Considérations sur … la Révolution Française/Sixième partie/IV

CHAPITRE IV.

De la liberté et de l’esprit public chez les Anglais.

LA première base de toute liberté, c’est la garantie individuelle, et rien n’est plus beau que la législation angloise à cet égard. Un procès criminel est par tout pays un horrible spectacle. En Angleterre, l’excellence de la procédure, l’humanité des juges, les précautions de tout genre prises pour assurer la vie à l’innocent, et les moyens de défense au coupable, mêlent un sentiment d’admiration à l’angoisse d’un tel débat. Comment voulez-vous être jugé ? dit l’officier du tribunal à l’accusé. Par Dieu et mon pays, répond-il. Dieu vous donne une bonne délivrance, reprend l’officier du tribunal. Dès l’ouverture des débats, si l’accusé se trouble, s’il se compromet par ses réponses, le juge le met sur la bonne voie, et ne tient pas registre des paroles inconsidérées qui pourroient lui échapper. Dans la suite du procès, il ne s’adresse jamais à l’accusé, de peur que l’émotion que celui-ci doit éprouver, ne l’expose à se nuire à lui-même. On n’admet jamais, comme cela se fait en France, des témoins indirects, c’est-à-dire, qui déposent par ouï-dire. Enfin, toutes les précautions ont pour but l’intérêt de l’accusé. La religion et la liberté président à l’acte imposant qui permet à l’homme de condamner à mort son semblable. L’admirable institution du jury, qui remonte en Angleterre à une haute antiquité, fait intervenir l’équité dans la justice. Ceux qui sont investis momentanément du droit d’envoyer le coupable à la mort, ont une sympathie naturelle avec les habitudes de sa vie, puisqu’ils sont d’ordinaire choisis dans une classe à peu près semblable à la sienne ; et, lorsque les jurés sont forcés de prononcer la sentence d’un criminel, il est du moins certain lui-même que la société a tout fait pour qu’il pût être absous, s’il le méritoit ; et cette conviction doit porter quelque calme dans son cœur. Depuis cent ans, il n’existe peut-être pas d’exemple en Angleterre, d’un homme condamné dont l’innocence ait été reconnue trop tard. Les citoyens d’un état libre ont une si grande portion de bon sens et de conscience, qu’avec ces deux flambeaux ils ne s’égarent jamais.

On sait quel bruit ont fait en France la sentence portée contre Calas, celle contre Lally ; et, peu de temps avant la révolution, le président Dupaty publia le plaidoyer le plus énergique en faveur de trois accusés qu’on avoit condamnés au supplice de la roue, et dont l’innocence fut prouvée après leur mort. De semblables malheurs ne sauroient avoir lieu d’après les lois et les procédures criminelles d’Angleterre ; et le tribunal d’appel de l’opinion, la liberté de la presse, feroit connaître la moindre erreur à cet égard, s’il étoit possible qu’il en fût commis.

Au reste, les délits qui ne tiennent en aucune manière à la politique, ne sont point ceux pour lesquels on peut craindre l’application de l’arbitraire. En général, il importe peu aux puissans de ce monde que les voleurs et les assassins soient jugés suivant telle ou telle forme ; et personne n’a intérêt à souhaiter que les lois ne soient pas respectées dans de tels jugements. Mais quand il s’agit des crimes politiques, de ceux que les partis opposés se reprochent mutuellement avec tant d’amertume et de haine, c’est alors qu’on a vu en France tous les genres de tribunaux extraordinaires créés par la circonstance, destinés à tel homme, et justifiés, disoit-on, par la grandeur du délit, tandis que c’est précisément quand ce délit est de nature à exciter fortement les passions, que l’on a plus besoin de recourir, pour le juger, à l’impassibilité de la justice.

Les Anglois avoient été tourmentés comme les François, comme tous les peuples de l’Europe où l’empire de la loi n’est pas établi, par la chambre étoilée, par des commissions extraordinaires, par l’extension du crime de haute trahison à tout ce qui déplaisoit aux possesseurs du pouvoir. Mais, depuis que la liberté s’est consolidée en Angleterre, non-seulement un individu accusé d’un crime d’état, n’a jamais à craindre d’être détourné de ses juges naturels : qui pourroit admettre une telle pensée ? mais la loi lui donne plus de moyens de défense qu’à tout autre, parce qu’il a plus d’ennemis. Une circonstance récente fera sentir la beauté de ce respect des Anglois pour la justice ; l’un des traits les plus admirables de leur admirable gouvernement.

On a attenté trois fois pendant son règne à la vie du roi d’Angleterre ; et certes elle étoit très-chère à ses sujets. La vénération qu’il inspire, dans son état actuel de maladie, a quelque chose de touchant et de délicat, dont on n’auroit jamais pu croire capable une nation tout entière ; et cependant aucun des assassins qui ont voulu tuer le roi n’a été condamné à mort. On a trouvé chez eux des symptômes de folie, qu’on avoit recherchés avec d’autant plus de scrupule, que l’indignation publique contre eux étoit plus violente. Louis XV fut frappé par Damien vers le milieu du siècle dernier, et l’on prétend aussi que ce misérable avoit l’esprit égaré ; mais, en supposant même qu’il eût assez de raison pour mériter la mort, une nation civilisée peut-elle tolérer le supplice effroyable auquel il a été condamné ? et l’on dit que ce supplice eut des témoins curieux et volontaires : quel contraste entre une telle barbarie et ce qui s’est passé en Angleterre ! Mais gardons-nous d’en tirer aucune conséquence contre le caractère françois ; ce sont les gouvernemens arbitraires qui dépravent les nations, et non les nations qui sont destinées par le ciel, les unes à toutes les vertus, les autres à tous les forfaits.

Hatfield est le nom du troisième des insensés qui tentèrent d’assassiner le roi d’Angleterre. Il choisit le jour où le roi reparoissoit au spectacle après une assez longue maladie, accompagné de la reine et des princes de sa famille. Au moment de l’entrée du roi dans la salle, l’on entendit un coup de pistolet dirigé contre sa loge ; et, comme il recula de quelques pas, on douta un instant si le meurtre étoit accompli ; mais, quand le courageux monarque s’avança pour rassurer la foule des spectateurs, dont l’inquiétude étoit au comble, rien ne peut exprimer le transport qui s’empara d’eux. Les musiciens, par un mouvement spontané, jouèrent l’air consacré, Dieu sauve le roi, et cette prière produisit, au milieu de l’anxiété publique, une émotion dont le souvenir vit encore au fond des cœurs. À la suite de cette scène, une multitude étrangère aux vertus de la liberté auroit demandé à grands cris le supplice de l’assassin, et l’on auroit vu les courtisans se montrer peuple dans leur fureur, comme si l’excès de leur amour ne les eût plus laissés maîtres d’eux-mêmes ; rien de semblable ne pouvoit avoir lieu dans un pays libre. Le roi magistrat étoit le protecteur de son assassin par le sentiment de la justice, et nul Anglois n’avoit l’idée qu’on pût plaire à son souverain aux dépens de l’immuable loi qui représente la volonté de Dieu sur la terre.

Non-seulement le cours de la justice ne fut pas hâté d’une heure, mais l’on va voir, par l’exorde du plaidoyer de M. Erskine, aujourd’hui lord Erskine, quelles sont les précautions qu’on prend en faveur d’un criminel d’état. Ajoutez-y que, dans les procès pour haute trahison, le défenseur de l’accusé a le droit de prononcer un plaidoyer. Dans les cas ordinaires de félonie, il ne peut qu’interroger les témoins, et rendre le jury attentif à leurs réponses. Et quel défenseur que celui qu’on accordoit à Hatfield ! l’avocat le plus éloquent de l’Angleterre, le plus ingénieux dans l’art de la plaidoirie, Erskine ! C’est ainsi que commence son discours[1] » :

« Messieurs les jurés,

« L’objet qui nous occupe, et le devoir que je vais remplir, non pas seulement par l’autorisation de la cour, mais en vertu du choix spécial qu’elle a fait de moi, offrent au monde civilisé un monument éternel de notre justice nationale. Le fait qui est soumis à votre examen, et dont toutes les circonstances vous sont déjà connues par la procédure, place notre pays, son gouvernement, ses citoyens et ses lois au plus haut point d’élévation morale où l’ordre social puisse atteindre. Le 15 du mois de mai dernier, un coup de pistolet a été tiré contre le roi, dans la quarantième année d’un règne pendant lequel il n’a pas seulement joui du pouvoir souverain, mais exercé sur le cœur de son peuple un empire spontanément accordé. Du moins toutes les apparences indiquent que le coup étoit dirigé contre Sa Majesté, et cela dans un théâtre public, au centre de sa capitale, au milieu des applaudissemens sincères de ses fidèles sujets. Toutefois, pas un des cheveux de la tête de l’assassin présumé n’a été touché ; et le roi lui-même, qui jouoit le premier rôle dans cette scène, soit par son rang, soit parce que ses intérêts et ses sentimens personnels étoient les plus compromis, donné un exemple de calme et de modération non moins heureux que remarquable.

« Messieurs, je conviens avec l’avocat général (et en effet il ne sauroit y avoir deux opinions à cet égard) que si le même coup de pistolet eût été tiré méchamment par le même homme contre le dernier des hommes alors présens dans la salle, le prisonnier que voici eût été mis en jugement sans aucun délai, et conduit immédiatement au supplice, s’il eût été trouvé coupable. Il n’auroit eu connoissance des preuves à sa charge qu’au moment de la lecture de son acte d’accusation ; il eût ignoré les noms et jusqu’à l’existence de ceux qui devoient prononcer son arrêt, et des témoins appelés à déposer contre lui. Mais il s’agit d’une tentative de meurtre sur la personne du roi lui-même, et voici mon client tout couvert de l’armure de la loi. Ce sont les juges institués par le roi qui l’ont pourvu d’un défenseur, non de leur choix, mais du sien. Il a eu copie de son acte d’accusation dix jours avant le commencement de la procédure. Il a connu les noms, demeures et qualités de tous les jurés présentés à la cour ; il a joui du privilége important de les récuser péremptoirement, sans motiver son refus. Il a eu de même la connoissance détaillée de tous les témoins admis à déposer contre lui ; enfin il faut aujourd’hui, pour le condamner, un témoignage double de celui qui suffiroit légalement pour établir son crime, si, dans une poursuite semblable, le plaignant étoit un homme du dernier rang de la société.

« Messieurs, lorsque cette malheureuse catastrophe arriva, je me souviens d’avoir dit à quelques personnes ici présentes, qu’il étoit difficile au premier coup d’œil de remonter au principe qui a dicté ces exceptions indulgentes aux règles générales de la procédure, et de s’expliquer pourquoi nos ancêtres ont étendu aux conspirations contre la personne du roi, les précautions qui concernent les trahisons contre le gouvernement. En effet, dans les cas de trahison politique, les intérêts et les passions de grandes masses d’hommes en puissance, se trouvant compromis et agités, il devient nécessaire d’établir un contre-poids pour donner du calme et de l’impartialité aux tribunaux criminels ; mais une tentative d’homicide contre la personne du roi, sans aucune connexion avec les affaires publiques, sembloit devoir être assimilée à tout autre crime du même genre, commis contre un simple particulier. Mais, Messieurs, la sagesse de la loi est plus grande que celle d’un homme quel qu’il soit ; combien donc n’est-elle pas au-dessus de la mienne ! Une tentative contre la personne du roi est considérée comme un parricide envers l’état. Les jurés, les témoins, les juges eux-mêmes sont ses enfans : il falloit donc qu’un délai solennel précédât le jugement, pour qu’il pût être équitable ; et quel spectacle plus sublime la justice peut-elle nous offrir, que celui d’une nation tout entière déclarée récusable pendant une période limitée ? Une quarantaine de quinze jours n’étoit-elle pas nécessaire pour garantir les esprits de la contagion d’une partialité si naturelle ? »

Quel pays que celui où de telles paroles ne sont que l’exposition simple et vraie de ce qui existe !

La jurisprudence civile angloise est beaucoup moins digne de louanges ; les procès y sont trop dispendieux et trop prolongés. Elle sera sûrement améliorée avec le temps, comme elle l’a déjà été sous plusieurs rapports ; car ce qui caractérise surtout le gouvernement anglois, c’est la possibilité de se perfectionner sans secousse. Il reste en Angleterre des formes anciennes, remontant au temps féodal, qui surchargent les lois civiles d’une foule de longueurs inutiles ; mais la constitution s’est établie en greffant le nouveau sur l’ancien ; et, s’il en est résulté le maintien de quelques abus, on peut dire aussi que, de cette manière, l’on a donné à la liberté l’avantage de tenir à une ancienne origine. La condescendance pour les vieux usages ne s’étend en Angleterre à rien de ce qui concerne la sûreté et la liberté individuelle. Sous ce rapport l’ascendant de la raison est complet, et c’est sur cette base que tout repose. Avant de passer à la considération des pouvoirs politiques, sans lesquels les droits civils n’auroient aucune garantie, il faut encore parler de la seule atteinte portée à la liberté individuelle qu’on puisse reprocher en Angleterre, la presse des matelots. Je n’alléguerai point les motifs tirés du grand intérêt que doit avoir un pays dont toute la puissance est maritime, à se maintenir à cet égard dans sa force ; je ne dirai point non plus que cette espèce de violence se borne à ceux qui ont déjà servi dans la marine marchande ou royale, et qui savent par conséquent, comme les soldats sur terre, le genre d’obligations auxquelles ils se sont astreints. J’aime mieux convenir franchement que c’est un grand abus, mais un abus qui, sans aucun doute, sera réformé de quelque manière ; car, dans un pays où toutes les pensées sont tournées vers le perfectionnement de l’ordre social, et où la liberté de la presse favorise le développement de l’esprit public, il est impossible que toutes les vérités ne finissent pas par rentrer efficacement en circulation. On peut prédire qu’à une époque plus ou moins éloignée, on verra des changemens importans dans le mode de recrutement de la marine en Angleterre.

« Eh bien ! s’écrieront les ennemis de toute vertu publique, quand les éloges que l’ont fait de l’Angleterre seroient fondés, il en résulteroit seulement que c’est un pays habilement et sagement gouverné, comme tout autre pays pourroit l’être, mais il n’est point libre à la manière dont les philosophes l’entendent, car c’est le ministère qui est le maître de tout, là comme ailleurs. Il achète les voix du parlement, de manière à s’assurer constamment la majorité, et toute cette constitution angloise dont on nous parle avec admiration, n’est que l’art de faire agir la vénalité politique. » L’espèce humaine seroit bien à plaindre, si le monde étoit ainsi dépouillé de toutes ses beautés morales, et il seroit difficile alors de comprendre les vues de la Divinité dans la création de l’homme ; mais heureusement ces assertions sont combattues par les faits autant que par la théorie. Il est inconcevable combien l’Angleterre est mal connue sur le continent, malgré le peu de distance qui l’en sépare. L’esprit-de parti repousse les lumières qui viendroient de ce phare immortel ; et l’on ne veut voir dans l’Angleterre que son influence diplomatique, ce qui n’est pas, comme je le dirai dans la suite, le beau côté de ce pays.

Est-ce en effet de bonne foi qu’on peut se persuader que les ministres anglois donnent de l’argent aux députés des communes, ou aux membres de la chambre haute, pour voter dans le sens du gouvernement ? Comment les ministres anglois, qui rendent un compte si exact des deniers de l’état, trouveroient-ils des sommes assez fortes pour corrompre des hommes d’une aussi grande fortune, sans parler même de leur caractère ? M. Pitt vint s’en remettre, il y a quelques années, à l’indulgence de la chambre, pour quarante mille livres sterling qu’il avoit employées à soutenir des maisons de commerce pendant la dernière guerre ; et ce qu’on appelle les dépenses secrètes ne suffiroit pas à la moindre influence politique dans l’intérieur du pays. Et de plus, comment la liberté de la presse, dont le flambeau porte le jour sur les moindres détails de la vie des hommes publics, ne feroit-elle pas connaître les présens corrupteurs qui perdroient à jamais ceux qui les auroient reçus, aussi bien que les ministres qui les auroient donnés ?

Il existait, j’en conviens, sous les prédécesseurs de M. Pitt, quelques exemples de marchés conclus pour l’état, de manière à favoriser indirectement des députés ; mais M. Pitt s’est tout-à-fait abstenu de ces moyens indignes de lui ; il a établi la libre concurrence pour les emprunts et les fournitures ; et aucun homme, cependant, n’a exercé plus d’empire sur les deux chambres. « Oui, dira-t-on ; les députés et les pairs ne sont point achetés par de l’argent, mais ils veulent avoir des places pour eux et leurs amis ; et ce genre de séduction est aussi efficace que l’autre. » Sans doute c’est une partie de la prérogative du roi, et par conséquent de la constitution, que les faveurs dont la couronne peut disposer. Cette influence est un des points de la balance si sagement combinée, et d’ailleurs, elle est encore très-limitée. Jamais le ministère n’auroit ni le moyen, ni l’idée de changer rien à ce qui touche aux libertés constitutionnelles de l’Angleterre : l’opinion, à cet égard, lui présente une barrière invincible. La pudeur publique consacre de certaines vérités comme inattaquables, et le parti de l’opposition n’imagineroit pas plus de critiquer l’institution de la pairie, que le parti ministériel n’oseroit blâmer la liberté de la presse. C’est uniquement dans le cercle des circonstances du moment que de certaines considérations personnelles ou de famille peuvent agir sur la direction de quelques esprits, mais jamais de manière à porter atteinte aux lois constitutionnelles. Quand le roi voudroit s’en affranchir, la responsabilité des ministres ne leur permettroit pas de s’y prêter ; et ceux qui composent la majorité dans les deux chambres seroient encore moins disposés à renoncer à leurs droits réels de lords, de députés et de citoyens, pour mériter les faveurs d’une cour.

La fidélité de parti est l’une des vertus fondées sur l’esprit public, dont il résulte le plus d’avantage pour la liberté angloise. Si demain les ministres avec lesquels on a voté sortent de place, ceux auxquels ils ont donné des emplois les quittent avec eux. Un homme seroit déshonoré en Angleterre, s’il se séparoit de ses amis politiques pour son intérêt particulier. L’opinion à cet égard est si forte, qu’on a vu, il n’y a pas long-temps, un homme d’un caractère et d’un nom très-respectables, se brûler la cervelle parce qu’il se reprochoit d’avoir accepté une place indépendamment de son parti. Jamais on n’entend la même bouche proférer deux opinions opposées, et cependant il ne s’agit dans l’état actuel des choses, en Angleterre, que de nuances et non de couleurs. Les Torys, a-t-on dit, approuvent la liberté et aiment la monarchie, tandis que les Whigs approuvent la monarchie et aiment la liberté ; mais entre ces deux partis il ne sauroit être question de la république ou de la royauté, de la dynastie ancienne ou nouvelle, de la liberté ou de la servitude ; enfin, des extrêmes et des contrastes qu’on a vu professer par les mêmes hommes en France, comme si l’on devoit dire du pouvoir ainsi que de l’amour, que l’objet n’importe pas, pourvu que l’on soit toujours fidèle au sentiment, c’est-à-dire, au dévouement à la puissance.

Des dispositions bien contraires se font admirer en Angleterre. Depuis près de cinquante ans, les membres de l’opposition n’ont pas occupé plus de trois ou quatre années les places du ministère ; cependant, la fidélité de parti n’a point été ébranlée parmi eux ; et dernièrement encore, pendant que j’étais en Angleterre, j’ai vu des hommes de loi refuser des places de sept à huit mille livres sterling, qui ne tenoient pas même d’une façon immédiate à la politique, seulement parce qu’ils avoient des liens d’opinion avec les amis de Fox. Si quelqu’un refusoit chez nous une place de huit mille louis d’appointemens, en vérité, sa famille se croiroit en droit de le faire interdire juridiquement.

L’existence d’un parti ministériel et d’un parti de l’opposition, quoiqu’elle ne puisse pas être prescrite par la loi, est un appui essentiel de la liberté, fondé sur la nature des choses. Dans tout pays où vous verrez une assemblée d’hommes constamment d’accord, soyez sûr qu’il y a despotisme, ou que le despotisme sera le résultat de l’unanimité, s’il n’en est pas la cause. Or, comme le pouvoir et les grâces dont il dispose ont de l’attrait pour les hommes, la liberté ne sauroit exister qu’avec cette fidélité de parti qui met, pour ainsi dire, une discipline d’honneur dans les rangs des députés enrôlés sous diverses bannières.

Mais, si les opinions sont décidées d’avance, comment la vérité et l’éloquence peuvent-elles agir sur l’assemblée ? Comment la majorité peut-elle changer, quand les circonstances l’exigeraient, et à quoi sert-il de discuter, si personne ne peut voter d’après sa conviction ? Il n’en est point ainsi : ce qu’on appelle fidélité de parti, c’est de ne point isoler ses intérêts personnels de ceux de ses amis politiques, et de ne pas traiter séparément avec les hommes en pouvoir. Mais il arrive souvent que les circonstances ou les argumens influent sur la masse de l’assemblée, et que les neutres qui sont en assez grand nombre, c’est-à-dire, ceux qui ne jouent pas un rôle actif dans la politique, font changer la majorité. Il est dans la nature du gouvernement anglois que les ministres ne puissent se maintenir sans avoir cette majorité pour eux ; mais, néanmoins, M. Pitt, bien qu’il l’eût momentanément perdue, à l’époque de la première maladie du roi, put rester en place, parce que l’opinion publique, qui lui étoit favorable, lui permit de casser le parlement, et de recourir à une nouvelle élection. Enfin, l’opinion règne en Angleterre ; et c’est là ce qui constitue la liberté d’un état. Les amis jaloux de cette liberté désirent la réforme parlementaire, et prétendent qu’on ne peut croire à l’existence d’un gouvernement représentatif, tant que les élections seront combinées de manière à mettre le choix d’un grand nombre de députés dans la dépendance du ministère. Le ministère, il est vrai, peut influer sur plusieurs élections, telles que celles des bourgs de Cornouaille et quelques autres de ce genre, dans lesquels le droit d’élire s’est conservé, bien que les élections aient en grande partie disparu ; tandis que des villes dont la population est fort augmentée n’ont pas autant de députés que leur population l’exigerait, ou même n’en ont point. Il faut compter au nombre des prérogatives de la couronne le droit de faire entrer par son influence soixante ou quatre-vingts membres dans la chambre des communes, sur six cent cinquante dont elle est composée ; mais cet abus, et c’en est un, n’a point altéré jusque dans les derniers temps la force et l’indépendance du parlement anglois. Les évêques et les archevêques qui siègent dans la chambre des pairs, votent aussi presque toujours avec le ministère, excepté sur les points qui ont rapport à la religion. Ce n’est point par corruption, mais par convenance, que des prélats nommés par le roi n’attaquent pas d’ordinaire les ministres ; mais tous ces élémens divers dont la représentation nationale est composée, n’empêchent pas qu’elle ne marche en présence de l’opinion, et que les hommes importans de l’Angleterre, comme talent, comme fortune, ou comme considération personnelle, ne soient pour la plupart députés. Il y a de grands propriétaires et des pairs qui disposent de quelques nominations à la chambre des communes, de la même manière que les ministres ; et, lorsque ces pairs sont de l’opposition, les députés qu’ils ont fait élire votent aussi dans leur sens. Toutes ces circonstances accidentelles ne changent rien à la nature du gouvernement représentatif. Ce qui importe avant tout, ce sont les débats publics, et les belles formes de délibération qui protègent la minorité. Des députés tirés au sort, avec la liberté de la presse, représenteroient plus fidèlement dans un pays l’opinion nationale, que les députés les plus régulièrement élus, s’ils n’étoient point conduits et éclairés par cette liberté.

Il seroit à désirer néanmoins que l’on supprimât graduellement les élections devenues illusoires, et que, d’autre part, l’on donnât une représentation plus équitable à la population et à la propriété, afin de renouveler un peu l’esprit du parlement, que la réaction contre la révolution de France a rendu sous quelques rapports trop docile envers le pouvoir exécutif. Mais on craint la force de l’élément populaire dont la troisième branche de la législature est composée, bien qu’il soit modifié par la sagesse et la dignité des membres de la chambre des communes. Il y a toutefois dans cette chambre quelques hommes dont les opinions démocratiques sont très-prononcées. Non-seulement cela doit arriver ainsi partout où les opinions sont libres, mais il est même désirable que l’existence de pareilles opinions rappelle aux grands du pays qu’ils ne peuvent conserver les avantages de leur rang qu’en ménageant les droits et le bonheur de la nation. Toutefois ce seroit bien à tort qu’on se persuaderoit sur le continent que le parti de l’opposition est démocratique. Singuliers démocrates que le duc de Devonshire, le duc de Bedford, le marquis de Strafford ! C’est au contraire la haute aristocratie d’Angleterre qui sert de barrière à l’autorité royale. Il est vrai que l’opposition est plus libérale dans ses principes que les ministres : il suffit de combattre le pouvoir pour retremper son esprit et son âme. Mais comment pourroit-on craindre un bouleversement révolutionnaire de la part des individus qui possèdent tous les genres de propriété que l’ordre fait respecter, la fortune, le rang, et surtout les lumières ? car les connoissances réelles et profondes donnent aux hommes une consistance égale à celle de la richesse.

On ne recherche en aucune manière, dans la chambre des communes d’Angleterre, le genre d’éloquence qui soulève la multitude ; la discussion domine dans cette assemblée, l’esprit d’affaires y préside, et l’on y est même plutôt trop sévère pour les mouvemens oratoires. Burke lui-même, dont les écrits politiques sont si fort admirés maintenant, n’étoit point écouté avec faveur quand il parloit dans la chambre basse, parce qu’il mêloit à ses discours des beautés étrangères à son sujet, et qui appartenoient plutôt à la littérature. Les ministres sont souvent appelés à donner dans la chambre des communes des explications particulières qui n’entrent point dans les débats. Les députés des différentes villes ou comtés instruisent les membres du gouvernement des abus qui peuvent naître dans l’administration, des réformes et des améliorations dont elle est susceptible ; et ces communications habituelles entre les représentans du peuple et les chefs du pouvoir produisent les plus heureux résultats.

« Si la majorité du parlement n’est pas achetée par le ministère, au moins vous nous accorderez, » disent ceux qui croient plaider leur propre cause, en parvenant à démontrer la dégradation de l’espèce humaine ; « au moins vous nous accorderez que les candidats dépensent des sommes énormes pour être élus. » On ne sauroit nier que, dans certaines élections, il n’y ait de la vénalité, malgré les lois sévères. La plus considérable de toutes les dépenses est celle des frais de voyage, dont l’objet est d’amener au lieu de l’élection des votans qui vivent à une grande distance. Il en résulte qu’il n’y a que des personnes très-opulentes qui puissent courir le risque de se présenter comme candidats pour de telles places, et que le luxe des élections devient quelquefois une folie en Angleterre, comme tout autre luxe dans d’autres monarchies. Néanmoins, dans quel pays peut-il exister des élections populaires, sans qu’on cherche à captiver la faveur du peuple ? C’est précisément le grand avantage de cette institution. Il arrive alors une fois que les riches ont besoin de la classe qui, d’ordinaire, est dans leur dépendance. Lord Erskine me disoit que, dans sa carrière d’avocat et de membre de la chambre des communes, il n’y avoit peut-être pas un habitant de Westminster auquel il n’eût adressé la parole ; tant il y a de rapports politiques entre les bourgeois et les hommes du premier rang ! Les choix des cours sont presque toujours influencés par les motifs les plus étroits : le grand jour des élections populaires ne sauroit être soutenu que par des individus remarquables de quelque manière. Le mérite finira toujours par triompher dans les pays où le public est appelé à le désigner.

Ce qui caractérise particulièrement l’Angleterre, c’est le mélange de l’esprit chevaleresque avec l’enthousiasme de la liberté, les deux plus nobles sentimens dont le cœur humain soit capable. Les circonstances ont amené cet heureux résultat, et l’on doit convenir que des institutions nouvelles ne suffiroient pas pour le produire : le souvenir du passé est nécessaire pour consacrer les rangs aristocratiques ; car, s’ils étoient tous de la création du pouvoir, ils auroient une partie des inconvéniens qu’on a éprouvés en France sous Bonaparte. Mais que faire dans un pays où la noblesse seroit ennemie de toute liberté ’ ? Le tiers état ne pourroit former aucune union avec elle ; et, comme il est le plus fort, il la menaceroit sans cesse, jusqu’à ce qu’elle se fût soumise aux progrès de la raison.

L’aristocratie angloise est plus mélangée que celle de France aux yeux d’un généalogiste ; mais la nation angloise semble, pour ainsi dire, un corps entier de gentilshommes. Vous voyez dans chaque citoyen anglois ce qu’il peut être un jour, puisque aucun rang n’est inaccessible au talent, et que ces rangs ont toujours conservé leur éclat antique. Il est vrai que ce qui rend noble, avant tout, aux regards d’une âme élevée, c’est d’être libre. Un noble ou un gentilhomme anglois (et ce mot de gentilhomme signifie un propriétaire indépendant) exerce dans sa province un emploi utile, auquel il n’est jamais attaché d’appointemens : juge de paix, shériff ou gouverneur de la contrée qui environne ses possessions, il influe sur les élections d’une manière convenable et qui ajoute à son crédit sur l’esprit du peuple ; il remplit, comme pair ou comme député, une fonction politique, et son importance est réelle. Ce n’est pas l’oisive aristocratie d’un noble françois, qui n’étoit plus rien dans l’état dès que le roi lui refusoit sa faveur ; c’est une distinction fondée sur tous les intérêts de la nation ; et l’on ne peut s’empêcher d’être étonné que les gentilshommes françois préférassent leur existence de courtisans sur la route de Versailles à Paris, à cette stabilité majestueuse d’un pair anglois dans sa terre, entouré d’hommes auxquels il peut faire mille sortes de biens, mais sur lesquels il ne sauroit exercer aucun pouvoir arbitraire. L’autorité de la loi domine sur toutes les puissances de l’état en Angleterre, comme la destinée de l’ancienne mythologie sur l’autorité des dieux mêmes.

Au miracle politique du respect pour les droits de chacun, fondé sur le sentiment de la justice, il faut ajouter la réunion habile autant qu’heureuse de l’égalité devant la loi, avec les avantages attachés à la séparation des rangs. Chacun y a besoin des autres pour ses jouissances, et cependant chacun y est indépendant de tous par ses droits. Ce tiers état, qui a si prodigieusement grandi en France et dans le reste de l’Europe, ce tiers état dont l’accroissement oblige à des changemens successifs dans toutes les vieilles institutions, est réuni à la noblesse en Angleterre, parce que la noblesse elle-même est identifiée avec la nation. Un grand nombre de pairs doivent originairement leur dignité à la jurisprudence, quelques-uns au commerce, d’autres à la carrière des armes, d’autres à celle de l’éloquence politique ; il n’y a pas une vertu, pas un talent qui ne soit à sa place, ou qui ne doive se flatter d’y arriver ; et tout contribue dans l’édifice social à la gloire de cette constitution, qui est aussi chère au duc de Norfolk qu’au dernier portefaix de l’Angleterre, parce qu’elle protège aussi équitablement l’un que l’autre.

Thee account still happy, and the chief
Among the nations, seeing thou art free,
My native nook of earth ! Thy clime is rude,
Replete with vapours, and disposes much
All hearts to sorrow, and none more than mine :
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Yet, being free, love thee.....

Ces vers sont d’un poète d’un admirable talent[2], mais dont la sensibilité même avoit altéré le bonheur. Il se mouroit du mal de la vie ; et, quand tout le faisoit souffrir, amour, amitié, philosophie, une patrie libre réveilloit encore dans son âme un enthousiasme que rien ne pouvoit éteindre. Tous les hommes sont plus ou moins attachés à leur pays ; les souvenirs de l’enfance, les habitudes de la jeunesse, forment cet inexprimable amour de la terre natale qu’il faut reconnaître pour une vertu, car tous les sentimens vrais en sont la source. Mais, dans un grand état, la liberté et le bonheur que donne cette liberté peuvent seuls inspirer un véritable patriotisme ; aussi rien n’est comparable à l’esprit public de l’Angleterre. On accuse les Anglois d’égoïsme, et il est vrai que leur genre de vie est si bien réglé, qu’ils se renferment généralement dans le cercle de leurs affections domestiques et de leurs habitudes ; mais quel est le sacrifice qui leur coûte, quand il s’agit de leur pays ? Et chez quel peuple au monde les services rendus sont-ils sentis et récompensés avec plus d’enthousiasme ? Quand on entre dans l’église de Westminster, toutes ces tombes, consacrées aux hommes qui se sont illustrés depuis plusieurs siècles, semblent reproduire le spectacle de la grandeur de l’Angleterre parmi les morts. Les penseurs et les rois reposent sous la même voûte : là, leurs querelles sont apaisées, ainsi que le dit un poète fameux de l’Angleterre, Walter Scott[3]. Vous voyez les tombeaux de Pitt et de Fox à côté l’un de l’autre, et les mêmes larmes les arrosent ; car ils méritent tous les deux le regret profond que les âmes généreuses doivent accorder à cette noble élite de l’espèce humaine, qui nous sert d’appui dans la confiance en l’immortalité de l’âme.

Qu’on se rappelle le convoi de Nelson, lorsque près d’un million d’hommes, répandus dans Londres et dans les environs, suivoient en silence son cercueil. La multitude se taisait, la multitude étoit respectueuse dans l’expression de sa douleur, comme on pourroit l’attendre de la société la plus raffinée. Nelson avoit mis ces paroles à l’ordre sur son vaisseau, le jour de Trafalgar ; « L’Angleterre attend que chacun de nous fera son devoir. » Il l’avoit accompli ce devoir, et mourant sur son bord, les obsèques honorables que sa patrie lui accorderoit s’offroient à sa pensée comme le commencement d’une nouvelle vie. Et maintenant encore, ne nous taisons pas sur lord Wellington, bien que nous puissions justement en France souffrir en rappelant sa gloire. Avec quel transport n’a-t-il pas été reçu par les représentans de la nation, par les pairs et par les communes ! Aucune cérémonie ne fit les frais de ces hommages rendus à un homme vivant ; mais les transports du peuple anglois échappoient de toutes parts. Les acclamations de la foule retentissoient dans la salle du parlement avant qu’il y entrât : lorsqu’il parut, tous les députés se levèrent par un mouvement spontané, sans qu’aucune étiquette le leur commandât. L’émotion inspiroit à ces hommes si fiers les hommages qu’on dicte ailleurs. Rien n’étoit plus simple que l’accueil qu’on fit à lord Wellington : il n’y avoit ni gardes, ni pompe militaire, pour faire honneur au plus grand général d’un siècle où Bonaparte a vécu ; mais la voix du peuple célébroit cette journée, et rien de semblable n’a pu se voir en aucun autre pays de la terre.

Ah ! quelle enivrante jouissance que celle de la popularité ! Je sais tout ce qu’on peut dire sur l’inconstance et le caprice même des faveurs populaires ; mais ces reproches s’appliquent plutôt aux républiques anciennes, où les formes démocratiques des gouvernemens amenoient toutes les vicissitudes les plus rapides. Dans un pays gouverné comme l’Angleterre, et de plus éclairé par le flambeau sans lequel tout est ténèbres, la liberté de la presse, les choses et les hommes sont jugés avec beaucoup d’équité. La vérité est mise sous les yeux de tous, tandis que les diverses contraintes dont on fait usage ailleurs sont nécessairement la cause d’une grande incertitude dans les jugements. Un libelle qui se glisse à travers le silence obligé de la presse, peut altérer l’opinion sur qui que ce soit, car les louanges ou les censures ordonnées par le gouvernement sont toujours suspectes. Rien ne s’établit nettement et solidement dans la tête des hommes, que par une discussion sans entraves.

« Prétendez-vous, me dira-t-on, qu’il n’y ait point de mobilité dans le jugement du peuple anglois, et qu’il n’encense pas aujourd’hui ce que peut-être il déchirera demain ? » Sans doute, les chefs du gouvernement doivent être exposés à perdre la faveur du peuple, s’ils ne réussissent pas dans la conduite des affaires publiques ; il faut que les dépositaires de l’autorité soient heureux, c’est une des conditions des avantages qu’on leur accorde. D’ailleurs, comme le pouvoir déprave presque toujours ceux qui le possèdent, il est fort à désirer que dans un pays libre les mêmes hommes ne restent pas trop long-temps en place ; et l’on a raison de changer de ministres, ne fût-ce que pour en changer. Mais la réputation acquise est très-durable en Angleterre, et l’opinion publique peut y être considérée comme la conscience de l’état.

Si quelque chose peut séduire l’équité du peuple anglois, c’est le malheur. Un individu persécuté par une force quelconque pourroit inspirer un intérêt non mérité, et par conséquent passager ; mais cette noble erreur tient d’une part à la générosité du caractère anglois, et de l’autre à ce sentiment de liberté qui fait éprouver à tous le besoin de se défendre mutuellement contre l’oppression ; car c’est sous ce rapport surtout qu’en politique il faut traiter son prochain comme soi-même.

Les lumières et l’énergie de l’esprit public sont une réponse plus que suffisante aux argumens des personnes qui prétendent que l’armée envahiroit la liberté de l’Angleterre, si l’Angleterre étoit une puissance continentale. Sans doute, c’est un avantage pour les Anglois que leur force consiste plutôt dans la marine que dans les troupes de terre. Il faut plus de connaissances pour être un capitaine de vaisseau qu’un colonel, et toutes les habitudes qu’on prend sur mer ne portent point à vouloir se mêler des affaires intérieures de son pays. Mais quand la nature, devenue prodigue, feroit naître dix lords Wellington ; mais quand le monde verroit encore dix batailles de Waterloo, il ne viendroit pas dans la tête de ceux qui donnent si facilement leur vie pour leur pays, de tourner leurs forces contre lui ; ou tout au moins ils rencontreroient un invincible obstacle chez des hommes aussi braves qu’eux et plus éclairés, qui détestent l’esprit militaire, quoiqu’ils sachent admirer et pratiquer les vertus guerrières.

Cette sorte de préjugé qui persuadoit à la noblesse de France qu’elle ne pouvoit servir son pays que dans la carrière des armes, n’existe nullement en Angleterre. Un grand nombre de fils de pairs sont avocats ; le barreau participe au respect qu’on a pour la loi, et dans toutes les carrières, les occupations civiles sont considérées. Dans un tel pays, on n’a pas dû craindre jusqu’à ce jour l’invasion de la puissance militaire : il n’y a que les peuples ignorans qui aient une aveugle admiration pour le sabre. C’est une superbe chose que la bravoure, quand on expose une vie chère à sa famille, une tête remplie de vertus et de lumières, et qu’un citoyen se fait soldat pour maintenir ses droits de citoyen. Mais, quand des hommes se battent seulement parce qu’ils ne veulent se donner la peine d’occuper leur esprit et leur temps par aucun travail, ils ne doivent pas être long-temps admirés chez une nation où le travail et la pensée tiennent le premier rang. Les satellites de Cromwell renversèrent des pouvoirs civils qui n’avoient encore ni force ni dignité ; mais, depuis l’existence de la constitution et de l’esprit public qui en est l’âme, les princes ou les généraux ne feroient naître dans toute la nation qu’un sentiment de pitié pour leur folie, s’ils rêvoient un jour l’asservissement de leur pays.

  1. Je ne saurais trop recommander aux lecteurs françois le Recueil des plaidoyers de M. Erskine, qui a été nommé chancelier d’Angleterre, après une longue illustration dans le barreau. Descendant d’une des plus anciennes maisons d’Écosse, il avoit d’abord été officier ; puis, manquant de fortune, il entra dans la carrière de la loi. Les circonstances particulières auxquelles les plaidoyers de lord Erskine se rapportent, ne sont, pour ainsi dire, que des occasions de développer, avec une force et une sagacité sans pareilles, les principes de la jurisprudence criminelle qui devroit servir de modèle s tous les peuples.
  2. Cowper.
  3. Genius, and taste, and talent gone,
    For ever tomb’d beneath the stone,
    Where, taming thought to human pride !
    The mighty chief sleep side by side.
    Drop upon Fox’s grave the tear,
    Twill trickle to his rival’s bier.