Contes grassouillets/06
PREUVE ACCABLANTE
I
l est certain que, ce soir-là, Barnabé
Caminade avait bu infiniment plus
qu’il ne convient à un seul homme
dont le seul but serait de se désaltérer. De la
bière d’abord, puis du kümmel pour pousser
la bière et de la bière ensuite pour donner au
kümmel un légitime renfoncement. À ce judicieux
exercice il avait gagné de rentrer chez lui
à deux heures du matin, la tête au vent et les
idées à la dérive. C’était par une belle nuit d’été,
chaude et énervante. Barnabé Caminade se mit précipitamment au lit et, pour être mieux assuré
de dormir, enleva jusqu’à sa chemise. C’était
donc un ivrogne que ce gaillard-là ? Allons
donc ! Un modèle de sagesse à l’ordinaire,
sobre comme une caravane et rangé comme
une cartouchière. Mais que voulez-vous ! il
était tout à la joie, comme la polka de Fahrbach.
N’allait-il pas épouser, dans quelques jours, la
délicieuse Mélanie Boulmiche, fille de Thomas
Boulmiche, huissier audiencier de son gredin
d’état ? Ah ! ce Boulmiche ! supportable comme
audiencier, mais, comme huissier, un silex enveloppé
dans un protêt. Pouah ! la saloperie
d’homme ! Mais Barnabé Caminade était amoureux
de sa fille. Moi, je ne pourrais pas aimer
la fille d’un huissier, à moins qu’elle ne fût assise
sur un potiron phénoménal et fourni par la nature.
Parce que, voyez-vous, une femme aussi
généreusement dotée pourrait être la fille du
diable, je m’en ficherais comme de Colin-Tampon.
Je reviens à mon Caminade — un
bon garçon, une buse exquise, clerc de notaire
dans le jour, et rien du tout la nuit, lettré
comme une barbue et malin comme un hippopotame, mal fichu avec ça, comme quatre sous,
avec des jambes en manches de veste, des
épaules rentrées, des biceps où l’on n’aurait
pas trouvé une corde à violon ; mais travailleur,
mais rangé, mais honnête. — Enfin il
était bien assez bon pour la fille d’un grippe-sous !
En attendant, il dormait nu comme un lézard.
II
Et il rêvait. Mlle Mélanie Boulmiche lui apparaissait dans mille gracieuses attitudes, gracieuses et pudiques s’entend, car Barnabé Caminade se fût détourné avec horreur de toute mimique inconvenante. Quel animal, hein ! Au moment où il croyait voir sa fiancée exécutant, dans sa cuisine, le pas vertueux de la perdrix aux choux, un léger bruit fit évanouir la vision. Mais Caminade la rappela bien vite, quoiqu’il lui eût semblé que sa porte venait de s’ouvrir. Il demeura les yeux fermés pour ne pas effaroucher la bayadère et ne les rouvrit que pour apercevoir distinctement, dans un beau rayon de lune dont sa chambre était baignée, la main d’un filou qui lui chipait sa montre sur sa table de nuit. Ce spectacle le réveilla tout à fait et il bondit de son lit pour sauter à la gorge du voleur. Mais celui-ci avait fui. Barnabé Caminade, éperdu, se mit à sa poursuite dans l’escalier.
Inutile d’ajouter qu’il avait oublié de remettre sa chemise.
De quatre étages qui conduisaient jusqu’à son appartement, il en avait déjà franchi deux dans l’ombre, en entendant seulement, pendant sa course, une porte s’ouvrir. Il atteignait donc le second en descendant, quand deux bras vigoureux l’appréhendèrent et une voix furieuse lui cria :
— Ah ! je te tiens, polisson ! Dans ce costume-là, tu ne nieras pas ! Au poste, mon gaillard ! Au poste tout nu !
Barnabé, bien que fou de terreur, essaya une résistance inutile.
— À moi ! à moi ! reprit la voix furieuse.
— J’arrive à votre aide ! répliqua une autre voix, et Caminade sentit deux autres mains qui le chatouillaient aux jambes. C’était son voleur qui, ayant trouvé la porte du bas fermée, saisissait au passage l’occasion de sortir dans l’exercice de fonctions honorables.
Car rien n’est plus louable au monde que d’aider un mari trompé à venger son honneur. C’était, au moins, l’opinion d’Iago.
N’ignorez pas, en effet, davantage que celui qui était tombé ainsi à l’improviste sur Barnabé était un époux outragé. M. Godille — c’était son nom — habitait le troisième de la maison et ce qu’il guettait dans l’escalier, au moment où notre ami s’y était rué si malencontreusement sans culotte, c’était un homme qu’il croyait savoir en conversation criminelle avec sa moitié. La tenue de Barnabé et sa précipitation à s’esquiver coïncidant avec un bruit de portes ouvertes et fermées dans l’escalier ne lui laissait aucun doute sur la qualité de sa capture. Notez que le pauvre Caminade, installé depuis deux jours seulement, était absolument inconnu à ses co-locataires.
III
Malgré ses protestations, M. Godille et son acolyte l’entraînèrent jusqu’à la porte. Un fiacre passait. Ils l’arrêtèrent et fourrèrent Barnabé dedans, le cocher croyant avoir affaire à quelque fou rattrapé par ses gardiens. Au poste, l’étonnement ne fut pas moindre. Pour épargner la pudeur publique, on maintint le captif dans la voiture. Les sergents de ville se firent beaucoup de bon sang à lui taper sur les fesses pour le faire tenir tranquille. Cependant M. Godille exhiba l’autorisation qu’il avait obtenue de M. le juge d’instruction à l’effet de requérir M. le commissaire de police pour faire pincer sa femme. M. le commissaire de police était justement là. Il grimpa dans la voiture et s’assit sans façon sur les genoux de Barnabé. Et, fouette cocher ! L’odieux drôle qui avait aidé M. Godille à s’emparer de l’innocent Caminade fut conservé précieusement pour servir de témoin et les accompagna. En route, l’infortuné Caminade, qui commençait à comprendre, protesta et tâcha de rétablir les faits.
— On m’avait volé ma montre ! gémissait-il ; une montre en or toute neuve, à preuve qu’elle portait mes initiales B. C. enlacées dans un cercle de petites colombes ! On la reconnaîtrait entre mille.
Mais on riait à son nez, le voleur surtout, qui était sûr de l’impunité, comme vous le verrez tout à l’heure. Il en fut pour son éloquence et aussi pour quelques bons renfoncements que lui octroya M. le commissaire quand sa mimique désolée en faisait un siège par trop insupportable.
IV
On monta tout droit à l’appartement de M. Godille, au troisième. Mme Godille ouvrit à la première réquisition, de l’air le plus naturel du monde, en se frottant les paupières comme une femme qu’on vient de troubler dans son sommeil. Elle aussi se croyait sûre de l’impunité, ayant eu tout le temps de faire filer le gaillard qui l’aidait à déshonorer son imbécile de mari.
— Reconnaissez-vous monsieur ? lui demanda son époux, en faisant violemment entrer dans la chambre Barnabé toujours tout nu.
Elle mit les mains sur ses yeux, avec un geste de pudeur charmant.
— Ah ! Monsieur, quelle horreur ! fit-elle.
Le mot vexa Caminade, qui avait son petit amour-propre. Mais il n’en était plus à sentir bien vivement un coup d’épingle dans un pareil moment.
— J’ai pris monsieur dans ce costume au moment où il s’échappait de l’appartement. N’est-ce pas, témoin ?
Le voleur affirma que rien n’était plus exact au monde. Lui-même se trouvait dans l’escalier à ce moment-là, venant de faire une visite à un malade dans la maison.
Le commissaire écrivait. Il s’arrêta cependant :
— Il faudrait une preuve pourtant, dit-il, une preuve matérielle, quelque chose qui ne laissât aucun doute sur l’identité de monsieur avec l’homme qui se trouvait tout à l’heure ici.
— Oui ! une preuve matérielle ! cria Barnabé qui reprenait courage.
— Té ! et qu’est-ce que cela ! fit le voleur en se baissant et en ramassant sous le lit un objet brillant que personne n’avait encore vu.
C’était une montre. Le commissaire s’en saisit. Sur la boîte, un cercle de colombes entourait un B. C. triomphal. C’était le propre chronomètre de Caminade que le filou, dans sa fuite, avait jeté au hasard, juste au moment où Mme Godile, inquiète, ayant entendu du bruit dans l’escalier, entr’ouvrait sa porte. Par une réelle fatalité, l’objet était venu tomber dans sa chambre.
— Eh bien, mon gaillard, que dites-vous de celle-là ? demanda le commissaire à Caminade.
Caminade baissa la tête. Que pouvait-il contre un tel acharnement du destin ?
V
L’affaire vint au tribunal devant une nombreuse assistance. La preuve fut jugée accablante, aussi bien par le public que par messieurs les magistrats. Caminade était résigné. Mme Godille, seule, était exaspérée de cette erreur judiciaire. Elle était humiliée qu’un homme aussi mal fichu que Barnabé lui fût notoirement attribué comme amant. Le fait est qu’on la blagua joliment dans l’auditoire, ce qui était une preuve de plus de la sottise des foules, puisque tous les goûts sont dans la nature. Les considérants du jugement furent salés. Le président reprocha vivement à Caminade d’avoir aggravé encore l’impiété de l’adultère par des raffinements de nudité. Il le traita de pornographe en actions ! Attrape, mon garçon ! Il eut le maximum de la peine, six mois de prison, sans compter tous les compliments que lui avait faits le ministère public dans son réquisitoire. Mais ce qui acheva de lui briser le cœur, ce fut d’apercevoir la famille Boulmiche tout entière parmi les assistants, son futur beau-père lui faisant des grimaces de mépris, sa future belle-mère détournant la tête pour ne pas le voir, et sa fiancée, elle-même, le regardant d’un air qui voulait nettement dire : Pouah ! Son mariage était à jamais manqué. Pourquoi aussi voulait-il épouser la fille d’un huissier audiencier ?
Le voleur fut félicité chaudement pour la vigueur de son attitude dans cette affaire.
— Avec beaucoup de citoyens dévoués à la vertu comme vous, lui dit M. le président d’une voix émue, la lèpre de l’infidélité conjugale disparaîtrait bientôt de nos mœurs rendues à la pureté première.
Un frisson approbatif parcourut l’auditoire.
— Ne me parlez jamais de la justice des hommes ! disait avec beaucoup de sagacité le sympathique Avinain en montant à l’échafaud.