Contes du lit-clos/La Légende du Rouet

Contes du Lit-ClosGeorges Ondet, Éditeur (p. 107-110).


LA LÉGENDE DU ROUET




Au moment de la veillée,
Une vieille de cent ans
Qui filait sa quenouillée
Nous a dit : « Mes chers enfants,
« Tout grands garçons que vous êtes,
« J’ai fait vos premiers habits :
« J’ai filé les chemisettes
« De tous les gâs du pays.

« Ma joue, autrefois rosée,
« Sous la chandelle a pâli
« Pour que la jeune Épousée
« Ait des draps fins dans son lit ;
« Sans aller dans les églises,
« Chez moi je priais tout bas
« Tout en filant des chemises
« Pour ceux qui n’en avaient pas.

« Si je filai les dimanches,
« Dieu n’en sera pas fâché,
« Car j’ai fait des nappes blanches
« Pour la Cure et l’Évêché…
« …Mais, comme à la Mort je glisse,
« Que bientôt l’Ankou viendra,
« Pour que l’on m’ensevelisse
« Je m’en vas filer mon drap ! … »


Or, voilà que, la nuit même,
Le fil de lin se cassa,
Que, lorsque vint le jour blême,
La fileuse trépassa…
Celle qui, sa vie entière,
Pour les gueux allait, filant,
Fut couchée au cimetière
Sans un bout de linge blanc !

Le gâs, dont la main calleuse
Dans sa boîte la clouait,
Sur le cœur de la fileuse
Posa le pauvre rouet.
Et, depuis, quand la nuit tombe,
Un rouet tourne tout seul :
C’est la Vieille dans sa tombe
— Ingrats ! — qui fait son linceul !…




Musique de Théodore Botrel. — G. Ondet, éditeur.