Contes coréens/Le Serment

Traduction par Serge Persky.
Contes coréensLibrairie Delagrave (p. 117-127).

LE SERMENT


i

Jan-Sane, le ministre, avait un fils appelé Jan-Boghi qui, jusqu’à l’âge de treize ans, fit ses études à la maison ; il s’en alla ensuite dans un couvent pour achever ses études auprès des bonzes[1] et devenir à sa majorité, c’est-à-dire quand il aurait seize ans, un homme cultivé.

Comme il se rendait au couvent, il passa un soir devant une ferme appartenant à un noble du village nommé Khouan-Ché.

La fille de ce noble, une petite beauté de treize ans appelée Vonléï, apercevant le jeune homme, envoya une esclave lui demander son nom.

Lorsque l’esclave rapporta la réponse, la jeune fille dit :

« Demande-lui s’il ne veut pas se reposer un peu des fatigues du voyage ? »

Jan-boghi accepta la proposition et pénétra dans la maison. Tandis qu’il conversait avec le maître de la maison, Vonléï fit appeler son père et lui dit :

« Permets-moi de me rendre auprès de ce jeune homme, père.

— Mais ce n’est pas possible, tu es une jeune fille et de plus, tu es fiancée.

— Je me déguiserai en garçon, père. »

Vonléï était fille unique et très gâtée. Elle supplia son père avec tant d’insistance que celui-ci finit par céder.

La jeune fille, déguisée en garçon, se rendit auprès de l’hôte et ils se lièrent aussitôt d’amitié.

« Quand êtes-vous né ? demanda Vonléï au jeune homme.

— Je suis né il y a treize ans, à la troisième lune, au quinzième jour, à l’heure du dîner.

— Que c’est étrange ! dit la jeune fille, c’est aussi l’année, le jour et l’heure de ma naissance, »

Sur l’invitation du père, l’hôte passa la nuit dans la maison.

La fille fit encore une demande à son père ; c’était de lui permettre de se rendre avec le jeune homme chez les bonzes pour s’y instruire.

« Père, je m’habillerai en garçon et je te jure au nom de ma défunte mère, que jamais personne ne soupçonnera que je suis une fille. Lorsque j’aurai seize ans, je reviendrai et j’épouserai le mari que tu m’as choisi. Permets-moi d’employer les trois années de liberté qui me restent à acquérir de la science, car la science, c’est le bonheur. »

Longtemps le père résista, mais elle supplia avec tant d’ardeur, elle pleura si pitoyablement tout en affirmant qu’elle mourrait si on n’accédait pas à sa demande, que son père finit par céder.

Il lui fit jurer encore une fois qu’elle ne révélerait son sexe à personne.

« Sois tranquille, père, j’accomplirai mon devoir. »

— Que diriez-vous si je m’en allais avec vous m’instruire chez les bonzes ? » demanda Vonléï à son hôte, le lendemain.

San-boghi se montra très satisfait et assura que c’était le ciel lui-même qui lui envoyait un tel compagnon.

Après quoi ils se dirigèrent vers le couvent. Ce fut un voyage magnifique. Quand la nuit approchait, ils faisaient du feu pour éloigner les tigres et les panthères et ils conversaient gaîment. Puis ils se couchaient et dormaient sans se réveiller jusqu’au matin.

Un jour, Vonléï dit :

« Nous sommes camarades ; pourquoi ne pas nous tutoyer ? »

Et dès lors, ils se tutoyèrent.

« Nous sommes nés tous deux le même jour, à la même heure, dit la jeune fille à la halte suivante, nous devons fraterniser. »

Et ils fraternisèrent.

Pour cela, ils écrivirent leur nom sur le bord de leur robe avec leur propre sang, détachèrent les fragments couverts d’écriture et les échangèrent, puis ils les cachèrent dans leur sein.

Quand ils furent arrivés chez les bonzes, le grand devin Toïn se mit à leur apprendre toutes les sciences.

Jan-Boghi et Vonléï ne pouvaient vivre l’un sans l’autre et ne se quittaient jamais.

« Dis-moi, pourquoi dors-tu toujours vêtu de ta robe ? demanda une fois Jan-Boghi à la jeune fille.

— Quand j’étais petit, je tombai si gravement malade que je faillis mourir, répondit Vonléï ; alors mon père jura que si je me rétablissais, je dormirais tout habillé jusqu’à l’âgé de 16 ans. »

Toutefois, le sage Toïn sut bien découvrir de quel sexe était Vonléï. Lorsque les deux camarades eurent quinze ans, il les envoya se baigner.

« N’as-tu rien remarqué, mon fils ? demanda Toïn à Jan-Boghi, quand les élèves furent revenus du bain.

— Je n’ai rien remarqué, maître. Pourtant, mon frère, qui se baignait plus haut dans la rivière, s’étant coupé au pied, j’ai vu du sang dans l’eau. »

Une année s’écoula, les deux camarades terminèrent leurs études ; ils avaient seize ans ; Toïn, ayant appelé Jan-Boghi, lui dit :

« Mon enfant, ton instruction est achevée et le moment est venu de te choisir une compagne, car la vie de celui qui n’a pas de descendance ne vaut rien, c’est comme s’il n’avait pas vécu. Par ta science, ton zèle et la pureté de ton âme, tu mérites la meilleure des femmes. Elle est plus près de toi que tu ne le penses. Je parle de ton camarade. Apprends que c’est une jeune fille et la meilleure des jeunes filles. »

Le soir, Jan-Boghi dit à Vonléï :

« Ce n’est pas en vain que mon cœur bondissait au-devant de toi, ce n’est pas en vain que je t’aimais avec passion. Maintenant que nos études sont achevées qui nous empêche de devenir mari et femme, si tu m’aimes ?

— Si je t’aime ? répondit Vonléï, je t’ai aimé dès que je t’ai vu. As-tu donc oublié que nous sommes frères ?

— C’est par tromperie que je suis devenu ton frère et je ne me reconnais lié par aucune obligation, dit Jan-Boghi. Et sortant l’amulette, il ajouta : reprends-la.

— Mais moi je suis encore liée, » répondit-elle.

Alors Jan-Boghi l’enlaça et lui dit :

« Ô Vonléï, pourquoi me mets-tu à la torture, alors que l’heure de notre bonheur est sonnée ? »

Et il se mit à supplier la jeune fille avec tant d’ardeur, qu’elle lui dit :

« Soit, mais il faut d’abord que je sois relevée de mon serment. Quand j’en serai affranchie, je reviendrai auprès de toi. »

Jan-Boghi s’endormit. Mais à son réveil, Vonléï avait disparu.

« Mon bien-aimé, lui écrivait-elle dans une lettre, qu’elle lui avait laissée, je t’aime et je t’appartiens. Je te resterai éternellement fidèle. Mais je ne serai à toi que dans l’éternité ».

Jan-Boghi ne comprit rien à cette lettre et se mit à la poursuite de Vonléï.

Il parvint jusqu’à la maison de la jeune fille sans la rejoindre.

Il fut reçu par le père de Vonléï, qui lui déclara que sa fille était fiancée depuis sept ans. Quoique le fiancé ne fût pas de race aussi illustre que Jan-Boghi, la parole était donnée et ni le ciel ni la terre n’y pouvaient rien changer.

« Puis-je au moins voir Vonléï ? demanda Jan-Boghi.

— Non, » répondit le père.

ii

Jan-Boghi ne pouvait vivre sans Vonléï.

Son père et sa mère furent très heureux de son retour, mais leur joie se transforma en chagrin quand ils virent que leurs fils était malade.

Bientôt son état fut désespéré et il dit en mourant :

« Je meurs d’amour pour une jeune fille qui se nomme Khouan Vonléï. Elle est déjà fiancée et on ne peut empêcher son mariage. Quand je serai mort, enterrez-moi au bord de la route que le mari de Vonléï prendra avec sa femme. »

C’est ce qui fut fait.

Vonléï se maria avec l’homme que son père lui avait choisi sept ans auparavant.

Le père, usant de son droit, ne permit pas à Vonléï de vivre chez son mari. Il la garda chez lui pendant trois ans encore.

Et pendant trois ans, Vonléï ne fit que laver sa robe de noce qui devint aussi fine qu’une toile d’araignée.

Au bout de trois ans, le mari vint la chercher et l’emmena dans sa maison.

Comme ils passaient devant le tombeau de Jan-Boghi, un oiseau vert perché sur un arbre se mit à gazouiller une douce chanson, et la chanson fit monter un peu de rouge aux joues pâles de Vonléï, à ses joues pâles depuis trois ans.

Elle arrêta son cheval et dit à son mari :

« C’est le tombeau de mon frère (et pour le prouver, elle montra le fragment d’étoffe où le nom de Jan-Boghi était tracé en lettres de sang) permets-moi de prier pour lui selon nos lois. »

Le mari acquiesça au désir de sa femme.

En s’approchant du tombeau, Vonléï dit :

« Maintenant que j’ai accompli la volonté de mon père, ouvre-toi, tombeau, et laisse-moi aller vers celui que seul j’aime et aimerai éternellement. »

Le tombeau s’ouvrit, Vonléï y pénétra et le tombeau se referma.

Le tombeau s’ouvrit, Vonléï y pénétra.

Le mari essaya bien de la retenir par sa robe, mais la mince étoffe se déchira comme une toile d’araignée.

« Tu ne resteras quand même pas couchée à côté de lui, » dit le mari.

Il creusa la tombe, où il trouva des ossements qu’il dispersa, mais les os se rassemblèrent de nouveau ; il les sépara encore, mais tout à coup une voix menaçante descendit du ciel :

« Homme terrestre, je te le dis, moi, le grand Okonchanté, le sort des deux êtres qui sont couchés dans ce tombeau est réglé à jamais, ils ne sont plus que mes enfants. Je t’ordonne de ne plus troubler leur repos ! »

La tombe se referma et le mari rentra chez lui, après avoir informé les parents de Vonléï de ce qui s’était passé. Il épousa bientôt une autre jeune fille.

iii

La fête des moissons arriva. On la célèbre chaque année au quinzième jour de la huitième lune. Comme ce jour-là on a coutume de commémorer les morts, les parents de Jan-Boghi et de Vonléï s’étaient réunis autour de la tombe de leurs enfants. Alors deux oiseaux, un rouge et un vert, survinrent qui gazouillèrent de douces chansons.

Lorsque la commémoration eut pris fin, deux belles Bienheureuses, vêtues de blanc, descendirent du ciel et chacune d’elles tenait à la main cinq fleurs, une blanche, une bleue, une rouge, une jaune et une noire. Les Bienheureuses touchèrent de leur sceptre le tombeau qui s’ouvrit. Elles y jetèrent les fleurs blanches et les squelettes se formèrent. Elles lancèrent les fleurs bleues et les veines apparurent. Elles répandirent les fleurs rouges et le sang circula. Elles lancèrent les noires, et les âmes de Jan-Boghi et de Vonléï pénétrèrent dans leurs corps ranimés. Rayonnants de béatitude, les deux ressuscités sortirent du tombeau.

Alors, les Bienheureuses clamèrent :

« Le grand Okonchanté, le Maître du ciel, les envoie une seconde fois sur terre, mais ce ne sont plus vos enfants, ce sont les siens, et il leur donne le bonheur que les hommes leur avaient ravi. »

Jan-Boghi et Vonléï vécurent très heureux et eurent une nombreuse postérité ; comme ils étaient déjà morts une fois, ils ne moururent pas une seconde ; quand ils atteignirent leurs quatre-vingts ans, un dragon descendit vers eux et, à la vue de tout le monde, il les emporta au ciel, vers leur père, le grand Okonchanté.


  1. Bonze, prêtre bouddhiste.