Contes et légendes des Bretons armoricains/La princesse du soleil

Texte établi par Anatole Le BrazHenri Gautier Editeur (p. 327-337).





CONTES ET LÉGENDES


DES BRETONS ARMORICAINS

LA PRINCESSE DU SOLEIL


Beza zo brema pell-amzer,
D’ar c’houlz m’ho devoa dennt ar ier.

Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.


Un meunier nommé Ewen Kerépol s’apprêtait un jour à lever la vanne du moulin de Keranborn, lorsque, ayant aperçu dans le bief une anguille énorme, il voulut la frapper avec son levier de fer.

— Hola ! Ewen Kerépol, lui dit l’anguille, garde-toi bien de me faire du mal !

— Comment, anguille, répondit Ewen, vous parlez donc aussi ?

— Oui, car je ne suis pas ce que tu crois.

— Mais qu’êtes-vous donc, je vous prie ?

— Je suis la Princesse du Soleil, qu’un méchant magicien retient, depuis trois cents ans, captive, sous cette forme.

— Je vous plains sincèrement ; mais n’y a-t-il pas moyen de vous délivrer ?

— Si, Ewen, et celui qui me rendrait ce service, je le récompenserais bien.


— Dites-moi, je vous prie, ce qu’il faudrait faire.

— À quoi bon ? Bien d’autres l’ont tenté déjà, des princes, des chevaliers vaillants, et tous ont échoué.

— Dites-le-moi toujours ; je veux le tenter aussi, et peut-être serai-je plus heureux.

— Eh bien ! il faudrait passer trois nuits de suite dans le vieux château abandonné qui est là-haut, sur la colline qui domine l’étang du moulin, et, si tu conserves encore un reste de vie, après la troisième nuit, tu m’auras délivrée et je reviendrai à ma forme première, c’est-à-dire celle d’une belle princesse.

— Eh bien ! je suis décidé à tenter l’aventure, et, Dieu aidant, j’espère réussir.

Le château était inhabité depuis longtemps, et l’on disait que, toutes les nuits, des démons et des sorciers s’y réunissaient et faisaient un vacarme infernal, et personne n’osait en approcher, après le coucher du soleil. Ewen Kerépol faisait donc preuve d’un grand courage, en affrontant un pareil danger. Mais, dans les contes de veillées du pays, qui se débitent, l’hiver, au coin du feu, il avait souvent entendu parler d’aventures semblables menées à bonne fin par des gens d’humble condition, comme lui, si bien qu’il résolut de tenter l’entreprise.

La nuit venue, Ewen se rendit donc au château, sans en rien dire à personne. Il emportait seulement un pot de cidre et du tabac pour fumer. Point d’armes quelconques. Il alluma du feu dans le foyer de la cuisine, s’installa dans un vieux fauteuil de bois sculpté, et alluma sa pipe. Le plus grand silence régnait autour de lui ; pas le moindre bruit.

― C’est singulier, pensait-il ; est-ce qu’il n’y aura pas de sabbat, cette nuit, parce que j’ai voulu y assister ? Tant mieux, après tout, si j’en suis quitte à si bon marché.

Il devait être déjà minuit, ou bien près, et, comme rien ne remuait dans le château, il se coucha, tout habillé, sur un lit, qui était au bas de la cuisine. Mais à peine y était-il entré qu’il vit arriver trois géants, qui s’assirent autour d’une table et se mirent à jouer aux cartes. Ils menaient grand bruit et s’accusaient réciproquement de tricher.

Au bout de quelque temps, l’un d’eux se leva brusquement et s’écria :

― Je sens odeur de chrétien ! Ne sentez-vous pas, vous autres ? Il doit y avoir un chrétien caché par ici, quelque part.

Et il alla au lit et vit Ewen.

― Quand je vous le disais ! reprit-il ; c’est le meunier du moulin de Keranborn, Ewen Kerépol, qui est ici, dans le lit, venu dans l’intention, sans doute, de surprendre nos secrets et de nous chasser du château. Venez, camarades, et nous allons lui faire passer l’envie de venir nous espionner une autre fois.

Et ils le tirèrent du lit, le jetèrent sur le carreau, entassèrent sur lui des matelas et des paillasses et se mirent à danser dessus en riant et en chantant. Le pauvre Ewen ne soufflait mot, l’anguille lui ayant recommandé de garder un silence absolu, quoi qu’il entendît ou qu’on lui fit. Mais un coq chanta tout à coup, annonçant le jour, et ils partirent aussitôt, bien persuadés qu’ils avaient étouffé le meunier.

Dès qu’ils furent partis, la Princesse du Soleil vint, si belle et si lumineuse, qu’elle éclairait tout autour d’elle, comme le soleil lui-même. Elle retira Ewen de dessous les matelas et les paillasses, et le trouva dans un triste état, mais ayant encore un reste de vie. Elle versa dans sa bouche quelques gouttes d’un petit flacon qui contenait un élixir merveilleux, de l’eau de la vie, et il se trouva aussitôt aussi bien portant que jamais.

― Tu en es quitte à bon marché, pour cette fois, lui dit la Princesse, mais demain tu ne t’en tireras pas aussi facilement.

― C’est égal, Princesse, répondit Ewen, je veux aller jusqu’au bout.

— Du courage donc, mon ami, garde toujours le silence, quoi qu’il t’arrive ; songe à la récompense qui t’attend et aie confiance en moi.

La Princesse disparut alors et Ewen revint à son moulin, tout rêveur et ne dit mot à personne de la manière dont il avait passé la nuit.

La nuit suivante, il se rendit encore au château et se coucha sur le lit, comme la veille, pour attendre. Les trois géants vinrent encore par la cheminée et se mirent à jouer aux cartes, bruyamment et en se disputant. Ils ne pensaient plus à Ewen, qu’ils croyaient avoir étouffé sous les matelas, quand le Diable-Boiteux arriva aussi par la cheminée, avec grand bruit, et dit :

— Comment ! vous êtes là tranquillement à jouer aux cartes et vous ne vous doutez pas que le meunier est encore à vous guetter, pour surprendre vos secrets, vous chasser de ce château et délivrer la Princesse du Soleil !

— Rassurez-vous, répondirent-ils, nous n’avons plus rien à craindre du meunier, car hier soir, avant de partir, nous l’avons étouffé sous les matelas du lit, où il s’était caché.

— Vous croyez ? Dites-moi donc qui est celui-là qui se trouve encore dans le lit ?

— Comment ! il y a encore quelqu’un dans le lit ?

Et ils coururent au lit et s’écrièrent, étonnés :

— C’est encore lui ! Comment donc cela peut-il être ? Mais nous allons en finir avec lui, cette fois.

Et ils l’arrachèrent du lit et se le renvoyèrent, comme une balle, d’un bout à l’autre de la cuisine, le lançant parfois au plafond ou contre les dalles du pavé. Le pauvre Ewen ne soufflait mot, quelle que fût sa souffrance.

Le coq chanta, pendant qu’ils étaient occupés à cet exercice ; mais, avant de partir, le Diable-Boiteux le lança si violemment contre le mur qu’il y resta collé comme une pomme cuite.

Aussitôt après le départ des diables, la Princesse arriva. Un faible reste de vie se trouvait encore dans le corps du meunier. Elle le frotta avec un onguent de sa composition, versa sur lui quelques gouttes de son eau merveilleuse, et il se releva encore, plein de vie et de santé.

— L’épreuve a été rude, mon pauvre ami ! lui dit la Princesse, mais enfin te voilà encore en vie. Tu n’as plus qu’une nuit à passer au château pour être au bout de tes peines et recevoir la récompense que je t’ai promise. Du courage donc, aie confiance en moi et tout ira bien.

— Les princesses enchantées, répondit Ewen, ne sont pas faciles à délivrer, d’après ce que je vois ; mais il n’importe, je ne faillirai point et j’irai jusqu’au bout, quoi qu’il arrive.

La Princesse disparut alors, et Ewen revint à son moulin.

La troisième nuit, les démons le maltraitèrent avec plus d’acharnement que les nuits précédentes, le lançant violemment contre les murs et le pavé de la cuisine, le déchirant avec leurs griffes et piétinant avec rage son corps. Puis, comme il respirait encore, ils le mirent à la broche, l’exposèrent à un grand feu, et, quand ils partirent, au chant du coq, ils pensaient bien en avoir pour le coup fini avec lui.

Quand la Princesse arriva, elle se hâta de le retirer du feu, à demi cuit, et de chercher en lui quelque reste de vie, quelque faible fût-il. Elle craignait de n’en point trouver la moindre trace. Elle le frotta pourtant avec son onguent, vida sur lui tout un flacon d’eau-de-vie, et, peu à peu, lentement, elle le vit ressusciter et enfin se relever, aussi bien portant et aussi vigoureux qu’il le fut jamais.

— Victoire ! cria-t-elle alors ; tes épreuves sont terminées et tu m’as délivrée de ces méchants démons, qui n’ont plus aucun pouvoir sur moi !

Et elle lui sauta au cou pour l’embrasser, et lui dit :

— À présent, suis-moi, et je vais te récompenser comme tu le mérites.

Et elle le conduisit dans les caves du château et, lui montrant deux barriques :

— Tiens ! voilà une barrique pleine de pièces d’or, toutes neuves, et une autre barrique pleine de pièces d’argent, et je te les donne toutes les deux. Personne ne sera aussi riche que toi, dans le pays, et tu pourras te choisir une femme parmi les plus riches et les plus belles. Es-tu content ?

Ewen remercia la Princesse, et pourtant il ne paraissait pas aussi content qu’elle s’y attendait ; il était même assez triste.

— N’es-tu donc pas satisfait ? lui demanda-t-elle encore ; pourquoi es-tu triste, et que désires-tu encore ?

— Oui, répondit-il, mon cœur est triste.

— Pourquoi ? dis-le-moi et je t’accorderai ce que tu me demanderas, si c’est en mon pouvoir.

— J’avais espéré, répondit-il, que, après tout ce que j’ai souffert pour vous, ce n’est pas avec de l’or et de l’argent que vous m’en récompenseriez, mais en m’accordant votre main.

— Je n’ai rien à te refuser, répondit-elle, en lui tendant la main, pas même cela. Nous sommes fiancés, dès ce moment, et dans dix jours nous célébrerons nos noces, si tu ne m’oublies pas et me reste toujours fidèle. Je te donne donc rendez-vous, dans dix jours, au bourg de Plouaret, pour la cérémonie du mariage. Je vais, en attendant, me rendre chez mon père, dans son royaume de Gascogne.

Et elle partit dans un beau carrosse attelé de quatre dromadaires.

Au terme fixé, au bout des dix jours, Ewen se mit en route pour le bourg de Plouaret, accompagné seulement de son valet de moulin, Gabic, à qui il avait acheté un habit neuf, et qui devait être son témoin et son garçon d’honneur. À Penanménez, sur leur passage, habitait dans une misérable hutte, au bord de la route, une vieille sorcière, qui avait une fille, jeune et belle, laquelle était amoureuse de Ewen Kerépol, qui était un fort joli garçon. Comme Ewen passait avec son valet, elle était sur le seuil de sa porte, et elle l’interpella de la sorte :

— Comme vous voilà farauds, les gars ! Où donc allez-vous ainsi ? On dirait que vous allez à une noce.

— Peut-être bien, répondit Ewen, sans s’arrêter.

— Vous êtes donc bien pressés ? Conte-moi un peu quel est ce mariage.

— Nous craignons d’être en retard et ne pouvons nous arrêter, pour le moment.

— Eh bien ! prends au moins cette belle pomme de mon jardin.

Et la vieille lui présenta une belle pomme rouge. Il la prit et la mit dans sa poche, puis il continua sa route, avec son compagnon. Le temps était chaud, et, comme ils arrivaient au Rubézen, Ewen eut soif et mangea la pomme de la sorcière. Aussitôt il s’endormit si profondément qu’il roula de dessus son cheval dans la douve du chemin. Gabic courut à lui et essaya de le réveiller et de le remettre à cheval. Mais ce fut en vain, rien ne pouvait le réveiller. Voyant cela, Gabic le laissa là avec son cheval, qui ne l’abandonna pas, et alla seul au rendez-vous. Au coup de dix heures, la Princesse arriva sur la place du bourg, dans son beau carrosse doré attelé de quatre dromadaires, et belle et brillante comme le soleil.

— Où donc est Ewen Kerépol, demanda-t-elle à Gabic.

— Hélas ! Princesse, répondit-il, il s’est endormi en route, et si profondément que tous mes efforts pour le réveiller ont été en pure perte.

La Princesse soupira et dit, en présentant un mouchoir au valet :

— Voici un mouchoir de la couleur des étoiles, que vous lui donnerez de ma part, en lui disant de revenir demain, à la même heure, et en lui recommandant de ne parler à personne sur sa route, autrement il lui arrivera encore comme aujourd’hui.

Elle remonta aussitôt dans son carrosse, d’un air mécontent, et partit au galop de ses quatre dromadaires.

Gabic revint rejoindre son maître, qui s’éveillait au moment où il arrivait près de lui. Il lui raconta ce qui s’était passé et lui rapporta les paroles de la Princesse. Ewen parut fort contrarié, et ils s’en revinrent, tout tristes, au moulin.

Le lendemain, ils partirent encore, à la même heure, pour se rendre au bourg de Plouaret. Comme ils passaient devant l’habitation de la sorcière, celle-ci était encore sur le seuil de sa porte et leur cria :

— Où donc vas-tu de la sorte, Ewen Kerépol ? Est-ce encore à la noce ?

— Cela ne vous regarde pas, vieille sorcière, lui répondit Ewen avec humeur.

— Comme tu es peu aimable, aujourd’hui ; écoute-moi donc un peu, j’ai quelque chose à te dire.

Et elle s’approcha de lui, et, sans qu’il s’en aperçut, elle lui glissa une nouvelle pomme dans sa poche. Le temps était encore chaud, et, en passant au Rubézen, Ewen, ayant mis la main dans la poche de sa veste et, y trouvant une pomme, la mangea, sans songer à son aventure de la veille. Et il fut encore pris d’un sommeil irrésistible et roula à bas de son cheval. Gabic fit, comme la veille, de vains efforts pour le réveiller et se décida à se rendre encore seul au rendez-vous.

— Où est Ewen Kerépol, lui demanda la Princesse, en arrivant dans son carrosse doré attelé de quatre dromadaires.

— Hélas ! Princesse, répondit-il d’un air confus, il lui est arrivé comme hier ; il s’est endormi si profondément que je n’ai pu le réveiller.

La Princesse poussa un grand soupir et dit, en présentant au valet un second mouchoir, de la couleur de la lune :

— Voici un mouchoir, de la couleur de la lune, que vous lui donnerez, en lui disant de revenir demain, à la même heure, et en lui recommandant, de ma part, de se bien surveiller, de ne parler à personne et de ne rien accepter de qui que ce soit, sur sa route, car c’est le dernier rendez-vous, et, s’il y manquait, il ne me reverrait plus jamais.

Puis, elle remonta dans son carrosse, d’un air fort mécontent, et partit au galop de ses quatre dromadaires. Gabic alla de son côté, rejoindre son maître, qui venait de se réveiller et manifesta un grand chagrin d’avoir encore manqué son rendez-vous.

Le lendemain, le meunier et son compagnon se remirent en route, pour la troisième et dernière fois. La sorcière était encore sur le seuil de sa porte, quand ils passèrent à Penanménez, et les interpella de nouveau :

— Hé ! mes mignons, vous allez donc encore à la noce aujourd’hui, que vous êtes si farauds ?

Ewen et Gabic ne répondirent pas et pressèrent la marche de leurs chevaux. Mais la sorcière courut après eux et réussit encore à introduire une pomme dans la poche de la veste d’Ewen, sans qu’il en sût rien. Il mangea cette pomme, comme les autres, en arrivant au Rubezen, s’endormit aussitôt, roula de dessus son cheval dans la douve du chemin, et Gabic dut encore aller seul au rendez-vous.

Encore seul ! Où est ton maître ? lui demanda la princesse, en l’abordant.

— Il s’est encore endormi, répondit Gabic d’un air confus, et je n’ai pas pu le réveiller.

— Ah ! le malheureux ! s’écria la princesse, avec un profond soupir. Tiens voilà un troisième mouchoir, de la couleur du soleil, que tu lui donneras de ma part, en lui disant que je suis désormais perdue pour lui et qu’il ne me reverra plus.

Et elle lui donna un troisième mouchoir, remonta dans son carrosse, l’un air courroucé, et partit au galop de ses quatre dromadaires.

Gabic retourna alors auprès de son maître qui se réveillait au moment où il arriva, lui remit le mouchoir de la couleur du soleil et lui rapporta les paroles de la princesse. Il pleura, donna des signes d’un grand désespoir, puis il dit :

— Non ! je ne puis me résigner à ne plus la revoir ; je vais partir à sa recherche, et je ne cesserai de marcher, jour et nuit, jusqu’à ce que je l’aie retrouvée.

Il se rendit au vieux château d’où il avait chassé les diables, remplit ses poches d’or et d’argent et partit.


Celui qui donne volontiers
À des amis en tous quartiers :
Mais celui qui jamais ne donne
Ne peut-être aimé de personne.

Partout où il passait, il donnait généreusement, et il était le bienvenu et recevait maints bons conseils.

Marche aujourd’hui, marche demain,
Il fait ainsi bien du chemin.

Il va, il va, au hasard et sans direction, mais plein de courage et ferme dans sa résolution. Il arrive enfin à une longue avenue de vieux chênes, au milieu d’une forêt, et demanda à un vieillard qu’il trouve à l’entrée de l’avenue :

— Où conduit cette avenue, grand-père ?

— Il y a près de cent ans, répondit le vieillard, que j’habite ici, et je ne suis jamais allé jusqu’à l’autre extrémité de l’avenue, et je ne puis vous dire où elle conduit ; tout ce que j’en sais, c’est qu’elle est très longue.

— Quelque longue qu’elle puisse être, répondit Ewen, elle doit avoir une fin et conduire quelque part, et c’est ce que je veux savoir.

Et il s’engagea résolument dans l’avenue.

Il marche, il marche et entend des deux côtés les cris et les rugissements et les hurlements de toutes sortes de bêtes fauves.

— Je ne sortirai sans doute jamais en vie de cette avenue, pensait-il.

Mais il continue de marcher, et, au bout de deux jours et deux nuits, il arriva enfin à l’extrémité de l’avenue. Là se trouvait non un château, comme il s’y attendait, mais une misérable hutte de branchages et de mottes de terre. Il y entra et y trouva un vieil ermite à longue barbe blanche.

— Bonjour, père ermite, lui dit-il.

— Bonjour, mon fils, répondit le vieillard, en quoi puis-je vous être utile ?

— Je cherche le château de la Princesse du Soleil, mon père, et, si vous pouviez m’indiquer le bon chemin pour y arriver, vous me rendriez un grand service.

— Voici cinquante ans que je vis ici, dans la solitude, n’ayant d’autre société que celle des loups et autres animaux de la forêt, et jamais, jusqu’aujourd’hui, je n’avais reçu la visite d’un être humain. J’ignore où se trouve le château de la Princesse du Soleil, mais je suis maître sur tous les animaux de la forêt, dont quelques-uns voyagent souvent au loin. Je vais appeler les loups ; peut-être pourront-ils nous dire où est le château de la Princesse du Soleil. Et il prit sa trompe, monta sur un rocher élevé, et sonna en se tournant vers les quatre points cardinaux, et les loups d’accourir aussitôt de tous les côtés. Il y en avait de toutes les dimensions et de tout âge. Quelques-uns étaient si vieux qu’ils en étaient tout blancs. Quand ils furent tous arrivés, l’ermite leur dit :

— Je vous ai appelés pour vous demander si quelqu’un de vous sait où se trouve le château de la Princesse du Soleil ?

Aucun d’eux ne connaissait le château de la Princesse. Ils avaient seulement entendu dire qu’elle avait été captive dans le vieux château qui domine l’étang du moulin de Kéranborn. L’ermite les congédia et dit à Ewen :

— J’ai un frère, ermite comme moi, qui habite aussi la forêt, à une journée de marche d’ici. Celui-là est maître sur tous les oiseaux du bois, grands et petits, et, comme on va ordinairement plus loin et plus facilement avec des ailes qu’à quatre pattes, peut-être pourra-t-il vous renseigner mieux que moi. Je vais vous donner une boule d’or, qui roulera devant vous et vous conduira tout droit jusqu’à lui. Mon frère connaîtra, à ce signe, que vous venez de ma part, et il s’empressera de vous rendre service, s’il est en son pouvoir de le faire.

Et l’ermite lui donna une belle boule d’or. Il le remercia, prit congé de lui et se remit en route, à la suite de sa boule, qui roulait devant lui, jusqu’au moment où elle alla heurter la porte du second ermite.

— Salut à toi, boule de mon frère, lui dit le solitaire ; quelle nouvelle m’apportes-tu de sa part ?

— C’est moi, mon père ermite, répondit Ewen, qui suis la nouvelle qu’elle vous apporte.

— Et que puis-je pour votre service, mon fils ?

— Je voyage depuis longtemps, mon père, à la recherche du château de la Princesse du Soleil, et votre frère m’a dit que vous pourriez, sans doute, me mettre sur la bonne voie pour y arriver.

— Je ne sais pas où se trouve le château de la Princesse du Soleil, mon fils, mais je suis maître sur tous les oiseaux de la forêt, petits et grands, et quelqu’un d’eux pourra, je pense, nous en donner des nouvelles. Je vais les réunir à l’instant.

Et il monta sur une colline, près de son ermitage, et souffla par quatre fois dans un beau sifflet d’argent. Aussitôt des nuées d’oiseaux de toutes sortes arrivèrent.

— Êtes-vous tous là ? leur demanda le vieillard.

— Oui, répondit un vieux corbeau, à l’exception de l’aigle.

L’aigle est toujours en retard quand je vous appelle ; il est sans doute bien loin, mais, il finira par arriver aussi. Quelqu’un de vous sait-il où est le château de la Princesse du Soleil ?

Comme personne ne répondait, le vieux corbeau dit :

— J’ignore où est le château ; je sais seulement qu’elle a été captive dans le vieux château qui domine l’étang du moulin de Keranborn.

En ce moment arriva aussi l’aigle.

Toi, aigle, lui dit l’ermite d’un ton mécontent, tu arrives toujours en retard, quand je veux vous réunir. Où étais-tu encore resté ?

— J’étais, répondit l’aigle, au château de la Princesse du Soleil, et, comme on fait les préparatifs de son mariage avec, le fils du roi de Portugal, on a tué un grand nombre de bœufs, de vaches, de veaux, de porcs, de moutons, et je m’y trouvais bien, car je savais prélever ma large part sur tout cela.

— Oui, tu es le plus gourmand de tous les oiseaux, nous le savons, et tu ne songes qu’à ton ventre. Mais tu sais alors où se trouve le château de la Princesse du Soleil ?

— Oui, je sais où il se trouve.

— Alors, il faut que tu y portes, sur ton dos, cet homme, — et l’ermite lui montrait Ewen, — et que tu l’y rendes promptement et sain et sauf.

— Je le veux bien, répondit-il, à la condition qu’on me fournira à manger, à discrétion, car c’est loin d’ici.

— On te fournira à manger, glouton ; dis-nous ce qu’il te faut de provisions.

— Il me faudra au moins douze moutons.

— Où pourrait-on se procurer douze moutons ? demanda Ewen à l’ermite.

— Je pense, répondit celui-ci, qu’on les trouvera chez un seigneur qui habite dans le voisinage, et qui a beaucoup de bétail.

Ewen se rendit, avec l’ermite, chez le seigneur en question, et, en payant bien, on leur livra douze moutons.

Le lendemain matin, l’on chargea les moutons sur le dos de l’aigle ; Ewen monta sur le tout, puis l’oiseau s’enleva assez péniblement d’abord, et partit. Rien ne l’arrêtait, il passait par-dessus les forêts, les fleuves, les montagnes les plus élevées ; ils franchirent la mer blanche, la mer noire, la mer rouge, et arrivèrent enfin au terme de leur voyage, au château de la Princesse du Soleil. L’aigle déposa Ewen à terre, sain et sauf, comme il l’avait promis, et lui dit, avant de s’en retourner, qu’il se tenait à sa disposition, s’il avait encore besoin de ses services.

Ewen descendit dans le meilleur hôtel de la ville qui s’était formée à l’ombre du château, et demanda les nouvelles du pays.

Il faut que vous veniez de bien loin, lui répondit-on, pour ne pas connaître la nouvelle qui met toute notre ville sens dessus dessous et nous comble tous de joie.

— Je viens, en effet ; de loin ; mais quelle est donc cette nouvelle ; je vous prie ?

— Le mariage de la Princesse du Soleil avec le fils du roi de Portugal, qui sera célébré demain.

— Ah ! vraiment ? Cette nouvelle me comble moi-même de joie, car je suis marchand d’objets précieux, et ce sera, sans doute, pour moi l’occasion de gagner quelque argent.

Le lendemain, Ewen va se placer près du porche de l’église. À dix heures, arrive le cortège, pour la cérémonie religieuse, avec le roi, la reine et les deux fiancés en tête, suivis de toute la cour. Ewen étale son mouchoir de la couleur des étoiles, et tout le monde l’admire. La Princesse a reconnu son mouchoir aussi et l’homme qui le tient, et elle dit :

— Il faut que j’aie ce mouchoir, avant d’entrer dans l’église !

Elle envoie sa femme de chambre pour acheter le mouchoir.

— Combien votre mouchoir, marchand ? demande-t-elle.

— Je ne le donnerai ni pour argent ni pour or, répondit Ewen.

— C’est la Princesse du Soleil qui m’envoie, reprit la chambrière ; demandez ce que vous voudrez et vous l’obtiendrez.

— Je vous répète que je n’en veux ni argent ni or.

— Que voulez-vous donc ? Dites promptement.

— Je veux seulement que la Princesse me permette de baiser son pied gauche.

— Ne plaisantez pas, je vous prie, et dites-moi votre prix. Je ne plaisante pas, et je vous prie de rapporter ma réponse à votre matîresse.

La femme de chambre retourna auprès de la Princesse et lui fit connaître la réponse du marchand.

— Quelle singulière fantaisie ! répondit-elle.

— Dites à cet homme, répondit le roi, de venir au château après la cérémonie, et l’on s’arrangera avec lui.

— Non, dit la Princesse, je n’entrerai pas dans l’église avant qu’on m’ait livré le mouchoir.

Et, comme elle s’obstinait, malgré les instances de son père, de sa mère et de son fiancé, la cérémonie fut remise au lendemain et le cortège rentra au château. Le marchand fut alors in-Produit dans la chambre de la Princesse, qui lui donna son pied gauche à baiser, en échange du mouchoir de la couleur des étoiles.

Puis on se mit à table, dans un banquet magnifique, et l’on mangea et but gaîment.

Le lendemain matin, vers dix heures, le cortège se mit de nouveau en marche pour se rendre à l’église. Le marchand se tenait encore sur son passage, près du porche, étalant un autre mouchoir, celui de la couleur de la lune. Quand la Princesse le vit-elle voulut encore l’avoir, et elle envoya sa chambrière pour l’acheter, et le même colloque que la veille s’engagea entre eux. Le marchand demandait, cette fois, à baiser le pied droit de la Princesse, et il n’en démordait pas. L’on rentra donc encore au château, sans avoir été à l’église, et la cérémonie fut encore renvoyée au lendemain. Le marchand fut de nouveau introduit dans la chambre de la Princesse, il baisa son pied droit et lui livra le mouchoir de la couleur de la lune. Puis, on se mit à table et l’on mangea, l’on but, l’on rit et chanta et conta des histoires plaisantes, jusqu’à la nuit.

Le lendemain matin, le cortège prit le chemin de l’église pour la troisième fois. Le marchand était encore à son poste, étalant, cette fois, le mouchoir de la couleur du soleil, qui était si brillant, si lumineux, qu’il éblouissait les yeux, comme le soleil lui-même. La Princesse dit encore qu’il lui fallait ce mouchoir, avant d’entrer dans l’église, et elle envoya de nouveau sa chambrière vers le marchand. Elle rapporta cette réponse, que l’homme au mouchoir demandait, cette fois, à baiser la main de la Princesse.

La cérémonie fut remise au lendemain, pour la troisième fois, et l’on rentra encore au château. Le vieux roi était mécontent et disait qu’il était temps que cela finît. Le marchand fat encore introduit dans la chambre de la Princesse, baisa sa main, après quoi l’on se mit encore à table. Mais, cette fois, la Princesse retint Ewen et voulut qu’il prît part au festin avec les autres convives.

Vers la fin du repas, comme tout le monde était gai et qu’on riait et chantait et racontait les exploits les plus étonnants, la Princesse prit la parole et, s’adressant au roi de Portugal :

— Comment récompenseriez-vous, Sire, un homme qui, par trois fois, aurait risqué sa vie pour vous et vous aurait sauvé des plus grands dangers ou délivré de captivité ?

— Aucune récompense, répondit le roi, ne serait au-dessus des mérites d’un tel homme, et je lui accorderais tout ce qu’il me demanderait

Eh bien ! il y a ici présent un homme qui a, trois fois, exposé sa vie pour moi et m’a délivrée de méchants démons qui me retenaient captive, sous la forme d’une anguille, que m’avait imposée un puissant magicien. Et, montrant Ewen du doigt :

― Le voilà, cet homme, et c’est lui qui sera mon époux, et non votre fils, qui n’a jamais rien fait pour moi.

Grand fut l’étonnement de tous les convives, en entendant ces paroles. Le roi de Portugal, la reine et leur fils, pleins de confusion se levèrent, quittèrent la salle et montèrent dans leur carrosse, pour retourner en Portugal.

Le lendemain fut célébré, en grande pompe, le mariage de la Princesse du Soleil avec Ewen Kerépol, et il y eut à cette occasion pendant quinze jours, des festins et des fêtes magnifiques, et depuis je n’ai pas eu de leurs nouvelles.

Conté en breton par Jean Le Quéré, valet de ferme, à Plouaret, le 20 décembre 1891.