Contes et fables indiennes, de Bidpaï et de Lokman, tome 1/Préface


Préface.


Les Fables de Bidpaï, ſi célèbres dans tout l’Orient depuis pluſieurs ſiècles, ont ſervi ſinon de modèle, au moins de matière à pluſieurs bons ouvrages François. J’oſe eſpérer que le Public en verra volontiers une traduction complette. Feu M. Galland, Auteur des Mille & Une Nuit, avoit traduit les quatre premiers Chapitres de ce livre, qui furent imprimés à Paris en 1724 ; ſa mort priva le Public des dix Chapitres ſuivans. L’accueil favorable que l'on fit à cet Ouvrage m’a enhardi à en donner la ſuite.

L’origine de ces Fables remonte à la plus haute antiquité. Voici ce qu’en dit La Fontaine dans une Préface :

Seulement je dirai par reconnoiſſance que je dois une partie de mes Fables à Bidpaï, ſage Indien : les gens du Pays le croient fort ancien, & original à l'égard d'Éſope, ſi ce n'eſt Ésope lui-même sous le nom du sage Lokman.

Bidpaï étoit un Brachmane ou Philosophe Indien : il vivoit sous la domination d'un Roi des Indes très-puissant. Ce Philosophe ayant reconnu dans le Prince, qui étoit encore fort jeune, des inclinations nobles & un heureux naturel, résolut de composer un Livre pour son instruction ; mais comme dans les Monarchies Orientales, les Princes sont accoutumés à la plus grossière flatterie, & que perſonne n'oſe donner des conſeils à celui qui peut ôter la vie, Bidpaï crut dedvoir préſenter la vérité ſous l'emblême de la Fable.

Dabichelim, c'étoit le nom du Monarque, lut avec plaiſir ce Livre qui refermoit les maximes de la plus ſaine morale. Perſuadé que perſonne n'étoit plus en état de les mettre en pratique, que celui qui les avoit dictées, il força le Brachmane, malgré ſon indifférence pour les grandeurs, d'accepter le fardeau du miniſtère.

Dabichelim régna longtemps & rendit ſes ſujets heureux. En mourant, il remit à ſes enfans l'ouvrage de Bidpaï, comme l'héritage le plus précieux qu'il pût leur laiſſer & leur recommanda de ſuivre les conſeils que ce Livre renfermoit.

Ces Princes & leurs ſucceſſeurs ſuivirent les intentions de Dabichelim : ils ſe maintinrent pluſieurs années ſur le Trône, aimés & adorés de leurs ſujets, & redoutés de leurs voiſins.

L'on ſavoit bien que les ſages ſucceſſeurs de Dabichelim ſe gouvernoient par des maximes écrites, mais l'on ſavoit auſſi qu'ils ſ'étoient fait une loi de ne point communiquer le Livre dans lequel ſe trouvoient ces maximes.

Kofroès premier, ſurnommé Nouchirevan par les Orientaux, qui régnoit vers la fin du ſixième ſiècle, voulut avoir une copie de cet Ouvrage, eſpérant y trouver des préceptes qui contribueroient à la gloire de ſon règne & au bonheur de ſes fujets. Il choiſit un Médecin de fa Cour, nommé Barzoviah, pour le charger de cette difficile entrepriſe. Celui-ci ſe rendit dans les États des ſucceſſeurs de Dabichelim. Après y avoir fait un ſéjour aſſez long, pendant lequel il avoit eu le tems d’apprendre la langue du Pays, il s’introduiſit à la Cour du Prince régnant, à la faveur de la Médecine, & parvint enfin à avoir une copie du Livre de Bidpaï. De retour en Perſe, il en fit une traduction en langue du Pays, qu'il préſenta à Koſroès. Ce Prince en fut très-content.

Les Rois de Perſe, ſucceſſeurs de Koſroès, conſervèrent précieuſement cet Ouvrage; mais les Arabes, ſous le règes d'Oſmar, ſ'étant emparés de la Perſe, ces Fables demeurèrent dans l'oubli. Abou-Hiafer-Almanſor, ſecond Calife de la race des Abbaſſides, qui connoiſſoit par la renommée le mérite de ces Fables, en fit faire une recherche exacte. Il fut aſſez heureux pour recouvrer l'exemplaire même que Barzoviah avoir préſenté à Koſroès : il le fit traduire en Arabe par Abdallah-ben-Mocannah, ſon Secrétaire, qui étoit fort verſé dans les deux langues. Bientôt ce Livre devint fameux dans tout l'Orient. Mamoun, septième Calife de la même Dinaſtie des Abbaſſides, Prince ſous le règne duquel les ſciences fleurirent, qui les protégeoit & les cultivoit lui-même, fit traduire de nouveau ces Fables par Sahal-ben-Haroun.

Aboulhafan troiſième, Prince de la race des Samanides, qui régnoit dans le Pays au-delà de l'Oxus, en fit faire une autre traduction en langue Perſienne, telle qu'on l'écrivoit alors, celle de Barzoviah étant devenue preſque inintelligible par les changements qui étoient arrivés dans cette langue depuis l'établiſſement du Mahométiſme dans ces contrées.

Voilà quel fut le ſort des Fables de Bidpaï en Perſe, en Arabie & aux Indes, qui étoient leur berceau. Il faut parler du ſort qu'elles eurent en Turquie. Elles n'étoient guères connues que de ceux qui avoient l'intelligence de la langue Perſienne. Ali-Tchélébi-ben-ſaleh, Molla très-habile, qui enſeignoit la Théologie & le Droit ſuivant les principes du Mahométiſme à Andrinople, crut rendre ſervice à ſa Nation en traduiſant ces Contes en langue Turque. Il préféra pour ſon Ouvrage la traduction d'Huſſein-Vaëz, ſupérieure à toutes celles qui avoient paru : il y travailla pendant vingt années, & la dédia à Sultan Seuleiman; c'eſt Soliman ſecond, l'ami de François premier, & l'ennemi de Charles-Quint. Ce Molla donna à ſon Ouvrage le titre d'Humaiounnamé, ou Livre Impérial.

Après avoir mis la dernière main à ſon Livre, il en fit mettre deux exemplaires au net; il en préſenta un à Loutfi Pacha, alors grand Viſir, & le ſupplia de faire parvenir le ſecond au Sultan.

L'Auteur qui ſ'attendoit à des louanges, peut-être à des récompenſes, fut bien mortifié d'eſſuyer de la part du Viſir des reproches aſſez amers. Vous devriez pleurer, lui dit ce Miniſtre, un tems que vous euſſiez mieux employé à travailler à la déciſion de quelque queſtion du Droit des Muſulmans; mais le bon accueil du Sultan, & les bienfaits dont il combla Ali-Tchélébi, le conſolèrent de la mauvaiſe réception du Viſir. Ce Prince, qui aimoit les Belles-Lettres, enchanté de cet Ouvrage, nomma Ali-Tchélébi, Cadi ou Juge de Brouſſe, dignité très-conſidérable, & qui lui frayoit le chemin à celle de Cadiasker ou même de Mufti. En vain le grand Viſir, honteux de ſ'être trompé, & ne voulant point revenir de ſon erreur, fit des repréſentations au Sultan.

Ce Livre, depuis ce tems-là, c'eſt-à-dire, depuis environ l'an 1540, eſt regardé par les Savans de l'Empire Ottoman, comme le modèle de la plus parfaite éloquence dont la langue Turque puiſſe être ſuſceptible. Le Lecteur trouvera ici les quatre premiers Chapitres tels qu'ils furent imprimés à Paris en 1724; je n'ai pas eu la témérité de les retoucher d'après M. Galland, dont les Ouvrages ont eu tant de ſuccès.