Contes et romans populaires/Le Chant de la tonne

LE


CHANT DE LA TONNE

L’autre soir, entre dix et onze heures, j’étais assis au fond de la taverne des Escargots, à Coblentz ; je contemplais dans une douce quiétude la foule qui s’agitait sous les poutres basses de la salle, le long des tables de chêne, et je me sentais heureux d’être au monde.

Oh ! les bonnes figures alignées ! grosses, grasses, vermeilles, rieuses, graves, moqueuses, contentes, rêveuses, amoureuses, clignant de l’œil, levant le coude, bâillant, ronflant, se trémoussant : les jambes allongées, le chapeau sur l’oreille, le tricorne sur la nuque.

Oh ! la joyeuse perspective !

La salle entonnait l’hymne des Brigands du Rhin : « Je suis le roi de ces montagnes !… » Toutes les voix se confondaient dans une immense harmonie. Il n’y avait pas jusqu’au petit Christian Schmitt, que son père tenait entre ses genoux, qui ne fit sa partie de soprano d’une manière satisfaisante.

Moi, je hochais la tête, je frappais du pied ; je fredonnais tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, je marquais la mesure, et naturellement je m’attribuais tout le succès de la chose.

En ce moment, mes yeux se tournèrent par hasard du côté de Sébalt Brauer, le tavernier, assis derrière son comptoir. C’était l’heure où Brauer commence à faire ses grimaces : sa joue gauche se relève, son œil droit se ferme, il parle à voix basse, et retourne sans cesse son bonnet de coton sur sa tignasse ébouriffée. Sébalt me regardait aussi.

« Hé ! fit-il en levant un doigt d’un air mystérieux, tu l’entends, Théodore ?

— Qui cela ? demandai-je.

— Parbleu, mon braumberg qui chante !

— Oh ! être naïf, m’écriai-je, esprit essentiellement métaphysique et dépourvu de tout sens positif. Comment peux-tu supposer que le vin chante ? Encore si tu disais que les ivrognes chantent, à la bonne heure ! cela serait intelligible ; mais le vin… hé ! hé ! hé ! vraiment, Sébalt, ce sont là des idées ridicules, pour ne pas dire illogiques ! »

Mais Sébalt ne m’écoutait plus ; il allait à droite, à gauche, son tablier de cuir retourné sur la hanche, une de ses bretelles défaites, servant les buveurs, et renversant sur les gens la moitié de ses cruches, avec calme et dignité.

La grosse Orchel reprit alors sa place au comptoir en exhalant un soupir ; les six quinquets se mirent à danser la ronde au plafond ; et comme j’examinais depuis un quart d’heure ce curieux phénomène, sans pouvoir m’en rendre compte, tout à coup Brauer trébucha contre mon épaule en criant : « Théodore, le baril est vide ! viens-tu le remplir à la cave ? Tu verras des choses étranges ! »

Je savais que Brauer possède la plus belle cave de Coblentz, la cave de l’antique cloître des Bénédictins. Aussi, jugez de mon enthousiasme. Sébalt tenait déjà la chandelle allumée. Nous sortîmes bras dessus bras dessous, faisant retentir nos sabots sur le plancher, allongeant le bras, et hurlant, le nez en l’air :

« Je suis le roi de ces montagnes ! »

Tout le monde riait autour de nous, et l’on disait :

« Ah ! les gueux !… ah ! les gueux !… sont-ils contents !… ah !… ah !… ah ! »

Mais quand nous fûmes dans la rue des Escargots, le calme nous revint. La nuit était humide, les vieilles masures décrépites se prêtaient l’épaule au-dessus de nous ; la lune brumeuse laissait tomber de sa quenouille un fil d’argent, qui serpentait en zigzag dans la rigole sombre, et tout au loin, un chat battait sa femme, qui pleurait et gémissait à vous fendre l’âme !

« Brrr ! fit Sébalt en grelottant, j’ai froid ! »

En même temps il souleva la lourde trappe appliquée obliquement contre le mur, et descendit.

Je le suivis lentement. L’escalier n’en finissait pas. Les ombres s’allongeaient… s’allongeaient à perte de vue derrière nous ; plusieurs fois, je me retournai tout surpris. Je remarquais l’énorme carrure de Brauer, son cou brun, couvert de petits cheveux frisés jusqu’au milieu des épaules ; d’étranges idées me traversaient l’esprit : il me semblait voir le frère sommelier des Bénédictins, allant rendre visite à la bibliothèque du cloître. Moi-même, je me prenais pour un de ces antiques personnages, et je passais la main sur ma poitrine, pensant y trouver une barbe vénérable. Au bas de l’escalier, une niche pratiquée dans l’épaisseur du mur, me rappela vaguement la statuette de la Vierge, où brûlait jadis le cierge éternel.

Tout saisi, presque épouvanté, j’allais communiquer mes doutes à Sébalt, quand une énorme porte en cœur de chêne, bardée de clous à large tête plate, se dressa devant nous. Le tavernier, la poussant d’une main vigoureuse, s’écria :

« Nous y sommes, camarade ! »

Et sa voix, roulant au milieu des ténèbres, alla se perdre insensiblement dans les profondeurs lointaines du souterrain. J’en reçus une impression singulière.

Nous entrâmes d’un air grave et recueilli.

J’ai visité dans ma vie bien des caves célèbres, depuis celles des ducs de Nassau, jusqu’aux caveaux de l’hôtel de ville de Brême, où se conserve le fameux vin de Rosenwein, dont les bourgeois de la bonne ville libre envoyaient tous les ans, au vieux Gœthe, une bouteille pour le jour de sa fête ; j’en ai vu de plus vastes et de plus riches en grands vins, que celle de mon ami Sébalt Brauer, mais la vérité me force à dire que je n’en ai jamais rencontré d’aussi saines et d’aussi bien tenues.

Sous une voûte haute de trente pieds et longue de plus de cent mètres, construite en larges pierres de taille, les tonneaux rangés sur deux lignes parallèles avaient un air respectable qui faisait vraiment plaisir à voir ; et derrière chaque foudre une pancarte, suspendue au mur, indiquait le cru, l’année, le jour et le temps de la vendange, la cuvée, première ou seconde, enfin tous les titres de noblesse du suc généreux enfermé sous les longues douves cerclées de fer.

Nous marchions d’un pas lent, solennel.

« Voici du braumberg, dit le tavernier en éclairant un foudre colossal ; c’est mon vin ordinaire. Écoute comme il s’en donne là haut :

C’est pour moi que l’avare empile
Écus d'or aux jaunes reflets.

— Ah ! le bandit, comme il retrousse ses moustaches blondes ! »

Ainsi parlait Brauer, et nous avancions toujours.

« Halte ! s’écria-t-il, nous voilà devant le steinberg de 1822. Fameuse année ! Goûte-moi ça. »

Il déposa sa chandelle à terre, prit sur la bonde un verre de Bohême au calice évasé, à la jambe grêle, au pied mince, et tourna le robinet. Un filet d’or remplit la coupe. Avant de me l’offrir, Brauer l’éleva lentement, pour en montrer la belle couleur d’ambre blond. Puis il le passa sous son nez crochu :

« Quel bouquet ! dit-il, quel parfum ! Ah ! c’est la fantaisie pure, c’est le rêve de Freyschütz.»

Je bus… Toutes les fibres de mon cerveau s’électrisèrent, j’eus de vagues éblouissements.

« Eh bien ? » fit Sébalt.

Pour toute réponse, je me mis à fredonner :

Chasseur diligent, etc.

Et les échos s’éveillaient au loin, ils sortaient la tête du milieu des ombres et chantaient avec moi. C’était magnifique !

« Tu ne chantais pas tout à l’heure ! » dit Sébalt avec un sourire étrange.

Cette réflexion me fit réfléchir, et, m’arrêtant tout court, je m’écriai :

« Tu crois donc que le vin chante ? »

Mais lui ne parut pas faire attention à mes paroles ; il était devenu grave.

Nous poursuivîmes nos pérégrinations souterraines. Les vieux foudres semblaient nous attendre avec respect. Nos regards s’animaient. Brauer buvait aussi.

« Ah ! ah ! dit-il, voici l’opéra de la Flûte enchantée ! Il faut que tu sois bien de mes amis, pour que je t’en joue un air, de celui-là ; diable !… du johannisberg de l’an XI !

Un filet imperceptible siffla dans la coupe, le verre fut rempli. J’en humai jusqu’à la dernière goutte avec recueillement. Brauer me regardait dans le blanc des yeux, les mains croisées sur le dos ; il avait l’air d’envier mon bonheur.

Moi, l’âme du vieux vin, cette âme, plus :

Brauer l’éleva lentement (Page 71.)


vivante que notre âme, cette âme des Mozart, des Gluck, des Weber, des Théodore Hoffmann, envahissait mon être et me faisait dresser les cheveux sur la tête.

« Oh ! m’écrai-je, souffle divin ! oh ! musique enchanteresse ! Non, jamais, jamais mortel ne s’est élevé plus haut que moi dans les sphères invisibles ! »

Je lorgnais du coin de l’œil le robinet mélodieux, mais Brauer ne crut pas devoir m’en jouer une seconde ariette.

« Bon ! fit-il, quand on s’ouvre la veine, il est agréable de voir que c’est pour un digne appréciateur, pour un véritable artiste. Tu n’es pas comme notre bourgmestre Kalb, qui voulait se gargariser la panse d’un deuxième et même d’un troisième verre, avant de se prononcer. Animal ! je l’ai mis rudement à la porte ! »

Nous passâmes alors en revue le hattenheim, le hochheim, le markobrunner, lerudesheim, tous vins exquis, chaleureux ; et, chose bizarre, à chaque vin nouveau, un nouvel air me passait par la tête, je le fredonnais involontairement ; la pensée de Sébalt devenait de plus en plus lucide pour moi, je compris qu’il voulait me donner une leçon expérimentale du plus grand problème des temps modernes.

« Brauer, lui dis-je, crois-tu donc sérieusement que l’homme ne soit que l’instrument passif de la bouteille, un cor de chasse, une flûte, un cornet à piston que l’esprit de la tonne embouche, et dont il tire telle musique qu’il

lui plaît ? Que deviendraient la liberté, la loi

Du vin ! du vin ! (Page 73.)


morale, la raison individuelle et sociale, si ce fait était vrai ? Nous ne serions plus que de véritables entonnoirs, des sortes de mécaniques sans conscience ni dignité ! L’empereur Venceslas, le plus grand ivrogne qu’on ait jamais vu, aurait donc seul compris le sens de la destinée humaine ? Il faudrait donc le placer au-dessus de Solon, de Lycurgue et des sept sages de la Grèce ?

— Non-seulement je le crois, dit Brauer, mais j’en suis sûr. Ces imbéciles qui hurlent là-haut s’imaginent chanter d’eux-mêmes. Eh bien, c’est moi qui choisis dans ma cave l’air qu’il plaît d’entendre ; chaque tonne, chaque foudre a son air favori ; l’un est triste, l’autre est gai, l’autre grave ou mélancolique. Tu vas en juger, Théodore, je veux faire pour toi le sacrifice d’un tonnelet de hochheim, c’est un vin tendre ; le braumberg doit être épuisé, car on fait un tapage du diable à la taverne. Nous allons tourner les âmes au sentiment. »

Alors, au lieu de remplir son baril de braumberg, il le mit sous le robinet du hochheim ; puis, avec une adresse surprenante, il le plaça sur son épaule, et nous remontâmes.

La taverne était en combustion ; le chant des Brigands dégénérait en scandale.

« Oh ! s’écria la femme de Sébalt, que tu m’as fait attendre ! toutes les bouteilles sont vides depuis un quart d’heure. Écoute ce tapage ; ils vont tout briser. »

En effet, un roulement de bouteilles ébranlait les tables.

« Du vin ! du vin ! »

Le tavernier déposa son baril sur le comptoir et remplit les bouteilles ; sa femme avait à peine le temps de servir ; les hurlements redoublaient.

Moi, je venais de reprendre ma place et je regardais ce tumulte, en fredonnant tour à tour des motifs de la Flûte enchantée, du Freyschütz, de Don Juan, d’Obéron, que sais-je ? de cinquante opéras que j’avais oubliés depuis longtemps, ou que même je n’avais jamais sus. Jeunesse, amour, poésie, bonheur de la famille espérances sans bornes, tout renaissait dans mon cœur ; je riais, je ne me possédais plus.

Tout à coup, un calme profond s’établit, l’air des Brigands cessa comme par enchantement, et Julia Weber, la fille du ménétrier, se mit à chanter l’air si doux, si tendre, de la Fillette de Frédéric Barberousse :

— Fillette, sur la plaine blanche
Où vas-tu de si grand matin ?
— Je vais célébrer le dimanche,
Seigneur, au village lointain.
Comme un agneau qui bêle
Écoutez… la cloche m’appelle !

Toute la salle écoutait la jeune fille dans un religieux silence ; et quand elle fut au refrain, toutes ces grosses faces charnues se mirent à fredonner en sourdine :

Comme un agneau qui bêle
Écoutez… la cloche m’appelle !

Ce fut un véritable coup de théâtre.

« Eh bien, dit Brauer en se penchant à mon oreille, qui est-ce qui chante ?

— C’est la tonne de hochheim, » répondis-je à voix basse, en écoutant le chant de la jeune fille qui recommençait, ce chant monotone, doux, suave, ce chant du bon vieux temps.

Ô nobles coteaux de la Gironde, de la Bourgogne, du Rhingau ; et vous, ardents vignobles de l’Espagne et de l'Italie : Madère, Marsalla, Porto, Xérès, Lacryma-Christi ; et toi, Tokai, généreux hongrois ! je vous connais maintenant : — Vous êtes l’âme des temps passés , des générations éteintes !… Bonne chance je vous souhaite ! Puissiez-vous fleurir et prospérer éternellement !

Et vous, bons vins captifs sous les cercles de fer ou d’osier, vous attendez avec impatience l’heureux instant de passer dans nos veines, de faire battre nos cœurs, de revivre en nous !… Eh bien, vous n’attendrez pas longtemps ; je jure de vous délivrer, de vous faire chanter et rire, autant que l’Être des êtres voudra bien me confier cette noble mission sur la terre !

Mais quand je ne serai plus, quand mes os auront reverdi et se dresseront en ceps noueux sur le coteau ; quand mon sang bouillonnera en gouttelettes vermeilles dans les grappes mûries, et qu’il s’épanchera du pressoir en flots limpides, alors, jeunes gens, à votre tour de me délivrer ! Laissez-moi revivre en vous, faire votre force, votre joie, votre courage, comme les ancêtres font le mien aujourd’hui c’est tout ce que je vous demande. — Et ce faisant, nous accomplirons, chacun à notre tour, le précepte sublime : « Aimez-vous les uns les autres, dans les siècles des siècles. » Amen !


FIN DU CHANT DE LA TONNE.