CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

« Dame jeune et jolie »

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« Dame jeune et jolie désire compagnon de voyage pour faire à bicyclette la côte normande. Se trouver le mardi 16 à quatre heures au haut de la côte de Canteleu, près de Rouen. »

Je ne sais quelle fantaisie me prit, en lisant ces lignes dans un journal. Dame jeune et jolie ! C’était tentant. En outre j’éprouvais depuis quelques semaines un grand désir de mouvement et de plein air. « Ma foi, me dis-je, si le temps est beau le mardi 16, je pars. »

Le temps fut plus que beau, une de ces matinées de juin où palpitent toute l’allégresse de la nature et toute la joie de la vie. Je partis.

Une voiture — je tenais à paraître en bonne condition — une voiture me fit monter la côte de Canteleu. À quatre heures j’arrivais au lieu du rendez-vous, assez ému, fort curieux et un peu inquiet. Jeune et jolie ? Était-ce possible ? Est-ce qu’une femme jeune et jolie a besoin de chercher, par la voie d’une annonce, un compagnon de voyage ?

Vaines inquiétudes ! Quand elle parut, au détour d’un chemin de traverse où elle devait attendre, un coup d’œil suffit à les dissiper : elle était adorablement jeune, adorablement jolie. Mais alors, pourquoi ?…

Elle vint à moi en souriant, les mains tendues, et me dit :

— Il n’y a que vous ?

— Il n’y a que moi, répondis-je en me nommant.

— Eh bien, j’aurais cru qu’une annonce aussi alléchante m’aurait attiré plus d’un cavalier… D’ailleurs, tant mieux ! Il m’eût fallu choisir…

Elle était vraiment charmante, bien prise en son boléro de drap bleuté ouvert sur une chemisette blanche, et en sa jupe courte qui dessinait exactement la forme de ses hanches et s’évasait à hauteur des chevilles en plis souples et ondoyants.

— Allons, me dit-elle.

Tout de suite, entre nous, la conversation fut des plus libres et des plus naturelles, sans pose ni embarras. Je n’ai jamais rencontré personne qui donnât l’impression d’une plus grande spontanéité. On la sentait enjouée et simple, franche et claire, instinctive et puérile. Son sourire avait une séduction pour ainsi dire loyale et semblait l’expression visible d’une âme fraîche et heureuse. Ses gestes étaient gracieux et précis.

Nous étions tellement à l’aise l’un avec l’autre, que je lui dis tout cela en plaisantant, tandis que nous roulions dans la forêt de Roumare.

— L’effort de vos jambes est juste, c’est pourquoi il est invisible et si léger. Vous donnez ce qu’il faut, ni trop ni pas assez, et avec une décision, une certitude où l’on devine des réserves de force.

Elle riait, et si délicieusement ! C’était comme une musique qui s’égrenait derrière nous. Et elle chantait aussi d’une voix délicate qui ne troublait pas le silence, mais au contraire se mêlait harmonieusement avec lui. Et elle me regardait parfois, comme on regarde un ami dont on sait depuis longtemps l’affection éprouvée et qui vous pardonne d’être un peu coquette.

Des renseignements sur elle ? On ne pensait même pas à lui en demander. L’aventure me plaisait d’autant plus qu’elle gardait un côté de mystère. Je ne savais pas d’où elle venait, je ne savais point où nous allions, je me laissais guider par cette enfant vers un but qu’elle ignorait peut-être elle-même, et c’est exquis de s’abandonner ainsi aux caprices du hasard.

Nous avions descendu la côte de Saint-Georges et nous glissions le long de la Seine, entre le beau fleuve paisible et les falaises blanches. Je lui dis :

— Je vous ai toujours connue, n’est-ce pas ?

— Toujours, et tout le monde me connaît ainsi dès la première heure. Ce m’est pas à dire qu’il n’y ait rien de caché en moi… car enfin, j’ai mes secrets. par exemple, cette excursion…

Elle s’interrompit, resta pensive et murmure :

— Nous verrons bien.

Et elle se remit à parler, insouciante et naïve comme auparavant.

Un arrêt à Auclair pour nous rafraichir, et nous repartîmes. On monta, on redescendit, puis, près des vieux arbres majestueux qui environnent le château du Taillis, elle quitta la grand’route et prit à gauche un chemin qui s’enfonce sous bois.

— Vous n’avez pas peur ? me demanda-t-elle.

— Non, je vous suivrais en enfer.

— Nous y allons peut-être.

Une ombre encore passa sur son visage mobile. Son allure devint moins vive. Il me sembla même qu’elle hésitait et qu’elle était sur le point de s’arrêter.

Ce ne fut qu’un instant. Nous continuâmes. Néanmoins cet instant revint, et, l’ayant regardée, je la trouvai très pâle. Elle me dit :

— Mettez votre main sur mon épaule… bien… plus près…

Elle me sourit d’un air très doux. J’eus envie de l’attirer contre moi, tellement ses cheveux blonds, ses joues roses, tout son visage frais tentaient mes lèvres,

Mais du doigt elle désignait une clairière qui s’ouvrait à cent pas devant nous :

— Le carrefour du Maudit !

Sa main tremblait un peu. Sa voix aussi avait tremblé, et à mesure que nous approchions, je notais qu’elle se courbait davantage sur son guidon. Mais, à l’entrée du carrefour, elle éclata de rire et, d’un effort, se redressa.

Au même moment un coup de feu partit, une balle siffla à mon oreille. Puis une autre détonation, mon chapeau fut emporté. Derrière nous un juron retentit.

— Vite ! vite ! s’écria-t-elle, pesant de tout son poids sur les pédales.

Et nous nous enfuîmes.

Ce fut une course folle par les mauvais sentiers de la forêt, puis la traversée d’un village et de prairies bordées de peupliers. Et la Seine nous barre le chemin. Tout près, il y avait un verger où nous nous réfugiâmes.

— Là, là, dit-elle, nous sommes bien. D’ailleurs, il ne nous à pas suivis.

— De qui parlez-vous ? lui demandai-je.

— Mais… de mon mari.

— Comment, c’est lui… ?

— C’est lui qui a tiré, parfaitement.

Je devais avoir l’air assez drôle, car elle pouffa de rire.

— Eh bien quoi, vous avez peur maintenant ?

Je m’approchai d’elle, et lui prenant la main non sans quelque brutalité :

— Vous saviez que votre mari était posté là ?

— Oui.

— Alors, pourquoi ?

— Ah ! voilà, c’est difficile à expliquer… une idée de femme… Figurez-vous que nous nous aimons beaucoup, Adrien et moi… moi surtout… je l’adore. Lui, lui, c’est autre chose, il m’aime par moments, à d’autres pas assez… pas comme je voudrais être aimée. Il n’est pas jaloux, voilà ! ou du moins je m’imaginais qu’il ne l’était pas. Cela m’agaçait, et je me disais : « Après tout, il ne l’est pas parce qu’il n’a pas à l’être… mais s’il en avait l’occasion ? » Alors, j’ai voulu voir, et j’ai fait mettre cette annonce dans le journal, et à lui j’ai écrit une lettre anonyme : « Monsieur, votre femme aime un autre homme. Soyez mardi prochain, vers six heures, au carrefour du Maudit. Vous les verrez passer. » Et il est venu, et vous voyez, il est jaloux, contrairement à ce que je pensais, assez jaloux pour avoir essayé de nous tuer…

J’avoue qu’il me fallut un certain effort de volonté pour ne point me jeter sur elle et la rouer de coups. Quoi ! c’était là l’âme fraîche et ingénue qui m’avait charmé, la créature enjouée, claire et si candide, dont le sourire m’avait semblé pur comme un sourire d’enfant !

Je la regardai longtemps sans qu’elle baissât les yeux. Et vraiment ces yeux avaient une pureté indicible, des yeux de vierge qui ne ment pas et dont l’âme est réellement ingénue et fraîche, des yeux de femme, une âme de femme, voilà tout.

Elle me dit :

— Vous êtes fâché ?

— Non, non, répondis-je, comprenant l’inutilité absolue de tout raisonnement. Seulement… expliquez-moi… vous n’étiez pas sans vous douter de ce qui pouvait nous arriver. Vous supposiez possible ce coup de fusil ?

— Évidemment, et c’était presque agréable, cette attente, et affreux en même temps… Quelle sensation j’ai eue en approchant !… Était-il là ? Que ferait-il !


J’eus envie de lui demander :

— Eh bien, et moi, dans toute cette affaire ? Car enfin, vous n’étiez pas seule. le danger était le même pour nous deux… Que vous l’affronteriez, soit ; mais moi, un inconnu, un étranger…

Mais à quoi bon lui demander cela ? Elle n’eût pas compris. Le mieux était de partir, c’est ce que je fis, avec un salut très respectueux.

Maurice LEBLANC.