Contes et paysagesLa Connaissance (p. 59-71).

DOCTORAT


Genève, Avril 189….


Aujourd’hui, la soirée était tiède et de longs nuages blancs flottaient au-dessus des dentelures encore neigeuses du Jura. Il y avait pourtant dans l’air une grande langueur, une paix d’attente, avant la grande poussée de vie de mai.

Je sais bien qu’en passant les heures indéfiniment prolongées assise à ma fenêtre, à contempler, à travers le paysage familier de cette banlieue mélancolique, ma propre tristesse, je perds les fruits du labeur acharné, presque sincère de tout le semestre d’hiver… Mais, l’ennui du présent et sa monotonie m’accablent, et, comme toujours, je me plonge dans la vie contemplative.

… Tandis que je réfléchissais à toutes les inutilités morales s’accumulant de plus en plus autour de moi, on frappa.

C’était une jeune fille inconnue, petite et frêle, avec un pâle visage triste encadré de cheveux bruns et bouclés, coupés d’assez près.

Elle m’aborda en russe, avec un sourire doux :

— Je viens de la part du Comité de secours des étudiants russes. Je viens d’arriver de Russie pour terminer mes études médicales et suis sans aucunes ressources. On m’a dit que, comme secrétaire du Comité, vous pourriez vous occuper de me trouver un logement.

Dans ce petit monde très à part des étudiants russes, épris du rêve socialiste, ou de celui, plus vaste, de l’anarchie, il est une grande sincérité de convictions : le devoir social de l’aide mutuelle est envisagé franchement et comme une nécessité absolue de la vie. La fausse et inique honte du pauvre est anéantie, remplacée par le sentiment du droit absolu à la vie.

Chouchina m’adressa donc sa demande sans gêne ni réticences, simplement.

Je lui offris une chambrette attenante à la mienne et elle y restera jusqu’à la fin de ses études.

Elle est Sibérienne, fille de petits bourgeois d’Yénisseisk. Son but est de passer au plus vite son doctorat et de retourner là-bas, secourir ses frères, dont elle parle avec attendrissement.

Elle se reconnaît un très humble, un très obscur soldat de la grande armée des précurseurs. Ce rôle la fait vivre et elle est heureuse.

Ah, ce bonheur des fanatiques qui passent leur existence dans un rêve d’absolu !

Dans l’univers, Chouchina ne voit que l’homme — la bête aussi, au second plan. Il y a tout un monde de sensations — les plus subtiles — qu’elle n’a jamais abordé et qui lui est indifférent.

Comme caractère, beaucoup de sérieux, de modestie et de douceur. En résumé, charmante petite camarade avec laquelle je ne serai jamais en conflit.

    
3 Mai.

Chouchina est d’une discrétion, d’un tact parfait dans la vie commune. Elle respecte mes rêveries, supporte mes trop fréquentes sautes d’humeur qu’elle accueille en souriant, tâchant de m’adoucir les heures noires d’angoisse provenant tellement de causes diverses et ténues qu’elle semble ne pas en avoir du tout… ces heures lourdes que je traverse depuis quelque temps.

Sous notre familiarité discrète de langage, il n’y en a pas d’esprit, car nous sommes très différentes, mais Chouchina est l’une des rares natures dont la présence autour de moi ne m’irrite ni ne m’ennuie. Mon attachement pour elle est basé, certes, sur un sentiment très égoïste de bien-être personnel… Mais le sait-elle seulement ?

… Pour elle, cette médecine que nous étudions ensemble n’est ni un métier, ni un art : c’est un sacerdoce. Par elle, Chouchina servira l’humanité. Parfois, elle s’étonne de me voir sourire de ses théories, quand elle sait que toute souffrance m’affecte profondément, quand elle voit que je souffre plus intensément qu’elle-même, peut-être, de voir souffrir.

… Elle est très frêle. Il semblerait que le moindre souffle devrait faire vaciller la petite flamme vive de son existence… Et cependant, elle est d’une activité menue et silencieuse de fourmi, d’un dévouement perpétuel et patient. Elle sembla aussi inaccessible au découragement qu’à l’enthousiasme.

    
Juillet.

Chouchina m’inquiète. Sa santé est bien plus chancelante que je ne le croyais. Elle a depuis quelques jours des faiblesses. Son sommeil est troublé et elle se réveille baignée de sueur froide. Elle tousse…

Et, parfois, depuis que, plus attentivement, je l’observe, je surprends dans le regard jadis si calme de ses grands yeux gris lilas, une expression de crainte, presque d’angoisse. Mais elle ne se plaint pas, elle se soigne consciencieusement, et continue son travail obstiné : en octobre, elle doit passer son doctorat.

À l’inquiétude réelle que j’éprouve, je vois que, peu à peu, inconsciemment, je me suis attachée à ce petit être qui tient si peu de place et qui, sous des dehors de faiblesse et d’effacement, est vaillant et bon.

Je lui ai parlé de sa santé. Alors, avec un sourire très calme, elle m’a répondu :

— Mais oui : je suis phtisique… il y a longtemps. Quand j’étais infirmière au dépôt de Tioumène, où passent les émigrants russes s’en allant en Sibérie, j’ai ressenti les premiers symptômes. Seulement, depuis lors, je m’observe, et je me soigne. Je voudrais passer mon doctorat avec succès et, après, avoir quelques années devant moi pour travailler.

À ces derniers mots, une ombre grise passa dans son regard… Elle ne veut pas approfondir cette question. Elle ne veut pas laisser son angoisse se formuler… Elle en a peur.


Il y a une douloureuse incompatibilité entre les exigences contraires de son état de santé, car elle traverse une crise dangereuse, et celles aussi tyranniques du travail assidu et complexe qui lui incombe.

Et moi, admirant ce courage tranquille et ce vouloir de vivre et d’être utile, je ne puis rien pour elle, car elle n’a besoin ni d’encouragement, ni de consolations.

Elle ne veut pas consulter un médecin, disant qu’elle sait très bien ce qu’elle a et ce qu’elle doit faire… Et là encore, je devine une secrète faiblesse : n’a-t-elle pas peur d’entendre un autre dire tout haut, avec des mots d’une désespérante netteté, ce qu’elle pense ?

    
Octobre.

Pendant ces trois mois qui viennent de s’écouler, son état a été stationnaire. Par des prodiges de soins et surtout d’énergie, malgré le prorata très restreint de nos ressources — une brouille passagère avec ma famille me laisse sans subsides pour le moment — Chouchina s’est maintenue sur pieds, et à l’œuvre. Seulement, l’inquiétude de son regard s’accentuait souvent et semblait presque de l’épouvante.

Cependant, la sérénité de son caractère ne diminuait point, ni son assiduité au travail.

Visiblement, elle maigrissait. La petite toux brève et sèche était devenue presque continuelle.

Il y a peu de jours, elle se décida à consulter notre amie Marie Edouardowna, doctoresse experte et bienveillante…

— Soignez-vous bien. Pas de coups de froid. Mangez beaucoup et prenez des fortifiants. Prenez aussi de la créosote.

À moi, Marie Edouardowna dit avec une gravité attristée :

— La fin est très proche. Cette fille a une force de volonté peu commune et c’est ce qui enraye un peu les progrès du mal. Elle mourra presque à la peine. C’est navrant, cette mort juste au moment où elle touche à la fin de son dur labeur, où elle croit pouvoir commencer le vrai travail, celui qui était le but de sa vie !

— Croyez-vous qu’elle le passera, son doctorat ?

Marie Edouardowna hocha la tête dubitativement.

Quand je rejoignis Chouchina, elle était assise sur son lit, inactive par extraordinaire, m’attendant. Je fus frappé du regard anxieux, interrogateur, presque sévère qu’elle darda sur moi, me révélant la lutte atroce qui s’était engagée en elle entre la certitude dictée par son intelligence lucide, savoir et le vouloir de vivre, obstiné, et l’espérance vivace.

J’eus de la peine à dominer l’émotion qui m’envahit sous ce regard et à lui dire :

— Marie Edouardowna vous trouve affaiblie. Mais, pour le moment, il n’y a d’après elle aucun danger, si vous ne perdez pas courage et si vous vous soignez bien.

Pour la première fois devant moi, Chouchina eut un mouvement de révolte à la fois et de faiblesse.

Elle joignit convulsivement les mains :

— Oh, encore, encore quelques années ! Tant de travail, tant d’efforts… Elle se tut, et, après un long silence, elle se leva, souriante de nouveau.

— Je suis de garde cette nuit à la Maternité pour un accouchement qui s’annonce mal. Ne vous inquiétez pas.

— Mais faites-vous donc remplacer ! J’irai, si vous voulez.

— Oh, non. Vous savez que je prépare ma thèse et je ne veux pas perdre des observations déjà assez rares sans cela.

Depuis lors, elle dure, toujours semblable, quoique d’heure en heure plus faible… Et je sens que le vide qu’elle laissera auprès de moi sera profond… bien plus profond que je ne l’aurais supposé avant la certitude de sa mort prochaine.

    
Mardi, 28 Octobre.

Chouchina est morte vendredi à la nuit.

Elle est restée alitée huit jours. Le vendredi, très faible, oppressée et toussant beaucoup, elle avait voulu assister à un cours qui l’intéressait. Elle rentra assez tard et me dit : — Je suis bien lasse. Je vais me coucher. Demain, je vais commencer à récapituler tout ce dont j’aurai besoin pour l’examen… Plus que huit jours !

Je lisais.

Tout à coup, j’entendis un râle étouffé dans la chambre de Chouchina dont la porte restait entr’ouverte.

J’entrai.

Assise sur le lit, les mains crispées sur la couverture, les yeux brillants, elle regardait dans le vague. Elle me vit.

— Quand ?… Quand ?… Quelle date avons-nous ?

Je fus effrayée du changement de sa voix, saccadée et fébrile.

— C’est le six, aujourd’hui. Mais pourquoi ? Couchez-vous, il fait si froid !

Mais son agitation croissait.

— Le six ! Le six ! Mais il n’y a plus que huit jours… et je n’ai rien fait, rien fait…

Elle avait le délire. Brusquement, elle retomba sur son oreiller, les yeux clos, tranquille… Profitant de cette accalmie, je montai chercher un camarade interne à l’hôpital Cantonal, et nous passâmes la nuit au chevet de Chouchina, tantôt agitée, tantôt plongée en un marasme qui nous effrayait.

Elle ne reprit plus connaissance que pour de courts instants, redevenant tout de suite la proie des hallucinations sombres qui crispaient d’effroi les muscles de son visage décoloré, tout semblable à une fleur fanée, et qui voilaient le regard plus bleu, plus immatériel.

Toutes les fois qu’elle sortait de ce cauchemar pesant, elle manifestait une croissante angoisse, réclamant désespérément les journaux du jour, pour voir la date, démêlant, à travers le brouillard qui troublait déjà son intelligence, notre supercherie.

— Mon Dieu ! Mais vous me dites des mensonges ! Voilà deux jours que vous me dites que nous sommes le sept !… Oh, donnez-moi les journaux ! Ne me faites pas manquer mes examens…

Une fois qu’elle était plus calme, elle prit la main de l’interne Vlassof, et lui dit d’un ton suppliant, avec un regard d’une tristesse infinie :

— Vlassof ! Cher ami… Dites-moi la vérité ! Vous savez que je ne vivrai plus longtemps… Il ne faut pas me faire manquer cette cession… L’autre est si loin. Prévenez-moi la veille, et je serai sur pied, je vous assure…

La volonté de durer, de parfaire son œuvre était si forte en elle qu’elle s’illusionnait sur son état, croyant en la toute-puissance de la volonté.

Mais ces accalmies étaient brèves, et le sombre délire de la fin la reprenait presque aussitôt.

Elle craignait surtout la solitude. Elle voulait être veillée, comme si elle eût redouté l’apparition d’un fantôme déjà entrevu, mais que notre présence éloignait…

Parfois, elle croyait être aux examens et, dans le silence des nuits angoissées, elle répétait des formules, s’efforçait de les expliquer, de tirer une à une, péniblement, ses idées du grand vague, où son esprit flottait déjà.

Chose étrange, pas un seul instant, elle ne perdit la notion très nette de la nécessité de se soigner et elle se laissait faire avec une soumission absolue.

Le dernier jour, elle fut plus calme, silencieuse, son regard déjà atone et indifférent flottait au loin. Sans nous voir, elle fixait ses yeux sur nous, et semblait regarder à travers nos corps, très loin.

Son corps décharné, son visage devenu anguleux paraissaient à peine dans les draps blancs du grand vieux lit à deux places, sur l’oreiller où sa tête légère faisait une presque imperceptible dépression.

Marie Edouardowna nous dit :

— Il ne faut pas la quitter. C’est tout à fait la fin.

Et Vlassof et moi, nous demeurions là, assis près d’elle, silencieux comme ceux qui veillent les morts.

La journée fut longue dans cette attente d’une chose redoutée, inexorable.

Depuis plusieurs jours, Chouchina n’avait plus parlé des examens, ni demandé les dates des jours qui s’écoulaient.

C’était le jour des examens, et nous nous réjouissions de cet oubli où Chouchina semblait être plongée.

Vers cinq heures, tandis que le crépuscule froid d’automne assombrissait la chambre, Chouchina commença à parler. Ce fut d’abord un murmure inintelligible, entrecoupé. Puis, rapprochés, attentifs, nous entendîmes : — Dimanche, c’était, c’était le huit… le huit… oui. Lundi ? lundi, le neuf… Avec une lucidité surprenante, malgré nos supercheries, elle se souvint des jours et des dates… Plus elle approchait de cette date fatale du quinze, et plus son agitation grandissait…

Tout à coup, elle se souleva, s’assit, étendant les bras devant elle… Ses yeux étaient grands ouverts, ses joues colorées, ses lèvres sèches tremblaient.

— Mais alors… alors… C’est le quinze, aujourd’hui… le jour des examens. Et c’est le soir… Et vous ne me l’avez pas dit… Méchants, oh méchants… Mais je vais leur dire… Je vais… Donnez-moi mes vêtements…

Elle rejeta les couvertures et voulut se lever. Mais elle retomba sur le lit, d’une pâleur livide, les yeux clos.

Un hoquet bref et fréquent la secoua tout entière.

— Elle meurt… dit Vlassof penché sur elle.

Puis, Chouchina se calma. Elle rouvrit les yeux… nous regarda et, pour la première fois depuis qu’elle était alitée, son regard fut, comme jadis, pleinement conscient et profond… d’une profondeur d’abîme.

Elle nous sourit, doucement, tristement.

— Voilà… c’est fini… Et moi qui aurais tant voulu vivre… travailler… C’est fini…

Après un long silence, elle ajouta, avec une ironie d’une amertume affreuse :

— Le doctorat est passé maintenant…

Puis, sa main blanche, allongée, sa petite main de morte se tendit vers les livres que, sur ses instances, nous avions dû laisser près de son lit… Elle prit un mince traité et, d’un grand effort, l’attira sur sa poitrine… Elle ferma les yeux et garda le silence, serrant le livre comme une chose chère, contre sa poitrine oppressée.

Lentement, deux larmes, lourdes, des larmes d’enfant, coulèrent de dessous ses paupières closes, sur ses joues creuses… son visage exprimait une désolation sans bornes, mais sans révolte, douce et résignée…

Son corps se tendit un peu, ses mains se crispèrent sur le livre, puis devinrent inertes. Ses yeux s’ouvrirent à demi vides…

Un grand silence régna dans la chambre étroite où, silencieusement, Vlassof pleurait, dans la lueur rose de la lampe à abat-jour…

Dans la rue, des étudiants allemands passèrent en chantant un air alerte, fêtant leurs probables succès aux examens…