Contes de l’Ille-et-Vilaine/Le Tailleur et le Couvreur

Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 165-176).


LE TAILLEUR ET LE COUVREUR


I

Un couvreur et un tailleur, qui habitaient le rez-de-chaussée de la même maison, se détestaient cordialement et passaient leur vie à se vexer l’un et l’autre et à se jouer tous les tours imaginables.

Le premier, dont la profession était plus lucrative que celle de son voisin, s’était payé le luxe d’un petit jardin qu’il cultivait, matin et soir, avant et après sa journée.

Le second, pauvre boiteux, qui, à cause de son infirmité s’était vu obligé d’apprendre le métier de tailleur de campagne, — métier qui vous empêche tout juste de mourir de faim, — supportait sa misère en chantant des chansons.

Comme toutes les personnes à la vie sédentaire, ce pauvre diable avait éprouvé le besoin d’avoir près de lui un être pour le distraire. Il n’avait choisi ni un chat, ni un chien, ni un serin, mais bien une poule, qui lui tenait société et mangeait les miettes de pain tombées par terre.

Il arrivait souvent que la poule n’ayant pas suffisamment de nourriture à la maison, s’en allait dans le jardin du voisin picorer les salades et dévaster les plates-bandes.

Le couvreur la surprit plusieurs fois en flagrant délit de vol, et, furieux, la chassa à coups de pierres, et invita le tailleur à la renfermer.

Il ne fut tenu aucun compte de l’observation ; aussi un jour — cela devait arriver — la malheureuse bête fut prise à un piège, plumée et mise à la broche.

Le couvreur, après avoir commis cette mauvaise action, vit le tailleur à sa fenêtre et lui cria :

« Voisin ! Trop gratter cuit ! »

L’infortuné boiteux ne comprit pas tout d’abord ce que signifiaient ces mots : Trop gratter cuit ! mais ne voyant pas rentrer sa poule, la vérité se fit jour dans son esprit.

« C’est cela, s’écria-t-il tout piteux, ma pauvre bête qui, tout à l’heure, était à gratter son jardin, est sans doute à cuire en ce moment. »

Pour s’en assurer, il appela sa poule de toutes ses forces, lui prodigua les noms les plus tendres, mais ne réussit pas à la faire revenir.

La perte de cette bête lui causa un véritable chagrin, et lui suggéra des idées de vengeance.

Profitant de l’absence du voisin, qui était allé à sa journée, il voulut s’assurer si ce qu’il supposait était vrai, et imagina, à cet effet, le stratagème suivant : il se rendit près de la femme du couvreur, restée seule à la maison, et arriva tout essoufflé, pouvant à peine parler, la figure à l’envers, lui annoncer qu’un affreux malheur était arrivé à son mari.

« Il est tombé du haut d’un toit, lui dit-il, et vous appelle à grands cris avant de rendre son âme à Dieu. »

La malheureuse femme s’arracha les cheveux de désespoir, et courut bien vite vers l’endroit où son mari était allé travailler.

Pendant ce temps le tailleur, qui avait reconnu sa poule à la broche, s’en empara prestement, remplit de cidre un énorme piché (vase en grès, très en usage en Bretagne), et déroba une douzaine de galettes de blé noir qui venaient d’être faites à l’instant. Puis il se sauva chez lui et mangea sa poule pour se consoler de l’avoir perdue.


II

Le petit boiteux était en train de faire bombance aux dépens de son ennemi, quand celui-ci, du haut de son toit, aperçut sa bonne femme pleurant, levant les bras au ciel et courant à toutes jambes.

« Que peut-elle bien avoir ? se demandait-il, pour laisser son rôti brûler, juste au moment où je me disposais à l’aller manger ? »

— Oh ! mon pauvre homme ! criait la femme, fasse le ciel qu’il ne succombe pas à ses blessures, ou ne reste pas estropié pour le reste de ses jours, que deviendrions-nous grand Dieu !

— Qu’as-tu donc, femme, à gémir ainsi ? demanda le couvreur en descendant les barreaux de son échelle.

— Comment ! répondit-elle, te voilà sain et sauf lorsqu’on vient de m’annoncer que tu étais mourant ?

— Et qui t’a dit cela ?

— Mais le tailleur, parbleu ! Existe-t-il au monde un singe plus méchant que lui ?

— Tu n’as pas compris, sotte que tu es, reprit le couvreur, sentant son rôti lui échapper, qu’il est venu reprendre sa poule à la broche ?

— Hélas ! s’il n’a pris que cela ? ajouta la femme d’un air consterné.

— Il me le payera ! murmura le couvreur en méditant une revanche.

Tous les deux s’en retournèrent, l’oreille basse ; et comme ils étaient obligés de passer sous la fenêtre du tailleur, celui-ci qui les guettait leur cria en les voyant :

« Trop parler nuit ! »


III

Habitué à ne boire que de l’eau et à ne manger que du pain sec, le tailleur qui avait absorbé le piché de cidre, le poulet tout entier, et les douze galettes chaudes, ne tarda pas à se sentir gêné. Le malaise fut toujours croissant et l’indisposition arriva à un tel point que le voisin entendit bientôt les soupirs et les plaintes du gourmand.

Au lieu de lui porter secours, le couvreur s’en fut en ricanant entr’ouvrir la porte, lui demander de ses nouvelles, et lui dire d’un air goguenard :

« Eh bien ! voisin, trop manger fait mal au ventre ! »

« Je me vengerai ! » avait répondu le petit tailleur en se tordant sur son grabat.

Et c’est en effet ce qui arriva.

La femme du couvreur, quoique bonne ménagère et aimant son mari de tout son cœur, était ce qu’on appelle en Bretagne une estropiée de cervelle, c’est-à-dire d’une intelligence tellement bornée que cela frisait l’idiotisme.

Un jour que son mari et elle avaient tué un cochon — ce qui se fait chaque année dans tous les ménages à l’aise — le couvreur en le mettant dans le charnier disait après chaque couche de lard bien rangée et bien recouverte de sel :

« Voilà pour Janvier, voilà pour Février, voilà pour Mars, » etc.

Le tailleur, qui, de sa chambre, entendait les réflexions du voisin, se dit en lui-même :

« Tiens, il serait facile de lui jouer un nouveau tour. »

Il réfléchit toute la nuit, et le lendemain, déguisé en mendiant, et profitant de l’absence du couvreur, il se présenta chez ce dernier pour demander l’aumône.

« N’arrêtez pas, lui répondit la ménagère, nous sommes de pauvres gens qui n’avons pas le moyen de faire la charité.

— Comment ! reprit le faux mendiant, vous n’avez rien à donner au bonhomme Janvier ?

— Si fait, dit-elle ; si vous vous appelez Janvier, j’ai quelque chose pour vous.

Et elle remplit son bissac de morceaux de lard.

Un instant après le tailleur, sous un autre déguisement retourna chez la bonne femme, et d’un air suppliant la pria de l’assister.

— Vous vous trompez, mon pauvre homme, nous sommes trop misérables nous-mêmes pour secourir les autres, et nous ne pouvons rien vous donner.

— Vraiment, vous n’avez rien pour le vieux père Février ?

— Si fait, répondit-elle ; si vous vous appelez Février, j’ai quelque chose pour vous.

Et elle lui donna une seconde couche de lard.

Il en fut de même pour Mars, Avril, Mai, etc ; et quand le couvreur rentra, sa femme lui fit part des nombreuses visites qu’elle avait reçues et lui montra le charnier vide.

Une scène violente eut lieu entre le mari et la femme.

« Il faut que tu sois bien innocente[1] tout de même, ma pauvre femme, dit le couvreur, pour t’être laissée duper de la sorte. Tu n’avais donc pas compris que lorsque je disais : « Voilà pour Janvier, voilà pour Février, j’entendais par là que chaque couche de lard devait nous suffire pendant le mois que je désignais ? »

« Ma foi non », répondit-elle naïvement.

Le couvreur supposa bien que le tailleur ne devait pas être étranger à l’aventure ; mais il n’avait pas de preuves. Il ne lui en garda pas moins rancune, ainsi que nous le verrons tout à l’heure.


IV

À quelque temps de là, les deux ennemis étaient à travailler chez une grosse fermière des environs.

Le couvreur, tout en installant ses échelles dans la cour de la ferme, dit à la ménagère, qui était venue causer un instant avec lui :

— Vous n’avez donc pas craint de prendre ce petit tailleur en journée chez vous ?

— Non ; et pourquoi cela ?

— Vous ignorez donc qu’il est enragé ?

— Enragé ! Vous plaisantez.

— Pas le moins du monde, continua le couvreur, et il peut vous arriver les plus grands malheurs si vous n’exécutez pas, de point en point, ce que je vais vous conseiller.

— Dites bien vite ! répondit la fermière effrayée.

— Eh bien, lorsque vous le verrez couper son fil avec les dents, assénez-lui aussitôt un vigoureux coup de manche à balai derrière la tête, ou sans cela il sautera sur vous pour vous mordre.

— Dieu du ciel ! serait-ce possible ?

— Vous voilà prévenue, ajouta le couvreur en grimpant sur son toit. Faites maintenant ce que vous voudrez.

Comme beaucoup de tailleurs, le petit boiteux coupa son fil avec les dents, et la fermière, encore sous l’impression des paroles du couvreur, sauta, comme une furie, sur son balai, et avant que le pauvre boiteux eût pu proférer une seule parole, elle lui donna un si solide coup de bâton derrière la tête, qu’elle l’étendit sans connaissance à ses pieds.

En le voyant dans cet état, la fermière, qui naturellement n’était pas méchante, regretta sa vilaine action et donna tous ses soins au malheureux.

Étant d’une force peu commune, elle lui avait allongé un si terrible coup, que le petit couturier ne recouvra ses sens qu’au bout de quelques heures. Lorsqu’il put enfin parler, il demanda d’une voix presque éteinte ce qu’il avait fait pour recevoir une pareille correction. La fermière lui raconta alors son entrevue avec le couvreur, et le boiteux, tout souffrant qu’il était, oublia son mal pour se venger immédiatement de son ennemi.

« Tout ce que vous a révélé mon voisin, lui dit-il, est malheureusement vrai. Je suis enragé, bien enragé ; et si vous ne m’attachez pas tout de suite avec une corde d’une solidité extrême, je serai capable dans un instant, de vous dévorer.

« Tenez, continua-t-il, allez bien vite dans la cour, prenez cette énorme corde qui pend à l’échelle du couvreur, et revenez me lier les pieds et les mains. »

La bonne femme éperdue, courut détacher de l’échelle la corde qui retenait l’échafaud du couvreur sur le toit, et aussitôt ce dernier fut précipité par terre. Dans sa chute, il se brisa une jambe et s’enfonça deux ou trois côtes.

Le tailleur ayant de nouveau perdu connaissance, les deux ennemis furent placés sur un brancard et transportés, dans la même charrette à l’hôpital de la ville voisine.

On les mit l’un près de l’autre, dans des lits d’où ils purent converser lorsqu’ils entrèrent en convalescence. Ils se rendirent bientôt quelques petits services, et en vinrent, en riant, à énumérer toutes les misères qu’ils s’étaient faites, et convinrent enfin qu’ils avaient été bien sots de se nuire de la sorte.

Leur guérison s’effectua en même temps, et ils s’en retournèrent chez eux se donnant le bras comme de vieux amis, et se promettant bien de rester unis le reste de leurs jours.

(Ce conte a été recueilli à la Guerche
par M. More, agent-voyer de canton.)
  1. Synonyme d’imbécile.