Contes du jongleur/Le Prélude du Jongleur

Édition d'Art H. Piazza (p. 1-4).

LE PRÉLUDE DU JONGLEUR



SEIGNEURS, je vais chanter pour votre joie, pour chasser vos soucis et vous ragaillardir : c’est le plus plaisant des métiers. Je loue Prouesse et Beauté, l’amour et la bonne vie ! Que les envieux et les médisants s’écartent, je méprise leur vilenie. Je chante pour les amants courtois, pour les vaillants, les généreux ! Pour la belle au clair visage, au cœur joli, qui, si mon chant lui a plu, me récompensera d’un baiser !

Au temps nouveau, en mai, quand les rossignolets chantent clair sous les verts buissons, j’aime à tailler des flageolets dans les branches d’un saule, à tresser des chapeaux de fleurs pour en parer de blonds cheveux. J’aime la vive chanson des flûtes mêlée avec le tambourin, tandis que jeunes gens et jeunes filles dansent et mènent grand’joie. L’herbe verte, les rameaux fleuris, le ramage des oiseaux et le rire des filles me remettent en allégresse. J’aime aussi le noble jeu des armes, le fracas des tournois, et le retour magnifique des vainqueurs sous les bannières éployées. Au milieu des fêtes, par Dieu ! je suis plus heureux qu’un comte en son château ceinturé de tours !

Mais à l’approche de l’hiver, je rêve de trouver asile auprès de quelque bon maître. Mon hôte serait large, et ne compterait pas. Il aurait chez lui foison de porc, de bœuf et de mouton, canards, faisans, gibiers, grasses poulardes, chapons et bons fromages nichés dans la paille. La dame du logis serait aussi accueillante que le mari ; jeune et fraiche, elle penserait à mon plaisir tous les jours, et les nuits aussi… Et le mari ne serait point jaloux : souvent il nous laisserait seul à seule… Hélas ! On ne me verrait pas alors crever des chevaux a trotter, tout boueux, derrière quelque mauvais maître besogneux et chiche !

Seigneurs, je goûte les bons morceaux, les jolies filles et le vin clair. Je sais de beaux contes, et ma bourse est mal garnie. Je vais vous dire, à votre volonté, fabliaux plaisants, lais d’amour, nobles histoires ; et si elles vous agréent, vous me ferez de beaux dons, par courtoisie. Mais le don suprême, celui qui fait oublier tous les maux, qui me l’accordera ? Je le demande à Celle à qui je dédie ces chants :

À la plus belle, à la plus blonde, à la plus franche !