Contes et romans populaires/Le Coquillage de l’oncle Bernard


LE COQUILLAGE

de l’oncle bernard




L’oncle Bernard avait un grand coquillage sur sa commode. Un coquillage aux lèvres roses n’est pas commun dans les forêts du Hundsruck, à cent cinquante lieues de la mer ; Daniel Richter, ancien soldat de marine, avait rapporté celui-ci de l’Océan, comme une marque éternelle de ses voyages.

Qu’on se figure avec quelle admiration, nous autres enfants du village, nous contemplions cet objet merveilleux. Chaque fois que l’oncle sortait faire ses visites, nous entrions dans la bibliothèque, et le bonnet de coton sur la nuque, les mains dans les fentes de notre petite blouse bleue, le nez contre la plaque de marbre, nous regardions l’escargot d’Amérique, comme l’appelait la vieille servante Grédel.

Ludwig disait qu’il devait vivre dans les haies, Kasper qu’il devait nager dans les rivières ; mais aucun ne savait au juste ce qu’il en était.

Or, un jour l’oncle Bernard nous trouvant à discuter ainsi, se mit à sourire. Il déposa son tricorne sur la table, prit le coquillage entre ses mains et s’asseyant dans son fauteuil :

« Écoutez un peu ce qui se passe là-dedans, » dit-il.

Aussitôt, chacun appliqua son oreille à la coquille, et nous entendîmes un grand bruit, une plainte, un murmure, comme un coup de vent, bien loin au fond des bois. Et tous, nous nous regardions l’un l’autre émerveillés.

« Que pensez-vous de cela ? » demanda l’oncle ; mais personne ne sut que lui répondre.

Alors, il nous dit d’un ton grave :

« Enfants, cette grande voix qui bourdonne, c’est le bruit du sang qui coule dans votre tête, dans vos bras, dans votre cœur et dans tous vos membres. Il coule ici comme de petites sources vives, là comme des torrents, ailleurs comme des rivières et de grands fleuves. Il baigne tout votre corps à l’intérieur, afin que tout puisse y vivre, y grandir et y prospérer, depuis la pointe de vos cheveux jusqu’à la plante de vos pieds.

« Maintenant, pour vous faire comprendre pourquoi vous entendez ces bruits au fond du coquillage, il faut vous expliquer une chose. Vous connaissez l’écho de la Roche-Creuse, qui vous renvoie votre cri quand vous criez, votre chant quand vous chantez, et le son de votre corne, lorsque vous ramenez vos chèvres de l’Altenberg le soir. Eh bien, ce coquillage est un écho semblable à celui de la Roche-Creuse ; seulement, lorsque vous l’approchez de votre oreille, c’est le bruit de ce qui se passe en vous qu’il vous renvoie, et ce bruit ressemble à toutes les voix du ciel et de la terre, car chacun de nous est un petit monde : celui qui pourrait voir la centième partie des merveilles qui s’accomplissent dans sa tête durant une seconde, pour le faire vivre et penser, et dont il n’entend que le murmure au fond de la coquille, celui-là tomberait à genoux et pleurerait longtemps, en remerciant Dieu de ses bontés infinies.

« Plus tard, quand vous serez devenus des hommes, vous comprendrez mieux mes paroles et vous reconnaîtrez que j’avais raison.

« Mais, en attendant, mes chers amis, veillez bien sur votre âme, conservez-la sans tache, c’est elle qui vous fait vivre ? le Seigneur l’a mise dans votre tête pour éclairer votre petit monde, comme il a mis son soleil au ciel pour éclairer et réchauffer l’univers.

« Vous saurez, mes enfants, qu’il y a dans ce monde des pays où le soleil ne luit pour ainsi dire jamais, Ces pays-là sont bien tristes. Les hommes ne peuvent pas y rester ; on n’y voit point de fleurs, point d’arbres, point de fruits, point d’oiseaux, rien que de la glace et de la neige ; tout y est mort ! Voilà ce qui vous arriverait, si vous laissiez obscurcir votre âme ; votre petit monde vivrait dans les ténèbres et dans la tristesse ; vous seriez bien malheureux !

« Évitez donc avec soin ce qui peut troubler votre âme : la paresse, la gourmandise, la désobéissance, et surtout le mensonge ; toutes ces vilaines choses sont comme des vapeurs venues d’en bas, et qui finissent par couvrir la lumière que le Seigneur a mise en nous.

« Si vous tenez votre âme au-dessus de ces nuages, elle brillera toujours comme un beau soleil et vous serez heureux ! »

Ainsi parla l’oncle Bernard, et chacun écouta de nouveau, se promettant à lui-même de suivre ses bons conseils, et de ne pas laisser les vapeurs d’en bas obscurcir son âme. Combien de fois, depuis, n’ai-je pas tendu l’oreille aux bourdonnements du coquillage ! Chaque soir, aux beaux jours de l’automne, en rentrant de la pâture, je le prenais sur mes genoux, et la joue contre son émail rose, j’écoutais avec recueillement. Je me représentais les merveilles dont nous avait parlé l’oncle Bernard, et je pensais : — Si l’on pouvait voir ces choses par un petit trou, c’est ça qui doit être beau !

Mais ce qui m’étonnait encore plus que tout le reste, c’est qu’à force d’écouter, il me semblait distinguer, au milieu du bourdonnement du coquillage, l’écho de toutes mes pensées, les unes douces et tendres, les autres joyeuses ; ellek chantaient comme les mésanges et les fauvettes au retour du printemps, et cela me ravissait. Je serais resté là des heures entières, les yeux écarquillés, la bouche entr’ouverte, respirant à peine pour mieux entendre, si notre vieille Grédel ne m’avait crié :

« Fritzel, à quoi penses-tu donc ? Ote un peu cet escargot de ton oreille et mets la nappe ; voici M. le docteur qui rentre. »

Alors je déposais le coquillage sur la commode en soupirant, je mettais le couvert de l’oncle et le mien au bout de la table ; je prenais la grande carafe et j’allais chercher de l’eau à la fontaine.

Pourtant, un jour, la coquille de l’oncle Bernard me rendit des sons moins agréables ; sa musique devint sévère et me causa la plus grande frayeur. C’est qu’aussi je n’avais pas lieu d’être content de moi, des nuages sombres obscurcissaient mon âme ; c’était ma faute, ma très-grande faute ! Mais il faut que je vous raconte cela depuis le commencement. Voici comment les choses s’étaient passées.

Ludwig et moi, dans l’après-midi de ce jour, nous étions à garder nos chèvres sur le plateau de l’Altenberg ; nous tressions la corde de notre fouet, nous sifflions, nous ne pensions à rien.

Les chèvres grimpaient à la pointe des rochers, allongeant le cou, la barbe en pointe sur le ciel bleu. Notre vieux chien Bockel, tout édenté, sommeillait, sa longue tête de loup entre les pattes.

Nous étions là, couchés à l’ombre d’un bouquet de sapineaux, quand tout à coup Ludwig étendit son fouet vers le ravin et me dit :

« Regarde là-bas, au bord de la grande roche, sur ce vieux hêtre, je connais un nid de merles. »

Alors je regardai, et je vis le vieux merle qui voltigeait de branche en branche, car il savait déjà que nous le regardions.

Mille fois l’oncle Bernard m’avait défendu de dénicher des oiseaux ; et puis le nid était au-dessus du précipice, dans la fourche d’une grande branche moisie. Longtemps, longtemps je regardai cela tout rêveur. Ludwig me disait :

« Il y a des jeunes ; ce matin, en allant cueillir des mûres dans les ronces, je les ai bien entendus demander la becquée ; demain ils s’envoleront, car ils doivent avoir des plumes. »

Je ne disais toujours rien, mais le diable me poussait. À la fin, je me levai, je m’approchai de l’arbre, au milieu des bruyères, et j’essayai de l’embrasser : il était trop gros ! Malheureusement, près de là poussait un hêtre plus petit et tout vert. Je grimpai dessus, et, le faisant pencher, j’attrapai la première branche de l’autre.

Je montai. Les deux merles poussaient des cris plaintifs et tourbillonnaient dans les feuilles. Je ne les écoutais pas. Je me mis à cheval sur la branche moisie, pour m’approcher du nid, que je voyais très-bien ; il y avait trois petits et un œuf, cela me donnait du courage. Les petits allongeaient le cou, leur gros bec jaune ouvert jusqu’au fond du gosier, et je croyais déjà les tenir. Mais comme j’avançais, les jambes pendantes et les mains en avant, tout à coup la branche cassa comme du verre, et je n’eus que le temps de crier : — Ah ! mon Dieu ! — Je tournai deux fois, et je tombai sur la grosse branche au-dessous, où je me cramponnai d’une force terrible. Tout l’arbre tremblait jusqu’à la racine, et l’autre branche descendait, en râclant les rochers avec un brui ! qui me faisait dresser les cheveux sur la tête ; je la regardai malgré moi jusqu’au fond du ravin ; elle tomba dans le torrent et s’en alla, tournoyant au milieu de l’écume, jusqu’au grand entonnoir où je ne la vis plus.

Alors je remontai doucement au tronc, les genoux bien serrés, demandant pardon à Dieu, et je me laissai glisser tout pâle dans les bruyères. Les deux vieux merles voltigeaient encore autour de moi, jetant des cris lamentables. Ludwig s’était sauvé ; mais comme il descendait le sentier de l’Altenberg, tournant la tête par hasard, il me vit sain et sauf, et revint en criant tout essoufflé :

« Te voilà !... Tu n’es pas tombé de la roche ?

— Oui, lui dis-je, sans presque pouvoir remuer la langue, me voilà… Le bon Dieu m’a sauvé ! Mais allons-nous-en… allons-nous-en… j’ai peur ! »

Il était bien sept heures du soir, le soleil rouge se couchait entre les sapins ; j’en avais assez ce jour-là de garder les chèvres. Le chien ramena notre troupeau, qui se mit à descendre le sentier dans la poussière jusqu’à Hirschland. Ni Ludwig ni moi nous ne soufflions joyeusement dans notre corne, comme les autres soirs, pour entendre l’écho de la Roche-Creuse nous répondre.

La peur nous avait saisis et mes jambes tremblaient encore.

Une fois au village, pendant que les chèvres s’en allaient à droite, à gauche, bêlant à toutes les portes d’étables, je dis à Ludwig :

« Tu ne raconteras rien ?

— Sois tranquille. »

Et je rentrai chez l’oncle Bernard. Il était allé dans la haute montagne voir un vieux bûcheron malade. Grédel venait de dresser la table. Quand l’oncle n’était pas de retour sur les huit heures du soir, nous soupions seuls ensemble. C’est ce que nous fîmes comme d’habitude. Puis Grédel ôta les couverts et lava la vaisselle dans la cuisine. Moi, j’entrai dans notre bibliothèque, et je pris le coquillage, non sans inquiétude. Dieu du ciel, comme il bourdonnait ! Comme j’entendais les torrents et les rivières mugir ! et comme, au milieu de tout cela, les cris plaintifs des vieux merles, le bruit de la branche qui râclait les rochers et le frémissement de l’arbre s’entendaient ! Et comme je me représentais les pauvres petits oiseaux écrasés sur une pierre ! — c’était terrible… terrible !

Je me sauvai dans ma petite chambre au-dessus de la grange, et je me couchai ; mais le sommeil ne venait pas, la peur me tenait toujours. Vers dix heures, j’entendis l’oncle arriver en trottant dans le silence de la nuit. Il fit halte à notre porte et conduisit son cheval à l’écurie, puis il entra. Je l’entendis ouvrir l’armoire de la cuisine et manger un morceau sur le pouce, selon son habitude quand il rentrait tard.

« S’il savait ce que j’ai fait ! » me disais-je en moi-même.

À la fin il se coucha. Moi, j’avais beau me tourner, me retourner, mon agitation était trop grande pour dormir ; je me représentais mon âme noire comme de l’encre : j’aurais voulu pleurer. Vers minuit, mon désespoir devint si grand, que j’aimai mieux tout avouer. Je me levai, je descendis en chemise et j’entrai dans la chambre à coucher de l’oncle Bernard, qui dormait, une veilleuse sur la table.

Je m’agenouillai devant son lit. Lui, s’éveillant en sursaut, se leva sur le coude et me regarda tout étonné.

« C’est toi, Fritzel, me dit-il, que fais-tu donc là, mon enfant ?

— Oncle Bernard, m’écriai-je en sanglotant, pardonnez-moi, j’ai péché contre le ciel et contre vous.

— Qu’as-tu donc fait ? dit-il tout attendri.

— J’ai grimpé sur un hêtre de l’Altenberg pour dénicher des merles, et la branche s’est cassée !

— Cassée ? Oh ! mon Dieu !…

— Oui, et le Seigneur m’a sauvé, en permettant que je m’accroche à une autre branche. Maintenant les vieux merles me redemandent leurs petits ; ils volent autour de moi, ils m’empêchent de dormir. »

L’oncle se tut longtemps. Je pleurais à chaudes larmes.

« Oncle, m’écriai-je encore, ce soir j’ai bien écouté dans la coquille, tout est cassé, tout est bouleversé, jamais on ne pourra tout raccommoder. »

Alors il me prit le bras et dit au bout d’un instant d’une voix solennelle :

« Je te pardonne !… Calme-toi… Mais que cela te serve de leçon. Songe au chagrin que j’aurais eu, si l’on t’avait rapporté mort dans cette maison. Eh bien, le pauvre père et la pauvre mère des petits merles sont aussi désolés que je l’aurais été moi-même : Ils redemandent leurs enfants ! Tu n’as pas songé à cela. Puisque tu te repens, il faut bien que je te pardonne. »

En même temps il se leva, me fit prendre un verre d’eau sucrée et me dit :

« Va-t’en dormir… Les pauvres vieux ne t’inquiéteront plus ; Dieu te pardonne à cause de ton chagrin… Tu dormiras maintenant. Mais à partir de demain tu ne garderas plus les chèvres ; un garçon de ton âge doit aller à l’école. »

Je remontai donc dans ma chambre plus tranquille, et je m’endormis heureusement.

Le lendemain l’oncle Bernard me conduisit lui-même chez notre vieil instituteur Tobie Veyrius. Pour dire la vérité, cela me parut dur les premiers jours, de rester enfermé dans une chambre du matin au soir, sans oser remuer, oui, cela me parut bien dur ; je regrettais le grand air ! mais on n’arrive à rien ici-bas sans se donner beaucoup de peine. Et puis le travail finit par devenir une douce habitude ; c’est même, tout bien considéré, la plus pure et la plus solide de nos jouissances. Par le travail seul on devient un homme, et l’on se rend utile à ses semblables.

Aujourd’hui l’oncle Bernard est bien vieux ; il passe son temps assis dans le grand fauteuil derrière le poêle, en hiver, et l’été, sur le banc de pierre devant la maison, à l’ombre de la vigne qui couvre la façade. Moi, je suis médecin ; je le remplace. Le matin au petit jour je monte à cheval, et je ne rentre que le soir, harassé de fatigue. C’est une existence pénible, surtout à l’époque des grandes neiges ; eh bien, cela ne m’empêche pas d’être heureux.

Le coquillage est toujours à sa place. Quelquefois, en rentrant de mes courses dans la montagne, je le prends comme au bon temps de ma jeunesse, et j’écoute bourdonner l’écho de mes pensées ; elles ne sont pas toujours joyeuses, parfois même elles sont tristes, — lorsqu’un de mes pauvres malades est en danger de mort, et que je ne puis rien pour le secourir, — mais jamais elles ne sont menaçantes, comme le soir de l’aventure du nid de merles.

Celui-là seul est heureux, mes chers amis, qui peut écouter sans crainte la voix de sa conscience : riche ou pauvre, il goûte la félicité la plus complète qu’il soit donné à l’homme de connaître en ce monde.


FIN DU COQUILLAGE DE L’ONCLE BERNARD.