Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Grandeur de Dieu

Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue françaiseGarniertome 23 (p. 381-383).
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GRANDEUR DE DIEU.

Ce sera dans les vers que je chercherai les belles images de la grandeur de Dieu. Je n’ai rien trouvé dans la prose qui m’ait élevé l’âme en parlant de ce sublime sujet ; et j’avoue que je ne suis point surpris qu’on ait autrefois appelé la poésie le langage des dieux. Il y a en effet dans les beaux vers un enthousiasme qui paraît au-dessus des forces humaines. Nul auteur en prose n’a parlé de Dieu comme Racine dans Esther (acte III, sc. iv) :

L’Éternel est son nom, le monde est son ouvrage ;
Il entend les soupirs de l’humble qu’on outrage ;
Juge tous les mortels avec d’égales lois,
Et du haut de son trône interroge les rois.

Ces quatre vers sont sublimes. Ils sont, je crois, infiniment plus parfaits en leur genre que ce commencement de la première ode sacrée de Rousseau, qui pourtant est fort belle[1] :

Les cieux instruisent la terre
À révérer leur auteur ;
Tout ce que leur globe enserre
Célèbre un dieu créateur.
Quel plus sublime cantique
Que ce concert magnifique
De tous les célestes corps !
Quelle grandeur infinie !
Quelle divine harmonie
Résulte de leurs accords !

Le mot enserre n’est ni noble ni agréable ; et quel cantique que ce concert ! quelle grandeur ! quelle harmonie ! voilà bien des quels ! Ces trois choses d’ailleurs, cantique, concert, harmonie, se ressemblent trop. Résulte est un mot trop prosaïque. Enfin il y a trop d’épithètes, et vous n’en trouvez pas une dans ces quatre vers d’Esther.

Voici un morceau de la Henriade qui me paraît un pendant pour les vers de Racine.

C’est après une description philosophique des cieux, qui n’est que de mon sujet (ch. VII, 61-65) :

Au delà de leur cours, et loin dans cet espace,
Où la matière nage, et que Dieu seul embrasse,
Sont des soleils sans nombre et des mondes sans fin.
Dans cet abîme immense il leur ouvre un chemin.
Par delà tous ces cieux le dieu des cieux réside.

Cette description étonne plus l’imagination, et parle moins au cœur. J’en trouve encore une dans le dixième chant de la Henriade (421-36) :

Au milieu des clartés d’un feu pur et durable
Dieu mit, avant les temps, son trône inébranlable
Le ciel est sous ses pieds : de mille astres divers
Le cours toujours réglé l’annonce à l’univers.
La puissance, l’amour, avec l’intelligence,
Unis et divisés, composent son essence.
Ses saints, dans les douceurs d’une éternelle paix,
D’un torrent de plaisirs enivrés à jamais.
Pénétrés de sa gloire, et remplis de lui-même,
Adorent à l’envi sa majesté suprême.
Devant lui sont ces dieux, ces brûlants séraphins,
À qui de l’univers il commet les destins.
Il parle, et de la terre ils vont changer la face ;
Des puissances du siècle ils retranchent la race ;
Tandis que les humains, vils jouets de l’erreur.
Des conseils éternels accusent la hauteur.

Je n’aime pas cet hémistiche, de mille astres divers. Ce mot de mille est lui terme oiseux, aussi bien que celui de divers, qui n’est guère à la fin du vers que pour rimer ; mais les deux vers de la Trinité sont une chose admirable et unique.

Un fils du grand Racine, qui a hérité d’une partie des talents de son père, a donné encore dans son poëme sur la Grâce une très-belle idée de la grandeur de Dieu (ch. IV, 75-91) :

Ce dieu d’un seul regard confond toute grandeur.
Des astres devant lui s’éclipse la splendeur.
Prosterné près du trône où sa gloire étincelle,
Le chérubin tremblant se couvre de son aile.

Rentrez dans le néant, mortels audacieux.
Il vole sur les vents, il s’assied sur les cieux.
Il a dit à la mer : Brise-toi sur ta rive ;
Et dans son lit étroit la mer reste captive.
Les foudres vont porter ses ordres confiés,
Et les nuages sont la poudre de ses pieds.
C’est ce dieu qui d’un mot éleva nos montagnes,
Suspendit le soleil, étendit nos campagnes ;
Qui pèse l’univers dans le creux de sa main.
Notre globe à ses yeux est semblable à ce grain
Dont le poids fait à peine incliner la balance.
Il souffle, et de la mer tarit le gouffre immense.
Nos vœux et nos encens sont dus à son pouvoir.

Il faut avouer que les plus beaux vers de ce passage sont ceux où M. Racine a suivi son génie, et les plus mauvais sont ceux qu’il a voulu copier de l’hébreu : tant le tour et l’esprit des deux langues est différent. Peser l’univers dans le creux de sa main ne paraît en français qu’une image gigantesque et peu noble, parce qu’elle présente à l’esprit l’effort qu’on fait pour soutenir quelque chose, en formant un creux dans sa main. Quand quelque chose nous choque dans une phrase, il faut en chercher la source, et on la trouve sûrement : car je ne sais quoi n’est jamais une raison. Il n’est pas permis à un homme de lettres de dire que cela ne plaît pas, à moins que la raison n’en soit palpable, qu’elle n’ait pas besoin d’être indiquée. Par exemple, ce n’est pas la peine de disserter pour faire voir que ce vers est très-mauvais :

 Et les nuages sont la poudre de ses pieds.

Car, outre que l’image est très-dégoûtante, elle est très-fausse. On sait assez aujourd’hui que l’eau n’est point de la poudre. Mais le reste du morceau est beau. Il ne faudrait pas, à la vérité, trop répéter ces idées, elles deviennent alors des lieux communs. Le premier qui les emploie avec succès est un maître, et un grand maître ; mais, quand elles sont usées, celui qui les emploie encore court risque de passer pour un écolier déclamateur.

  1. J.-B. Rousseau, livre Ier, ode ii.