. Je consignai dans mon rapport cet étrange résultat. Mais M. le substitut, qui aimait son état, n’en voulut pas démordre ni abandonner la poursuite. C’était un jeune homme éloquent qui, sans contester le témoignage de la science, embobina le tribunal, dans un chaleureux réquisitoire où il se déclara nettement pour la théorie des générations spontanées. Il ne refusa pas cependant les circonstances atténuantes, et Suzanne Obin en fut quitte pour cinq ans de réclusion et un petit discours ridicule du président. M. le substitut, lui, fut nommé procureur à Bourges. Ça valait bien ça.

— Eh bien, madame, conclut vigoureusement Fessenler, c’était la maudite crinoline de madame la baronne qui avait causé tout le mal, en passant du derrière au devant de l’infortunée Suzanne, dans les bouleversements de la bourrée, sans que la malheureuse s’en fût aperçue.

— Décidément, dit Laripète qui était tout mémoire ce soir-là :

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.

— Aimable est le mot, en cette matière, ajouta Jacques en vidant sa blague dans sa dernière feuille de Job.




XIX

EN MER

EN MER


I



E h bien ! n’allez-vous pas prendre vos airs bégueules ! Histoire salée ?… Vous ai-je donc accoutumés à des sucreries littéraires ? M’avez-vous jamais chargé de continuer Berquin pour vos enfants ? Jolis, vos enfants ! Ils n’iraient pas jusqu’au bout de Faublas tant ils le trouveraient fade et s’endormiraient sur le Sopha du jeune Crébillon. Je n’entends pas d’ailleurs poursuivre la tradition galante des écrivains du siècle dernier. Leurs amoureuses gardent toujours leurs jarretières. J’aime la nudité plus franche, la glorieuse nudité des Vénus antiques ; et, quant à l’esprit quintessencié de ces messieurs, il n’est pas non plus le mien et je remonte plus haut, dans l’histoire de nos lettres françaises, pour y trouver des modèles. Les gaietés larges et honnêtes, dans leur crudité, de Rabelais sont les seuls dont je voudrais tenter le souvenir, si je n’étais un infect myrmidon perdu dans l’ombre de cet admirable génie. Mes Gargantuas, à moi, se nourrissent de mouches et mes Pantagruels sont hauts comme des brins d’herbe. Nonobstant, comme rire me semble bon, nécessaire et fait pour les gens de bien, je laisse courir ma plume aux incongruités qui dérident les plus sévères. Je sais bien que d’aucuns me blâment de cela, me jetant au nez le lyrisme douloureux de mes poèmes et concluant de ce contraste que je ne suis sincère ni en prose ni en vers. Moi je me permets de penser tout le contraire. Je ne sais que ceux qui portent des masques pour garder des visages inflexibles toujours hilares ou toujours consternés. Rire et pleurer tour à tour est le fond de la vie humaine et j’ai beaucoup vécu, sans être vieux d’années. Ceci soit dit une fois pour toutes, non point en manière d’excuses, car il n’en est pas besoin pour faire selon son bon plaisir, mais pour faire dix lignes de préface aux contes que je publie ici suivant ma fantaisie.

II

Bien innocente, au fond, mon histoire ; jugez-en :

Je vous ai dit comment votre ami l’amiral Le Kelpudubec supportait malaisément les loisirs de la retraite. Plus grincheux cent fois encore que par le passé, son unique occupation est de critiquer tout ce qui se fait dans la marine depuis qu’elle est privée de ses services et il accable le ministère de mémoires injurieux pour toutes les inventions de ses successeurs. Force est cependant au ministère de le remercier régulièrement de ses éminents travaux et de lui affirmer qu’ils ont été lus avec le plus vif intérêt. Le fait est que, comme ils servent généralement à hausser le siége des surnuméraires qui n’ont pas encore droit à un rond de cuir, on peut dire d’une certaine façon que ces jeunes gens ont constamment l’œil dessus.

Non content de forcer ainsi le gouvernement à des débauches de papier et d’expéditionnaires, il cultive personnellement la découverte et il ne se passe pas de mois ou une malheureuse commission ne soit convoquée pour choisir quelque instrument nautique imaginé par le vieux rabâcheur. Qui dit commission, dit séance, dit rapport, dit temps perdu. Ce n’est pas de scepticisme, comme on l’a prétendu, que meurt la France, mais de commissions. Le Kelpudubec que sa colère rend mauvais citoyen, le sait et en abuse. À l’entendre, il y a longtemps que nos vaisseaux seraient les mieux armés du monde entier si on l’écoutait, et si le sceptre des mers appartient encore à l’Angleterre, c’est que nul n’est prophète dans son pays. Les aspirants, qui sont toujours un peu révolutionnaires, se disent tout bas que Le Kelpudubec est un génie méconnu. De vous à moi, c’est tout simplement une vieille canaille et une vieille bête. Mais on gagne toujours quelque chose à débiner le gouvernement.

III

Donc, il y a quinze jours à peine, on expérimentait un nouveau canon dû à ses veilles. Ce canon devait porter si loin qu’il eût permis aux artilleurs de Calais d’incommoder sérieusement les côtes de la Grande-Bretagne. Tout un état-major avait été convoqué à Brest, pour l’examen de cet engin auquel Le Kelpudubec se proposait de donner son nom. Lui-même assistait, bien entendu, à l’épreuve et comptait sur son succès pour décider Damoiselle Yolande de la Grenouillère, veuve La Rondeur de Montfessier, personne très opulente, à unir légalement ses débris aux siens. C’était donc une séance solennelle et, le temps étant un peu gros, on choisit deux matelots expérimentés, Lohic et Nicolas, pour monter la yole qui devait aller poser, à dix kilomètres d’abord, c’est-à-dire en pleine mer, la bouée supportant la cible, comme cela se pratique d’ailleurs ordinairement.

Pendant ce temps-là, l’ex-amiral faisait le joli auprès de sa fiancée et lui expliquait comment tous les gouvernements lui achèteraient son canon, ce qui lui rapporterait autant d’argent que d’honneur. Dame La Rondeur de Montfessier était une personne romanesque qui n’eût pas été fâchée de porter le nom d’un bienfaiteur de l’humanité : c’était, de plus, comme cela se voit souvent, une femme prudente qui n’eût pas aimé partager sa fortune avec un sans le sou. Les perspectives glorieuses et cossues ouvertes devant elle par Le Kelpudubec captivèrent donc singulièrement son attention. Elle était d’ailleurs très pressée d’en avoir le cœur net sur la valeur de son invention. Car on redoutait un grain et comme la noble veuve était complètement dessinée au pastel, elle avait tout à craindre, pour la fraîcheur de son teint, des indiscrétions d’une ondée.

IV

Nicolas siégeait à la barre et Lohic ramait comme un enragé. Mais tout en étant violemment à leur besogne, les deux mathurins, qui avaient l’âme gaie, se contaient chacun à leur tour des gaudrioles et riaient ensuite à en perdre leur chique. Je vous dis qu’il n’y a que les braves gens pour rire d’un tel cœur ! Après une série d’anecdotes du goût le moins douteux, ils en étaient venus à se poser des devinettes.

— Or çà, dit Lohic, toi qui es bon marin, sais-tu la manière pour couper un vent en deux parties égales ?

— Ma foi non ! répondit Nicolas.

— C’est bien simple pourtant. Tu mets ton nez dans mon derrière au moment où je le lâche, et il en entre la moitié dans chaque narine.

Lohic riait lui-même de sa malpropre facétie quand, en jetant les yeux sur Nicolas, il aperçut celui-ci la bouche grande ouverte, comme l’ont les gens dont une épouvante subite décompose les traits.

— Nicolas ?… qu’as-tu ? que vois-tu ? lui cria-t-il.

Mais Nicolas demeurait muet, les mâchoires toujours distendues et les yeux écarquillés comme dans un effroyable bâillement. Le pauvre Lohic en conclut que le péril aperçu par son barreur était tel que son compagnon était positivement glacé d’effroi, au point d’en avoir perdu la parole. Et comme, en sa qualité de rameur, il ne pouvait voir ce qui était derrière lui, il rebroussa violemment chemin et fit force de rames pour regagner le vaisseau d’où la yole qu’ils montaient avait été détachée.

Cependant, Le Kelpudubec et les officiers formant commission, ne comprenant rien à cette manœuvre soudaine, lui adressaient des signes désespérés, lui montrant le but lointain. Lohic, toujours en face de son camarade, béant et comme pétrifié, avait complètement perdu la tête. Des récifs, des requins, des tourbillons, des corsaires, tout ce qu’un matelot peut entrevoir dans un cauchemar tourbillonnait sous ses yeux. On vint le cueillir plus mort que vif sur son batelet, d’où l’on emporta également Nicolas, toujours dans le même état. Le chirurgien du bord, immédiatement mandé, appliqua à celui-ci un énorme coup de poing sous la mâchoire qu’il s’était tout simplement décrochée en riant trop fort de la sale plaisanterie de Lohic.

V

Pendant ce temps, la pluie était venue, une pluie torrentielle et fouettante, si bien que le pastel de dame La Rondeur de Montfessier lui coulait sur le visage en ruisseaux multicolores. Je vous prie de croire que la vieille chipie en dit de dures à ce pauvre Le Kelpudubec ! Mais celui-ci les rendit immédiatement au gouvernement, qu’il accusa hautement d’avoir fait manquer exprès son expérience, par simple jalousie. On commence bien à le répéter un peu dans tout le pays, et, aux prochaines élections, l’ex-amiral serait le candidat de l’opposition qu’il ne faudrait pas en être surpris. Mais pouah ! de la politique à présent ? Ah ! non !




XX

PIÉTÉ FILIALE

PIÉTÉ FILIALE


I



L e fait est que la mode d’enfouir ses morts dans la terre, comme le chat fait de ses ordures, est bien la plus barbare et la plus répugnante qui soit au monde. Mais la crémation a de tels inconvénients !

— Je n’en vois qu’un seul, docteur La Misouille, répondit le financier Crève-Lune, c’est la perte d’un combustible précieux et surtout le non-emploi d’un gaz carburé qui pourrait économiquement servir à l’éclairage des villes et des appartements.

— Quelle horreur ! interrompit la comtesse Pepoli. Quand une fuite se produit à votre compteur, se dire : C’est peut-être mon pauvre cousin Anatole qui sent comme ça !

— Et l’impunuité assurée aux empoisonneurs ? poursuivit l’éminent La Misouille. Les expertises légales rendues impossibles par la disparition du gage et du sujet ?

— Permettez ! reprit Crève-Lune. Jusqu’à ce quela science ait décidé si l’arsenic et le sulfate de cuivre sont des apéritifs ou des poisons violents, j’estime qu’il vaut mieux ne rien conclure de leur présence dans les entrailles de qui que ce soit. Tout au plus devrait-on s’occuper de les en extraire chimiquement pour les rendre à la circulation métallique du pays.

— Encore une belle idée ! dit la comtesse. Refaire des pilules avec l’intérieur du ventre d’Anatole.

— Le retour aux saines pratiques de la momification, reprit le docteur, est encore ce qu’il y aurait de mieux. On aménagerait des armoires spéciales dans les appartements pour recevoir les membres de la famille, à mesure de leur parfaite dessiccation. Ces placards seraient décorés gaiement, pour en dissimuler l’affectation religieuse au profane vulgaire. Pour les morts sans descendants, on choisirait un monument, l’Institut, par exemple, ou ils seraient comme chez eux.

— Ta ! ta ! ta ! ta ! dit Laripète qui n’avait encore rien dit. Si vous suiviez comme moi les publications scientifiques, vous sauriez qu’un sieur Monnin a récemment proposé à l’Académie des sciences quelque chose de beaucoup plus ingénieux : c’est la liquéfaction et la mise en bouteille des défunts sous un volume qui les rend éminemment portatifs et commodes en voyage.

Le docteur La Misouille haussa les épaules, et la commandante éclata de rire, mais si fort que ses seins déliés et son ventre rebondissant semblaient jouer au cochonnet, par un aimable effet de son embonpoint.

II

— Vous avez tort, docteur, et vous, madame, de trouver l’idée ridicule, dit le capitaine de vaisseau Ventéjoul, d’ordinaire silencieux. Ce sieur Monnin, dont M. Laripète vante la découverte, n’a rien inventé du tout. À mon second voyage sous les ordres de l’amiral Le Kelpudubec, alors que j’étais simple aspirant, j’ai passé trois mois chez une peuplade australienne où les enterrements ne se faisaient pas autrement. Cet usage me valut même une aventure qui faillit m’être fatale et à laquelle je ne pense pas encore sans effroi.

— Contez-nous donc ça ! dit la commandante.

— Volontiers, répondit le capitaine qui était décidément en veine de bavardage ce soir-là.

Tous s’assirent autour de lui, décidés à lui prêter une oreille attentive, comme on dit dans les tragédies. Le docteur tira de sa poche son carnet pour prendre des notes. La comtesse se mit à grignoter un quartier d’orange. La commandante s’occupa à faire rentrer tout doucement dans le devoir les rebelles qui s’étaient échappés de son corset. Seul, le financier Crève-Lune se désintéressa complètement du récit, absorbé qu’il était par la mise en actions d’une mine qu’il ne savait où placer sur la carte, pour inspirer plus de confiance aux crétins.

III

— Nous venions de doubler le cap Ottway et nous allions entrer dans le golfe de Western…

— Tiens ! si je mettais là ma mine ! pensa le financier Crève-Lune. Ces noms-là sonnent bien !

— L’amiral, continua Ventéjoul sans être au courant de cet aparté, me commanda d’aller explorer la côte avec une chaloupe et cinq hommes. Mon camarade Bibolet demanda et obtint la permission de m’accompagner. Sournoisement, nous glissâmes un pâté de veau et deux bouteilles de champagne dans le fond du batelet, et youp ! un cigare aux lèvres et la gaieté de nos vingt ans au cœur, nous quittâmes le lourd bâtiment dont les mâts n’avaient qu’un léger hochement de tête. Deux heures après, nous abordions sur une plage au sable fin que garnissait, comme un fin mouchoir de batiste, une rouge broderie de corail. Tandis que nos hommes débarquaient les provisions, Bibolet et moi, nous prîmes le chemin d’un petit bois qui se présentait le plus gracieusement du monde. Nous n’y avions pas fait vingt pas, sub tegmine fagi, comme dit Virgile, que nous étions traîtreusement appréhendés, bâillonnés, garrottés et emportés par les gaillards les plus vigoureux que j’aie rencontrés de ma vie. La course vertigineuse de ces mécréants ne s’arrêta qu’en atteignant un grand carrefour de verdure où ils nous déposèrent mollement sur le gazon, aux pieds d’un grand vieillard qu’entourait une foule respectueuse de messieurs et de dames parfaitement nus. J’ai su depuis qui était ce vieillard. C’était le roi de la tribu des Chippevays, et son nom sacré était Okel-Bô-Tutu ! Auprès de lui était sa fille, une enfant de seize ans au plus, d’un type fort original, mais non pas déplaisante. Car, sous leur brune enveloppe, ses formes s’affirmaient avec une ferme et voluptueuse abondance. Ses grands yeux noirs et sa bouche légèrement charnue ne promettaient rien que d’aimable, et sa chevelure crespelée lui foisonnait aux épaules avec des frissons d’ébène.

Le vieillard nous regarda avec indifférence, puis fit signe à un grand gaillard culotté d’un énorme couteau de cuisine et qui s’avança immédiatement en faisant claquer ses dents blanches. J’avoue que Bibolet et moi nous avions la chair de poule, ce qui est bien maladroit quand on ne veut pas se laisser manger.

Tout à coup la fille du roi se jeta à ses pieds, et me montrant du bout de son ongle rose, fit une petite pantomime, laquelle voulait clairement dire qu’elle me prenait pour époux. Moi, je répondis par une autre petite pantomime qui signifiait, tout aussi clairement, que je n’accepterais pas ma grâce sans celle de mon compagnon.

Aussitôt nous fûmes transportés dans un superbe palais de bambou où on nous débâillonna, déligota, débarbouilla, et enduisit des plus suaves odeurs de toilette.

IV

Admis à faire la cour à ma fiancée, je m’habituai rapidement à devenir le mari de Mlle Okel-Bô-Tutu. Je succéderais un jour à son père, qui était fort âgé, et je nommerais Bibolet mon chef de cabinet, ce qui est une position assez stable dans les monarchies. La vérité est que j’étais devenu amoureux de ma future. Elle était charmante cette petite sauvageresse aux rondeurs appétissantes ! Vénus est aussi bien Vénus en bronze qu’en marbre :

Alba ligustra cadunt, vaccinia nigra leguntur !

dit fort sagement le pasteur Corydon, en la seconde églogue du poète Mantuan. J’avais d’ailleurs pu me convaincre qu’à quelques faiblesses près, très excusables chez un peuple aussi lointain, la civilisation de mes nouveaux compatriotes valait bien celle de mes anciens. Ils étaient anthropophages, il est vrai ; mais ils ne mangeaient leurs semblables que morts, au lieu de les dévorer vivants, comme font nos usuriers et nos Crève-Lune ! Mais ce qui m’avait frappé surtout, c’était leur culte pour les ancêtres trépassés. Possesseurs du secret dont votre sieur Monnin voudrait bien usurper la gloire, ils les liquéfiaient et les mettaient en flacons d’une forme gracieuse et dont l’étiquette rappelait leurs vertus. Des caves de famille recevaient les précieuses bouteilles, auxquelles on ne touchait que les jours de mariage. Car il me faut ici vous mettre au courant d’une des coutumes les plus étranges de cette tribu. Non seulement les morts y étaient décantés et bouchés à la cire, mais on était parvenu à donner à leur liqueur un goût délicieux rappelant celui des meilleurs vins. Avant d’unir solennellement les fiancés, chacun des familles auxquelles ils appartenaient faisait monter un ancêtre dont la saveur devait symboliser la vertu dont s’enorgueillissait le plus le conjoint qui en descendait. La saveur généreuse du bourgogne indiquait, par exemple, le courage à la guerre ; le parfum de violette du bordeaux, la modestie ; la caresse sucrée du malaga, la douceur en ménage, etc., etc. C’était une façon de profession de foi qui, ma foi, pour être pittoresque, n’en était pas moins sensée.

V

Le grand jour était venu. Ce que Mlle Okel-Bô-Tutu était ravissante dans sa toilette de mariée, composée d’une plume d’autruche à l’oreille et d’un anneau de cuivre, à l’orteil droit, je renonce à le dire et mon cœur bat encore à y penser. Mon futur beau-père n’était pas mal non plus, somptueusement vêtu d’une casquette à ancre d’or que je lui avais offerte, en signe de soumission et de dévouement. Une espèce de bonze venait de nous débiter un tas de mistagogies. Sur un signe de ce fonctionnaire, un sommelier sortit et revint bientôt, rapportant une bouteille, laquelle devait contenir un aïeul joliment glorieux ; car ladite bouteille était attachée dans un petit panier à roulettes.

À ce moment, ma fiancée m’adressa un regard terriblement inquiet.

Eh bien ! Et moi ? Est-ce que je voyageais sans une petite cave funéraire ? Est-ce que j’allais me présenter sans ancêtres à une telle alliance ? Je compris et fis, à mon tour, signe à Bibolet, lequel reparut incontinent, tenant avec beaucoup de précautions notre dernière bouteille de champagne.

On déboucha d’abord l’ancêtre des Okel-Bô-Tutu. Le bonze m’en versa un verre à bordeaux que j’avalai, domptant mes répugnances naturelles. L’ancêtre avait un goût prononcé de Pomard. J’appris depuis que cela voulait dire que ma femme s’appliquerait surtout à unir la douceur à la force, la fidélité au tempérament. Joli programme, mes enfants, mais d’une observation difficile. Mon tour vint. Bibolet rompit les fils et déchiqueta l’armature de plomb qui maintenaient mon cliquot dans le devoir. Pan ! le bouchon sauta avec un bruit de pétard et les gaz délivrés montèrent à l’assaut du goulot avec un bouillonnement désordonné.

Je ne sais pas ce que comprit ma bien-aimée, quel symbole évoquèrent dans son esprit ce vacarme et ce dégagement d’air comprimé, quelle idée elle se fit des habitudes du grand-père que je voulais faire revivre dans sa maison, toujours est-il que, se bouchant le nez violemment, elle s’éloigna de moi en prononçant un « Pouah ! » significatif. Tous ses proches en firent autant, et aussi le bonze et mon futur beau-père aussi. Profitant de ce désarroi, Bibolet et moi nous prîmes nos jambes à notre cou et nous nous enfonçâmes dans la forêt voisine où, deux jours après, des matelots envoyés à notre recherche par l’amiral nous arrachaient à la curiosité malfaisante des singes et aux horreurs de la faim.

Voilà, commandant, comment votre docteur Monnin n’est qu’un infect contrefacteur.

— Ma première émission est couverte, murmura le financier Crève-Lune.



  1. Ce verbe énergique est celui dont Panurge se servit dans d’analogues occurrences au deuxième livre de Pantagruel.