Contes de terre et de mer/La Sirène de la Fresnaye


Il vit la petite Sirène qui s’était endormie. (Page 158).


LA SIRÈNE DE LA FRESNAIE


Il y avait une fois dans le bois de l’île Aval, en la paroisse de Saint-Cast, un sabotier qui demeurait avec sa femme et ses deux enfants, dans une pauvre petite hutte, en terre, qu’il avait lui-même construite au bord de la mer, à l’endroit où finit la vallée. Il y en a qui disent qu’on en voit encore les ruines, mais cela n’est guère croyable, car il y a bien longtemps de cela, et d’habitude les cabanes de sabotiers ne laissent pas de longues traces.

Ils n’étaient pas riches, car ils n’avaient que leur travail pour vivre, et l’on sait que les sabotiers achètent rarement des métairies : le mari creusait des sabots, sa femme lui aidait de son mieux, et le petit garçon et la petite fille, qui n’étaient pas assez grands pour travailler le bois, allaient tous les jours à la pêche le long du rivage.

Un jour que le petit garçon était dans les rochers à prendre du poisson, il entendit tout à coup un chant doux et mélodieux, et, en regardant l’endroit d’où il semblait venir, il vit la Sirène qui nageait en chantant sur les flots, et autour d’elle la mer était si brillante que la vue en était éblouie.

Il courut bien vite à la cabane où son père travaillait :

— Ah ! papa, lui dit-il, viens donc voir ! il y a dans l’anse du Port-au-Moulin un poisson plus beau que tous ceux que j’ai vus : il chante, et il brille comme de l’or.




— Comme du feu, papa, ajouta la petite fille qui l’avait vu aussi.

Le sabotier et sa femme se hâtèrent de suivre leurs enfants ; mais quand ils arrivèrent au rivage, la Sirène avait disparu ; ils ne virent rien sur la mer, et n’entendirent point de chant.

— Ce n’était rien, dit la mère, les enfants auront rêvé tout cela.

Mais le sabotier n’était pas aussi incrédule que sa femme ; le lendemain, il dit aux enfants :

— Retournez au bord de l’eau et regardez bien si le beau poisson qui chante se montrera encore.

Le petit garçon sortit, mais dès qu’il eut fait quelques pas en dehors de la cabane, il y rentra en s’écriant :

— Ah ! papa, le beau poisson est revenu, on l’entend chanter d’ici.

Quand ils furent sortis de la cabane, ils entendirent dans le lointain une musique délicieuse, et ils se hâtèrent d’aller au bord de la mer où ils virent la Sirène qui se jouait en chantant sur les vagues et sautait parfois à plus de trois pieds au-dessus de l’eau.

— Ce n’est pas un poisson ordinaire, dit le sabotier, cela ressemble à une personne.

— Ah ! répondit la femme, il faut apprêter des lignes, peut-être pourras-tu le prendre ; je voudrais bien le voir de près.

Ils se mirent tous à arranger des lignes, et quand la mer était haute, ils les tendaient ; mais ils avaient beau garnir les hameçons des meilleurs appâts, le poisson-chanteur ne venait point se prendre, et pourtant on le voyait tous les jours.

Le sabotier pensait souvent au poisson merveilleux, et il réfléchissait aux moyens de s’en emparer. Un jour qu’il se promenait sur le rivage, il vit la Sirène qui s’était endormie, et, bercée par la vague, flottait à peu de distance du bord. Il se mit à l’eau sans faire de bruit, et passa tout doucement sous elle un grand panier qu’il avait, et dans lequel il l’emporta à terre sans l’éveiller.

Elle était de la taille d’un enfant de huit ans ; sur sa tête flottaient des cheveux couleur d’or, et son corps blanc et poli ressemblait à celui d’une femme, mais au lieu de pieds elle avait des nageoires et se terminait en queue de poisson.

— Ah ! dit le sabotier en la regardant ; mon petit gars n’avait pas menti, c’est bien la plus curieuse chose que l’on puisse voir. C’est sans doute une Sirène, car elle est moitié femme et moitié poisson.

Il faisait ces réflexions en prenant le chemin de sa cabane, et il n’en était pas fort éloigné, quand la Sirène s’éveilla et lui dit :

— Ah ! sabotier, tu m’as surprise pendant que je dormais ; je t’en prie, reporte-moi à l’eau maintenant que tu m’as vue de près, et je te protégerai, toi et toute ta famille, tant que tu vivras.

— Non, répondit le sabotier, je ne te remettrai pas à la mer ; il y a trop longtemps que je te guettais, et aussi ma femme et mes enfants. Je vais te porter à la maison pour qu’ils te voient ; mais quand tu auras chanté une chanson, si ma femme veut, je te rapporterai où je t’ai prise.

Il appela sa femme qui avait nom Olérie, et lui cria :




— Olérie, viens donc voir, et amène les enfants ; j’ai la chanteuse dans mon panier.

La bonne femme accourut toute joyeuse, suivie du petit garçon et de la petite fille, et ils se mirent à regarder la Sirène.

— Elle demande, dit le sabotier, que je la porte à la mer ; elle te chantera une chanson auparavant. Y consens-tu ?

— Non, répondit-elle, c’est un trop beau poisson : jamais je n’en ai vu un semblable ; il faut le manger.

— Ah ! dit la Sirène, si tu te nourris de ma chair, si tu te repais de mon poisson, tu ne mangeras plus rien en ce monde, car tu périras. Je ne suis pas un poisson comme les autres : je suis la Sirène de la Fresnaye, et ton mari m’a surprise pendant que je dormais. Demande-moi ce que tu voudras et je te l’accorderai, car j’ai le pouvoir des fées. Mais dépêche-toi de me reporter à la mer, et ne perds pas de temps, je faiblis déjà, et je mourrais bientôt.

— Qu’en dis-tu ? demanda Olérie à son mari.

— Si tu y consens, je veux bien la remettre à la mer ; ce serait dommage de la tuer, elle est bien gentille et elle n’a jamais fait de mal à personne.

Ils prirent le panier chacun par un bout ; et portèrent tout doucement la Sirène à la mer, et ils la laissèrent s’y plonger sans avoir songé à lui faire de conditions.

Quand elle sentit la fraîcheur de l’eau, elle s’esclaffa de rire, de la joie qu’elle avait de n’être plus en captivité, et elle dit au sabotier :

— Que me demandes-tu à présent ?

— Je désirerais, répondit-il, du pain, du poisson et des habits pour moi, ma femme et mes enfants.

— Tu auras tout cela dans vingt-quatre heures, dit la Sirène.

— Je voudrais bien aussi, poursuivit-il, si c’était un effet de votre bonté, un peu d’argent pour payer mon maître, car je ne suis guère riche.

La Sirène ne répondit rien ; mais elle se mit à battre l’eau avec ses nageoires, et à chaque fois qu’elle frappait les vagues, il jaillissait des gouttelettes, et tout ce qui sautait en l’air était de l’or qui venait tomber aux pieds du sabotier.

Le rivage en fut bientôt couvert : alors elle cessa de s’agiter, et elle dit au sabotier et à sa femme :

— Tout cela est à vous, bonnes gens ; vous pouvez le ramasser.

Ils remercièrent la Sirène qui s’éloigna en chantant, puis ils remplirent leurs poches d’or, et retournèrent à leur cabane, bien contents.

Quand les vingt-quatre heures furent écoulées, Olérie et son mari revinrent au bord de la mer pour chercher les habits que la Sirène leur avait promis. Ils l’entendirent au loin qui chantait, et bientôt ils la virent glisser sur les flots et s’approcher d’eux en continuant son chant doux et mélodieux. Elle frappa l’eau de ses nageoires : une grosse vague vint déferler sur la grève, et se retira, laissant aux pieds du sabotier un coffre bien fermé et de grande taille.




La Sirène sauta ensuite sur l’eau par trois fois, puis elle dit au sabotier :

— Tu trouveras dans ce coffre ce que je t’avais promis ; au revoir, toi qui as été bon pour moi ! Quand tu auras besoin de poisson, n’oublie pas ce rivage.

Ils emportèrent le coffre chez eux : il contenait de bons habits faits à leur taille, et toutes les fois qu’eux ou leurs enfants avaient envie de pêcher du poisson, ils allaient au bord de la mer, et, en peu d’instants, ils faisaient une pêche abondante.

Pendant un an, ils ne revirent plus la Sirène : leur bourse diminuait cependant, et plus elle devenait légère, plus ils pensaient à la Sirène. Souvent ils allaient au bord de la mer, prêtant l’oreille et espérant entendre sa voix.

Un jour, ils l’entendirent de loin qui chantait ; ils accoururent aussitôt sur le rivage, et furent bien joyeux de la voir se glisser sur les flots : partout où elle avait passé, la mer brillait comme un rayon de soleil.

Quand elle fut à une petite distance, le sabotier lui dit :

— Ma Sirène, je suis bien content de vous revoir ; si vous voulez, vous pouvez me rendre grand service, car je n’ai plus ni pain ni argent.

— Je vais, répondit la Sirène, vous donner de quoi remplir de nouveau votre bourse.




Après avoir dit ces mots, elle déplia ses nageoires, et, battant l’eau autour d’elle, elle envoya au rivage un flot d’or et d’argent.

— Avec cela, dit-elle, tu achèteras ce dont tu auras besoin ; mais si tu veux le conserver, emploie-le bien. Désormais, tu ne me reverras plus ; je quitte le pays et je repars pour l’Inde.

La Sirène s’éloigna après avoir ainsi parlé : jamais, depuis, personne ne la vit ni ne l’entendit chanter dans la baie de la Eresnaye.


Conté en 1880, par Rose Renaud, de Saint-Gast, âgée de 60 ans, femme d’Etienne Piron, pêcheur.