Contes de l’Ille-et-Vilaine/La Bûche d’or

Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 65-80).


LA BÛCHE D’OR


I

Trois frères, orphelins, vivaient ensemble dans une hutte faite de mottes de gazon et de branches entrelacées, au milieu de la forêt de Broceliande.

Ils n’avaient d’autres ressources que leur métier de charbonnier ; aussi travaillaient-ils jour et nuit pour subvenir au besoin de leur existence.

Un soir, après avoir terminé une fournée de charbon, Jean, l’aîné, dit aux deux autres :

— Frères, maintenant que la besogne est à peu près achevée, et qu’il n’y a plus qu’à surveiller le feu, je vous laisse pour aller danser à la noce de Jérôme Chouan, qui a lieu cette nuit au bourg de Paimpont.

— Va, répondirent Jacques et François.

Il se rendit aussitôt dans la cabane pour faire sa toilette. Il prit son petit veston de tirtaine, un pantalon qui n’avait encore que deux pièces, l’une au genou, l’autre au derre, des cocars frais ressemelés, et son grand chapiau des dimanches, puis il partit en chantant.

Le cadet se dit à son tour : « À quoi bon rester deux ici pour entretenir le fourneau ? petit François fera bien cela tout seul. D’autant plus, pensait-il, qu’ils sont tous réunis, filles et gars, chez Julien Guenel, autour du feu, à boire du piot, à manger des châtaignes et à dire des contes. Plus que ça que je resterais ici à mourir d’ennui. »

Et lui aussi s’en alla, recommandant bien à François de ne pas laisser le feu s’éteindre ou sans quoi tout serait perdu.

Petit François n’avait encore que treize ans, et était d’une obéissance et d’une complaisance dont ses frères abusaient souvent.

Or, ce soir-là, le pauvre enfant tombait de sommeil, car, outre qu’il avait aidé ses frères tout le jour, il avait encore passé une partie de la nuit précédente à veiller.

Il ne dit cependant rien, et prit la pique pour remuer la braise du fourneau afin d’attiser le feu.

Les heures s’écoulaient lentement et le sommeil le gagnait, malgré tout ce qu’il pouvait faire pour y résister. Il marchait cependant pour se tenir éveillé et allait du fourneau à la hutte et de la hutte au fourneau ; mais rien n’y faisait, il eut beau lutter, il succomba et s’endormit.

François fit un rêve : il était roi, croyait-il, et gardait les vaches, monté sur un grand cheval blanc. Ses richesses lui permettaient de manger de la galette et du lard à tous ses repas. Qui eut pu le voir endormi aurait lu sur sa figure le plaisir que lui causait ce songe enchanteur.

Ô ciel ! désenchantement et malheur ! lorsqu’il se réveilla, il n’était plus le beau prince chevauchant sur la lande ; mais bien le pauvre charbonnier dont le fourneau était éteint, et qui allait être battu par ses frères.

Que faire ? que devenir ? comment se tirer de là ? Les allumettes étaient inconnues et l’on voyait, chaque matin, les bonnes femmes aller de porte en porte chercher, dans un vieux sabot, quelques charbons embrasés chez les voisines qui avaient pu conserver du feu sous la cendre.

Le pauvre petit François s’arrachait les cheveux de désespoir, en invoquant, à son aide, tous les saints du paradis.

Tout à coup, en levant les yeux au ciel, il aperçut au-dessus des arbres de la forêt, des flammes qui s’élevaient à une hauteur prodigieuse.

— Tiens, s’écria-t-il, d’autres compagnons noirs ont allumé un grand feu pour se préserver de la rosée, je vais aller, bien vite, leur demander quelques tisons.

Il s’élança dans la direction des flammes, et fut étrangement surpris de voir, en approchant, qu’elles étaient de diverses couleurs : bleues, blanches, jaunes, rouges, etc.

Elles éclairaient à une telle distance qu’il put distinguer l’endroit où il se trouvait.

Il s’arrêta soudain. Une sueur froide lui coulait sur le front en s’apercevant qu’il était à deux pas de la Crezée[1] de Trécelien près de la fontaine de Baranton hantée par les fées.

Minuit sonna à l’église de Paimpont.

Ce fut alors seulement que François se souvint que les divinités des bois se donnaient rendez-vous en ces lieux, chaque nuit à pareille heure, pour se livrer à leurs ébats et à leurs danses. Il se rappela que les mortels qui voulaient les épier et les surprendre, étaient entraînés, malgré eux, dans leur ronde infernale et tombaient morts d’épuisement.

Fallait-il avancer ? Fallait-il retourner sur ses pas ? Était-ce encore possible ?

Comme il faisait ces réflexions, plusieurs nymphes sortirent des bocages qui l’entouraient, le saisirent et l’emmenèrent, bon gré, mal gré, plus mort que vif, au milieu de la Crezée, en face d’un immense brasier devant lequel le dieu des chênes se rôtissait les jambes.

Ce dernier en apercevant le nouveau venu, s’écria d ! une voix formidable : « Mortel ! que viens-tu faire ici ? »

François lui raconta, en pleurant, ses chagrins et sa méprise. Le dieu des chênes, en l’entendant, vit bien que le pauvre enfant ne mentait pas et s’attendrit à son récit, aussi lui dit-il, d’une voix presque douce, en lui désignant le feu : « Jeune homme, pique, n’y reviens pas, et fais-en bon usage. »

Le petit charbonnier ne se le fit pas dire deux fois ; il enfonça sa pique dans le brasier et en retira une bûche enflammée qui l’éclaira pour retrouver son chemin. Aussitôt arrivé, il la mit dans son fourneau dont le feu reprit comme par enchantement. Quand ses frères revinrent, la cuisson du charbon était terminée et rien ne pouvait leur faire supposer ce qui était arrivé.


II

Le matin, François fut chargé, comme d’habitude, de nettoyer le fourneau.

Il enlevait les cendres et le frasil avec une pelle en songeant aux événements de la nuit, lorsque tout à coup il recula surpris en voyant la bûche qu’il avait apportée briller encore d’un éclat merveilleux.

Une fois remis de son émotion, il s’en approcha, la retourna dans tous les sens, reconnut qu’elle était éteinte, l’essuya du revers de son tablier et s’aperçut enfin qu’il avait sous les yeux, et en sa possession un énorme lingot d’or.

Ses frères étaient allés vendre le charbon.

François ne songea toute la journée qu’à sa trouvaille. Abandonné à lui-même depuis son enfance, il se laissait aller à ses mauvaises passions : « Cette bûche d’or, songeait-il, représente des sommes immenses, c’est-à-dire la richesse qui procure le bonheur et les plaisirs. Elle m’appartient, puisque c’est à moi seul qu’elle a été donnée, Jean et Jacques n’y ont aucun droit. »

Les bons sentiments, cependant, se révoltaient à cette idée et lui faisaient dire : « Tu as été orphelin tout enfant et tes frères ont remplacé tes parents morts. »

Aussitôt les mauvaises pensées revenaient à la charge et lui soufflaient : « Depuis que tu as l’âge de travailler, tu leur as rendu au centuple ce qu’ils ont fait pour toi. Tu es quitte envers eux depuis longtemps, ne te gêne pas, garde ton or. »

Satisfait de ce dernier raisonnement, François alla faire un trou sous un hêtre et y cacha son trésor.

À partir de ce jour, il n’eut plus un instant de repos ; adieu les rêves joyeux. Sa vie changea complètement. Les soucis s’emparèrent de lui et ne le quittèrent plus. Il fuyait ses frères, ses amis, ses camarades, tout le monde. Il errait seul dans la forêt, songeant à quitter ces lieux pour aller à Paris monnayer son or et revenir ensuite acheter, dans le pays, toutes les propriétés à vendre, afin de faire crever de dépit et de jalousie ceux qui l’entouraient présentement, car le démon de l’orgueil le dominait.

Cependant, malgré sa bûche d’or, il était pauvre et ne pouvait effectuer ce voyage tant désiré. De longues années s’écoulèrent ainsi à économiser liard par liard, sou par sou, la somme qui lui était nécessaire.

Son temps se passait à aider ses frères auxquels il n’adressait jamais la parole, à rêver à sa fortune, à compter ses épargnes cachées dans un bas, et à surveiller son trésor qu’il couvait sans cesse du regard.

Ses économies n’augmentant pas selon ses désirs, il laissa ses frères pour aller travailler avec d’autres charbonniers qui le payèrent plus cher.


III

Enfin le jour tant désiré arriva.

Sans dire adieu à personne, il quitta le pays, emportant sur son dos sa bûche d’or dissimulée par de vieux habits attachés avec des cordes.

En voyant passer par les chemins ce failli gars, pâle, maigre, chétif, sous un aspect misérable, l’on ne pouvait se douter qu’il était porteur d’une fortune considérable.

Il voyageait ainsi, de village en village, économisant le plus qu’il pouvait afin de ne pas subir de retard, et, pour cela, vivant en Bretagne de pommes et de châtaignes tombées des arbres ; plus loin de raisins dérobés aux vignes, ou de mûres sauvages. Il acceptait aussi, avec empressement, l’hospitalité que les paysans lui offraient par compassion et pitié pour sa mauvaise mine.

Un soir, après une longue route, il vit les toits de la grande ville se dessiner devant lui ; mais exténué de fatigue, il chercha un gîte dans les faubourgs.

Le lendemain matin, il brisa sa bûche d’or en morceaux et s’en alla les vendre chez les orfèvres. Des sommes énormes lui furent versées. Il dépouilla dans l’échoppe d’un marchand, ses vêtements de charbonnier et revêtit des habits de bourgeois qui, avec son teint hâve, lui donnèrent l’air d’un monsieur.

Il s’en alla loger dans un hôtel et goûta bientôt à tous les plaisirs qu’offre Paris.

Doué d’une intelligence peu commune, d’une physionomie douce et agréable, et ayant avec cela de l’or à pleines mains, il se façonna promptement aux belles manières.

Un cortège d’amis lui fraya son entrée dans le monde. Les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes devant lui, et le marquis de Comper — tel était le nom qu’il avait pris, — ne tarda pas à devenir un chevalier accompli, adulé, choyé, envié !

Tous ces succès, qu’il accueillit d’abord avec enthousiasme, le fatiguèrent de bonne heure, il était breton, et le souvenir de son pays le suivait partout.

Au milieu des fêtes les plus brillantes, François, le charbonnier, songeait aux grandes futaies de la forêt de Trécelien et aux champs de blé noir parfumés. Souvent il se disait : « Je pourrais là-bas, tout aussi bien qu’ici, m’amuser et recevoir mes amis.


IV

Or, un beau matin, en sortant d’un bal — sans prévenir personne, selon sa coutume — il rentra à l’hôtel, prit son or, acheta un cheval et des armes, car les routes n’étaient pas aussi sûres que de nos jours, et revint en Bretagne.

Le voyage s’effectua sans encombres et, à son arrivée, il acheta un superbe château aux environs de Plélan.

Après cela les fêtes commencèrent. Les gentilshommes de la contrée furent invités.

Les meutes de chiens aboyèrent dans les cours. Les cors retentirent dans la forêt. La musique se fit entendre dans les salons.

Les dîners, les bals, les chasses ne cessèrent pas. Des prodigalités sans nombre furent faites, les pauvres seuls n’y prirent pas part et se virent délaissés et oubliés.

À ce train, la bûche d’or diminua sensiblement, aussi le marquis de Comper voulut-il demander au jeu les sommes qu’il avait follement dissipées. Ce fut là son malheur ; il acheva de perdre ce qui lui restait.

Après une orgie effroyable, François joua, dans une nuit, jusqu’à sa dernière obole et redevint aussi gueux que dans ses jeunes années. Au plus fort de la partie on vint le prévenir que le feu s’était déclaré dans les écuries et qu’on ne pouvait s’en rendre maître. Trop occupé de son jeu, et voulant regagner au plus vite de quoi tenter de nouveau la fortune, il se contenta de hausser les épaules.

Quelques heures après, tous les bâtiments étaient la proie des flammes, et rien ne put être sauvé.

Lorsque l’incendie eut tout consumé, chacun rentra chez soi, mais personne n’invita François à l’accompagner. Ses amis de débauche l’évitèrent. Le malheureux resta seul assis sur les débris en cendres de sa fortune envolée.

Il y resta tout le jour abimé dans sa douleur. La faim l’obligea à chercher un abri. Il se souvint seulement alors qu’il avait des frères dans le pays et se dirigea du côté de son ancienne cabane.

Jacques et Jean étaient en train de faire le fourneau et chantaient en travaillant.

Ils avaient aperçu, plusieurs fois, le marquis à cheval, suivant sa meute, et lui avaient trouvé un air de ressemblance avec leur frère ; mais ils ne pouvaient croire que ce fût lui. Cependant, quand ils le virent entrer chez eux, il n’y eut plus de doute, c’était bien François vêtu comme un grand seigneur.

— Frère, lui dirent-ils, tu es donc bien riche pour avoir un château, des chevaux, des chiens qui doivent coûter plus cher à nourrir que tous les paysans de la forêt, et de nombreux amis.

— Je ne le suis plus, répondit-il ; mon château est brûlé, mes chevaux et mes chiens sont vendus, mon argent est dépensé, mes amis m’ont fui. Je n’ai plus rien et j’ai faim et froid.

— Partage notre repas et réchauffe-toi à notre feu reprirent les charbonniers en lui désignant le foyer et un pot rempli de soupe de pain noir. Il y a toujours ici une place pour le pauvre.

François mangea et s’approcha du feu pendant que ses frères continuaient leur travail.

L’accueil, bienveillant, de ceux-ci l’humilia plus que s’ils l’avaient repoussé. Il souffrit de les voir meilleurs que lui, et ne voulut pas rester plus longtemps chez eux.

D’un autre côté, le travail lui était devenu impossible, et il comprenait bien qu’il ne pouvait rester avec ses frères sans les aider. — Allons ! se dit-il, du courage ! Tentons la fortune une dernière fois et, pour cela, allons rendre visite aux dieux de la forêt, dans la Crezée de Trécelien.

Il profita des ténèbres pour s’éloigner de la cabane.


V

Un peu avant minuit, l’infortuné marquis s’achemina timidement vers la Crezée.

Il faisait un temps affreux, le tonnerre grondait, les éclairs sillonnaient la nue.

François aperçut, comme la première fois, les flammes de diverses couleurs qui passaient par-dessus les cimes les plus élevées des arbres de la forêt.

Les hiboux faisaient entendre leurs cris sinistres. Les chauves-souris et les engoulevents passaient comme des ombres autour des buissons. C’était en été, c’est-à-dire à l’époque où les grenouilles, les crapauds, les sauterelles et les grillons chantent toute la nuit ; mais ils ne donnaient pas signe de vie. Par exemple on entendait le bruissement du vent dans les halliers, les mélèzes se plaignaient, les fougères tremblaient, les bruyères frissonnaient, la nature entière gémissait.

Le marquis s’arma de courage et avança.

Des éclats de rire, des voix, des chants partirent tout à coup du bocage et le malheureux se vit cerné et entraîné dans une danse échevelée.

Le dieu des chênes, en le voyant, le reconnut aussitôt et lui dit d’une voix terrible :

« Mortel ! que viens-tu faire ici ? »

François voulut lui raconter la même histoire de son fourneau éteint ; mais le vieillard l’interrompit :

« Je la connais, celle-là, elle est trop forte ! Du reste, ajouta-t-il en ricanant, nous verrons bien tout à l’heure si tu dis vrai. Enfonce ta pique dans le feu et tâche d’en retirer une bûche. »

Pâle, les yeux hagards, le pauvre diable se précipita vers le brasier, y introduisit sa pique et chercha à la retirer. Impossible ! Elle semblait retenue par une force invisible. Ses mains se contractèrent et semblèrent faire partie inhérente de l’instrument. Les flammes vinrent d’abord lécher la pique, puis les bras du malheureux qui, malgré ses cris de douleur, fut enlevé et dévoré par le feu.

Le matin, à l’aube, les danses cessèrent, les nymphes disparurent, les flammes s’éteignirent, le cadavre calciné de l’infortuné jeune homme resta seul dans la Crezée.

Plus tard, ses cendres se couvrirent d’écorce, des rameaux poussèrent et, aujourd’hui l’on voit encore, à la même place, un vieux petit arbre rabougri, dont les branches piquent la terre, et que l’on nomme l’arbre au charbonnier.

(Conté par Marie Niobé, du village du
Canée, commune de Paimpont.)
  1. Clairière.