Conte sous-marin ; Annette et Doric ; Fanfreluche ; Papillon, Roi de Ruthie/1


Conte sous-marin




À l’heure où les enfants ouvrent les yeux, tandis que l’essaim léger des rêves s’envole pour regagner le ciel, le petit Roi de l’Ile des Roches-Blanches se réveilla devant un palais de cristal.

Farisel fut bien surpris : il se souvenait de s’être endormi la veille dans son lit à rideaux blancs, bercé par les romances de sa nourrice.

Il se dit : « Une fée, sans doute, m’a transporté dans ce pays inconnu. » Il ne s’effraya pas ; il savait que les fées protègent les enfants sages.

Farisel marcha jusqu’au portique du palais dont les deux battants s’ouvrirent silencieusement, découvrant un couloir qui se perdait dans de lointaines perspectives. Il s’y engagea. Son étonnement fut grand de voir des poissons nager derrière les murs de cristal. « Je suis donc dans la mer ? » s’écria-t-il.

« Oui, répondit une voix ; oui, Farisel, et c’est moi qui t’ai donné le pouvoir de marcher sous les eaux. Tu es ici dans le palais du Roi de la Mer ».

Et Farisel vit s’avancer une jeune fille souriante. « Va, continua-t-elle, en le prenant par la main, suis ce couloir qui te conduira auprès du Roi. Ne crains rien, il ne te fera aucun mal. Surtout, souviens-toi que tu es un bon petit garçon et qu’il faut s’efforcer toujours à soulager le malheur des autres. »

La fée se dissipa comme une fumée.

Farisel songeait à ces paroles, quand il atteignit une immense salle ronde et transparente autour de laquelle régnait la mer frétillante de poissons.

Sur un trône de coquillages était assis le vieux Roi. Il tenait son sceptre à la main. Sa barbe pendait jusqu’au sol.

Perdu dans de profondes et tristes réflexions, il ne s’aperçut pas de l’arrivée de Farisel. Ses yeux étaient fixes : deux grosses larmes coulaient sur ses joues ridées.

Farisel s’avança, intimidé à la vue des poissons grands et petits, qui accouraient à toutes nageoires pour l’examiner.

« Roi de la Mer, dit-il, un genou contre terre, une Fée m’a déposé à la porte de ton palais. Daigne parler, afin que je sache si ma présence ne te fâche point. »

« Hélas ! mon enfant, ma douleur est si grande qu’une armée pourrait envahir cette salle sans que j’aie le courage de la chasser. Mais d’où viens-tu ? Qui sont tes Parents ? »

— « Mes Parents habitent l’Ile des Roches-Blanches dont ils m’ont nommé Roi, après leur long règne. Mais confie-moi ton chagrin, cela te soulagera. »

« Hélas ! hélas ! mon petit, jamais la joie ne reparaîtra sur mon visage :

.. ils y montèrent par un escalier tournant.
mes sept filles ont été enlevées par un monstre qui les retient prisonnières. Mes sujets ont vainement tenté de les délivrer. » Des larmes s’échappaient de ses yeux comme un ruisseau et dégringolaient en cascade le long de sa barbe.

Farisel se sentait fort ému.

« Ne pleure plus, dit-il. Je te promets de tuer le monstre cruel et de ramener vers toi les trésors qu’il t’a ravis. »

Le vieux Roi descendit les marches de son trône en comblant le petit garçon de bénédictions. (Au même moment Farisel se souvint des paroles de la Fée ; il fut content d’y avoir obéi).

« Ô courageux enfant, tu rends l’espoir à mon vieux cœur, » disait le Roi. « Viens, il faut que je te montre le repaire de Mithra. » Il le conduisit au pied d’un haut donjon. Serrés de près par la masse curieuse des poissons, ils y montèrent par un escalier tournant.

« Vois cette roche noire qui paraît n’être qu’un point, tant elle est éloignée. C’est là qu’habite la bête formidable que tu vas combattre. »

— « J’atteindrai son domaine dans peu de jours, si rien ne me retarde. Je veux partir aujourd’hui même et faire cesser bientôt ta souffrance, pauvre Roi ».

— « Puisses-tu réussir, et je t’aimerai comme mon propre fils. Je te comblerai de richesses et de présents. Mais je crains pour toi bien des périls ! »

— « Aucun danger ne me fait peur ; je veux vaincre Mithra. Je serai comme la fourmi qui a décidé d’escalader une motte de terre : rien ne peut la faire reculer. »

Le vieux Roi ne savait pas ce que c’était qu’une fourmi, mais il comprit que Farisel était un courageux enfant.

« Maintenant, dit-il, il faut que je te donne un compagnon de voyage. Que dirais-tu d’un gros crabe qui t’enlèverait à travers l’Océan sur un attelage formé d’une coquille nacrée ? »

Comme Farisel acceptait avec empressement, il le fit entrer dans une salle où une foule de serviteurs : sardines, soles et crevettes, se prosternèrent à leur vue.

« Fais venir Barsifoul, » ordonna-t-il à l’un d’eux qui portait un trousseau de clefs autour d’une nageoire. Quelques instants après apparut un crabe volumineux et imposant qui se fraya un passage jusqu’à son maître.

« Je te présente Barsifoul : c’est le plus ancien de mes sujets et aussi le plus dévoué. Avant l’enlèvement de mes petites filles, il avait la fonction de grand organisateur des fêtes du palais. Nous donnions des réceptions nombreuses et splendides. Il avait de la besogne, je t’assure : les chères enfants n’étaient jamais rassasiées de plaisir. Le voilà maintenant triste et désœuvré. Si je ne l’employais à te servir, il moisirait dans son vieux trou à pleurer les temps passés. Je te le donne comme guide pendant ton voyage. Il possède des pattes rapides : tu feras bon chemin avec lui. »

Barsifoul écarquillait les yeux pour mieux voir Farisel. Il parla à son nouveau maître en l’assurant de son obéissance et de son dévouement.

« Qu’on avance l’attelage dans lequel mes enfants faisaient leur promenade, » commanda le roi.

Aussitôt trois anguilles empressées amenèrent une jolie et fine coquille montée sur des roulettes.

« Te voilà équipé, à présent ! »

« — Et il ne me reste plus qu’à partir à l’instant même, » dit Farisel.

Il monta sur son siège.

Un profond silence se fit : les serviteurs agitaient leur queue en signe d’adieu.

Des portes s’ouvrirent sur le royaume inconnu des eaux bleues, et, ayant fait claquer autour de sa tête un fouet aux lanières blanches, Farisel disparut, entraîné par son compagnon.

Longtemps, longtemps, les roues d’or avaient glissé sur le sable fin.

Farisel et Barsifoul avaient parcouru bien des régions ; ils avaient croisé sur leur route des poissons de toutes espèces, qui fuyaient à leur approche ou se tenaient peureusement à une grande distance.

C’étaient de grosses bêtes aux nageoires puissantes, couvertes d’écailles d’argent ; de longues anguilles vertes et noires, au dos couvert de dessins ; des araignées velues qui couraient sur le sable, des méduses qui nageaient en ondulant, des poissons microscopiques qui voyageaient en masse compacte et répandaient une vive lumière.

Ils avaient foulé de vrais tapis de coquillages ; ils avaient vu des montagnes couvertes de moules et des rochers envahis par les mousses grimpantes.

Farisel s’étonnait de ce que la nuit ne vînt pas encore.

« Barsifoul, quand donc fera-t-il obscur ? »

« — Il ne fait jamais obscur dans l’Océan, maître. Notre nuit est rouge comme le sang. »

« — Comment cela ?

» — Te souviens-tu, sur la terre, d’avoir vu le soleil écarlate tomber à chaque crépuscule, derrière l’horizon ?

» — Je l’ai vu tomber dans la mer, car j’habite un pays entouré d’eau. »

Pendant qu’ils parlaient, les profondeurs mouvantes avaient abandonné leur teinte bleue pour se transformer en passant par un rose délicat qui se fonçait petit à petit, en un rouge violent. La mer entière ressemblait à une coupe remplie d’un vin vermeil.

« Voici la nuit, » dit Barsifoul.

Là-bas, une grosse boule, qu’on aurait dite de verre, descendait tranquillement.

« Le Soleil ! s’exclama Farisel.

» — Le Soleil blessé par le Crépuscule, qui vient ici se rafraîchir et retrouver dans le calme reposant des eaux la force de resurgir, à l’Aurore, dans le ciel des hommes.

» — Mais où sont les paillettes qui faisaient scintiller la mer pendant le jour ?

» — Elles sont bien loin d’ici. Elles parsèment de leur clarté dansante les cieux obscurcis qui recouvrent la terre. Demain, aux premières heures du jour, elles nous reviendront. »

Comme il achevait sa phrase, Barsifoul s’arrêta. Une forêt de corail s’ouvrait devant eux.

« Que ferons-nous, maître ? La traverser ? En contourner les lisières ?

» — Reposons-nous sous ses ombrages. J’ai bien envie de dormir. Il doit être l’heure où ma bonne nourrice me menait au lit. Conduis-moi près d’un de ces arbres ; je m’étendrai au pied de son tronc. »

Et elles tournaient autour de lui, pleines d’admiration.

Tous deux avaient à peine fermé l’œil, que des chants délicieux arrivèrent à leurs oreilles. Farisel se leva, ému par cette musique pure et charmante, attiré par ses tendres vibrations.

« Reste ici, Barsifoul ; il faut que j’aille voir d’où partent ces voix. »

Il parvint à proximité d’une clairière. De belles jeunes filles à queue de poisson y balançaient, en chantant, des petites filles à queue de poisson, assoupies dans de souples hamacs.

« Ce sont les Sirènes, » pensa Farisel.

On lui avait déjà parlé d’elles. Il se souvint qu’elles étaient méchantes et gardaient prisonniers ceux qui s’approchaient d’elles. Il allait se retirer. Une maman-sirène l’aperçut et le désigna aux autres.

Aussitôt, elles accourent, le saisissent malgré ses cris, l’attachent solidement à un corail rose.

Et elles tournaient autour de lui, pleines d’admiration.

« Est-il joli, ce petit garçon ! Nous le garderons toujours auprès de nous !

« — De grâce, implorait Farisel, laissez-moi poursuivre ma route ! Les plus graves malheurs pourraient survenir si vous me reteniez ! »

Mais elles riaient en secouant leurs cheveux verts. Elles battaient des mains, dans la joie de l’avoir capturé.

« Tu ne seras pas malheureux ici. Nous te soignerons bien. Nous te fiancerons à la plus belle de nos filles. Tu pourras, chaque jour, entendre nos voix merveilleuses. Elles sont plus douces à écouter que toutes les musiques du monde. »

Farisel se mit à pleurer. Il se sentait perdu. Tout à coup, il perçut de grands cris d’effroi. Il leva les yeux : les Sirènes s’enfuyaient, pleines de terreur. Barsifoul était à quelques pas de lui, le regardant avec ses bons gros yeux.

« Cher crabe ! Sans toi j’étais perdu ! Comment es-tu arrivé jusqu’à moi ? » J’ai suivi l’empreinte de tes pas sur le sable et les Sirènes m’ont trouvé si laid et si terrible qu’elles ont fui avec épouvante. C’est la première fois que je bénis le Créateur de m’avoir fait repoussant à voir ! Mais il s’agit de te dégager de ce maudit corail… Comment couper ces cordes ?

— « Prends dans ma poche le canif dont je me servais pour tailler les branches et en faire des sifflets. »

Le crabe obéit. Farisel délivré, ils regagnèrent l’endroit qu’ils avaient choisi pour dormir.

Les deux voyageurs arrivèrent le lendemain devant une immense étendue parsemée de fleurs multicolores, d’une exquise senteur.

On en voyait de toutes formes. Des corolles ressemblaient à des vases aux bords gracieusement recourbés ; des pétales s’étalaient comme des couronnes autour de fragiles étamines ; des tiges rampaient, d’autres s’élançaient verticalement ou s’enroulaient entre elles. Il y avait des fleurs souples comme des lanières, larges comme des mains, découpées comme des dentelles. En les fixant attentivement, on voyait des boutons s’entr’ouvrir mystérieusement comme de petits gouffres, des pétales s’écarter et s’épanouir comme des doigts qui s’étirent, des feuilles se déplier, des tiges monter du sol. Les fleurs avaient des teintes à la fois tendres et chaudes ; elles s’harmonisaient dans un ensemble lumineux.

Farisel pria son guide de suivre un sentier qui s’ouvrait devant eux. « Prenez garde, mon petit maître ! C’est dans ce jardin enchanteur que croît la « Célisale noire ». Elle donne le sommeil éternel à celui qui respire son parfum. Elle a des yeux humains. Son accent est irrésistible quand elle invite à se pencher sur sa corolle…

« — Rassure-toi ! je saurai lui résister. »

Ils s’engagèrent dans le chemin. Ils virent des fleurs s’ouvrir d’un seul coup à leur approche, comme des éventails ou des queues de paons.

« Ce sont les « belles orgueilleuses ». Si tu les cueillais, tu deviendrais vaniteux. Vois-tu, elles veulent nous éblouir ! »

Un peu plus loin, toute une profusion de fleurs orangées retombaient en grappes le long des tiges.

« Goûtes-en, Farisel. Leur saveur est plus rafraîchissante et sucrée que celle des fruits de la terre ».

Farisel en mangea, et il en prenait toujours et toujours, tant elles étaient savoureuses.

Mais il s’arracha à ce repas délicieux, se souvenant que sa maman lui avait appris à se garder de la gourmandise.

Ils marchèrent encore. Une musique mélodieuse s’éleva d’une prairie de fleurettes mauves.

« Elles s’ouvrent toujours en chantant », murmura Barsifoul. Farisel brisa une tige. Tout se tut.

« Elles ont pris peur. Laissons-les en paix.

— « Je n’aurais pas dû les toucher. Il faut savoir admirer les belles choses sans y porter la main. Mais regarde, Barsifoul, au milieu de ce buisson enchevêtré » : une fleur blanche comme la neige, fière comme un lys. Un essaim de poissons ailés, couleur saphir et émeraude, l’environne.

— « Si tu parviens à l’arracher, garde-la précieusement. Elle rend invisibles ceux qui en pressent le cœur : c’est l’Amarille Immaculée. »

Farisel écarta avec peine les branches du buisson. L’Amarille répandait une lumière d’autant plus aveuglante qu’il s’en approchait davantage.

— « Garde les yeux ouverts, » cria Barsifoul. « A travers eux, elle scrute ton âme. Si tu les fermes, c’est que tu manques de courage : elle se dérobera sous ta main. »

Farisel tint bon malgré sa souffrance.

Il cueillit la fleur, l’enferma dans une boîte de verre. Le sol était formé de prairies touffues, tapissées de mousses et de lichens. Çà et là, se dressait une plante couverte de baies rouges.

— « N’en mange pas, Farisel. Chaque fruit est le refuge d’une bestiole qui ronge le cœur petit à petit…

— « Quelle est cette voix ? Et que nous dit-elle ? »

Des paroles encore incompréhensibles arrivaient à eux.

« Gare, gare ! bougonna le crabe. Voici cette coquine ! Elle essaye de nous séduire ! »

Farisel vit apparaître, isolée, la Célisale noire. Il rencontra avec effroi l’éclair sombre de ses yeux.

« Viens ici, gentil enfant. Penche-toi pour aspirer avec délice le parfum de ma corolle. Il est bienfaisant. Jamais on ne s’en lasse. Viens, viens ! »

La voix était enveloppante ; les yeux caressants. La corolle se déployait, tentatrice.

« Fleur détestable ! C’est ta mort qu’il me faut ! »

Farisel s’élança et se mit à piétiner furieusement la Célisale, Elle se défendit en lui brûlant les pieds d’un feu invisible, mais il sut se raidir contre la douleur, et la fleur s’écrasa sur le sol avec un cri déchirant.

« Vois le trou qui s’ouvre dans ce rocher. Est-ce la demeure de quelque monstre redoutable ?

— « C’est la grotte des petites fées merveilleuses et transparentes. Veux-tu les voir ? C’est l’heure de leur réveil… » Ils entrèrent sans bruit dans une salle baignée par une lumière calme et laiteuse.

« Où sont-elles ? » demanda Farisel.

Le crabe lui montra autour d’eux des centaines de coquilles de nacre fermées et immobiles.

« Elles sont là. Asseyons-nous à l’écart. J’espère que ces dames ne se feront pas trop prier. »

Ils attendirent peu de temps : de petits coups secs commencèrent à résonner à l’intérieur des demeures et à se répondre d’un coin à l’autre de la salle.

Puis il se fit un court silence.

De tous côtés, des coquilles s’entr’ouvrirent alors, poussées par des bras lumineux. Elles découvraient chacune une fée minuscule à demi endormie encore et qui clignait des yeux en s’étirant.

Les fées avaient des cheveux en fil de verre, des yeux en diamants, des dents en perles fines. Leur corps était fait d’un peu d’eau solidifiée. Elles se ressemblaient. Toutes étaient jolies. Elles se levèrent, posèrent un pied sur le sol ; on eût dit des reines sortant d’équipage.

Après s’être fait de profondes révérences, elles se prirent par la main pour danser en rond autour de la salle.

Elles riaient aux éclats, d’un rire sonore comme un bruissement de petites clochettes. Leurs longues chevelures flottaient capricieusement ; leurs robes, blanches au repos, passaient, dans leurs mouvements, par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Leur gaieté était si franche, si communicative, que Farisel ne put y tenir. Il s’élança au milieu d’elles pour se mêler à leurs danses. Un tigre échappé n’aurait pas obtenu plus d’effet ; en moins d’un clin d’œil, les fées furent dispersées et elles s’élancèrent avec des cris d’effroi pour se réfugier derrière leur coquille.

Un tigre échappé n'aurait pas obtenu plus d'effet

L’une d’elle tomba et se brisa en mille morceaux !

Désolé d’avoir causé la destruction d’une aussi jolie petite personne, d’avoir donné tant d’émotion aux autres, Farisel se mit humblement à genoux pour les implorer.

« Charmantes fées, je ne vous veux point de mal. Pardon, si je vous ai fait peur. Je suis un petit garçon inoffensif. Je parcours le royaume des mers pour délivrer les filles du Roi. »

Les fées rassurées sortirent de leur cachette et entourèrent Farisel qui leur semblait un géant.

« Bieu sûr, tu es le plus grand homme de la terre. Dans quel coquillage te couches-tu la nuit ? En trouves-tu d’assez larges pour toi ? »

Comme Farisel risquait de les frôler en s’approchant :

« Ne nous touche pas ! Ne nous touche pas ! Tu as l’air si brusque et nous sommes si fragiles ! »

— « Me pardonnez-vous d’avoir causé la mort d’une d’entre vous ? »

— « Bah ! nous l’avons déjà oubliée ! Ici, c’est l’empire de la joie et de l’insouciance. D’abord, à quoi bon se lamenter : n’est-ce pas une belle mort que celle qui vous réduit en paillettes brillantes ? »

Elles se penchaient sur les restes de leur compagne. « Regarde, voici son nez… une de ses petites dents… Oh ! sa main presque transformée en poussière… Est-elle drôle ainsi !…

Farisel demanda : « A-t-elle eu beaucoup de mal ? »

« Un grand choc en tombant, voilà tout. Nous ne connaissons pas la souffrance. »

Alors il n’eut plus de remords de son crime ; il se mit à rire comme les fées.

« Nous allons te montrer nos trésors », annonça l’une d’elles. Mais ne sois pas maladroit ; n’écrase pas, en marchant, nos pieds sous les tiens. »

Les fées le conduisirent auprès d’un coffre énorme. Elles se mirent à vingt pour en soulever le couvercle. Farisel vit un amoncellement prodigieux de pierres précieuses entassées les unes sur les autres et confondant leurs couleurs.

« N’est-ce pas qu’il vaut la peine d’être admiré, notre trésor ? » dit une fée orgueilleusement.

La fée se tourna vers ses compagnes, chuchotant quelques mots qu’elles approuvèrent.

« Puisque tu vas tenter de sauver les filles du Roi, nous te faisons cadeau de l’ « Épée Invincible » pour t’aider dans ta généreuse entreprise. Si tu réussis à la plonger dans la gueule du monstre, tu seras le vainqueur. Mais agis avec prudence et tâche d’éviter ses ongles destructeurs. »

Elle retira du coffre une épée longue de trois pouces qui ressemblait, par sa grandeur, à un couteau de poche, par les ciselures de son manche, à un précieux bibelot.

Farisel remercia de tout cœur ses protectrices, puis, se souvenant que Barsifoul l’attendait, il prit congé d’elles.

« Te sens-tu encore le courage de gravir aujourd’hui cette montagne ? »

— « Permettez-moi de m’y arrêter, mon maître. C’est là qu’habitent les Poissons dorés et l’un d’eux est mon oncle. Mais comment se fait-il qu’aucune brèche n’indique l’entrée de leur domaine ? »

Une méduse, qui nageait à côté d’eux, leur dit :

« Les Poissons-dorés ont été enfermés dans leur caverne par les poissons de la mer, jaloux de les voir plus beaux qu’eux. Voyez ce monceau de sable : c’est là qu’était l’entrée. »

— « Je trouverai bien le moyen de les sauver, » dit Farisel. « Ils doivent tant souffrir, privés de nourriture et de lumière ! Mettons-nous à l’œuvre ! »

Ils travaillèrent un jour entier. Farisel se servait de l’Épée invincible pour gratter le sable : l’épée était fée ; c’était plaisir de la voir abattre la besogne, tandis que Barsifoul arrachait péniblement quelques pelletées avec ses pattes. Enfin, ô joie ! la mince cloison qui restait encore s’écroula comme un rideau impondérable. Farisel vit une grotte toute d’or. Du plafond descendaient des stalactites dorées. L’eau y était teintée d’un chaud reflet jaune ; sur le sol, un paillettement de petits poissons couchés piteusement sur le flanc.

« Les pauvres ! Ils meurent de faim ! »

Farisel leur jeta de la nourriture : ils se précipitèrent dessus voracement. L’un d’eux portait sur la tête une couronne de fer. Il prit la parole quand tous furent rassasiés : « Je suis le roi des Poissons-dorés ! Dis-moi ce que je puis faire pour toi, étranger, car nous te devons la vie. »

« Je ne vous demande que de former un souhait sincère pour la réussite de mon entreprise. Je suis parti pour délivrer les filles du Roi de la mer. »

À ces mots les poissons s’écrièrent : « Nous irons avec toi ; nous serons ton armée. Peut-être te serons-nous utiles, car nous avons des mâchoires solides. »

— « J’accepte volontiers et je vous remercie. Couchons-nous pour être bien dispos. Nous partirons demain à l’aurore. »

Farisel s’endormit, laissant Barsifoul prodiguer des soins touchants à son vieil oncle, fort affaibli par son long emprisonnement.

« Debout, amis ! Voici l’heure ! » Farisel parcourait, en répétant ces mots, la caverne sonore.

Les poissons se levaient par légions, tout guillerets. Avant le départ, leur roi voulut offrir un bloc d’or à Farisel.

« La destinée nous a faits les plus riches habitants de la mer, lui dit-il. Mais loin de garder notre trésor jalousement, nous le distribuons aux plus pauvres que nous. Jamais nous ne le gaspillons : c’est un tort que d’user avec excès de ce qu’on possède. Il faut faire jouir à ceux qui en manquent, des richesses dont on dispose. C’est pourquoi je porte une couronne de fer, moi qui aurais pu ceindre ma tête du plus précieux édifice. C’est pourquoi notre caverne s’agrandit de jour en jour : ainsi grandit le cœur de celui qui donne, à mesure que ses biens diminuent. »

Farisel reçut le bloc d’or avec reconnaissance et partit escorté de son armée. Vers le milieu du jour, ils furent arrêtés par un véritable mur de cadavres d’animaux.

« Ici commence le domaine de Mithra, » dit Barsifoul.

Farisel n’avait pas encore conçu de plan d’attaque. Il réfléchit. « J’obéirai aux fées ; elles m’ont prédit la victoire si je parviens à enfoncer mon arme dans la gueule du monstre. Mais comment faire ? Il est formidable : nous sommes des microbes à côté de lui ! »

Les Poissons dorés n’étaient pas trop rassurés : ils attendaient avec anxiété les ordres de Farisel.

On entendit alors un bruit lointain : un radeau apparut, rempli de poissons morts. Il était traîné par des homards essoufflés. Farisel les arrêta : — « Qui êtes-vous ? »

— « Les malheureux captifs de Mithra ! Nous lui portons sa nourriture quotidienne. »

— « Laissez-moi me cacher parmi ces poissons. Je vous délivrerai en tuant votre maître. »

— « Jamais tu n’y parviendras. »

Mais Farisel grimpa sur le radeau.

— « Suivez-moi pendant le combat. Quand je lui aurai porté le premier coup, prévenez mon armée : elle accourra pour terminer le massacre. »

Il se dissimula sous un énorme requin. Le radeau vogua longtemps. Farisel entendit une voix assourdissante :

« C’est bon ! Laissez-moi manger en paix. » Puis un claquement de langue retentissant. Des mâchoires se mirent à mastiquer avec grand vacarme. Farisel sentit le moment fatal approcher. Il réunit ses forces, serra l’Epée invincible, prêt à la dégainer…

On fourragea autour de lui… on le saisit par une jambe… « Un petit garçon ! La bonne aubaine ! En avant ! » Mithra l’enleva et le tint suspendu devant sa gueule puis il l’y précipita goulûment.

Farisel vit un gouffre noir. Il y planta l’Épée magique. Celle-ci se mit à s’allonger, s’allonger si bien qu’elle barrait l’entrée du gosier de Mithra, en l’empêchant de faire aucun mouvement. Le monstre poussa un hurlement qui disait la haine et la souffrance.

L’armée des Poissons dorés accourait…

Mithra agita ses dix énormes bras furieusement, mais ils retombèrent sans force.

Il déploya ses griffes puissantes, mais elles faiblirent avant qu’il eût pu s’en servir.

Le tranchant de l’arme avait répandu en lui un poison rapide et destructeur.

Elles avaient attendu anxieusement la fin du combat.

Mithra se tordit pendant quelques instants, effrayant dans sa douleur. Il se dressa dans un suprême effort et l’eau bouillonna : des vagues se soulevèrent en mugissant. Le monstre s’affaissa... il était mort !

Farisel demeurait dans la gueule noire, cramponné à une dent aussi haute que lui.

« Poissons dorés, cria-t-il, voici votre heure ! Il faut me retirer d’ici. »

« Nous allons dévorer le monstre, » répliqua l’armée, pleine d’ardeur depuis le dernier tressaut de l’ennemi.

Le cadavre fut envahi : des millions de petites mâchoires se mirent à l’œuvre. Clac ! clac !

Mithra diminuait à vue d œil ; c'était bon de voir celui qui avait ravagé la mer, à la merci de ses plus infimes habitants.

Clac ! clac ! Farisel apparut libéré... Enfin ! Il était temps : les Poissons dorés risquaient de devenir trop replets.

Comblés de bénédictions et contents d’eux-mêmes, ils reprirent le chemin de leur caverne.

Farisel partit à la recherche des Princesses et les découvrit enfermées dans une cage de fer. Elles avaient attendu anxieusement la fin du combat. Farisel rompit les barreaux : elles se jetèrent à son cou et l’embrassèrent en versant des larmes de joie et de reconnaissance.

Elles se ressemblaient comme sept gouttes d’eau. Farisel fut heureux de voir leurs cheveux blonds : cette couleur lui rappelait les champs de son pays.

« Je m’appelle Alisette. »

« Moi Nelle... » « — Moi... »

Six noms sortirent à la fois des six petites bouches.

« J’espère que tu nous ramèneras vite chez nous ? »

— « Quel est ce gros crabe ? Il me fait peur !

— « Mais c’est Barsifoul, mon compagnon de voyage !

— « Je le reconnais. C’est lui qui nous menait à la promenade.

— « Bonjour, bonjour, cher crabe ! Comment notre pauvre papa se porte-t-il ?

— « Il pleure votre absence, maîtresses, et sa barbe s’est allongée d’un mètre depuis votre départ. »

— « Nous allons le revoir ! Quel bonheur ! »

— « Veuillez prendre place dans l’attelage, Princesses. » Elles s’entassèrent en lançant des fusées de rires.

— « Laisse-moi tenir le fouet ! » « Moi les rênes ! » Barsifoul profita d’un moment de tranquillité pour se mettre en route.

Farisel leur demanda les détails de leur captivité.

Toutes voulurent répondre à la fois.

Alisette prit la parole : elle était l’aînée.

« Un jour que nous étions assises sur le sable, fatiguées d’avoir couru, l’eau s’agita violemment. Nous aperçûmes Mithra dans le lointain... plus moyen de fuir, il nous avait vues et venait vers nous. Sept de ses bras nous saisirent malgré nos cris. Nous perdîmes connaissance.

Tu juges de notre stupeur en nous réveillant dans une cage solidement fermée.

La bête horrible nous guettait du coin de l’œil.

« J’ai toujours été jaloux de la puissance de celui qui gouverne la mer, nous dit-il. J’ai voulu lui causer un grand chagrin, qui le fera mourir, peut-être. »

Nous pleurions à chaudes larmes en l’implorant. Il s’approcha : « Donne-moi ta main ! » m’ordonna-t-il. Je la lui tendis. « Chair tendre ! Nous nous régalerons de cela dans quelques jours. »

Il s’éloigna un peu et alla se repaître d’animaux sanglants. Nous étions tristes et écœurées. Nous nous serrions l’une contre l’autre en gémissant.

Le soir vint. Une douce clarté emplit tout à coup notre prison. Une belle jeune fille se tenait devant nous, avec un sourire protecteur.

« Rassurez-vous, Princesses, nous dit-elle ; un petit garçon aussi bon que courageux accourt pour vous délivrer.

Elle nous caressa le front, et nous nous endormîmes comme si ses doigts avaient jeté le sommeil sur nos yeux. »

Le récit fut interrompu par la chute d’une princesse, que l’on releva avec une bosse au front.

Depuis quelques moments, elle se disputait avec une de ses sœurs et elles se pinçaient en cachette.

« Elles sont turbulentes », expliqua Alisette sur un ton de haute sagesse. « Ce sont les plus jeunes. »

Barsifoul s’arrêta : la fatigue le gagnait.

Il proposa : « Reposons-nous ici ! »

« Où sommes-nous ? Où sommes-nous ? »

— « Chut ! Pas tant de bruit. Gare à l’« Anguille Verte » !

— « Qui est-ce ? Qui est-ce ? Où est-elle ? »

— « Chut ! Écoutez-moi. Nous sommes à l’entrée du royaume de la « Joie des Enfants ». Quand on y pénètre, ce ne sont que divertissements et jeux charmants.

— « Oh ! le joli royaume ! Allons-y, Barsifoul. »

— « Écoutez encore ! Les enfants qui y sont entrés n’en sont jamais revenus. Il est habité par l’Anguille verte, qui change en pierre les petits imprudents. Promettez-moi de dormir tranquillement et de ne commettre aucune désobéissance... il vous en coûterait cher !

— « Nous obéirons, » dirent les petites princesses.

Mais elles soupirèrent à la pensée des joies défendues.

Elles en rêvèrent. Nelle ne parvenait pas à s’endormir ; elle poussa le coude de sa voisine :

— « Tu dors ? »

« Non. »

— « A quoi penses-tu ? »

« A la « Joie des Enfants ».

— « Ce doit être bien amusant là-bas ! »

« Oui, mais l’Anguille verte ? »

— « Je suis sûre qu’elle dort pour le moment. »

« Tu crois ? »

— « Les anguilles, ça a sommeil aussi. »

« Si nous y allions ? Nous marcherons sur la pointe des pieds ; elle ne nous entendra pas. »

— « Mais, si elle nous voyait ? »

« Nous nous enfuirions. Elle ne sait pas courir. »

— « Réveillons les autres doucement. »

« Mais laissons Alisette ; elle serait capable de nous défendre d’y aller… Sœurettes, sœurettes !… »

« Qu’y a-t-il ? »

— « Levez-vous sans bruit. Nous allons au royaume de la « Joie des Enfants ».

Elles ne se le firent pas dire deux fois et les six petites filles partirent en se tenant par la main.

Elles allaient mettre le pied sur le sol maudit… des pas légers se firent entendre :

« Ne faites pas cela ! » suppliait une voix bien connue. Mais Alisette arriva trop tard…

Les petites filles avaient à peine fait quelques pas dans le domaine inconnu qu’elles virent surgir de petits bonshommes qui les entourèrent en faisant des cabrioles.

Des feux d’artifice rouges et jaunes s’élancèrent de toutes parts et chaque gerbe, en retombant, laissait choir un cadeau.

Des oiseaux chantèrent et vinrent se poser familièrement sur les épaules des fillettes.

Un mât de Cocagne se dressa, garni de parures et de jouets : elles le regardaient avec convoitise, quand elles se sentirent soulevées jusqu’aux belles choses dont elles purent faire leur choix.

Des fleurs émaillaient le sable, et quand on les cueillait, elles se changeaient en poupées qui savaient parler et qui marchaient toutes seules.

Les princesses se sentaient légères et gaies : elles dansaient en battant des mains.

Six petites filles les attendaient à un carrefour.

« Voici quatre chemins, dirent-elles. Celui-ci conduit à un Guignol merveilleux, où Arlequin et Pierrot font pleurer de rire. Avant de s’engager dans cet autre, il faut aller visiter une sorcière qui vous enferme dans une bulle de savon : tout vous paraît alors plus riant. Le troisième chemin traverse le « Jardin des Délices », le quatrième la « Prairie des Surprises ». Choisissez : lequel aimez-vous prendre ? »

— « Nous voulons être enfermées dans une bulle de savon ».

Une vieille femme les entoura chacune d’une bulle de savon.

« Alors, suivez-nous. »

Une vieille femme les entoura chacune d’une bulle de savon qu’elle venait de gonfler avec une longue pipe.

Les princesses riaient en s’envolant comme des plumes. Leur voyage allait commencer : elles virent un ruban couleur de feuillage ramper sur le sol : ... L’Anguille verte !

— « Ah ! ah ! petites filles, je vous ai donc ! »

Elle souffla en grimaçant, sur les bulles qui éclatèrent.

Les princesses retombèrent sans se faire de mal, heureusement.

« Patati, patata ! devenez cailloux, puisque je vous l’ordonne. »

Mais, ô surprise ! on vit tout à coup l’Anguille tomber en râlant, la tête ruisselante de sang.

Farisel l’avait frappée, rendu invisible par l’« Amarille » qu’il tenait en main.

Il ne put s’empêcher de sourire en observant la mine piteuse des petites filles, qui se tenaient là, un doigt dans la bouche, et tremblantes de peur.

Il réussit à les réconforter en leur annonçant qu’ils atteindraient le palais le lendemain, et reverraient le Roi de la Mer. Cela les fit sauter de joie.

En revoyant ses sœurs, Alisette les combla de caresses et Farisel admira sa bonté et son indulgence, en même temps que sa sagesse.

L’esturgeon-veilleur faillit dégringoler de son donjon lorsqu’il vit Farisel, les sept princesses et leur fidèle conducteur s’avancer à la faveur des clartés roses du matin.

Il dormait encore sur son trône de coquillages.

Il descendit précipitamment l’escalier tournant, secoua servantes et serviteurs pour leur faire part de l’heureuse nouvelle.

Le vieux Roi reposait sans se douter de rien.

Tout le palais sortit à la rencontre des arrivants, avec force petits drapeaux pour saluer leur bienvenue.

Ce fut une entrée triomphale.

On avait transporté le Roi dans la salle d’honneur. Il dormait encore sur son trône de coquillages, quand sept petites filles, joyeuses et bruyantes comme des pinsons, se hissèrent sur ses genoux en s’accrochant à sa barbe, l’entourèrent de leurs bras câlins, en le couvrant de baisers.

« Mes petits cœurs, mes petits trésors !… »

La voix du Roi de la Mer n’était plus qu’un mince filet tout tremblotant de bonheur.

— « Farisel, que veux-tu pour ta récompense ? Tu as déjà mon affection et ma tendresse : parle, que désires-tu en outre ? »

— « Je n’ose le dire. »

Farisel se tourna vers Alisette, confus et hésitant.

Le vieux Roi regarda la jeune princesse ; elle était rayonnante comme un soleil d’avril.

— « J’ai compris, dit-il, et la réponse, c’est elle qui te la donne.

Et comme à cet instant la bonne Fée protectrice des enfants arrivait sur son char léger, elle bénit les fiançailles.

Alisette devint reine de l’« Ile des Roches-blanches » et les jeunes souverains vinrent, chaque année, faire une villégiature dans le royaume de la Mer.


Juillet 1912.