Conseils à un journaliste/Édition Garnier/Sur l’histoire

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 22 (p. 243-247).

SUR L’HISTOIRE.

Ce que les journalistes aiment peut-être le mieux à traiter, ce sont les morceaux d’histoire : c’est là ce qui est le plus à la portée de tous les hommes, et le plus de leur goût. Ce n’est pas que dans le fond on ne soit aussi curieux pour le moins de connaître la nature que de savoir ce qu’a fait Sésostris ou Bacchus ; mais il en coûte de l’application pour examiner, par exemple, par quelle machine on pourrait fournir beaucoup d’eau à la ville de Paris, ce qui nous importe pourtant assez ; et on n’a qu’à ouvrir les yeux pour lire les anciens contes qui nous sont transmis sous le nom d’histoires, lesquels on nous répète tous les jours, et qui ne nous importent guère.

Si vous rendez compte de l’histoire ancienne, proscrivez, je vous en conjure, toutes ces déclamations contre certains conquérants. Laissez Juvénal et Boileau donner, du fond de leur cabinet, des ridicules à Alexandre, qu’ils eussent fatigué d’encens s’ils eussent vécu sous lui ; qu’ils appellent Alexandre insensé[1] ; vous, philosophe impartial, regardez dans Alexandre ce capitaine général de la Grèce, semblable à peu près à un Scanderbeg, à un Huniade, chargé comme eux de venger son pays, mais plus heureux, plus grand, plus poli et plus magnifique. Ne le faites pas voir seulement subjuguant tout l’empire de l’ennemi des Grecs, et portant ses conquêtes jusqu’à l’Inde, où s’étendait la domination de Darius ; mais représentez-le donnant des lois au milieu de la guerre, formant des colonies, établissant le commerce, fondant Alexandrie et Scanderon[2], qui sont aujourd’hui le centre du négoce de l’Orient. C’est par là surtout qu’il faut considérer les rois ; et c’est ce qu’on néglige. Quel bon citoyen n’aimera pas mieux qu’on l’entretienne des villes et des ports que César a bâtis, du calendrier qu’il a réformé, etc., que des hommes qu’il a fait égorger ?

Inspirez surtout aux jeunes gens plus de goût pour l’histoire des temps récents, qui est pour nous de nécessité, que pour l’ancienne, qui n’est que de curiosité ; qu’ils songent que la moderne a l’avantage d’être plus certaine, par cela même qu’elle est moderne.

Je voudrais surtout que vous recommandassiez de commencer sérieusement l’étude de l’histoire au siècle qui précède immédiatement Charles-Quint, Léon X, François Ier. C’est là qu’il se fait dans l’esprit humain, comme dans notre monde, une révolution qui a tout changé[3].

Le beau siècle de Louis XIV achève de perfectionner ce que Léon X, tous les Médicis, Charles-Quint, François Ier, avaient commencé. Je travaille depuis longtemps à l’histoire de ce dernier siècle[4], qui doit être l’exemple des siècles à venir ; j’essaye de faire voir le progrès de l’esprit humain, et de tous les arts, sous Louis XIV. Puissé-je, avant de mourir, laisser ce monument à la gloire de ma nation ! J’ai bien des matériaux pour élever cet édifice. Je ne manque point de Mémoires sur les avantages que le grand Colbert a procurés et voulait faire à la nation et au monde ; sur la vigilance infatigable, sur la prévoyance d’un ministre de la guerre[5] né pour être le ministre d’un conquérant ; sur les révolutions arrivées dans l’Europe ; sur la vie privée de Louis XIV, qui a été dans son domestique l’exemple des hommes, comme il a été quelquefois celui des rois. J’ai des Mémoires[6] sur des fautes inséparables de l’humanité, dont Je n’aime à parler que parce qu’elles font valoir les vertus ; et j’applique déjà à Louis XIV[7] ce beau mot d’Henri IV, qui disait à l’ambassadeur don Pèdre : « Quoi donc ! votre maître n’a-t-il pas assez de vertus pour avoir des défauts ? » Mais j’ai peur de n’avoir ni le temps ni la force de conduire ce grand ouvrage à sa fin.

Je vous prierai de bien faire sentir que si nos histoires modernes écrites par des contemporains sont plus certaines en général que toutes les histoires anciennes, elles sont quelquefois plus douteuses dans les détails. Je m’explique. Les hommes diffèrent entre eux d’état, de parti, de religion. Le guerrier, le magistrat, le janséniste, le moliniste[8], ne voient point les mêmes faits avec les mêmes yeux : c’est le vice de tous les temps. Un Carthaginois n’eût point écrit les guerres puniques dans l’esprit d’un Romain, et il eût reproché à Rome la mauvaise foi dont Rome accusait Carthage. Nous n’avons guère d’historiens anciens qui aient écrit les uns contre les autres sur le même événement : ils auraient répandu le doute sur des choses que nous prenons aujourd’hui pour incontestables. Quelque peu vraisemblables qu’elles soient, nous les respectons pour deux raisons : parce qu’elles sont anciennes, et parce qu’elles n’ont point été contredites.

Nous autres historiens contemporains, nous sommes dans un cas bien différent ; il nous arrive souvent la même chose qu’aux puissances qui sont en guerre. On a fait à Vienne, à Londres, à Versailles, des feux de joie pour des batailles que personne n’avait gagnées[9] : chaque parti chante victoire, chacun a raison de son côté. Voyez que de contradictions sur Marie Stuart, sur les guerres civiles d’Angleterre, sur les troubles de Hongrie, sur l’établissement de la religion protestante, sur le concile de Trente[10]. Parlez de la révocation de l’édit de Nantes à un bourgmestre hollandais, c’est une tyrannie imprudente ; consultez un ministre de la cour de France, c’est une politique sage. Que dis-je ? la même nation, au bout de vingt ans, n’a plus les mêmes idées qu’elle avait sur le même événement et sur la même personne : j’en ai été témoin au sujet du feu roi Louis XIV. Mais quelles contradictions n’aurai-je pas à essuyer sur l’histoire de Charles XII ! J’ai écrit sa vie singulière sur les Mémoires de M. Fabrice, qui a été huit ans son favori ; sur les lettres de M. de Fierville, envoyé de France auprès de lui ; sur celles de M. de Villelongue, longtemps colonel à son service ; sur celles de M. de Poniatowski. J’ai consulté M. de Croissy, ambassadeur de France auprès de ce prince, etc. J’apprends à présent que M. Nordberg, chapelain de Charles XII, écrit une histoire de son règne. Je suis sûr que le chapelain aura souvent vu les mêmes choses avec d’autres yeux que le favori de l’ambassadeur. Quel parti prendre en ce cas ? celui de me corriger sur-le-champ dans les choses où ce nouvel historien aura évidemment raison, et de laisser les autres au jugement des lecteurs désintéressés. Que suis-je en tout cela ? je ne suis qu’un peintre qui cherche à représenter d’un pinceau faible, mais vrai, les hommes tels qu’ils ont été. Tout m’est indifférent de Charles XII et de Pierre le Grand, excepté le bien que le dernier a pu faire aux hommes. Je n’ai aucun sujet de les flatter ni d’en médire. Je les traiterai comme Louis XIV[11], avec le respect qu’on doit aux têtes couronnées qui viennent de mourir, et avec le respect qu’on doit à la vérité, qui ne mourra jamais.

  1. Juvénal, satire X, vers 168 ; Boileau, satire VIII, vers 99, 109-110.
  2. Skenderoun est l’Alexandrie de Syrie, à 140 kilomètres d’Alep, à laquelle elle sert de port.
  3. Voici ce qu’on lit de plus ici dans l’édition de 1744 :
    « Constantinople est prise, et la puissance des Turcs est établie en Europe ; l’Amérique est découverte et conquise ; l’Europe s’enrichit des trésors du nouveau monde. Venise, qui faisait tout le commerce, perd cet avantage. Les Portugais passent le cap de Bonne-Espérance, établissent le commerce des grandes Indes par l’Océan. La Chine, Siam, deviennent des alliés des rois européans. Une nouvelle politique, qui fait la balance de l’Europe, élève une barrière insurmontable à l’ambition de la monarchie universelle.
    « Une nouvelle religion divise le monde chrétien de créance et d’intérêt. Les lettres, tous les beaux-arts, renaissent, brillent en Italie, et répandent quelque faible aurore sur la France, l’Angleterre et l’Espagne ; les langues de l’Europe et les mœurs se polissent. Enfin, c’est un nouveau chaos qui se débrouille, et d’où naît le monde chrétien tel qu’il est aujourd’hui. Le beau siècle de Louis XIV, etc. »
  4. Voyez les tomes XIV et XV.
  5. Louvois.
  6. L’édition de 1744 porte : « J’ose parler des fautes inséparables, etc. »
  7. Dans le Mercure, on lit : « à *** », au lieu de « à Louis XIV ».
  8. Dans le Mercure, au lieu de le janséniste, le moliniste, il y a seulement le***, le***.
  9. Le commencement de cette phrase n’est pas dans le Mercure.
  10. Cette phrase n’est pas dans le Mercure.
  11. Ces trois mots, comme Louis quatorze, ne sont pas dans le Mercure.