Consuelo/Chapitre XCVIII

Michel Lévy (tome 3p. 297-309).

XCVIII.

Malgré l’agitation convulsive qui s’était emparée de Consuelo, elle se surpassa encore dans le troisième acte. Elle ne s’y attendait pas, elle n’y comptait plus ; elle entrait sur le théâtre avec la résolution désespérée d’échouer avec honneur, en se voyant tout à coup privée de sa voix et de ses moyens au milieu d’une lutte courageuse. Elle n’avait pas peur : mille sifflets n’eussent rien été au prix du danger et de la honte auxquels elle venait d’échapper par une sorte d’intervention miraculeuse. Un autre miracle suivit celui-là ; le bon génie de Consuelo semblait veiller sur elle : elle eut plus de voix qu’elle n’en avait jamais eu ; elle chanta avec plus de maestria, et joua avec plus d’énergie et de passion qu’il ne lui était encore arrivé. Tout son être était exalté à sa plus haute puissance ; il lui semblait bien, à chaque instant, qu’elle allait se briser comme une corde trop tendue ; mais cette excitation fébrile la transportait dans une sphère fantastique : elle agissait comme dans un rêve, et s’étonnait d’y trouver les forces de la réalité.

Et puis une pensée de bonheur la ranimait à chaque crainte de défaillance. Albert, sans aucun doute, était là. Il était à Vienne depuis la veille au moins. Il l’observait, il suivait tous ses mouvements, il veillait sur elle ; car à quel autre attribuer le secours imprévu qu’elle venait de recevoir, et la force presque surnaturelle dont il fallait qu’un homme fût doué pour terrasser François de Trenck, l’Hercule esclavon ? Et si, par une de ces bizarreries dont son caractère n’offrait que trop d’exemples, il refusait de lui parler, s’il semblait vouloir se dérober à ses regards, il n’en était pas moins évident qu’il l’aimait toujours ardemment, puisqu’il la protégeait avec tant de sollicitude, et la préservait avec tant d’énergie.

« Eh bien, pensa Consuelo, puisque Dieu permet que mes forces ne me trahissent pas, je veux qu’il me voie belle dans mon rôle, et que, du coin de la salle d’où sans doute il m’observe en cet instant, il jouisse d’un triomphe que je ne dois ni à la cabale ni au charlatanisme. »

Tout en se conservant à l’esprit de son rôle, elle le chercha des yeux, mais elle ne le put découvrir ; et lorsqu’elle rentrait dans les coulisses, elle l’y cherchait encore, avec aussi peu de succès. Où pouvait-il être ? où se cachait-il ? avait-il tué le pandoure sur le coup, en le jetant au bas de l’escalier ? Était-il forcé de se dérober aux poursuites ? allait-il venir lui demander asile auprès du Porpora ? le retrouverait-elle, cette fois, en rentrant à l’ambassade ? Ces perplexités disparaissaient dès qu’elle rentrait en scène : elle oubliait alors, comme par un effet magique, tous les détails de sa vie réelle, pour ne plus sentir qu’une vague attente, mêlée d’enthousiasme, de frayeur, de gratitude et d’espoir. Et tout cela était dans son rôle, et se manifestait en accents admirables de tendresse et de vérité.

Elle fut rappelée après la fin ; et l’impératrice lui jeta, la première, de sa loge, un bouquet où était attaché un présent assez estimable. La cour et la ville suivirent l’exemple de la souveraine en lui envoyant une pluie de fleurs. Au milieu de ces palmes embaumées, Consuelo vit tomber à ses pieds une branche verte, sur laquelle ses yeux s’attachèrent involontairement. Dès que le rideau fut hissé pour la dernière fois, elle la ramassa. C’était une branche de cyprès. Alors toutes les couronnes du triomphe disparurent de sa pensée, pour ne lui laisser à contempler et à commenter que cet emblème funèbre, un signe de douleur et d’épouvante, l’expression, peut-être, d’un dernier adieu. Un froid mortel succéda à la fièvre de l’émotion ; une terreur insurmontable fit passer un nuage devant ses yeux. Ses jambes se dérobèrent, et on l’emporta défaillante dans la voiture de l’ambassadeur de Venise, où le Porpora chercha en vain à lui arracher un mot. Ses lèvres étaient glacées ; et sa main pétrifiée tenait, sous son manteau, cette branche de cyprès, qui semblait avoir été jetée sur elle par le vent de la mort.

En descendant l’escalier du théâtre, elle n’avait pas vu des traces de sang ; et, dans la confusion de la sortie, peu de personnes les avaient remarquées. Mais tandis qu’elle regagnait l’ambassade, absorbée dans de sombres méditations, une scène assez triste se passait à huis clos dans le foyer des acteurs. Peu de temps avant la fin du spectacle, les employés du théâtre, en rouvrant toutes les portes, avaient trouvé le baron de Trenck évanoui au bas de l’escalier et baigné dans son sang. On l’avait porté dans une des salles réservées aux artistes ; et, pour ne pas faire d’éclat et de confusion, on avait averti, sous main, le directeur, le médecin du théâtre et les officiers de police, afin qu’ils vinssent constater le fait. Le public et la troupe évacuèrent donc la salle et le théâtre sans savoir l’événement, tandis que les gens de l’art, les fonctionnaires impériaux et quelques témoins compatissants s’efforçaient de secourir et d’interroger le pandoure. La Corilla, qui attendait la voiture de son amant, et qui avait envoyé plusieurs fois sa soubrette s’informer de lui, fut prise d’humeur et d’impatience, et se hasarda à descendre elle-même, au risque de s’en retourner à pied. Elle rencontra M. Holzbaüer, qui connaissait ses relations avec Trenck, et qui la conduisit au foyer où elle trouva son amant avec la tête fendue et le corps tellement endolori de contusions, qu’il ne pouvait faire un mouvement. Elle remplit l’air de ses gémissements et de ses plaintes. Holzbaüer fit sortir les témoins inutiles, et ferma les portes. La cantatrice, interrogée, ne put rien dire et rien présumer pour éclaircir l’affaire. Enfin Trenck, ayant un peu repris ses esprits, déclara qu’étant venu dans l’intérieur du théâtre sans permission, pour voir de près les danseuses, il avait voulu se hâter de sortir avant la fin ; mais que, ne connaissant pas les détours du labyrinthe, le pied lui avait manqué sur la première marche de ce maudit escalier. Il était tombé brusquement et avait roulé jusqu’en bas. On se contenta de cette explication ; et on le reporta chez lui, où la Corilla l’alla soigner avec un zèle qui lui fit perdre la faveur du prince Kaunitz, et par suite la bienveillance de Sa Majesté ; mais elle en fit hardiment le sacrifice, et Trenck, dont le corps de fer avait résisté à des épreuves plus rudes, en fut quitte pour huit jours de courbature et une cicatrice de plus à la tête. Il ne se vanta à personne de sa mésaventure, et se promit seulement de la faire payer cher à Consuelo. Il l’eût fait cruellement sans doute, si un mandat d’arrêt ne l’eût arraché brusquement des bras de Corilla pour le jeter dans la prison militaire, à peine rétabli de sa chute et grelottant encore la fièvre[1]. Ce qu’une sourde rumeur publique avait annoncé au chanoine commençait à se réaliser. Les richesses du pandoure avaient allumé chez des hommes influents et d’habiles créatures, une soif ardente, inextinguible. Il en fut la victime mémorable. Accusé de tous les crimes qu’il avait commis et de tous ceux que lui prêtèrent les gens intéressés à sa perte, il commença à endurer les lenteurs, les vexations, les prévarications impudentes, les injustices raffinées d’un long et scandaleux procès. Avare, malgré son ostentation, et fier, malgré ses vices, il ne voulut pas payer le zèle de ses protecteurs ou acheter la conscience de ses juges. Nous le laisserons jusqu’à nouvel ordre dans la prison, où s’étant porté à quelque violence, il eut la douleur de se voir enchaîné par un pied. Honte et infamie ! ce fut précisément le pied qui avait été brisé d’un éclat de bombe dans une de ses plus belles actions militaires. Il avait subi la scarification de l’os gangrené, et, à peine rétabli, il était remonté à cheval pour reprendre son service avec une fermeté héroïque. On scella un anneau de fer et une lourde chaîne sur cette affreuse cicatrice. La blessure se rouvrit, et il supporta de nouvelles tortures, non plus pour servir Marie-Thérèse, mais pour l’avoir trop bien servie. La grande reine, qui n’avait pas été fâchée de lui voir pressurer et déchirer cette malheureuse et dangereuse Bohême, rempart peu assuré contre l’ennemi, à cause de son antique haine nationale, le roi Marie-Thérèse, qui, n’ayant plus besoin des crimes de Trenck et des excès des pandoures pour s’affermir sur le trône, commençait à les trouver monstrueux et irrémissibles, fut censée ignorer ces barbares traitements ; de même que le grand Frédéric fut censé ignorer les féroces recherches de cruauté, les tortures de l’inanition et les soixante-huit livres de fers dont fut martyrisé, un peu plus tard, l’autre baron de Trenck, son beau page, son brillant officier d’ordonnance, le sauveur et l’ami de notre Consuelo. Tous les flatteurs qui nous ont transmis légèrement le récit de ces abominables histoires en ont attribué l’odieux à des officiers subalternes, à des commis obscurs, pour en laver la mémoire des souverains ; mais ces souverains, si mal instruits des abus de leurs geôles, savaient si bien, au contraire, ce qui s’y passait, que Frédéric-le-Grand donna en personne le dessin des fers que Trenck le Prussien porta neuf ans dans son sépulcre de Magdebourg ; et si Marie-Thérèse n’ordonna pas précisément qu’on enchaînât Trenck l’Autrichien son valeureux pandoure par le pied mutilé, elle fut toujours sourde à ses plaintes, inaccessible à ses révélations. D’ailleurs, dans la honteuse orgie que ses gens firent des richesses du vaincu, elle sut fort bien prélever la part du lion et refuser justice à ses héritiers.

Revenons à Consuelo, car il est de notre devoir de romancier de passer rapidement sur les détails qui tiennent à l’histoire. Cependant nous ne savons pas le moyen d’isoler absolument les aventures de notre héroïne des faits qui se passèrent dans son temps et sous ses yeux. En apprenant l’infortune du pandoure, elle ne songea plus aux outrages dont il l’avait menacée, et, profondément révoltée de l’iniquité de son sort, elle aida Corilla à lui faire passer de l’argent, dans un moment où on lui refusait les moyens d’adoucir la rigueur de sa captivité. La Corilla, plus prompte encore à dépenser l’argent qu’à l’acquérir, se trouvait justement à sec le jour où un émissaire de son amant vint en secret lui réclamer la somme nécessaire. Consuelo fut la seule personne à laquelle cette fille, dominée par l’instinct de la confiance et de l’estime, osât recourir. Consuelo vendit aussitôt le cadeau que l’impératrice lui avait jeté sur la scène à la fin de Zénobie, et en remit le prix à sa camarade, en l’approuvant de ne point abandonner le malheureux Trenck dans sa détresse. Le zèle et le courage que mit la Corilla à servir son amant tant qu’il lui fut possible, jusqu’à s’entendre amiablement à cet égard avec une baronne qui était sa maîtresse en titre, et dont elle était mortellement jalouse, rendirent une sorte d’estime à Consuelo pour cette créature corrompue, mais non perverse, qui avait encore de bons mouvements de cœur et des élans de générosité désintéressée. « Prosternons-nous devant l’œuvre de Dieu, disait-elle à Joseph qui lui reprochait quelquefois d’avoir trop d’abandon avec cette Corilla. L’âme humaine conserve toujours dans ses égarements quelque chose de bon et de grand où l’on sent avec respect et où l’on retrouve avec joie cette empreinte sacrée qui est comme le sceau de la main divine. Là où il y a beaucoup à plaindre, il y a beaucoup à pardonner, et là où l’on trouve à pardonner, sois certain, bon Joseph, qu’il y a quelque chose à aimer. Cette pauvre Corilla, qui vit à la manière des bêtes, a encore parfois les traits d’un ange. Va, je sens qu’il faut que je m’habitue, si je reste artiste, à contempler sans effroi et sans colère ces turpitudes douloureuses où la vie des femmes perdues s’écoule entre le désir du bien et l’appétit du mal, entre l’ivresse et le remords. Et même, je te l’avoue, il me semble que le rôle de sœur de charité convient mieux à la santé de ma vertu qu’une vie plus épurée et plus douce, des relations plus glorieuses et plus agréables, le calme des êtres forts, heureux et respectés. Je sens que mon cœur est fait comme le paradis du tendre Jésus, où il y aura plus de joie et d’accueil pour un pécheur converti que pour cent justes triomphants. Je le sens fait pour compatir, plaindre, secourir et consoler. Il me semble que le nom que ma mère m’a donné au baptême m’impose ce devoir et cette destinée. Je n’ai pas d’autre nom, Beppo ! La société ne m’a pas imposé l’orgueil d’un nom de famille à soutenir ; et si, au dire du monde, je m’avilis en cherchant quelques parcelles d’or pur au milieu de la fange des mauvaises mœurs d’autrui, je n’ai pas de compte à rendre au monde. J’y suis la Consuelo, rien de plus ; et c’est assez pour la fille de la Rosmunda ; car la Rosmunda était une pauvre femme dont on parlait plus mal encore que de la Corilla, et, telle qu’elle était, je devais et je pouvais l’aimer. Elle n’était pas respectée comme Marie-Thérèse, mais elle n’eût pas fait attacher Trenck par le pied pour le faire mourir dans les tortures et s’emparer de son argent. La Corilla ne l’eût pas fait non plus ; et pourtant, au lieu de se battre pour elle, ce Trenck, qu’elle aide dans son malheur, l’a bien souvent battue. Joseph ! Joseph ! Dieu est un plus grand empereur que tous les nôtres ; et peut-être bien, puisque Madeleine a chez lui un tabouret de duchesse à côté de la Vierge sans tache, la Corilla aura-t-elle le pas sur Marie-Thérèse pour entrer à cette cour-là. Quant à moi, dans ces jours que j’ai à passer sur la terre, je t’avoue que, s’il me fallait quitter les âmes coupables et malheureuses pour m’asseoir au banquet des justes dans la prospérité morale, je croirais n’être plus dans le chemin de mon salut. Oh ! le noble Albert l’entendait bien comme moi, et ce ne serait pas lui qui me blâmerait d’être bonne pour Corilla. »

Lorsque Consuelo disait ces choses à son ami Beppo, quinze jours s’étaient écoulés depuis la soirée de Zénobie et l’aventure du baron de Trenck. Les six représentations pour lesquelles on l’avait engagée avaient eu lieu. Madame Tesi avait reparu au théâtre. L’impératrice travaillait le Porpora en dessous main par l’ambassadeur Corner, et faisait toujours du mariage de Consuelo avec Haydn la condition de l’engagement définitif de cette dernière au théâtre impérial, après l’expiration de celui de la Tesi. Joseph ignorait tout. Consuelo ne pressentait rien. Elle ne songeait qu’à Albert qui n’avait pas reparu, et dont elle ne recevait point de nouvelles. Elle roulait dans son esprit mille conjectures et mille décisions contraires. Ces perplexités et le choc de ces émotions l’avaient rendue un peu malade. Elle gardait la chambre depuis qu’elle en avait fini avec le théâtre, et contemplait sans cesse cette branche de cyprès qui lui semblait avoir été enlevée à quelque tombe dans la grotte du Schreckenstein.

Beppo, seul ami à qui elle pût ouvrir son cœur, avait d’abord voulu la dissuader de l’idée qu’Albert était venu à Vienne. Mais lorsqu’elle lui eut montré la branche de cyprès, il rêva profondément à tout ce mystère, et finit par croire à la part du jeune comte dans l’aventure de Trenck.

« Écoute, lui dit-il, je crois avoir compris ce qui se passe. Albert est venu à Vienne effectivement. Il t’a vue, il t’a écoutée, il a observé toutes tes démarches, il a suivi tous tes pas. Le jour où nous causions sur la scène, le long du décor de l’Araxe, il a pu être de l’autre côté de cette toile et entendre les regrets que j’exprimais de te voir enlevée au théâtre au début de ta gloire. Toi-même tu as laissé échapper je ne sais quelles exclamations qui ont pu lui faire penser que tu préférais l’éclat de ta carrière à la tristesse solennelle de son amour. Le lendemain, il t’a vue entrer dans cette chambre de Corilla, où peut-être, puisqu’il était là toujours en observation, il avait vu entrer le pandoure quelques instants auparavant. Le temps qu’il a mis à te secourir prouverait presque qu’il te croyait là de ton plein gré, et ce sera donc après avoir succombé à la tentation d’écouter à la porte, qu’il aura compris l’imminence de son intervention.

— Fort bien, dit Consuelo ; mais pourquoi agir avec mystère ? pourquoi se cacher la figure d’un crêpe ?

— Tu sais comme la police autrichienne est ombrageuse. Peut-être a-t-il été l’objet de méchants rapports à la cour ; peut-être avait-il des raisons de politique pour se cacher : peut-être son visage n’était-il pas inconnu à Trenck. Qui sait si, durant les dernières guerres, il ne l’a pas vu en Bohême, s’il ne l’a pas affronté, menacé ? s’il ne lui a pas fait lâcher prise lorsqu’il avait la main sur quelque innocent ? Le comte Albert a pu faire obscurément de grands actes de courage et d’humanité dans son pays, tandis qu’on le croyait endormi dans sa grotte du Schreckenstein : et s’il les a faits, il est certain qu’il n’aura pas songé à te les raconter, puisqu’il est, à ton dire, le plus humble et le plus modeste des hommes. Il a donc agi sagement en ne châtiant pas le pandoure à visage découvert ; car si l’impératrice punit le pandoure aujourd’hui pour avoir dévasté sa chère Bohême, sois sûre qu’elle n’en est pas plus disposée pour cela à laisser impunie dans le passé une résistance ouverte contre le pandoure de la part d’un Bohémien.

— Tout ce que tu dis est fort juste, Joseph, et me donne à penser. Mille inquiétudes s’élèvent en moi maintenant. Albert peut avoir été reconnu, arrêté, et cela peut avoir été aussi ignoré du public que la chute de Trenck dans l’escalier. Hélas ! peut-être est-il, en cet instant, dans les prisons de l’arsenal, à côté du cachot de Trenck ! Et c’est pour moi qu’il subit ce malheur !

— Rassure-toi, je ne crois pas cela. Le comte Albert aura quitté Vienne sur-le-champ, et tu recevras bientôt de lui une lettre datée de Riesenburg.

— En as-tu le pressentiment, Joseph ?

— Oui, je l’ai. Mais si tu veux que je te dise toute ma pensée, je crois que cette lettre sera toute différente de celle que tu attends. Je suis convaincu que, loin de persister à obtenir d’une généreuse amitié le sacrifice que tu voulais lui faire de ta carrière d’artiste, il a renoncé déjà à ce mariage, et va bientôt te rendre ta liberté. S’il est intelligent, noble et juste, comme tu le dis, il doit se faire un scrupule de t’arracher au théâtre, que tu aimes passionnément… ne le nie pas ! Je l’ai bien vu, et il a dû le voir et le comprendre aussi bien que moi, en écoutant Zénobie. Il rejettera donc un sacrifice au-dessus de tes forces, et je l’estimerais peu s’il ne le faisait pas.

— Mais relis donc son dernier billet ! Tiens, le voilà, Joseph ! Ne me disait-il pas qu’il m’aimerait au théâtre aussi bien que dans le monde ou dans un couvent ? Ne pouvait-il admettre l’idée de me laisser libre en m’épousant ?

— Dire et faire, penser et être sont deux. Dans le rêve de la passion, tout semble possible ; mais quand la réalité frappe tout à coup nos yeux, nous revenons avec effroi à nos anciennes idées. Jamais je ne croirai qu’un homme de qualité voie sans répugnance son épouse exposée aux caprices et aux outrages d’un parterre. En mettant le pied, pour la première fois de sa vie certainement, dans les coulisses, le comte a eu, dans la conduite de Trenck envers toi, un triste échantillon des malheurs et des dangers de ta vie de théâtre. Il se sera éloigné, désespéré, il est vrai, mais guéri de sa passion et revenu de ses chimères. Pardonne-moi si je te parle ainsi, ma sœur Consuelo. Je le dois ; car c’est un bien pour toi que l’abandon du comte Albert. Tu le sentiras plus tard, quoique tes yeux se remplissent de larmes en ce moment. Sois juste envers ton fiancé, au lieu d’être humiliée de son changement. Quand il te disait que le théâtre ne lui répugnait point, il s’en faisait un idéal qui s’est écroulé au premier examen. Il a reconnu alors qu’il devait faire ton malheur en t’en arrachant, ou consommer le sien en t’y suivant.

— Tu as raison, Joseph. Je sens que tu es dans le vrai ; mais laisse-moi pleurer. Ce n’est point l’humiliation d’être délaissée et dédaignée qui me serre le cœur : c’est le regret à un idéal que je m’étais fait de l’amour et de sa puissance, comme Albert s’était fait un idéal de ma vie de théâtre. Il a reconnu maintenant que je ne pouvais me conserver digne de lui (du moins dans l’opinion des hommes) en suivant ce chemin-là. Et moi je suis forcée de reconnaître que l’amour n’est pas assez fort pour vaincre tous les obstacles et abjurer tous les préjugés.

— Sois équitable, Consuelo, et ne demande pas plus que tu n’as pu accorder. Tu n’aimais pas assez pour renoncer à ton art sans hésitation et sans déchirement : ne trouve pas mauvais que le comte Albert n’ait pas pu rompre avec le monde sans épouvante et sans consternation.

— Mais, quelle que fût ma secrète douleur (je puis bien l’avouer maintenant), j’étais résolue à lui sacrifier tout ; et lui, au contraire…

— Songe que la passion était en lui, non en toi. Il demandait avec ardeur ; tu consentais avec effort. Il voyait bien que tu allais t’immoler ; il a senti, non-seulement qu’il avait le droit de te débarrasser d’un amour que tu n’avais pas provoqué, et dont ton âme ne reconnaissait pas la nécessité, mais encore qu’il était obligé par sa conscience à le faire. »

Cette raisonnable conclusion convainquit Consuelo de la sagesse et de la générosité d’Albert. Elle craignait, en s’abandonnant à la douleur, de céder aux suggestions de l’orgueil blessé, et, en acceptant l’hypothèse de Joseph, elle se soumit et se calma ; mais, par une bizarrerie bien connue du cœur humain, elle ne se vit pas plus tôt libre de suivre son goût pour le théâtre, sans distraction et sans remords, qu’elle se sentit effrayée de son isolement au milieu de toute cette corruption, et consternée de l’avenir de fatigues et de luttes qui s’ouvrait devant elle. La scène est une arène brûlante ; quand on y est, on s’y exalte, et toutes les émotions de la vie paraissent froides et pâles en comparaison ; mais quand on s’en éloigne brisé de lassitude, on s’effraie d’avoir subi cette épreuve du feu, et le désir qui vous y ramène est traversé par l’épouvante. Je m’imagine que l’acrobate est le type de cette vie pénible, ardente et périlleuse. Il doit éprouver un plaisir nerveux et terrible sur ces cordes et ces échelles où il accomplit des prodiges au-dessus des forces humaines ; mais lorsqu’il en est descendu vainqueur, il doit se sentir défaillir à l’idée d’y remonter, et d’étreindre encore une fois la mort et le triomphe, spectre à deux faces qui plane incessamment sur sa tête.

Alors le château des Géants, et jusqu’à la pierre d’épouvante, ce cauchemar de toutes ses nuits, apparurent à Consuelo, à travers le voile d’un exil consommé, comme un paradis perdu, comme le séjour d’une paix et d’une candeur à jamais augustes et respectables dans son souvenir. Elle attacha la branche de cyprès, dernière image, dernier envoi de la grotte hussitique, aux pieds du crucifix de sa mère, et, confondant ensemble ces deux emblèmes du catholicisme et de l’hérésie, elle éleva son cœur vers la notion de la religion unique, éternelle, absolue. Elle y puisa le sentiment de la résignation à ses maux personnels, et de la foi aux desseins providentiels de Dieu sur Albert, et sur tous les hommes, bons et mauvais, qu’il lui fallait désormais traverser seule et sans guide.


  1. La vérité historique exige que nous disions aussi par quelles bravades Trenck provoqua ce traitement inhumain. Dès le premier jour de son arrivée à Vienne, il avait été mis aux arrêts à son domicile par ordre impérial. Il n’en avait pas moins été se montrer à l’Opéra le soir même, et dans un entr’acte il avait voulu jeter le comte Gossau dans le parterre.