Constantinople (Gautier)/Chapitre XII

Fasquelle (p. 143-155).

XII

LES DERVICHES HURLEURS


Quand on a vu les derviches tourneurs de Péra, on doit une visite aux derviches hurleurs de Scutari ; aussi je pris un caïque à Top’Hané, et deux paires de rames, maniées par de vigoureux Arnautes, m’emportèrent vers la rive d’Asie, malgré la violence du courant. Les eaux bouillonnantes se brisaient sous le soleil en millions de paillettes d’argent, rasées par des essaims d’oiseaux blancs et noirs, désignés sous le nom poétique d’âmes en peine, à cause de leur inquiétude perpétuelle ; on les voit filer sur le Bosphore par vols de deux ou trois cents, les pattes dans l’eau, les ailes dans l’air, avec une rapidité extraordinaire, comme s’ils poursuivaient une proie invisible, ce qui a les fait appeler aussi chasse-vent. — J’ignore leur étiquette ornithologique, mais ces deux sobriquets populaires me suffisent abondamment. Quand ils passent près des barques, on dirait des feuilles sèches emportées par un tourbillon d’automne, et ils éveillent toutes sortes d’idées rêveuses et mélancoliques.

Le débarcadère de Scutari se présente sous l’aspect le plus pittoresque. Une sorte de plancher flottant, composé de grosses poutres où se posent les goëlands et les albatros, forme un de ces premiers plans dont les graveurs anglais savent tirer si bon parti : un café, entouré de bancs peuplés de fumeurs, s’avance dans l’eau sur un petit môle côtoyé de felouques, de caïques, de canots et d’embarcations de tout genre, à l’ancre ou amarrés ; des figuiers et autres végétations d’un vert vivace ombragent un petit jardin attenant au café, qu’ils font ressortir par leurs tons vigoureux.

Les murailles blanches de la mosquée de Buyuk-Djami apparaissent au second plan. Cette mosquée produit un très-bon effet, avec sa coupole, son minaret, ses terrasses mamelonnées de petits dômes de plomb, ses arcades arabes, ses escaliers sur lesquels dorment des soldats et des hammals et ses masses de maçonnerie entremêlées de touffes de verdure.

Une fontaine toute bordée d’arabesques, de rinceaux et de fleurs, toute bariolée d’inscriptions turques sculptées en relief dans le marbre, surmontée d’un de ces charmants toits en auvent dont le bon goût moderne a décoiffé la fontaine de Top’Hané, occupe gracieusement le centre de la petite place en forme de quai à laquelle aboutit la principale rue de Scutari.

Au pied de cette fontaine, dont les robinets taris ne versent plus d’eau, s’abritent des essaims de femmes en feredgés blancs, roses, verts ou lilas, assises, debout, accroupies dans des poses d’une gracieuse nonchalance, berçant de beaux enfants entre leurs bras, et surveillant les jeux des plus grands d’un long regard de leur œil noir.

Des loueurs de chevaux avec leurs bêtes, des saïs tenant en bride les montures de leurs maîtres, des talikas, espèces de fiacres turcs, des arabas à la vieille mode, attelés de buffles noirs ou de bœufs d’un gris argenté, des chiens roux dormant en tas au soleil, animent le tableau de leurs groupes variés et de leurs oppositions de formes et de couleurs.

Au fond s’étend la ville de Scutari avec ses maisons peintes en rouges, ses minarets blancs se détachant sur le noir rideau de cyprès de son Champ-des-Morts. La grande rue de Scutari, qui s’élève graduellement jusqu’au sommet de la colline, a la physionomie beaucoup plus franchement turque qu’aucune de celles de Constantinople. On sent qu’on est sur la terre d’Asie, sur le sol véritable de l’Islam. Nulle idée européenne n’a franchi ce bras de mer étroit que quelques coups de rames suffisent à traverser. — Les anciens costumes, turbans évasés, longues pelisses, caftans de couleurs claires, se rencontrent bien plus fréquemment à Scutari qu’à Constantinople. La réforme ne semble pas y avoir pénétré.

La rue est bordée de marchands de tabac étalant sur une planchette leurs blondes meules de latakyé surmontées d’un citron, de gargotiers faisant rôtir le kébab à des broches perpendiculaires, de pâtissiers enfournant le baklava, de bouchers suspendant à des chaînettes des quartiers de viande au milieu d’un tourbillon de mouches, d’écrivains traçant des suppliques dans une échoppe placardée de tableaux calligraphiques, de cawadjis apportant à leurs pratiques le narghilé à la carafe limpide, au long tuyau de cuir flexible.

Quelquefois, la rue s’interrompt pour faire place à un petit cimetière qui s’intercale familièrement entre une boutique de confiserie et un vendeur de râpes de maïs. — Plus loin, une vingtaine de maisons manquent, et sont remplacées par un tas de cendres au milieu desquelles s’élèvent les cheminées de briques qui seules ont pu résister à la violence du feu.

Des arabas remplis de femmes assises les jambes croisées, montent ou descendent la rue, au pas modéré de grands bœufs bleuâtres, conduits par un saïs, qui souvent tient la corne de la bête sous la main. Les chiens, endormis au milieu de la voie publique, se dérangent à peine, au risque de se faire broyer sous l’ongle des lourds fissipèdes ou l’orbe des roues massives. Heureusement la marche de ces chars primitifs est lente, et les Turcs ne sont jamais pressés.

De ces arabas dorés et peints, et recouverts d’une toile ajustée sur des cerceaux, partent des éclats de voix et des rires joyeux ; l’œil furtif en s’y plongeant peut entrevoir des visages moins sévèrement voilés et qui peuvent se croire à l’abri des regards profanes. Sur le devant, de petites filles d’une dizaine d’années, non masquées encore par le yachmack impitoyable, trahissent, par leur beauté précoce, l’incognito de leurs mères accroupies un peu en arrière. De ces longs yeux noirs en amande, de ces sourcils marqués comme à l’encre de Chine, de ces nez légèrement aquilins, de ces ovales réguliers, de ces bouches empourprées de grenade, il n’est pas difficile, en les accentuant un peu, de conclure au type si mystérieusement dérobé de la Vénus turque.

Voici un convoi qui passe : un cercueil, couvert d’une draperie verte, appuyé sur les épaules de six hommes marchant d’un pas rapide, se dirige en toute hâte au grand Champ-des-Morts de Scutari ; il trouvera là, sous l’ombre des hauts cyprès, dans la terre maternelle d’Asie, un repos que les Francs d’Europe ne troubleront pas.

Des pâtres, traînant un mouton monstrueux, d’une obésité phénoménale, grossie encore par ses longues laines, se croisent avec le convoi, qui court comme si le diable l’emportait ; des soldats à cheval passent d’un air indolent et fier ; des chameaux, ayant en tête un petit âne, défilent en balançant leur col d’autruche, agitant leurs babines velues, en partance pour quelque lointaine caravane, et, à travers cette foule mouvante et bigarrée, j’arrive avec mes compagnons dans le haut Scutari, au tekké des derviches hurleurs.

Il est trop tôt. L’heure turque, se comptant à partir du lever du soleil, ne coïncide pas avec l’heure française, et demande des supputations perpétuelles, causes de nombreuses erreurs, surtout dans les premiers temps. En attendant, nous allons prendre du café, fumer un chibouck et boire des verres d’eau sur les bancs extérieurs d’un café situé à l’entrée du cimetière. Nous sommes servis par un petit garçon aux yeux vifs, à la mine intelligente, qui se multiplie et suffit aux demandes souvent opposées des consommateurs. Il apporte souvent du feu d’une main et de l’autre de l’eau, comme les petits génies des initiations antiques voltigeant sur le fond brun des vases étrusques.

Ayant épuisé toutes les ressources que peut offrir le café turc à un désœuvrement forcé, nous entrâmes dans la cour du tekké, ornée d’une fontaine en forme de tombeau, rappelant ces cercueils à dos d’âne recouverts de cachemire, qu’on aperçoit, à travers les grillages, dans les Turbés (chapelles funèbres) des sultans. Un marchand de gâteaux faits avec de la fécule de riz, et qu’on mange arrosés de quelques gouttes d’eau de cerise ou d’eau de rose, nous fournit un moyen d’apaiser ou plutôt de tromper notre appétit, éveillé par l’air de la mer, l’attente et l’espace de temps écoulé depuis un déjeuner frugal, mais détestable, fait le matin à Constantinople. Ce marchand trimbalait ses gâteaux sur un plateau de fer-blanc très-propre, posé devant lui en forme d’éventaire, et sa marchandise, qu’eût sans doute critiquée Brillat-Savarin ou Carême, avait au moins le mérite de n’être pas chère. Pour quelques menues pièces de monnaie, on pouvait s’en rassasier.

Près de la porte du tekké se tenait assis un personnage fort étrange, enveloppé d’un grossier sayon de poil de chameau montrant la corde, la tête ceinte d’un bout de chiffon tortillé en manière de turban. Je n’oublierai jamais ce masque court, camard, élargi, qui semblait s’être écrasé sous la pression d’une main puissante, comme ces grotesques de caoutchouc qu’on fait changer d’expression en appuyant le pouce dessus ; de grosses lèvres bleuâtres, épaisses comme celles d’un nègre ; des yeux de crapaud, ronds, fixes, saillants ; un nez sans cartilage, une barbe courte, rare et frisée ; un teint de cuir fauve, glacé de tons rances et plus culotté de ton qu’un Espagnoleto, formaient un ensemble bizarrement hideux, tenant plus du cauchemar que de la réalité. Si, au lieu de ses haillons sordides ce monstre eût porté un surcot mi-parti, on eût pu le prendre pour un de ces fous de cour qu’on voit dans les anciens tableaux d’apparat, un perroquet sur le poing ou tenant un lévrier en laisse.

C’était un fou, en effet. Les Turcs les laissent vaguer et les vénèrent comme des saints. Ils pensent que Dieu habite ces cervelles que la pensée a laissées vides, et ils leur pardonnent tout comme aux petits enfants, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font.

Celui-là avait pris en affection la cour du tekké, et il restait là sur son bloc de pierre toute la journée, dodelinant de la tête, marmottant la formule de l’Islam, roulant un chapelet entre ses doigts et suivant de son œil idiot quelque vague hallucination qui le faisait sourire. Abruti dans un kief dont il n’était distrait que par un fourmillement trop importun de vermine, qu’il apaisait à la manière du mendiant de Murillo, il semblait jouir de la béatitude la plus parfaite. Une pipe au bouquin usé, au tuyau d’érable, au lulé noirci par un long usage, était appuyée au mur près de lui, et de temps à autre il aspirait quelques gorgées de fumée avec une satisfaction enfantine et profonde.

Quelques dévots à mine fanatique embrassaient pieusement ce dégoûtant personnage, qui se laissait faire comme une difforme idole indoue ou japonaise ; puis, quittant leurs babouches, pénétraient dans la salle intérieure du tekké. — Quant à nous, l’on ne nous permit d’entrer que lorsque les prières préparatoires eurent été dites ; nous entendions du dehors ces psalmodies graves et d’un beau caractère religieux rappelant le plain-chant grégorien, auquel l’accent guttural particulier aux hommes de l’Orient donnait un cachet plus sauvage.

Nous ajoutâmes nos chaussures au tas de babouches entassées à la porte, et nous prîmes place derrière une balustrade de bois avec quelques autres personnes, parmi lesquelles se trouvaient deux capucins en costume, froc de bure et la corde aux reins. Je ne remarquai pas qu’ils fussent vus de mauvais œil par la partie mahométane de l’assemblée, tolérance louable, surtout dans un conventicule de fanatiques.

La salle des derviches hurleurs de Scutari n’est pas de forme circulaire comme celle des derviches tourneurs de Péra. C’est un parallélogramme dénué de tout caractère architectural ; aux murailles nues sont suspendues une quinzaine d’énormes tambours de basque et quelques écriteaux parafés de versets du Koran. Du côté du mirah, au-dessus du tapis où s’asseyent l’iman et ses acolytes, le mur présente un genre de décoration féroce, qui fait songer à l’atelier d’un tortionnaire ou d’un inquisiteur ; ce sont des espèces de dards terminés par un cœur de plomb, d’où pendent des chaînettes, des lardoires affilées, des masses d’armes, des tenailles, des pinces et toutes sortes d’instruments de formes inquiétantes et barbares, d’un usage incompréhensible, mais effrayant, qui vous font venir la chair de poule comme la trousse déployée d’un chirurgien avant une opération. C’est avec ces atroces outils que les derviches hurleurs se flagellent, se tailladent et se perforent, lorsqu’ils sont parvenus au plus haut degré de fureur religieuse, et que les cris ne suffisent plus pour exprimer leur délire saintement orgiaque.

L’iman était un grand vieillard osseux, sec, à figure sillonnée et ravinée, très-digne et très-majestueux. À côté de lui se tenait un beau jeune homme au turban blanc retenu par une bandelette d’or transversale, à pelisse vert-émir, comme en portent les descendants du prophète ou les hadjis qui ont fait le pèlerinage de la Mecque ; son profil, pur, triste et doux, offrait plutôt le type arabe que le type turc, et son teint, d’un ton olivâtre uni, semblait confirmer cette origine.

En face étaient rangés les derviches dans la pose sacramentelle, répétant à l’unisson une espèce de litanie entonnée par un gros homme à poitrine d’Hercule, à col de taureau, doué de poumons de fer et d’une voix de stentor. À chaque verset, ils se balançaient la tête d’avant en arrière et d’arrière en avant, avec ce mouvement de magot ou de poussah qui finit par donner un vertige sympathique quand on le regarde longtemps.

Quelquefois un des spectateurs musulmans, étourdi par cette oscillation irrésistible, quittait sa place en chancelant, se mêlait aux derviches, se prosternait et commençait à s’agiter comme un ours en cage.

Le chant s’élevait de plus en plus ; le dandinement se précipitait, les visages commençaient à devenir livides et les poitrines haletantes. Le coryphée accentuait les paroles saintes avec un redoublement d’énergie, et nous attendions, pleins d’anxiété et de terreur, les scènes qui allaient suivre.

Quelques derviches, entraînés à point, s’étaient levés et continuaient leurs soubresauts, au risque de se fendre la tête contre les murs et de se luxer les vertèbres du col par ces furieuses saccades.

Bientôt tout le monde fut debout. C’est le moment où l’on décroche les tambours de basque, mais cette fois on ne le fit pas, les sujets étaient assez excités, et d’ailleurs, à cause du jeûne du Ramadan, on ne voulait pas les pousser trop. Les derviches formèrent une chaîne en se mettant les bras sur les épaules, et commencèrent à justifier leur nom en tirant du fond de leur poitrine un hurlement rauque et prolongé : Allah-hou ! qui ne semble pas appartenir à la voix humaine.

Toute la bande, rendue solidaire de mouvement, recule d’un pas, se jette en avant avec un élan simultané et hurle d’un ton sourd, enroué, qui ressemble au grommellement d’une ménagerie de mauvaise humeur, quand les lions, les tigres, les panthères et les hyènes trouvent que l’heure de la nourriture se fait bien attendre.

Puis l’inspiration arrive peu à peu, les yeux brillent comme des prunelles de bêtes fauves au fond d’une caverne ; une écume épileptique mousse aux commissures des lèvres, les visages se décomposent et luisent lividement sous la sueur ; toute la file se couche et se relève sous un souffle invisible comme des épis sous un vent d’orage, et toujours, à chaque élan, le terrible Allah-hou ! se répète avec une énergie croissante.

Comment des hurlements pareils, répétés pendant plus d’une heure, ne font-ils pas éclater la cage osseuse de la poitrine et jaillir le sang des vaisseaux rompus ? c’est ce que je ne saurais m’expliquer.

L’un des derviches, place au milieu de la file, avait une tête tout à fait caractéristique ; vous avez vu, sans nul doute, pendu au mur de quelque atelier, le masque en plâtre de Géricault avec ses tempes creuses, ses orbites profondes, ses pommettes sculptées en relief, son nez d’aigle pincé par la Mort, sa barbe poissée et collée des sueurs de l’agonie ; eh bien ! étendez sur ce moulage funèbre un vieux parchemin jaune, et vous aurez l’image la plus exacte du derviche hurleur de Scutari, émacié et comme disséqué par l’entraînement du fanatisme. Cette sauvage et vigoureuse maigreur me faisait penser à ces vers farouches dans lesquels Chanfara, le poëte-coureur, dessine son abrupte physionomie. Le derviche eût pu dire comme lui : « Je me mets en course le matin n’ayant pris qu’une bouchée, comme un loup aux fesses maigres, au poil gris, qu’une solitude conduit à une autre ; lorsque la plante calleuse de mes pieds frappe une terre dure semée de cailloux, elle en tire des étincelles, elle les fait voler en éclats ; tout maigre que je suis, j’aime à faire mon lit de la terre, et j’étends sur sa face un dos que tiennent à distance des vertèbres arides ; j’ai pour oreiller un bras décharné dont les jointures saillantes semblent des osselets lancés par un joueur et tombés de champ. »

Les hurlements étaient devenus des rugissements ; le derviche dont je viens d’esquisser le portrait balançait sa tête flagellée de longs cheveux noirs, et tirait de sa poitrine de squelette des rauquements de tigre, des grommellements de lion, des glapissements de loup blessé saignant dans la neige, des cris pleins de rage et de désir, des râles de voluptés inconnues, et quelquefois des soupirs d’une tristesse mortelle, protestations du corps broyé sous la meule de l’âme.

Excitée par l’ardeur fiévreuse de cet enragé dévot, toute la troupe, ramassant un reste de force, se jetait en arrière d’un seul bloc, puis se lançait en avant comme une ligne de soldats ivres, en hurlant un suprême Allah-hou ! sans rapport avec les sons connus et tel qu’on peut supposer le beuglement d’un mammouth ou d’un mastodonte dans les prêles colossales des marais antédiluviens ; le plancher tremblait sous le piétinement rhythmique de la bande hurlante, et les murailles semblaient prêtes à se fendre comme les remparts de Jéricho à ces clameurs horribles.

Les deux capucins riaient imbécilement dans leur barbe trouvant tout cela absurde, sans songer qu’eux-mêmes étaient des espèces de derviches catholiques, se mortifiant d’une autre manière pour se rapprocher d’un dieu différent ; les derviches cherchaient Allah et l’appelaient de leurs hurlements, comme les capucins cherchent Jéhovah dans la prière, le jeûne et les exercices ascétiques. — J’avoue que cette inintelligence me mit de mauvaise humeur, moi qui comprends le prêtre d’Athys, le fakir indou, le trappiste et le derviche se tordant sous l’immense pression de l’éternité et de l’infini, et tâchant d’apaiser le dieu inconnu par l’immolation de leur chair et les libations de leur sang. Ce derviche qui faisait rire les capucins me paraissait à moi aussi beau, avec sa figure hallucinée, que le moine de Zurbaran, livide d’extase et ne laissant briller dans son ombre qu’une bouche qui prie et deux mains éternellement jointes.

L’exaltation était au comble ; les hurlements se succédaient sans intervalle ; une fauve odeur de ménagerie se dégageait de tous ces corps en sueur. À travers la poussière soulevée par les pieds de ces forcenés, grimaçaient vaguement, comme à travers un brouillard roussâtre, des masques convulsés, épileptiques, illuminés d’yeux blancs et de sourires étranges.

L’iman se tenait debout devant le mirah, encourageant la frénésie grandissante du geste et de la voix. Un jeune garçon se détacha du groupe et s’avança vers le vieillard ; je vis alors à quoi servait la terrible ferraille suspendue au mur ; des acolytes décrochèrent de son clou une lardoire excessivement aiguë et la remirent à l’iman, qui traversa de part en part les joues du jeune dévot avec ce fer effilé, sans que celui-ci donnât la moindre marque de douleur. L’opération faite, le pénitent retourna à sa place et continua son dodelinement frénétique. Rien n’était plus bizarre que cette tête à la broche ; on eût dit une de ces charges de pantomime où Arlequin passe sa batte à travers le corps de Pierrot ; — seulement ici la charge était réelle.

Deux autres fanatiques se lancèrent au milieu de la salle, nus jusqu’à la ceinture ; on leur remit deux de ces dards aigus terminés par un cœur de plomb et des chaînettes de fer, et, les brandissant de chaque main, ils se mirent à exécuter une sorte de danse des poignards désordonnée, violente, pleine de soubresauts imprévus et de cabrioles galvaniques. Seulement, au lieu d’éviter les pointes des dards, ils se précipitaient dessus avec fureur afin de se piquer et de se blesser ; ils roulèrent bientôt à terre, épuisés, pantelants, ruisselants de sang, de sueur et d’écume comme des chevaux labourés par l’éperon et tombant de fatigue près du but.

Une jolie petite fille de sept ou huit ans, pâle comme la Mignon de Goethe, et roulant des yeux d’un noir nostalgique, qui s’était tenue près de la porte pendant toute la cérémonie, s’avança toute seule vers l’iman. Le vieillard l’accueillit d’une façon amicale et paternelle. La petite fille s’étendit sur une peau de mouton déroulée à terre, et l’iman, les pieds chaussés de larges babouches et soutenus par ses deux assistants, monta sur ce frêle corps et s’y tint debout pendant quelques secondes. Puis il descendit de ce piédestal vivant, et la petite fille se releva toute joyeuse.

Des femmes apportèrent de petits enfants de trois ou quatre ans qui furent couchés successivement sur la peau de mouton et délicatement foulés aux pieds par l’iman. Les uns prenaient bien la chose, les autres criaient comme des geais plumés vifs. On voyait les yeux leur sortir de la tête, et leurs petites côtes ployer sous cette pression énorme pour eux ; les mères, les yeux brillants de foi, les reprenaient dans leurs bras et les apaisaient par quelques caresses ; aux enfants succédèrent des jeunes gens, des hommes faits, des militaires, et même un officier supérieur, qui se soumirent à la salutaire imposition des pieds, car, dans les idées musulmanes, cette pression guérit de toutes les maladies.

En sortant du tekké, nous revîmes le jeune garçon dont l’iman avait traversé les joues avec une lardoire. Il avait retiré l’instrument de torture, et deux légères cicatrices violettes déjà refermées indiquaient seules le passage du fer.