Contes de l’Ille-et-Vilaine/Le Médecin de Fougeray

Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 207-215).


LE MÉDECIN DE FOUGERAY

C’était un bien drôle de petit homme que le père Langevin, tailleur et porteur de contraintes au Grand-Fougeray. On se souvient encore de lui à l’heure actuelle, bien qu’il soit mort depuis plus de trente ans.

Il était gueux comme Job, laid à faire peur, borgne, bavard, railleur et chansonnier quand il en avait le temps. L’une de ses chansons lui valut un mois de prison, ce qui ne l’empêcha pas d’en faire d’autres.

M. Delacoudre, vicaire de la commune, très sympathique, très considéré, ne détestait pas le petit tailleur à cause de son esprit et de ses vives reparties. Il aimait à le plaisanter quand il le rencontrait. Or, un jour qu’il passait devant la maison de l’ouvrier, il l’aperçut à sa fenêtre.

— Tiens, dit-il, c’est ici la résidence d’un seigneur, car son singe est à la fenêtre.

— Pardon, monsieur l’abbé, répondit Langevin, en saluant jusqu’à terre, vous vous trompez, c’est la demeure d’un meunier, car son âne est à la porte.

— Ça, c’est touché, s’écria M. Delacoudre ; aussi voilà un franc pour aller boire à ma santé.

Ce fut en chassant, que je rencontrai le porteur de contraintes, qui venait de parcourir toute une partie de la contrée et qui semblait harassé de fatigue. Je l’invitai à venir s’asseoir près de moi, sur un talus au pied d’un hêtre, et tirant une gourde de ma carnassière, je lui offris un verre de cognac. Ah ! alors, je devins son ami, et ce fut là, en pleine campagne, qu’il me dit le conte du Médecin de Fougeray.

Je transcris ce conte tel que je l’écrivis sous sa dictée, laissant ainsi au bonhomme la responsabilité de ses appréciations sur le caractère des habitants du pays.

Il commença ainsi :

Il faut dire les choses telles qu’elles sont : Les habitants du Grand-Fougeray ne sont guère hospitaliers et n’aiment pas les fonctionnaires du gouvernement, encore moins les gens qu’ils appellent des hors-venus, c’est-à-dire les étrangers au pays qui viennent y résider. De tout temps il en a été ainsi.

Jadis, un jeune homme qu’on ne connaissait nullement vint se fixer à Fougeray, comme médecin. C’était un grand garçon blond, avec un accent étranger, qui vivait très retiré et ne cherchait à faire aucune connaissance.

Il avait loué, sur la place, une petite maison composée de deux pièces au rez-de-chaussée et de deux chambres au premier étage. En hiver, on ne le voyait presque jamais, mais on apercevait de la lumière le long des nuits dans sa chambre. En été, il restait assis à sa porte, sur un banc de bois, fumant dans une grande pipe allemande, et regardant les hirondelles planer autour du clocher de l’église. Ses yeux ne quittaient pas les oiseaux, qui semblaient évoquer en lui des souvenirs de son pays lointain.

Si quelqu’un, par hasard, lui adressait la parole, il répondait à peine, et n’engageait jamais la conversation.

Comment expliquer qu’il eût choisi une bourgade perdue au fond des terres, de préférence à un endroit passager ? C’est ce qu’on ignorait et ce que personne n’aurait osé lui demander.

Il n’avait apporté avec lui aucune lettre de recommandation, et n’avait été présenté à personne. Un serviteur, aussi froid que son maitre, faisait le ménage, la cuisine, et soignait le cheval que le médecin avait cru devoir acheter pour faire ses courses.

Hélas ! ses courses, il n’en faisait guère, car il n’était pas souvent appelé près des malades, Et cependant on le disait instruit et adroit.

Il y avait aussi, à cette époque, à Fougeray, un vieux praticien qui n’avait que le titre de chirurgien et qui, néanmoins, exerçait la médecine. Il est vrai qu’il ne faisait que des saignées et n’ordonnait que des purgations. Et cela suffisait pour remettre sur pieds nombre de malades qui, soignés par des savants, eussent succombé. C’était lui qui prétendait que les animaux étaient moins bêtes que nous. « Voyez le chien, disait-il, quand il se sent malade, il cesse de manger et se couche. Si l’homme l’imitait, il pourrait se passer de médecin. »

Le pauvre docteur mourait d’ennui et commençait à perdre courage, lorsqu’un soir, revenant fort tard de voir un ouvrier, qui avait eu la jambe broyée dans un éboulement de carrière, il traversa l’immense lande des Morelles aujourd’hui défrichée. Sur cette lande, qui se trouve dans la commune de Sainte-Anne-sur-Vilaine, il aperçut des milliers de petites lampes allumées, formant des groupes séparés les uns des autres. Il arrêta son cheval pour examiner plus attentivement ce spectacle étrange.

Sans qu’il entendît le moindre bruit, un cavalier vint se ranger à côté de lui, et lui dit : — Voilà qui t’étonne, jeune homme, et si je t’explique ce que cela signifie, ta surprise sera plus grande encore.

— Qui êtes-vous ?

— Peu t’importe. Toutes ces lumières sont les âmes des habitants du pays, et ne sont visibles qu’à mes yeux et aux tiens. Elles sont disposées sur cette lande comme les bourgs et les villages le sont dans les paroisses qui nous entourent.

Le nom des personnes est inscrit sur les lampes et le degré d’intensité de la lumière indique la force de vitalité de chacune d’elles.

En outre, des indications font connaître le nombre d’années, de mois, de jours, d’heures qui leur reste à vivre.

— Encore une fois, reprit le docteur, qui étes-vous ?

— Je pourrais ne pas te répondre, car moi je ne te demande pas la raison qui t’a fait quitter ton pays ; et il attacha sur le jeune homme un regard perçant qui fit trembler celui-ci.

— Enfin, puisque tu désires tant me connaître, je suis Satan, mais Satan bon diable qui, voyant ton désespoir, a eu pitié de toi, et vient t’offrir ses services.

Lorsque tu connaîtras, par le moyen de mes lampes, la durée de la vie de tous les habitants de la contrée, tu feras promptement fortune. Songe donc, pouvoir affirmer à des malades au bord de la tombe, que tu réponds de leur existence, et laisser à ton confrère les pauvres diables dont les jours sont comptés. Tu n’auras de repos ni jour ni nuit.

Tiens, regarde là-bas, là-bas, cette lumière qui tremblotte, c’est le cabaretier de la Bréharais qui est en train d’expirer. Soudain la lumière disparut dans l’espace, l’âme du vieillard avait quitté la terre.

Une bande d’oiseaux de nuit s’éleva du milieu de la lande en poussant des cris lugubres.

Il y avait des lampes qui brillaient d’un éclat superbe. Celles-là, c’étaient les âmes de la jeunesse, forte et vigoureuse, qui avait de longues années à vivre.

Le jeune docteur dit à Satan : « Je cherche vainement ma lampe à côté de celles de mes voisins, et je ne l’aperçois pas. »

— Non, tu ne peux la voir. Il n’est pas en mon pouvoir de te faire connaître la durée de ta vie. Je puis l’indiquer celle des autres, mais non la tienne.

Ces lampes seront visibles pour toi toutes les nuits sur cette lande où tu pourras venir les consulter.

— Et qu’exigez-vous en échange ? demanda le docteur.

— Rien, ou presque rien. Tu n’auras, pour me satisfaire, qu’à noter, — mais très exactement, — les défauts et les vices de toutes les personnes que tu seras appelé à soigner.

— C’est un triste métier que vous me faites faire, répondit le jeune homme.

— Tu es libre de refuser.

— Non, j’accepte, car il faut que je fasse fortune promptement.

— Très bien ; mais remplis scrupuleusement tes engagements ou autrement il t’arriverait malheur.

— Je ferai mon devoir.

Lorsque le docteur eut rappelé à la vie des moribonds indigents, et refusé de donner ses soins à des personnes riches, on le considéra comme un grand savant. Il n’est pas de bassesses qu’on ne fit, près de lui, après l’avoir dédaigné si longtemps. Jusqu’à son valet qui fut l’objet d’attentions et de prévenances de la part des autorités du pays.

Les cadeaux abondaient dans la maison du médecin qui, malgré ses succès, semblait plus sombre que jamais.

Il devint avare et amassa or et argent pour pouvoir quitter promptement un pays qu’il avait pris en aversion. Ses voyages la nuit, sur la lande des Morelles, le faisaient frissonner lorsqu’il y songeait et ses rencontres avec le diable le glaçaient d’effroi.

Son esprit chagrin lui fit-il oublier de prendre ses notes, aussi exactement qu’il l’avait promis, ou bien sa lampe avait-elle brûlé son huile ? toujours est-il qu’un matin il ne rentra pas chez lui.

C’était en hiver, et il avait neigé toute la nuit. Au dégel, son cadavre fut trouvé par des pâtres sous une touffe d’ajoncs. L’infortuné docteur avait à la main une lampe d’une forme toute particulière et d’un métal inconnu.

Le domestique du médecin disparut sans doute avec le trésor de son maître car on ne le revit plus à Fougeray, et on ne trouva rien dans la maison abandonnée.