Commentaire sur Des Délits et des Peines/Édition Garnier/10



X.
de la peine de mort.

On a dit, il y a longtemps[1], qu’un homme pendu n’est bon à rien, et que les supplices inventés pour le bien de la société doivent être utiles à cette société. Il est évident que vingt voleurs vigoureux, condamnés à travailler aux ouvrages publics toute leur vie, servent l’État par leur supplice, et que leur mort ne fait de bien qu’au bourreau, que l’on paye pour tuer les hommes en public. Rarement les voleurs sont-ils punis de mort en Angleterre ; on les transporte dans les colonies. Il en est de même dans les vastes États de la Russie : on n’a exécuté aucun criminel[2] sous l’empire de l’autocratrice Élisabeth. Catherine II, qui lui a succédé, avec un génie très-supérieur, suit la même maxime. Les crimes ne se sont point multipliés par cette humanité, et il arrive presque toujours que les coupables relégués en Sibérie y deviennent gens de bien. On remarque la même chose dans les colonies anglaises. Ce changement heureux nous étonne ; mais rien n’est plus naturel. Ces condamnés sont forcés à un travail continuel pour vivre. Les occasions du vice leur manquent : ils se marient, ils peuplent. Forcez les hommes au travail, vous les rendrez honnêtes gens. On sait assez que ce n’est pas à la campagne que se commettent les grands crimes, excepté peut-être quand il y a trop de fêtes, qui forcent l’homme à l’oisiveté, et le conduisent à la débauche.

On ne condamnait un citoyen romain à mourir que pour des crimes qui intéressaient le salut de l’État. Nos maîtres, nos premiers législateurs, ont respecté le sang de leurs compatriotes ; nous prodiguons celui des nôtres.

On a longtemps agité cette question délicate et funeste, s’il est permis aux juges de punir de mort quand la loi ne prononce pas expressément le dernier supplice. Cette difficulté fut solennellement débattue devant l’empereur Henri VI[3]. Il jugea[4] et décida qu’aucun juge ne peut avoir ce droit.

Il y a des affaires criminelles, ou si imprévues, ou si compliquées, ou accompagnées de circonstances si bizarres, que la loi elle-même a été forcée dans plus d’un pays d’abandonner ces cas singuliers à la prudence des juges[5]. Mais s’il se trouve en effet une cause dans laquelle la loi permette de faire mourir un accusé qu’elle n’a pas condamné, il se trouvera mille causes dans lesquelles l’humanité, plus forte que la loi, doit épargner la vie de ceux que la loi elle-même a dévoués à la mort.

L’épée de la justice est entre nos mains ; mais nous devons plus souvent l’émousser que la rendre plus tranchante. On la porte dans son fourreau devant les rois, c’est pour nous avertir de la tirer rarement.

On a vu des juges qui aimaient à faire couler le sang ; tel était Jeffreys, en Angleterre ; tel était, en France, un homme à qui l’on donna le surnom de coupe-tête[6]. De tels hommes n’étaient pas nés pour la magistrature ; la nature les fit pour être bourreaux.



  1. En 1764 ; voyez tome XIX, page 626.
  2. Dans leur note sur l’article iii du Prix de la justice et de l’humanité, les éditeurs de Kehl disent : un petit nombre. (B.)
  3. Des éditions portent Henri V, d’autres Henri VII, d’autres enfin Henri VIII. Il n’y a point eu de Henri VIII empereur. Le texte de Bodin, rapporté par M. Brière dans une note de la traduction anonyme que ce libraire a publiée en 1822, dit
  4. Bodin, De Republica, liv. III, chap. v. (Note de Voltaire.)
  5. Il y aura toujours beaucoup moins d’inconvénient à laisser un crime impuni qu’à condamner à une peine capitale sans y être autorisé par une loi expresse. On ôte à la punition le seul caractère qui puisse la rendre légitime, celui d’être infligée pour le crime, et non décernée contre un tel coupable en particulier. Une loi qui permet à un juge de punir de mort lui assure l’impunité s’il use de cette permission, mais elle ne le disculpe point du crime de meurtre. Comment d’ailleurs imaginer qu’un crime grave soit tellement nuisible à la société que l’existence du coupable soit dangereuse, et que cependant ce crime puisse échapper à un législateur attentif, qu’il soit difficile de le prévoir ou de le bien déterminer ? (K.)
  6. M. de Machault avait été surnommé coupe-tête à cause de la sévérité qu’il avait exercée dans ses commissions de magistrature (voyez le Menagiana, iii, 178, édition de 1715). Il était père de M. Machault d’Arnouville, intendant du Hainaut, puis contrôleur général des finances, et ensuite ministre de la marine, disgracié en 1757. (B.)