C. Marpon et E. Flammarion (p. 5-15).

BERTRADE



I



L e sire de Humevesse était un puissant seigneur, mais mal commode à vivre. Retiré dans le château de ses aïeux, une véritable forteresse, il y résistait imperturbablement aux despotiques volontés du roi Louis XI qui, comme chacun le sait, n’était pas tendre à sa noblesse. Nous étions, en effet, en ces temps malheureux où le pauvre peuple de France était également opprimé par le suzerain mécontent et par les vassaux rebelles, ce que les imbéciles d’aujourd’hui appellent : le bon temps ! Donc le sire de Humevesse, claquemuré dans son imprenable bastille, maltraitait ses serviteurs au dedans et bravait, au dehors, son légitime seigneur, ce qui, de vous à moi, est le fait d’un assez vilain coco de gentilhomme. Et cependant, comme une branche de giroflée que le printemps fleurit aux fentes d’une haute muraille, Dieu avait mis au cœur de cet homme de fer une affection douce, une irrémissible tendresse. Sa fille Bertrade méritait vraiment cet amour et en méritait beaucoup d’autres encore. Car c’était une superbe personne dont la chevelure semblait faite d’un rayon de miel et les yeux de deux lapis mouchetés d’or fin. Les charmes de son corps égalaient ceux de son visage, et ses formes, parfaites dans leur voluptueux arrondissement, étaient de nature à satisfaire l’homme de bien le plus difficile en matière de beauté. Avenante avec cela, aussi clémente aux pauvres gens que son père leur était impitoyable, adorée de tous autour d’elle et principalement du jeune Alcindor, un chevalier accompli qui n’avait contre lui que le nom de sa famille. Son père était, en effet, le noble sire de Guignepet.

II

On ne pouvait se haïr davantage que les sires de Humevesse et de Guignepet. Tout semblait rivalité entre eux. Car Guignepet tenait pour le Roi autant que Humevesse pour la noblesse. Aussi le pauvre Alcindor n’avait-il jamais osé demander la main de celle dont les yeux le consumaient d’amour et qui le payait d’ailleurs de sentiments non moins tendres que les siens. Mais, comme les deux châteaux étaient voisins, il ne manquait jamais d’aller chasser le faucon aussi près que possible de la fenêtre à laquelle Bertrade n’oubliait non plus de montrer, chaque matin, son radieux visage. Quand je dis fenêtre, je suis vraiment trop poli pour l’immeuble de ce fâcheux Humevesse. Par terreur d’une attaque, celui-ci ne tolérait, pour donner du jour chez lui, que d’étroites lucarnes qui s’ouvraient de place en place, comme des yeux ronds, aux formidables parois de ce bloc de pierre. Or, Alcindor était un archer fort adroit et, pour correspondre avec celle qu’il aimait, il avait imaginé un moyen d’une ingéniosité élémentaire. Au-dessus de la chambre de Bertrade était une pièce inoccupée, comme il l’avait su par des bavardages de serviteurs. Au lever du jour, notre amoureux y décochait une flèche par l’œil de bœuf qui l’éclairait et une heure après, tout au plus, Mlle de Humevesse allait, à son tour, recueillir la lettre passionnée ou la devise d’amour que le galant avait attachée aux plumes de son javelot.

III

Ainsi ces fidèles amants, pareils à ceux de Vérone, déjouaient la vigilance de leurs gardiens et bravaient la séculaire haine de leurs ascendants. Ainsi trompaient-ils leur chagrin par mille douceurs mystérieuses, puisqu’il est convenu que s’aimer en secret c’est s’aimer deux fois. Malheureusement une lubie du sieur de Humevesse compromit tout à coup ce rapide et fragile bonheur. Vous croyez peut-être qu’il fit boucher la lucarne qui servait de cible à Alcindor ? Nullement, et c’eût été peu de chose. Il fit pire que cela. Il fit venir et reçut en grande pompe le sire de Ventesec, un de ses compagnons d’armes d’autrefois, et déclara à la malheureuse Bertrade qu’elle aurait à épouser ce barbon dans les huit jours, parce que cet hymen serait utile à la bonne cause. Celle-ci eut beau protester, alléguer la différence d’âge et sa volonté de rester fille ; c’est tout comme si elle eût chanté l’Angelus à l’heure des complies. Son plus grand désespoir fut de ne pouvoir prévenir Alcindor de ce contretemps, afin qu’il le conjurât par quelque audacieuse entreprise. En vain cherchait-elle à lui exprimer sa douleur par la mélancolie de son visage. Celui-ci, sans rien deviner, se promenait fièrement dans les taillis avec son arbalète.

Ah ! s’il avait connu son rival ! quelle rage et quel désespoir ! Ce sire de Ventesec était un gros homme fort déplaisant, pesant pour le moins cent vingt kilos, massif comme un éléphant et assis sur une telle mappemonde que de part et d’autre de son siège, si large que fût celui-ci, deux bourrelets de chair surplombaient le sol de leur masse menaçante. Humevesse lui fit un accueil princier et, comme on était aux beaux jours d’été, fit servir au repas qu’il lui offrit à son arrivée, une collection de melons qui était l’honneur de ses couches et du pays tout entier. Car ce gentilhomme était un sujet rebelle, mais un horticulteur distingué. Puis quand minuit tinta au beffroi seigneurial, il l’installa dans la chambre située au-dessus de celle de Bertrade, avec une belle torche de résine pour l’éclairer durant qu’il ôterait ses chausses.

IV

La torche était éteinte depuis longtemps quand ce triste Ventesec se réveilla sous le coup d’un invisible malaise. Les melons sont comme les hommes ; ils ne s’accordent pas toujours ensemble. Vraisemblablement notre homme avait ingurgité deux espèces ennemies. Le fait est que ses entrailles étaient le lieu d’un véritable combat. Il tenta d’abord de mettre le holà par quelques canonnades bien réglées. Mais les troupes aux prises s’aperçurent-elles qu’il tirait simplement en l’air pour les épouvanter ? — Toujours est-il qu’elles poursuivirent les hostilités et que le pauvre Ventesec, craignant de donner à sa démonstration plus d’importance qu’il ne le voulait, dut prendre le parti d’inviter les belligérants à aller guerroyer ailleurs que chez lui. Il se leva donc pour leur signifier leur congé avec la solennité congrue ; mais la nuit était noire ; il connaissait mal la pièce, et c’est en vain qu’il tenta de faire manœuvrer la serrure de sa chambre, laquelle était à secret comme toutes celles de ce formidable château. Cependant un des melons mettait sensiblement l’autre en déroute et une débandade était imminente quand Ventesec aperçut un peu de jour à la lucarne. Vite, il se hucha sur un escabeau et enfonçant péniblement, dans cette providentielle ouverture, ses monstrueuses assises, il se félicita d’avoir pu donner passage au vaincu sans lui ouvrir le territoire de sa propre chambre à coucher.

Ô illusions ! En entendant ce vacarme débouler devant sa croisée, Bertrade, qui rêvait à demi, s’imagina que quelque formidable tempête, accompagnée d’une grande pluie, favorisait sa fuite avec le bien-aimé de son cœur ; et, dans son âme pieuse, elle remerciait le ciel d’être venu si inopinément à son secours. Qu’eût-elle dit si elle avait vu ce qui se passait au-dessus de sa tête ! Le pauvre Ventesec qui, s’étant trop vigoureusement engagé dans la lucarne, ne pouvait plus en extraire les rotondités charnues de son postérieur visage et qui, pour ne point être surpris dans ce ridicule état, se résignait à attendre dans cette situation désespérée que son valet vînt, à l’aube, lui brosser son haut de chausse et lui donner un coup de main.

V

Cependant Alcindor, impatient comme tous les amoureux, avait devancé les premiers feux du jour et, son arbalète à l’épaule, marchait à grands pas dans la direction du château de Humevesse. Il était fort satisfait d’ailleurs du quatrain qu’il avait écrit, cette nuit-là, pour sa belle et l’avait soigneusement fixé, à l’avance, à la flèche qui devait le lui apporter. Les brumes matinales enveloppaient encore la bastille et notre archer dut attendre qu’elles se dissipassent peu à peu, afin d’apercevoir son but ; mais derrière le rideau, il entrevoyait déjà, par la pensée, la souriante figure de sa bien-aimée, toute fraîche encore des divines rougeurs du sommeil. Cependant un coup de vent venait de chasser ce terrestre nuage. Une colère épouvantable, un dépit sans pareil se peignirent sur les traits d’Alcindor. Rien à la lucarne de Bertrade ! Mais, en revanche, à la lucarne au dessus, ce que montrait, en son plein, le sire de Ventesec et qui semblait le narguer avec une intolérable insolence. Alcindor banda son arbalète plus vigoureusement que jamais et pan ! Il décocha la flèche avec fureur au beau milieu de la cible qui lui était offerte ; avec tant de fureur que celle-ci s’y planta, en frémissant, avec un sifflement de vipère. Après quoi il détourna la vue et, succombant à la douleur d’un tel outrage, s’en fut sous les grands bois, en pleurant comme un jeune faon.

Pendant ce temps-là, le sire de Ventesec, à qui la douleur avait suggéré un suprême effort, bondissait au milieu de sa chambre, en hurlant comme un possédé, et y tombait à plat ventre avec un épouvantable fracas.

On accourut à son secours. Ce fut le diable pour retirer la flèche qui avait fait dans les chairs un infernal trajet. Malgré sa mauvaise humeur, le sire de Humevesse ne put s’empêcher de rire quand un page lut à haute voix l’étiquette rimée qui y était attachée et que voici :

À toi, noble visage !
Œil plus clair que le jour !
À toi tout mon hommage !
À toi tout mon amour !

Mais le sire de Ventesec, lui, ne consentit pas à prendre gaiement les choses. Convaincu qu’il avait été odieusement joué par son hôte, il provoqua le sire de Humevesse. Un coup fourré débarrassa, en même temps, la société de ces deux crétins. Ce fut un grand bonheur pour le pays qu’ils opprimaient, pour le roi Louis XI dont ils contrariaient la politique, pour Alcindor et pour Bertrade qui se mariaient six mois après, le sire de Guignepet ayant rendu l’âme, dans cet intervalle, par je ne sais plus quel bout. Ils eurent des enfants à gogo et le nom de Ventesec est encore illustre dans le pays du mistral.