Contes et légendes annamites/Légendes/032 Descente aux enfers

Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 90-91).


XXXII

DESCENTE AUX ENFERS.



Dans la province de Nam dinh, vivaient deux riches époux, le mari se nommait Trân van hâi et la femme Huinh thi du. Ils avaient eu une fille qui avait six doigts à la main gauche. Ils lui avaient donné le nom de Xuân ; à l’âge de treize ans, elle était devenue d’une grande beauté, mais elle mourut de la petite vérole. Ses parents furent inconsolables de sa mort. Un jour ils se dirent : « L’on dit que dans la province de Quâng yen se trouve un marché[1] nommé Manh ma qui se tient une fois par an le premier jour du sixième mois. Pendant trois jours et trois nuits, à partir de cette date, les vivants et les morts[2] se rendent en ce lieu pour y faire leurs emplettes. Ils s’y rendirent donc comme s’ils avaient l’intention d’y faire du commerce. »

Pendant que leur fille vivait encore ils lui avaient fait faire un petit plateau d’argent[3] qu’après sa mort ils avaient conservé en souvenir d’elle. Ils l’emportèrent avec eux ; et une fois arrivés au marché de Manh ma ils étalèrent leurs marchandises et avec elles mirent en évidence le plateau à bétel. Un jour, comme la mère était assise auprès de son étalage, elle vit une jeune fille s’arrêter devant elle. Elle lui offrit bien vite du bétel de ce plateau. La jeune fille le reconnut et demanda à la marchande d’où elle était. Celle-ci et son mari lui répondirent : « Nous pleurons toujours notre fille nommée Xuan qui est morte depuis déjà plus de vingt ans, c’est pourquoi nous sommes venus ici espérant l’y rencontrer. » La fille dit : « Où avez-vous acheté ce plateau, et combien ? — « Je l’avais fait faire pour ma fille, répondit la mère, mais elle est morte à l’âge de treize ans. » À ces signes, la fille reconnut ses parents et ils s’embrassèrent tous en pleurant. La mère tenait sa fille dans ses bras et ne voulait plus la laisser partir. Celle-ci proposa à ses parents de la suivre aux enfers pour voir ce qui s’y passait. Ils acceptèrent et la suivirent.

Elle avait épousé un officier chargé de la police dans les enfers. Quand elle amena ses parents dans leur maison, son mari lui dit : « Que viennent faire ici ces vivants ? — Ce sont mes parents, dit-elle, je les ai amenés pour leur montrer comment nous vivons ici, car ils sont riches mais ils n’ont eu d’autre enfant que moi et ne peuvent se consoler de ma perte, »

Le mari lui répondit : « Ce n’est pas souvent que des parents descendent ici, je leur accorde donc d’y rester trois jours, mais pas davantage et je les promènerai dans les diverses chambres pour voir les tourments des coupables[4] ». Entrés dans la

  1. Cho troi sanh ru, goi là cho Manh ma. Un marché fondé par le ciel, appelé le marché Manhma, dit notre texte. Ces mots, fondé par le ciel, paraissent indiquer un de ces marchés qui s’établissent tout naturellement à un carrefour ou tout autre lieu bien situé sans qu’il soit besoin d’y élever des constructions. D’autres, au contraire, se forment autour de la maison d’un individu influent, d’une commerçante émérite qui en acquiert le monopole et supporte les premiers frais. Ils sont le plus ordinairement désignés par le nom de leurs fondateurs, ce qui explique le grand nombre de noms de marché commençant par ou par ông.
  2. Les ombres remontent des enfers pour faire leurs achats avec la monnaie de papier qui est brûlée en leur honneur et qui, entre leurs mains, prend toute l’apparence de la véritable. Dans les marchés où les morts se mêlent ainsi aux vivants, les marchands, pour s’assurer que la monnaie qu’ils reçoivent est de bon aloi, la plongent dans un vase d’eau ; la monnaie infernale devant surnager et l’autre tomber au fond. Un de ces marchés des âmes se trouvait près d’un grand arbre que l’on voit encore sur la route de Cholon, un peu avant d’arriver en ville.
  3. Quà. Plateau sur lequel on sert le bétel, l’arec et tous les accessoires nécessaires.
  4. Il s’agit ici des enfers bouddhiques, Naraka, en chinois dia nguc, prison de la terre. Les grands enfers sont au nombre de trente-quatre sans