C. Marpon et E. Flammarion (p. 115-126).

HONORIA


I



E lle avait une peau mate sur laquelle couraient des frissons d’argent comme, sur une mer calme, de fugitives clartés de lune. Ses lourds cheveux noirs avaient les reflets d’azur sombre d’un ciel nocturne et, dans ses prunelles larges, deux étoiles prisonnières semblaient se débattre contre les étreintes de l’ombre. Un fier sourire détendait seul quelquefois l’arc pourpré de ses lèvres et toute sa personne respirait un grand air de noblesse : son cou dont la neige légèrement duvetée faisait penser à celui des cygnes, ses seins dont la double fleur rappelait celles des cimes, sa taille souple aux rondeurs flexibles, l’harmonieux dessin de ses hanches s’élargissant comme au ventre d’une amphore, la longueur de ses jambes superbes s’effilant, sans le moindre nœud musculaire, vers des pieds semblables à deux lys renversés, ses mains étroites dont les petits ongles étaient des bijoux d’agate rose. J’oubliais sa voix musicale et profonde, et qu’on ne pouvait entendre sans en être troublé comme par le murmure lointain de la mer montante.

Elle avait vingt ans et un époux qui en comptait, pour le moins, cinquante, mais était un fort illustre savant. Peu d’astronomes possédaient, en ce temps-là, une renommée égale à celle de Cristofo di Luna, et c’était justice. Car avec d’ingénieux instruments qu’il construisait lui-même, après les avoir laborieusement inventés, il fouillait, sans relâche, l’immensité sidérale et lui arrachait, bon an, mal an, une centaine de secrets par douze mois, ce qui est joliment honorable. C’était, d’ailleurs, autant d’heures qu’il passait à ne se point regarder dans les miroirs, ce qui était tout profit pour lui, sa laideur étant égale à son mérite ; mais cela n’empêchait pas sa femme de lui être scrupuleusement fidèle, au grand scandale des galants qui, voyant un couple si mal assorti, du moins en apparence, avaient tout d’abord conçu les plus impertinents espoirs.

Et tous deux vivaient, il y a trois siècles passés de cela, dans la ville de Padoue, une des plus anciennes de l’Italie, comme le fait bien connaître ce vers virgilien relatif à Anténor, fils d’Enée :

Hic tamen ille urbem Patavi sedesque locavit,


cher au bachelier Villemot.

II

— Le feu saint Antoine m’arde[1] le derrière si je ne fais cocu ce méchant lunetier !

Ce grossier propos et d’une gravité sacrilège, dans une cité où saint Antoine est plus honoré que dans les porcheries du monde entier, fut tenu un matin de juillet, par l’apothicaire Vasaro Cacafulli, voisin de l’honnête Cristofo et son pareil par l’âge autant que par la beauté. Bien que les gentilshommes seringueurs de cette époque ne se donnassent pas du « chimiste » à enseigne que veux-tu, ce Cacafulli était un habile manipulateur de drogues, passablement athée comme tous les débitants de purgatifs, lesquels n’ont point de raisons pour trouver la nature belle, à voir ce qu’elle produit dans leurs mains. Outre les poisons dont il abrégeait la vie, déjà trop rapide, hélas ! de ses contemporains, il composait des pièces d’artifice pour les réjouissances publiques et privées. Car la poudre était déjà inventée, une fois pour toutes, découverte qui porta un rude coup au génie de l’avenir, et notre homme avait toujours les poches de son large haut-de-chausses pleines de pétards et de fusées nouvelles, son plus grand plaisir étant de surprendre les gens qui causaient avec lui par l’explosion de quelqu’un de ces joujoux pyrotechniques. Après quoi il riait aux larmes, feignant de croire que ceux-ci (ses interlocuteurs s’entend) avaient accouché de ce bruit naturellement et par malséance, ce qui faisait protester les hommes et rougir les demoiselles. Et maintenant vous connaissez le malotru qui avait si vilainement juré de mettre à mal l’honneur du vertueux Cristofo di Luna.

III

Lorsque le grand conteur d’apologues nous montre l’astrologue tombant dans un puits, par trop intense contemplation des planètes, je m’étonne qu’il n’ait point ajouté que ce puits s’appelait : Cocuage. Car il semble que la destinée des hommes de science, toujours perdus dans le dédale des lignes et des nombres, soit d’être particulièrement trompés par leurs légitimes épouses, ce qui ne rétrécit pas d’ailleurs d’un pouce seulement mon admiration pour ces fervents décrotteurs des hautes lois de la Nature. Ils savent toutes choses ici-bas, hormis que d’autres qu’eux couchent avec leurs femmes. Cela vaut franchement mieux que de tout ignorer sauf cela, et ce n’est déjà pas une connaissance qui apporte tant de gaieté dans la vie, pour qu’on la cherche à l’exclusion de toutes autres. Il va donc sans dire que cette canaille de Cacafulli put s’insinuer dans l’intimité du ménage sans que le mari en conçût le moindre soupçon, et bientôt fût-il le cavalier servant de dame Honoria, celle-ci s’ennuyant beaucoup entre sa viole et son livre d’Heures. Car l’ennui est aussi grand ouvrier de l’inconvénient matrimonial dont nous parlons. Mais entendez-moi bien, cavalier servant de jour seulement, autrement dit se dépensant à la satisfaction de mille caprices que ne payait aucune faveur. Ceux-là seulement qui savent vraiment aimer peuvent goûter, dans cette abnégation, assez de délices pour n’en pas demander davantage et vivre longtemps dans cet esclavage exquis de toutes les pensées, se contentant de baiser, dans la poussière du chemin, la trace des pas de leur maîtresse. Mais Cacufulli, l’apothicaire pétardier, n’était pas confectionné de cette idéale étoffe, et qui lui eût demandé d’écrire un seul des sonnets de Pétrarque eût notoirement perdu son temps. Aussi, jugeant bientôt qu’il ne pourrait rien, par la persuasion et les présents, contre l’honnêteté sincère de dame Honoria, résolut-il d’en finir avec une vertu si intrépidement défendue, par une ruse bien digne d’un poète en clystères, comme il était de son état.

IV

Maître Cristofo di Luna possédait un fort beau jardin, à deux pas et dans l’ombre dentelée de l’église Santa-Giustina, célèbre par ses huit dômes et un admirable tableau de Véronèse. Dans ce jardin étaient deux tonnelles verdoyantes dont l’une servait de salle à manger et l’autre de laboratoire, pendant les beaux jours d’été. Dans celle-ci, la table ployait sous les fruits et les flacons caleçonnés de fine paille ; dans celle-là, sur une façon d’établi s’accumulaient les instruments en construction de l’astronome, longs tubes encore vides de verres, loupes en train d’être polies et que maître Cristofo pendait aux branches pour les faire sécher dès qu’elles étaient achevées, plus simplement, tout ce que l’optique comportait, en ce temps-là, d’éléments applicables à l’observation des astres.

Or, ce jour-là, le savant, très occupé de l’emmanchement d’une sorte de télescope dont il attendait de merveilleux résultats, avait déjeuné en deux temps pour aller reprendre son travail.

— Ami Cacafulli, avait-il dit à l’apothicaire qui était devenu le commensal assidu de sa maison, demeurez sous ce berceau avec ma femme et la distrayez, en croquant des prunes et buvant du Lacryma-Christi, tandis que je retourne à mon cabinet en plein vent. Vous m’excusez, n’est-ce pas, de vous laisser avec elle ?

— De grand cœur, ami di Luna, avait répondu le droguiste, et vous auriez tort de vous gêner avec moi.

Quelques instants après, et tandis que Cristofo s’escrimait à la confection de sa lunette, au point d’en oublier tout le reste de l’univers, Cacafulli avait subtilement glissé un narcotique violent dans le verre de dame Honoria qui s’assoupissait doucement, délicieusement renversée en arrière sur un agreste banc de mousse fleurie.

— À nous deux maintenant ! murmura le cynique pharmacien, en faisant claquer sa langue comme un gourmet.

V

Si platement libertin qu’il fût, l’admiration de cette superbe femme endormie suspendit l’exécution immédiate de ses projets. Peut-être éprouva-t-il simplement le désir de savourer par avance les délices multiples que promettait une telle proie, comme un avare compte son trésor. Toujours est-il qu’il se mit à genoux près de dame Honoria, en contemplation silencieuse devant ses charmes, contrit de désirs exaspérés mais timides encore. Cet instant d’hésitation lui coûta cher (que cela vous serve de leçon, mes jeunes amis !), car soudain, l’impression d’une épouvantable brûlure au plus gras de sa personne lui arracha un cri. En même temps une canonnade terrible emplissait son haut-de-chausses incendié d’où jaillissaient des étoiles de toutes les couleurs, blanches, bleues, roses, et le malheureux fuyait avec des flammes au derrière et des petits soleils qui secouaient leurs étincelles jusque sur son dos, hurlant comme un damné et implorant saint Antoine, dont le feu l’ardait comme il l’en avait défié dans son blasphème. On le dut jeter dans un bassin pour l’éteindre, et il ne put plus se rasseoir de la vie. Quant à dame Honoria, elle se réveilla deux jours après seulement, mais toujours pure, et ce ne fut guère que trois semaines ensuite qu’elle trompa enfin son mari, avec un capitaine.

Et maintenant, camarades, il est temps que je vous dise comment saint Antoine, le céleste porcher (je crois bien qu’ils sont deux saint Antoine pour un seul cochon, dans le Paradis, mais ils doivent se le prêter), était le plus étranger du monde à ce miracle. Maître Cristofo venait de suspendre à un arbre un énorme verre grossissant dont le pouvoir convergent avait réuni un beau faisceau de rayons calorifiques en un seul point, comme celui qui, les jours de soleil, allume à midi le légendaire canon du Palais-Royal, et ce point avait été se poser à travers les feuillages des deux tonnelles, précisément sur la culotte de maître Cacafulli, dont il avait fait partir les pièces d’artifice.

Et puis après, tas d’incrédules ? cela prouve-t-il le moins du monde que ce ne fut pas le bienheureux saint Antoine qui eût orienté l’instrument ? Vous m’ennuyez avec vos explications scientifiques de toutes choses ! J’aime mieux croire à une Providence qui ne voulait pas souffrir qu’un apothicaire possédât une si belle créature, après avoir tenu un propos du plus mauvais goût.



  1. Ce verbe énergique est celui dont Panurge se servit dans d’analogues occurrences au deuxième livre de Pantagruel.