Contes du lit-clos/Les Moulins à vent

Contes du Lit-ClosGeorges Ondet, Éditeur (p. 155-160).


LES MOULINS À VENT




Au temps jadis, en Bretagne,
Tout en haut d’une montagne
— Sans doute le Menez-Bré —
Il était un pauvre hère
Qui, pour un maigre salaire,
Broyait le froment doré.

Nul ne connaissant les Aile
Qui virent au vent, si belles,
Sous le grand souffle de Dieu,
Tel le Samson de la Bible
Tout seul il tournait le Crible
Et la Meule en granit bleu ;

Tels, par les glèbes bourrues,
Les bœufs mènent les charrues
Sous l’aiguillon mugissant,
Tel, voûté, cagneux, difforme
Il tournait sa Meule énorme,
Pleurant des larmes de sang ;

Il tournait, tournait sur place
Malgré les Hivers de glace
Et les Étés étouffants ;
Il tournait sa lourde Meule…
Pour nourrir sa vieille aïeule
Et sa femme et ses enfant !

Or, voilà qu’un soir d’Automne,
— Déjà le Vent monotone
Sentait le grand Vent d’Hiver —
Portant sa Croix sur l’épaule,
Le Christ se rendant en Gaule,
Franchit le vieux seuil ouvert.

L’homme était là, dans sa hutte :
Comme abandonnant la lutte,
Il dormait sur le blé d’or ;
Ses membres tremblaient sans trêve
Et l’on devinait qu’en rêve
Il tournait sa Meule encor !

Au bruit frappant son oreille,
Le pauvre meunier s’éveille…
Et Jésus lui dit : « J’ai froid,
« J’ai faim… je suis seul au Monde ! »
— « Entre ! Homme à la barbe blonde
« Je suis moins pauvre que toi ! »

Il mit un fagot dans l’âtre :
Devant la flamme rougeâtre
Jésus répéta : « J’ai faim ! »
— « Que cela ne te chagrine :
« Espère un peu ! Jean-Farine
« Va te moudre du blé fin ! »

Et puis le voilà qui tourne,
Qui fait la pâte et l’enfourne
Et donne une miche à Dieu…
Puis, brisé, mûr pour la tombe,
Pour la deuxième fois tombe…
Et s’endort au coin du feu !

Et le Christ, la nuit entière,
Resta dans l’humble chaumière,
Veillant le feu qui mourait…
Et, lorsque parut l’Aurore,
Le Meunier dormait encore
Près de Jésus qui pleurait !

Sans interrompre son somme,
Dieu baisa le front de l’homme,
Prit sa Croix blanche et sortit !…
… Mais, voilà qu’à la même heure,
Faisant trembler la demeure,
Un grondement retentit ;

L’homme, réveillé, se lève…
Mais, s’imaginant qu’il rêve,
Il se frotte les deux yeux,
Car il voit sa grande Meule
Qui tourne, qui tourne seule
En faisant un bruit joyeux ;

Il voit, plus blanche et plus fine,
Tomber, tomber la farine
Sur le vieux bluteau de lin,
Et ce prodige l’enchante :
Il rit, il gambade, il chante…
Puis il sort de son moulin :

Miracle : au toit solitaire
Il voit la Croix du Calvaire
Debout, dans l’immensité ;
Un bel ange, aux ailes grises
Grandes ouvertes aux brises,
Est à chaque extrémité !

Et la Tempête bretonne
Dont la rude Voix chantonne
Dans des binious éclatants,
Avec des souffles étranges
Fait tourner la Croix, les Anges…
… Et la Meule en même temps !…

Voile au vent comme un navire,
Depuis lors, le moulin vire
Au sommet du Menez-Bré,
Et les gens des basses plaines
Apportent toutes leurs graines
A moudre au Moulin Sacré ;

Et le brave Jean-Farine
Devint riche, on l’imagine,
De gueux qu’il était avant,
Ayant été, sur la terre,
Le premier propriétaire
Du premier Moulin à Vent !


Et c’est depuis qu’en Bretagne,
Par la Ville et la Campagne,
Par les Champs et par les Bois,
Nul — chez le pauvre ou le riche
N’entamerait une miche
Sans faire un signe de Croix !





Cette poésie est éditée séparément. — G. Ondet, éditeur