Comment j’ai retrouvé Livingstone/Chapitre 5

Traduction par Henriette Loreau.
Texte établi par Jules Belin de LaunayLibrairie Hachette et Cie (p. 73-122).


CHAPITRE V

DE COUIHARA AU TANGUÉGNICA.


Départ de Couihara. — Shaw voudrait bien y rester. — Chaîne à esclaves pour les déserteurs. Je consens à renvoyer Shaw à Couihara. — Pays de Gounda. — La nuit au camp. — Visite du chef de Magnéra et de ses officiers. — Le paradis des chasseurs près du Gombé méridional. — Déception d’un crocodile. — Rébellion de mes gens qui ne voudraient pas quitter ce beau pays. — Sélim, l’Arabe chrétien. — L’oiseau du miel. — Les pêches du Conongo. — Les éléphants. — Ravitaillement à Mréra. — Les fourmilières des termites. — Le Zavira est ruiné. — Un léopard mis en fuite par la voix de nos ânes. — Le Rousahoua, district du Caouendi. — Après Itaga, les difficultés se renouvellent. — Village du fils de Nzogéra, dans le Vinza. — Marais du Malagarazi. — Exactions de Kiala. — Nouvelles de Livingstone. — Exactions du chef de Cahouanga, du roi de l’Ouhha et du chef de Cahirigi. — Il y en a encore cinq sur notre route. — Nous nous esquivons de l’Ouhha. — On a peur de nous à Niamtaga. — Hourra ! Tanguégnica ! — C’est bien Livingstone que je rencontre et qui prétend que je lui ai rendu la vie.


Le lendemain, 20 septembre 1871, était le jour fixé pour notre départ. La fièvre des jours précédents m’avait laissé une extrême faiblesse, et il était peu raisonnable de me mettre en route dans un pareil état ; mais j’avais hâte de rompre avec tous les prophètes de malheur, dont les avertissements, les récits, les craintes m’obsédaient et démoralisaient mes gens. Il le fallait d’ailleurs : j’avais dit à Ben Nasib, un des cheiks de Couihara, que jamais un blanc ne manquait à sa parole ; et j’aurais été perdu de réputation si, pour cause de faiblesse, je n’étais pas parti comme je l’avais annoncé.

En conséquence, toute la caravane, drapeaux au vent, fut passée en revue devant la porte du tembé ; chacun près de son ballot, qui était posé contre le mur. Il y eut un feu roulant d’acclamations, de rires, de cris de joie, de fanfaronnades africaines. Les Arabes s’étaient rassemblés pour nous voir partir. Tous étaient là, là, excepté Ben Nasib. Le vieux cheik, se disant malade, s’était couché, et m’envoyait par son fils une dernière tartine philosophique, précieux trésor que me léguait le fils de Nasib, fils d’Ali, fils de Séif.

J’emmenais avec moi cinquante et un hommes et trois enfants.

La salve du départ fut tirée. Les guides élevèrent leurs drapeaux, et chaque porteur prit sa charge. Peu de temps après, au milieu des cris et des chants, la tête de la colonne avait tourné l’angle occidental du tembé, et suivait la route qui mène au pays de Gounda.

« Maintenant, Shaw, veuillez partir. Je vous attends, monsieur. Si vous ne pouvez marcher, montez à âne.

– Excusez-moi, monsieur Stanley ; mais j’ai peur de ne pas pouvoir vous suivre.

– Pourquoi ?

– Je ne sais pas ; mais je me sens très faible.

– Moi aussi je suis faible ; ce n’est qu’hier, et assez tard, que la fièvre m’a quitté ; vous le savez vous-même. Ne reculez pas devant ces Arabes, monsieur ! Rappelez-vous la race à laquelle vous appartenez ; vous êtes un blanc. Sélim, Bombay, Mabrouki, aidez M. Shaw à se mettre à âne, et marchez auprès de lui.

– Oh ! maître, maître, dirent les Arabes, laissez-le ; ne voyez-vous pas qu’il est malade ?

– Reculez-vous, messieurs ; rien ne m’empêchera de l’emmener ; il partira. En marche, Bombay ! »

Le dernier de mes hommes était sur la route. Notre demeure, si récemment pleine d’animation, avait déjà l’aspect triste et morne des lieux abandonnés. Je me tournai vers les Arabes, je leur dis un nouvel adieu, leur fis un dernier salut ; et je me dirigeai vers le sud, avec Sélim, Caloulou, Madjouara et Bilali, qui portaient chacun une de mes armes.

À peine avions-nous fait cinq cents pas que l’âne sauvage sur lequel était Shaw, aiguillonné par le rusé Mabrouki, fit une ruade, et envoya son cavalier, qui n’avait jamais été fort en équitation, piquer une tête à côté d’un buisson d’épines. Les cris perçants de maître Shaw nous firent accourir.

« Qu’y a-t-il mon pauvre camarade ? Êtes-vous blessé ?

– Oh ! miséricorde ! Je vous en prie, monsieur Stanley ; je vous en prie, laissez-moi retourner.

– À cause de cette chute ? Voyons, un peu de courage. Remontez sur votre âne, mon pauvre ami ; dites que vous avez la ferme résolution de venir, c’est le moyen d’en avoir la force. »

Nous l’aidâmes à se remettre en selle. Néanmoins, tout en avançant, je me demandais s’il ne vaudrait pas mieux le renvoyer, que de traîner avec soi, pendant des centaines de kilomètres, un homme qui vous suivait malgré lui.

Le lendemain matin, lorsque je sortis pour appeler mes hommes il m’en manquait plus d’une vingtaine, et Kéif Halek, celui des gens de Livingstone qui était chargé des dépêches pour le docteur, n’avait pas encore paru.

Je choisis vingt des plus fidèles et des plus forts de ceux qui étaient là, et je les envoyai à la recherche des absents. En outre, je fis demander à Ben Nasib une longue chaîne à esclaves, que je priai le vieux cheik de me prêter ou de me vendre.

Le soir, neuf des coupables étaient ramenés ; on ne retrouva pas les autres. En même temps, Sélim me rapportait une forte chaîne, à laquelle se trouvaient une douzaine de carcans, et Kéif Halek arrivait avec ses dépêches.

Je réunis mes hommes, et leur montrant la chaîne : « Je suis, leur dis-je, le premier voyageur blanc qui ait mis cet objet dans ses bagages. Ce sont vos désertions qui m’y forcent. Les bons n’ont rien à craindre ; cette chaîne n’est que pour les voleurs, qui, après avoir touchhé une partie de leur salaire, s’enfuient avec leurs charges, leurs fusils, leurs munitions. Jusqu’à présent je n’ai garrotté personne ; mais, à compter d’aujourd’hui, si l’un de vous déserte, je m’arrêterai assez longtemps pour qu’on le retrouve, et il sera enchaîné jusqu’à la fin de la route. Avez-vous entendu ?

– Oui, maître. Avez-vous compris ?

– Oui, maître. »

Le jour suivant, quand il fallut partir, il nous manquait encore deux hommes : Asmani et Kingarou. Baraca et Bombay furent envoyés à leur poursuite, avec ordre de ne pas revenir sans eux. Nous passâmes la journée dans le village pour faire plaisir à Shaw, plus que par tout autre motif.

Les déserteurs furent ramenés dans la soirée ; c’était la troisième fois que Kingarou prenait la fuite. Le pardon n’était pas possible. Après avoir été fustigés d’importance, mes récidivistes furent mis à la chaîne ainsi qu’ils en avaient été prévenus.

Nous atteignîmes dans l’après-midi le village de Caségéra, qui était en fête. Les absents venaient d’arriver de la côte, et les jeunes pagazis brillaient du vif éclat des habits de cotonnade tout battants neufs, dont ils s’étaient drapés derrière quelque buisson avant d’apparaître aux yeux charmés de leurs compatriotes.

Nous levâmes le camp le 24 ; et après trois heures de marche au sud-sud-ouest, dans une forêt d’imbité, nous arrivâmes à Kigandou. Au moment où nous nous arrêtions devant ce village, qui était gouverné par la fille de Mkésihoua, nous fûmes avertis que pour y entrer il fallait payer la taxe. N’en voulant rien faire, nous nous retirâmes à un kilomètre et demi du bourg dans un vieux khambi, infesté par les rats, et où nous poursuivirent les invectives des indigènes, qui nous accusaient de fuir lâchement la guerre, et d’abandonner Mkésihoua à l’heure du péril.

Au seuil de la palissade, Shaw voulant mettre pied à terre, perdit les étriers et tomba de tout son long. Cette pantomime commençait à devenir trop fréquente.

« Vous voulez retourner à Couihara, M. Shaw ? lui demandai-je.

– Oh ! oui, s’il vous plaît. Je ne pourrais pas aller plus loin ; et, si vous étiez assez bon pour le permettre, je m’en retournerais avec joie.

– Très bien, monsieur ; j’en suis venu à croire que cela vaudrait mieux pour nous tous. »

La journée du lendemain fut consacrée à tous les préparatifs qu’exigeait le départ de Shaw. Une forte litière fut construite ; quatre hommes vigoureux furent loués à Kigandou pour porter le malade. Je fis faire du pain, remplir de thé un grand bidon, et rôtir une gigue de chevreau pour qu’il eût à manger pendant la route.

Dans la soirée – nous la passâmes ensemble –, il prit un accordéon que je lui avais donné à Zanzibar, et joua différents airs. Un pitoyable instrument que cet accordéon, d’une cinquantaine de francs ; cependant, les chants simples et familiers qui s’en exhalèrent ce soir-là me firent l’effet de mélodies célestes ; et quand, pour finir, mon pauvre camarade joua l’air de Home, Sweet home ! (Pays natal, doux pays !) il n’avait pas achevé, que nos cœurs émus s’élançaient l’un vers l’autre.

Le 27 nous étions tous levés de bonne heure.

La trompe sonna enfin le départ. Shaw dans sa litière fut pris par ses porteurs. Mes hommes formèrent deux rangs, les drapeaux furent déployés ; et, entre cette double haie, sous les plis de ces bannières qu’il ne devait plus revoir, Shaw fut emporté vers le nord. Puis je me tournai vers le sud, allant d’un pas vif et léger, comme un homme qui a un poids de moins sur les épaules.

Nous arrivions à Gounda, vers deux heures de l’après-midi.

Nous étions alors sortis de Gnagnembé, dont nous venions de franchir la frontière méridionale ; Gounda, situé dans le district du même nom, est un gros bourg qui peut compter quatre cents familles, environ deux mille âmes. Il est défendu par une estacade ayant embrasures, fossé et contrescarpe. Des bastions rapprochés, percés de meurtrières, d’où les tireurs les plus habiles peuvent viser les chefs ennemis, dominent cette enceinte, dont le bois a trois pouces d’épaisseur, et dont la base est protégée par un talus de plus d’un mètre d’élévation. Autour de la place, dans un rayon de deux à trois kilomètres, le sol a été dépouillé de tout ce qui permettrait à l’ennemi de dissimuler son approche. Trois fois Mirambo a essayé de prendre le village, trois fois il a été repoussé ; et les habitants de Gounda se vantent à juste titre d’avoir résisté au plus hardi forban qu’ait vu le pays de Mouézi depuis plusieurs générations.

La fièvre couve en permanence dans cette région boisée, où la nature n’a rien fait pour l’écoulement des eaux. Pendant la saison sèche, on ne la croirait pas malsaine. L’herbe roussie et les traces pétrifiées des animaux, qui les ont fréquentées à l’époque humide, donnent bien aux clairières un aspect sombre, mais qui n’a rien d’inquiétant. Si, dans le fourré, des monceaux d’arbres gisent çà et là à tous les degrés de délabrement, des milliards d’ouvriers ardents travaillent sans relâche à les faire disparaître, et rien n’offense ni la vue ni l’odorat. Cependant il s’échappe de cette terre desséchée, de cette végétation morte, un poison subtil qui vous pénètre et qui n’est pas moins dangereux que celui qu’on respire, dit-on, à l’ombre de l’upas.

Le 1er octobre, poursuivant notre route au sud-sud-ouest, nous arrivâmes au bord d’un large étang. Près de la rive, sous un arbre magnifique, était un vieux khambi à demi brûlé, qui, en moins d’une heure, fut transformé en un camp splendide. L’arbre était un figuier-sycomore, le géant des forêts de cette région. Jamais je n’en ai vu de plus beau ; douze mètres de circonférence ; il eût abrité un régiment, car son ombre avait trente-sept mètres de diamètre.

L’œuvre du jour était finie ; le camp nous donnait une sécurité complète ; chacun tira sa pipe, heureux d’avoir achevé sa tâche, et avec le contentement qui suit tout travail bien exécuté.

Au dehors, pas d’autres bruits que l’appel d’un florican ou d’une pintade égarée ; la voix rauque des grenouilles, coassant dans l’eau voisine, ou le chant des grillons, qui semblaient bercer le jour et l’inviter au sommeil. À l’intérieur du khambi, le glouglou provoqué par l’aspiration de l’éther bleuâtre que les fumeurs tiraient des gourdes qui leur servaient de narghilés. Couché sur mon tapis, ayant pour dôme l’épais feuillage, aux lèvres ma courte écume de mer, je laissai courir mon esprit. Malgré la beauté de cette lueur grise dont le ciel était éclairé, malgré la sérénité de l’air qui nous enveloppait, il s’éloigna d’abord et me conduisit en Amérique près de ceux que j’aime. Puis, revenant à la réalité, il me ramena à ma tâche incomplète, à l’homme qui, pour moi, était un mythe ; à celui que je cherchais, qui peut-être était mort, peut-être bien loin, peut-être à coté de nous, dans cette même forêt, dont les arbres me dérobaient l’horizon ; tout près de moi et aussi caché à mes regards que s’il eût été dans son petit cottage d’Ulva. Qui pouvait le savoir ?

J’étais cependant heureux ; et, bien qu’ignorant ce qu’il m’importait le plus de connaître, je ressentais une certaine quiétude, une satisfaction indéfinissable.

Le lendemain, trois heures de marche sur la terre brûlante d’une plaine nous conduisirent aux champs de Magnéra. La porte du village fut gagnée ; mais on nous en interdit l’entrée : la guerre étant partout, les habitants n’admettaient dans leurs murs aucune bande étrangère. On nous envoya dans un khambi situé près d’un chapelet d’étangs dont l’eau était bonne ; mais l’enceinte du camp ne renfermait qu’une demi-douzaine de cases en ruine, très peu confortables pour des gens fatigués.

On refusait même de nous vendre du grain et le chef nous renvoya deux choukkas royales que je lui avait fait offrir en cadeau. Cependant, le jour suivant, dès le matin, le ballot d’étoffes de choix fut rouvert, et je refis partir Bombay avec quatre manteaux de prix, huit mètres de cotonnade et une masse de compliments.

L’effet de ma munificence ne tarda pas à se produire. Au bout d’une heure je vis arriver une douzaine de villageois portant sur la tête des caisses remplies de sorgho, de riz, de maïs, de haricots et de gesses. Puis apparut le chef, Ma-Magnéra lui-même, accompagné de trente mousquets et de vingt lances, suivi d’un présent de volailles, de chèvres, de miel, et d’une quantité de grain suffisante pour nourrir mes hommes pendant quatre jours ; bref, une valeur grandement équivalente à celle de mon envoi.

J’allai recevoir le chef à la porte du camp et l’invitai à venir dans ma tente, que j’avais arrangée avec tout le luxe dont je pouvais disposer : mon tapis de Perse avait été déployé, ma peau d’ours étendue, mon lit recouvert d’un beau drap rouge tout battant neuf.

Ma-Magnéra, homme robuste et de grande taille, fut prié de s’asseoir, ainsi que les officiers qui l’accompagnaient. Tous me contemplèrent avec un étonnement indicible ; ma figure et mes habits les plongeaient dans une agréable stupéfaction. Ils se regardèrent ensuite les uns les autres, puis éclatèrent de rire en faisant claquer leurs doigts à plusieurs reprises. Après quelques minutes dépensées en échanges de politesse, et de leur part en une compétition de rires qui paraissaient inextinguibles, Ma-Magnéra témoigna le désir de voir mes armes. La carabine à seize coups suggéra mille observations flatteuses, et la beauté des revolvers, leur travail qui parut surhumain à tous ces yeux ravis, inspirèrent au chef des éloges d’une telle éloquence que je crus devoir continuer l’exhibition.

Les fusils de gros calibre, tirés avec force charge de poudre, firent sauter mes visiteurs en une feinte alarme ; puis chacun reprit son siège avec des rires convulsifs.

Au milieu de l’admiration générale, j’expliquai la différence qu’il y avait entre les blancs et les Arabes. L’explication donnée, j’ouvris ma boîte à médicaments. Ce fut une extase : mes hôtes s’accrochèrent les deux index, et, leur enthousiasme croissant toujours, ils se les tirèrent à me faire craindre de les voir se disloquer.

Le chef demanda à quoi servaient ces petites bouteilles dont la transparence et l’arrangement lui arrachaient, ainsi qu’aux autres, des soupirs d’admiration.

« Voici, dis-je en prenant une fiole d’eau-de-vie médicinale, voici la bière des blancs. J’en mis dans une cuiller que je présentai au chef.

– Hacht ! hacht ! oh ! hacht ! eh-eh ! Quelle forte bière ont les hommes blancs ! Oh ! la gorge me brûle !

– Oui ; mais c’est bon, répondis-je. Un peu de cette liqueur rend les hommes forts et généreux ; il est vrai qu’une forte dose les rend méchants, et qu’en prendre beaucoup cela fait mourir.

– Donnez-m’en un peu dit l’un des chefs.

– À moi aussi.

– À moi aussi. »

Tous en demandèrent. Je pris ensuite un flacon d’ammoniaque.

« Voilà, expliquai-je, pour guérir les maux de tête et la morsure des serpents. »

Aussitôt le chef de se plaindre du mal de tête et de vouloir de cette drogue. Je lui dis de fermer les yeux, et je lui mis le flacon sous le nez. Le résultat fut magique. Mon curieux tomba à la renverse, comme frappé de la foudre et avec des grimaces indescriptibles.

Ses officiers ne se sentaient pas d’aise ; ce n’étaient plus des rires, c’étaient des rugissements. Ils se pinçaient les uns les autres, battaient des mains, faisaient claquer leurs doigts, et mille extravagances. Pareille scène, jouée sur un théâtre, désopilerait immédiatement la salle la plus hypocondre. S’ils avaient pu se voir tels que je les voyais, ils se seraient fait rire jusqu’à en devenir épileptiques.

Ma-Magnéra finit par se relever ; de grosses larmes lui coulaient sur les joues, tant il avait ri lui-même ; et il fallut quelques instants avant que ses lèvres, que le rire faisait toujours trembler, pussent proférer le mot « kali » (drogue active, médecine ardente).

Il n’en demanda pas davantage, mais ses notables voulurent sentir le flacon ; et, à chaque reniflade de l’un d’eux, ce fut de la part de tous un nouvel accès de rire.

La matinée tout entière fut consacrée à cette visite royale, dont chacun fut ravi.

« Oh ! disait Magnéra en partant, ces blancs savent tout au monde ; les Arabes ne sont que de la saleté auprès d’eux. »

Le 4 octobre nous voyait partir pour le Gombé, qui se trouve à quatre heures et quart de Magnéra. Deux heures après, nous entrions dans un parc magnifique, un immense tapis de verdure, moucheté de sombres massifs et orné de grands arbres, qui, çà et là, se déployaient dans toute leur beauté.

Nous défilâmes silencieusement dans cet éden pour atteindre le Gombé méridional, qui traîne là ses eaux paresseuses, et près duquel nous allions nous établir.

C’était bien cette fois le paradis des chasseurs !

Je me rappelais l’amère expérience que j’avais faite des épines africaines, dans la région maritime, où une vieille piste m’avait égaré. Mais ici ! quel parc de grand seigneur pouvait être comparé à la magnifique étendue que je contemplais ?

Dès que le site du camp fut choisi, près de l’une des auges qui se trouvent dans le lit du Gombé, je pris mon fusil à deux coups, et je m’en allai dans le parc.

Au sortir d’un massif, j’aperçus trois springboks, trois bêtes grasses, qui broutaient l’herbe à une centaine de pas. Je me mis à genou et j’appuyai sur la détente. L’une des trois mangeuses fit instinctivement un saut perpendiculaire, et retomba morte. Ses deux compagnes s’enfuirent, franchissant près de quatre mètres à la fois ; et, bondissant comme des balles élastiques, elles disparurent derrière un tertre.

Mon succès fut salué par les acclamations de mes soldats, que le bruit du fusil avait fait accourir. Celui qui portait mon arme de rechange planta son couteau dans la gorge du springbok, en prononçant un fervent « bismillah ! » En un clin d’ œil, il eut presque détaché la tête.

Après avoir suivi la rive du Gombé pendant plus d’un kilomètre, repaissant mes yeux de la vue d’un long espace rempli d’eau, vue à laquelle j’étais étranger depuis si longtemps, je me trouvai tout à coup en face d’un tableau qui me ravit jusqu’au fond de l’âme : six, sept, huit, dix zèbres jouaient et se mordillaient les uns les autres, fouettant de leurs queues leurs belles robes tigrées, à une distance de moins de cinquante pas. Scène pittoresque, toute locale ; jamais je n’avais si bien compris que j’étais au centre de l’Afrique. J’eus un moment de fierté en me sentant possesseur d’un si vaste domaine, peuplé de si nobles bêtes. J’avais là, à portée de ma balle, les animaux les plus divers, l’orgueil des forêts africaines. Je pouvais choisir entre eux ; ils m’appartenaient. Ils étaient à moi, sans bourse délier, sans débat et sans conteste. Malgré cela, je baissai deux fois ma carabine ; il me répugnait de frapper ces bêtes royales. Cependant j’en tuai un ; mais je m’en tins là, parce qu’il me semblait suffisant, surtout après une longue marche, d’avoir abattu en un jour un zèbre et un spingbok.

Comme tout m’engageait à prendre un bon bain, j’avisai une place ombreuse, sous un mimosa à large cime, où l’herbe fine et rase, unie comme celle d’une pelouse, allait en pente douce gagner l’onde transparente. J’étais déshabillé, les pieds dans l’eau, les bras tendus, les mains réunies, lorsque au moment où je m’ébranlais pour plonger, un corps énorme, fendant l’onde comme une flèche, s’arrêta juste à l’endroit où j’allais piquer une tête. L’effort se fit en sens inverse : je bondis en arrière, instinctivement, et je fus sauvé : c’était un crocodile.

Le monstre s’éloigna d’un air désappointé, me laissant me complimenter moi-même, car je l’avais échappé belle, et me promettre de ne plus jamais céder à l’attrait perfide d’une rivière africaine.

Dès que j’eus repris mes vêtements, je me détournai de cette onde traîtresse, dont l’aspect m’était devenu répulsif, et j’entrai dans le fourré.

Le soir, dans notre enclos d’épines, que ses chevaux de frise rendaient inattaquable, régnaient la sécurité et la joie ; partout le confort, les éclats de rire et la bombance. Autour de chaque foyer, des gens accroupis et radieux : l’un attaquant à pleine bouche une tranche savoureuse ; un autre suçant la moelle d’un fémur de zèbre ; celui-ci faisant rôtir un quartier de venaison ; celui-là mettant sur la braise une énorme côte. Leurs voisins regardaient bouillir la soupe, remuaient la bouillie à toute vitesse, ou veillaient d’un air attentif sur l’étuvée qui mijotait. D’autres attisaient les feux, dont la clarté mobile dansait vigoureusement sur les formes nues, les faisait étinceler, empourprait la tente dressée au milieu du boma, comme le sanctuaire de quelque divinité mystérieuse, et, en se perdant au fond des arbres dont les branches nous couvraient, évoquait dans la feuillée des ombres fantastiques. Scène toute sauvage, mais d’un effet puissant.

Nous fîmes en cet endroit une halte qui ne dura pas trois jours, mais où nous tuâmes deux buffles, deux sangliers, trois caamas, un zèbre, un pallah, trois petites outardes, huit pintades, un pélican et deux aigles, sans parler de deux silures, poissons qui furent pris dans le Gombé.

La plus grande partie de la venaison ayant été boucanée, nous pouvions braver le désert ; et, le 7 octobre, je donnai l’ordre de lever le camp, au vif regret de mes amateurs de viande. Ils me firent prier par Bombay de rester un jour de plus. J’aurais dû m’y attendre. Chaque fois qu’ils pouvaient se gorger de nourriture, ils devenaient d’une paresse invincible.

L’ordre que je donnai au kirangozi de prendre sa trompe et de sonner la marche fut donc accueilli par un silence de mauvais augure. Les hommes allèrent chercher leurs ballots d’un air maussade. J’entendis Asmani grommeler entre ses dents qu’il regrettait beaucoup de s’être engagé à nous servir de guide.

Néanmoins, bien qu’avec répugnance, ils partirent. Je restai à l’arrière-garde pour activer les traînards. Au bout d’une demi-heure, je vis la caravane au repos, les bagages par terre, et les hommes, réunis par groupes, s’entretenant et gesticulant d’un air irrité. J’enlévai mon fusil des mains de Sélim, j’y glissai deux charges de plomb, j’ajustai mes revolvers et j’allai droit aux mécontents. De leur côté, mes gens avaient pris leurs armes, et deux d’entre eux, dont les têtes se voyaient au-dessus d’une fourmilière, avaient le fusil braqué sur ma route. L’un de ces derniers était Asmani ; le second, Mabrouki, son inséparable ; tous deux avaient été les guides du cheik Ben Nasib.

Je jetai le canon de mon fusil, dans le creux de ma main gauche et, les tenant en joue, je les menaçai de leur faire sauter la cervelle, si, à l’instant même, ils ne venaient pas s’expliquer. Comme il aurait été dangereux de ne pas bouger, ils quittèrent leur retraite.

Asmani avança d’un pas oblique, en affectant de sourire, mais ayant dans le regard le sombre feu du meurtre. L’autre se glissa derrière moi, et versa de la poudre dans le bassinet de mon mousquet. Je me retournai vivement, et lui mis le canon de mon fusil à deux pieds de la figure : l’arme lui tomba des mains ; je le repoussai avec la mienne, et le fis rouler à dix pas. Regardant alors Asmani, l’homme gigantesque, je lui ordonnai de désarmer. En disant cela, je levai mon fusil et pressai sur la détente ; jamais homme n’a été plus près de la mort.

Il me répugnait de répandre le sang ; je ne demandais certes pas mieux que d’éviter ce malheur ; mais, si je n’arrivais pas à mater ce brutal, s’il ne pliait pas à l’instant même, c’en était fait de mon autorité.

Au fond, le départ n’était qu’un prétexte ; mes hommes avaient peur de la route et cherchaient à se dégager ; là était le secret de la révolte. Or le seul moyen, non seulement de les faire marcher, mais de dissiper leurs craintes, c’était la preuve d’une force irrésistible. Même employée contre eux, mon énergie les rassurait ; il fallait que, dans le cas présent, mon pouvoir fût reconnu, dût l’insubordination être punie de mort.

Loin d’obéir, Asmani leva le bras pour épauler. Son dernier moment était venu, lorsque Mabrouki, l’ancien serviteur de Speke, s’étant glissé derrière lui, fit un bond et lui arracha le mousquet, en s’écriant avec horreur :

« Malheureux ! tu oses viser ton maître ? »

Puis, se jetant à mes pieds, Mabrouki me supplia de ne pas punir les rebelles.

« Tout est fini, dit-il ; plus de querelle. Nous irons tous au lac ; et Inch Allah ! nous retrouverons le vieil homme blanc. Répondez, hommes libres ! N’est-ce pas que vous irez au Tanguégnica sans vous plaindre ? Dites-le au maître, et d’une seule voix.

– Oui, par Allah ! oui, par Allah ! mon maître. Il n’y a pas d’autres paroles, dit chacun à voix haute.

– Demande pardon, ou va-t-en », reprit l’orateur en s’adressant à Asmani, qui s’exécuta de bonne grâce, à la satisfaction de tout le monde. Je n’avais plus qu’à pardonner, et je le fis d’une manière générale, n’exceptant de la mesure qu’Ambari et Bombay, que je considérais comme les instigateurs de la révolte.

Tous deux furent mis à la chaîne avec avertissements qu’ils ne seraient détachés qu’après que j’aurais reçu leurs excuses. Quant à Asmani et à son acolyte, je les prévins que je les tuerais au premier signe d’insubordination.

L’ordre de se mettre en marche fut renouvelé. Chacun reprit son fardeau avec une ardeur étonnante, et fila d’un pas rapide. Bref, l’avant-garde eut bientôt disparu, laissant derrière elle Ambari et Bombay, enchaînés avec deux déserteurs, qui toutefois avaient des fers plus pesants.

Quand nous fûmes à peu près à une heure du point de départ, Ambari et Bombay, d’une voix tremblante, sollicitèrent leur pardon. Je fis la sourde oreille pendant une demi-heure ; puis je les remis en liberté, et je rendis à Bombay son grade de capitaine avec tous les avantages qui en découlaient.

De fait, après moi, le membre le plus important de l’expédition était Sélim, le jeune Arabe chrétien que j’avais amené de Jérusalem. Sans lui, je n’aurais pas pu m’entendre avec les Arabes que j’ai rencontrés sur ma route, et c’est à lui que j’ai dû leur bienveillance.

Il a été élevé par l’évêque Gobat, et il lui fait le plus grand honneur. Si tous les écoliers du bon évêque ressemblent à celui-ci, monseigneur mérite les plus grandes félicitations.

J’avais pris Sélim au mois de janvier 1870 ; depuis cette époque, il ne m’avait plus quitté ; nous avions traversé côte à côte la Russie méridionale, le Caucase et la Perse. Bon Sélim, fidèle et dévoué jusqu’à la mort, sans peur et sans reproche ! C’est lui qui m’a sauvé à Mfouto ; et, en lui donnant ces éloges, je sens combien ils suffisent peu à exprimer le sentiment que j’ai des services qu’il m’a rendus.

Une marche de quatre heures et demie, à partir de l’endroit où mes gens s’étaient arrêtés, et qui avait failli devenir le théâtre d’une scène tragique, nous conduisit au bord d’un étang où l’on ne voyait plus une goutte d’eau.

Une demi-heure après, nous étant dirigés vers le sud, nous arrivions à un tongoni – c’est le nom que, dans cette région, on donne à un établissement abandonné. Il y avait là trois ou quatre villages en ruine et de vastes champs complètement ravagés.

Souvent nous rencontrions le coucou indicateur, l’oiseau du miel. Son cri est une série d’appels vifs et sonores. Les indigènes savent fort bien se servir de lui pour découvrir le trésor que les abeilles ont amassé dans le creux des arbres. Tous les jours mes gens m’apportaient d’énormes rayons pleins d’un miel délicieux, rouge ou blanc. Les gâteaux où était le miel rouge. contenaient beaucoup d’abeilles mortes ; mais mes compagnons, d’une gloutonnerie excessive, loin de s’en inquiéter dévoraient avec le miel les abeilles et la plus grande partie de la cire.

Aussitôt que l’oiseau du miel aperçoit un homme, il jette des cris animés, saute de brindille en brindille, passe d’une branche à l’autre, puis sur l’arbre voisin, en multipliant son appel. L’indigène, qui connaît l’oiseau, n’hésite pas à le suivre. L’homme ne vient pas assez vite ; le guide rebrousse chemin ; il crie plus fort, crie avec impatience, part comme une flèche, pour montrer avec quelle rapidité il pourrait vous conduire, et ne s’arrête qu’au moment où la ruche est gagnée.

Tandis que l’indigène enfume les abeilles et s’empare de leur trésor, le petit oiseau lisse son plumage ; puis il entonne un chant de triomphe, comme pour informer le grand bipède que, sans lui, il n’aurait jamais pu découvrir le miel, dont on lui donne sa part.

Le 9 octobre, nous fîmes une longue étape en nous dirigeant vers le sud, et nous nous arrêtâmes au centre d’un bouquet d’arbres splendides, où notre camp fut établi. L’eau était fort rare sur la route ; ce qui faisait souffrir la caravane énormément.

Nous étions dans le pays de Conongo depuis que nous avions traversé le Gombé.

Le 10, la marche dura huit heures, dans une forêt où la pêche sauvage est très commune. L’arbre qui porte ce fruit, et qu’on appelle mbembou, ressemble beaucoup à un poirier. Il est très productif ; je l’ai vu parfois chargé d’une récolte qui aurait empli trois ou quatre hectolitres. Le jour en question, je mangeai énormément de ces pêches. Tant qu’il y en a, celui qui voyage dans cette région est sûr de ne pas mourir de faim.

À la base d’une colline gracieuse, en forme de cône, se trouvait un village, dont notre subite apparition, au faîte de la montée, plongea les habitants dans la plus grande alarme. Je crus devoir tout d’abord envoyer quatre mètres d’étoffe au chef de ce village, qu’on appelle Outendé. Le chef, qui dans ce momentlà était ivre, par conséquent disposé à l’insolence, refusa mon présent, à moins qu’il ne fût augmenté de quatre nouveaux dotis. En apprenant cette réponse, j’ordonnai de construire un borna très fort au sommet de la colline, à proximité d’une eau abondante, et je remis les quatre mètres d’étoffe dans le ballot.

Comme position stratégique, il était difficile de choisir rien de mieux : nous commandions le village, et nous pouvions balayer tout l’espace qui nous en séparait. Des guetteurs furent placés pour la nuit ; mais rien ne troubla notre sommeil.

Le lendemain matin nous vîmes arriver les notables de l’endroit, qui nous demandèrent si nous avions l’intention de lever le camp sans avoir fait de cadeau à leur chef. Je répondis que mon plus cher désir était de me faire des amis de tous les chefs dont je traversais le territoire, et que, si le leur voulait accepter de ma part une belle choukka, je la lui donnerais volontiers. Ils trouvèrent d’abord que ce n’était pas suffisant ; ils marchandèrent ; j’ajoutai dix rangs de perles rouges, dites samé-samé, pour la femme du chef, et ils s’en allèrent satisfaits.

Du village d’Outendé, la forêt s’élève, vers l’ouest, pendant un certain nombre de kilomètres, jusqu’à une série de rochers semblable à une muraille et dont le faîte aplati domine la plaine de cent cinquante à cent quatre-vingts mètres.

Cette chaîne fut gravie le 12 octobre. Son versant occidental incline au sud-ouest ; par l’autre, elle envoie ses eaux dans la rivière de Mréra, l’un des affluents du Malagarazi.

Bien que nous fussions encore à douze ou quinze marches du lac, son influence se faisait déjà sentir. Les jungles devenaient plus épaisses et l’herbe d’une hauteur énorme ; elles nous rappelaient la végétation exubérante du Couéré et du Cami, dans le voisinage de l’océan Indien.

Entre Mouéra et Mréra, nous aperçûmes, dans un étroit marécage, une petite bande d’éléphants. C’était la première fois que je voyais ces colosses dans leurs solitudes natales ; je n’oublierai pas de longtemps l’impression qu’ils me causèrent. Depuis lors, je tiens l’éléphant pour le roi des animaux. Ses énormes dimensions, la majesté avec laquelle il regarde l’intrus qui met le pied dans ses États et la conscience de sa force qui éclate dans tout son aspect lui donnent, plus qu’à tout autre, le droit de réclamer ce titre.

La bande se trouvait à un kilomètre et demi du point où nous passions ; elle s’arrêta pour nous regarder ; puis elle se remit en marche, et entra dans la forêt d’un air indifférent, comme si une caravane était à ses yeux chose de peu d’importance. Que pouvaient être, en effet, pour ces libres seigneurs des bois, pour ces colosses formidables, une file de pygmées qui n’auraient pas eu le courage de les affronter dans une rencontre loyale ?

Le dégât qu’une troupe de ces animaux fait dans la forêt est tout simplement effrayant. Dans les endroits où les arbres sont jeunes, ils les déracinent et les jettent, par andains, comme des tas d’herbes couchés par le faucheur, au bord de la route frayée par la bande à travers le fourré.

Sélim était alors tellement malade que nous dûmes nous arrêter pour lui au village de Mréra.

D’ailleurs, à l’ouest de cette place, commençait un désert dont la traversée, à ce qui nous fut dit, était de neuf jours   ; cela nous forçait d’acheter une quantité considérable de grain, qu’il fallait moudre et tamiser avant de partir.

Nous ne reprîmes notre marche que le 17 octobre, nous dirigeant vers le nord-ouest. Le départ fut très gai   ; mes gens et moi, nous étions dans les meilleurs termes   ; Bombay avait oublié notre querelle   ; Asmani était prêt à se jeter dans mes bras, tant nos rapports étaient maintenant affectueux.

Plus d’inquiétudes   ; la confiance était revenue   ; car, disait Mabrouki, «   on sent d’ici le poisson du Tanguégnica  ».

Au bout des cultures, nous retrouvions la jungle   ; nous y défilâmes joyeusement, riant à gorge déployée, nous vantant de nos prouesses. Tout le monde, ce jour-là, était brave.

Ensuite nous entrâmes dans une forêt peu épaisse où de nombreuses fourmilières se dressaient comme autant de dunes. J’imagine qu’elles avaient été construites pendant une saison exceptionnellement pluvieuse, alors que la forêt pouvait être inondée. J’ai vu ailleurs des légions de fourmis élever leurs édifices sur un terrain soumis à l’inondation[1].

Quels merveilleux bâtiments construisent ces petits insectes. Un labyrinthe parfait : cellules, chambres, couloirs, salles et vestibules s’agençant et s’emboîtant les uns dans les autres ; une exhibition des talents d’un ingénieur et de la capacité d’un architecte, à vous stupéfier ; une cité modèle, combinée de façon à offrir sécurité et confort.

Quittant la forêt après une heure de marche, nous trouvâmes, au débouché, un ruisseau murmurant et limpide qui fuyait au nord-ouest, et que nous saluâmes avec une joie que seuls les hommes qui n’ont eu pendant longtemps d’aucun breuvage qu’un liquide sans nom, puisé dans des trous fangeux, dans des salines, au fond de mares nauséabondes, peuvent connaître.

Notre camp fut établi dans la jungle, près d’un étroit ravin à fond vaseux, d’où ruissellent une partie des eaux qui forment les sources du Roungoua. Ce n’était là qu’un échantillon des nombreux bourbiers que nous aurions à franchir ; les uns de quelques pas seulement, les autres de plusieurs centaines de mètres ; bourbiers parfois recouverts de roseaux et de papyrus, ou offrant à leur surface des centaines de filets d’une eau rougeâtre et visqueuse, remplie d’animalcules.

Là, nous fûmes rejoints par un individu qui, après l’échange des salutations, m’apprit qu’il venait de la part de Simba, chef du Caséra, province méridionale du Mouézi.

Simba, ou le Lion, était fils de Mkésihoua, chef du Gnagnembé, et se trouvait alors en guerre avec les habitants du Zavira, contre lesquels on m’avait mis en garde. Il avait entendu parler de mon opulence, en des termes si pompeux qu’il était désolé de me voir prendre une autre route que la sienne, car il perdait ainsi l’occasion de me témoigner son amitié. Mais, puisqu’il n’avait pas l’avantage de recevoir ma visite, il m’envoyait cette ambassade, dans l’espoir que je voudrais bien lui donner une marque d’affection, sous la forme d’un présent d’étoffe.

Bien que surpris de cette demande, je crus qu’il était sage de me faire un ami de ce chef puissant, avec lequel je pouvais avoir maille à partir lors de mon retour ; et, puisque je devais lui faire un cadeau, il fallait que celui-ci fût royal. renvoyai donc à Simba deux choukkas splendides, plus deux dotis de cotonnade, et, si je dois en croire l’ambassadeur chargé de ce riche présent, je me suis fait du Lion de Caséra un ami pour toujours.

Nous entrâmes bientôt dans le redoutable pays de Zavira ; nous n’y rencontrâmes pas un ennemi. Simba, dans ses différentes campagnes, avait balayé tout le nord de la province, et la seule chose qui frappa nos regards fut une contrée désolée, naguère populeuse, à en juger par le nombre des villages en ruine et celui des cases que le feu avait détruites.


Village abandonné


Une jungle naissante remplaçait les cultures et promettait avant peu une nouvelle retraite aux animaux de la forêt.

Misonghi, l’un de ces villages malheureux, fournit à mes hommes un gîte qui n’était nullement à dédaigner.

Cinq heures de marche dans une contrée pittoresque nous firent gagner la rivière de Mpocoua, un des affluents du Roungoua. Près d’elle se trouvait un village récemment abandonné, et tel que les habitants l’avaient laissé dans leur fuite : les cases intactes, les jardins remplis de légumes, et, sur les branches des arbres, les pénates et les lares représentés par de grands vases en terre, d’une excellente facture. En quelques minutes, mes hommes prirent dans la rivière voisine, seulement avec la main, soixante poissons de la famille des silures.

Le lendemain, après une étape de quatre heures et demie, nous arrivâmes au Mtambou, charmant ruisseau à l’onde fraîche et douce, rapide et transparente, qui se dirige vers le nord. C’est là que nous vîmes pour la première fois la demeure du lion et du léopard. Écoutez ce qu’en a dit Freiligrath :

« Où l’impénétrable fouillis d’épines, de broussailles, de lianes, comble l’espace que laissent entre eux les arbres ; où les branches enlacées ne permettent pas au jour d’éclairer le sol ; là se retire le lion, le plus puissant des animaux, leur monarque. Là son droit au rang suprême ne lui est pas contesté. Là il se couche et s’endort après avoir tué et s’être repu de chair et de sang. Là il se repose ou rampe à l’aventure, selon sa volonté souveraine… »

Le camp fut dressé à quelques pas de l’une de ces demeures royales. Tandis qu’on le fortifiait, l’homme qui était chargé de nos bêtes les conduisit à l’abreuvoir, et ne trouva pour gagner l’eau qu’un tunnel pratiqué dans la jungle par les éléphants et les rhinocéros. À peine la petite bande entrait-elle dans ce passage ténébreux qu’un léopard sauta à la gorge de l’un des ânes et s’y cramponna fortement. La douleur fit jeter à la victime des braiments effroyables, auxquels ceux des autres ânes se joignirent de telle sorte que l’agresseur lâcha prise et se sauva tout effaré. Les blessures du baudet, affreuses à voir, étaient néanmoins peu dangereuses.

Les habitants du Rousahoua, district du Cahouendi, forment une population très nombreuse et sont bons pour les étrangers. Ils en voient cependant bien rarement : c’est tout au plus s’ils ont chaque année la visite d’un ou deux hommes de la Mrima, qui passent en revenant du Pumbourou et du Sohoua. Ils ont en effet si peu d’ivoire à vendre que cela ne suffit pas à attirer les traitants sur cette route peu fréquentée.

L’état de guerre où se trouvait le pays m’avait fait penser à nous rendre droit au Tanguégnica ; néanmoins, après mûre délibération, mes notables affirmèrent qu’il valait mieux aller droit au nord et gagner le Malagarazi, affluent considérable du Tanguégnica, où il arrive du levant. Mais personne de ma bande ne connaissait la route, et le chef d’Imréra ne voulut permettre à aucun de ses hommes de nous servir de guide.

Suivant les indigènes, le Malagarazi n’était qu’à deux étapes. Je crus cependant nécessaire de donner à mes hommes des rations pour trois jours. Malheureusement, bien qu’Itaga, où nous étions campés, possède des champs d’une grande étendue, et que ses habitants cultivent le sorgho, la patate, les haricots et le manioc, dont ils font du tapioca, on n’y saurait acheter un poulet, à n’importe quel prix. La seule chose que nous pûmes nous y procurer, en dehors du grain, fut une chèvre d’une extrême maigreur, importée du Vinza à une époque lointaine.

Le lendemain 25 octobre ne me rappelle que de mauvais souvenirs ; à dater de ce jour, les difficultés du droit de passage reparurent.

Le 29 octobre, presque à la sortie du camp, nous eûmes sous les yeux l’une des plus belles scènes que j’aie rencontrées en Afrique. Une vue sublime, mais peu encourageante : d’un côté, des ravins sauvages, déchirant le pays dans tous les sens, bien qu’en général leur direction fût nord-ouest ; de l’autre, des masses de grès, masses énormes et quadrangulaires, ou formant des tours, des pyramides, des mamelons, des cônes tronqués, des cirques hérissés de pointes, bosselés de rocailles et entièrement nus. On n’apercevait de végétation nulle part, excepté dans quelques fissures, et à la base d’escarpements rougeâtres, où un peu de terrain avait glissé.

Une longue série de descentes, parmi des roches désagrégées et des blocs menaçants, nous menèrent au fond d’un ravin, dont les falaises se dressaient à plus de trois cents mètres au-dessus de nos têtes. Dans ses nombreux détours, la gorge s’élargit et se transforma en une plaine inclinée au couchant. Mais nous voulions aller au nord, et nous nous engageâmes dans une petite chaîne, où des rochers sourcilleux portaient des villages déserts.

Un grand figuier sycomore, qu’elle faisait paraître nain, s’élevait à côté d’une masse rocheuse de vingt-deux mètres de haut et quarante-cinq de diamètre ; ce fut là que nous nous arrêtâmes, après cinq heures et demie d’une marche rapide et continue. Il y avait alors vingt heures que mes gens avaient mangé leur dernier débris de viande, leur dernière poignée de grain. Je n’avais plus que sept cents grammes de farine. C’était peu de chose pour quarante-cinq affamés. Mais il me restait treize kilos de thé et neuf de sucre. Je commençai par mettre les chaudrons sur le feu. Pendant que l’eau chauffait, des groupes, détachés de la bande, coururent à la recherche des fruits sauvages et rapportèrent bientôt des panerées de tamarins et de pêches sauvages, auxquels s’ajouta pour chacun de mes hommes, un litre d’un excellent breuvage fortement sucré.

Le soir, dans une invocation faite à voix haute, nos musulmans prièrent Allah de leur envoyer des vivres.

Chacun se leva de bonne heure, et partit bien résolu à ne s’arrêter qu’à l’endroit où l’on pourrait acheter des provisions. Heureusement, le soir même, nos pourvoyeurs revenaient, chargés glorieusement, d’un village appelé Ouelled Nzogéra (le fils de Nzogéra). Par là nous connûmes que nous étions dans le Vinza, dont le grand chef, Nzogéra, était en guerre avec Loanda Mira au sujet de quelques salines situées dans la vallée du Malagarazi. Il en résultait qu’il semblait difficile de gagner le pays de Djidji par la route ordinaire ; mais le fils de Nzogéra consentait, moyennant gratification, à nous fournir des guides ; et, en prenant au nord, nous n’aurions rien à craindre.

Conséquemment, le 31 octobre, en quittant le pied de la montagne sur laquelle le fils de Nzogéra a construit sa citadelle, nous avons marché pendant longtemps à l’est-nord-est afin d’éviter une portion infranchissable du marais qui se trouvait entre nous et le Malagarazi. La vallée s’inclinait rapidement vers cette fondrière, dont le large sein recueille les eaux de trois chaînes considérables. Prenant ensuite au nord-ouest, nous nous sommes préparés à franchir le marais.

Tel qu’il nous est apparu, il offre une largeur de quelques centaines de mètres, recouverts d’un lacis d’herbe très serré, auquel se mêle beaucoup de matière en décomposition. Au milieu de cette étendue et voilé par la couche herbeuse, passe un large cours d’eau, profond et rapide. Les guides ouvraient la marche, suivis de mes hommes, qui n’avançaient qu’avec précaution. En arrivant au centre, nous avons commencé à voir le pont mouvant, dont la nature nous avait si curieusement dotés, surgir et s’affaisser en lourdes ondulations languissantes, pareilles au mouvement de la houle quand la mer s’endort après la tempête. Où passaient les ânes, la vague herbue s’élevait à plus de trente centimètres. Tout à coup la jambe de l’un d’eux a crevé ce pont mobile. La pauvre bête ne pouvant pas en sortir, le trou s’est creusé, s’est agrandi et promptement rempli d’eau. Toutefois, avec le secours de dix hommes, je suis parvenu à enlever l’âne et à le remettre sur une couche ferme, d’où nous lui avons fait lestement gagner la rive.

Le marais fut franchi sans autre accident.

1er novembre. Ayant marché au nord-ouest, et descendu la pente d’une montagne, nous avons enfin contemplé le Malagarazi. Nous en avons suivi la rive gauche pendant quelques kilomètres et nous sommes arrivés à des villages qui avaient pour gouverneur un chef nommé Kiala.

Il nous a élévé des difficultés qui m’ont empêché de traverser aujourd’hui la rivière, comme je l’avais espéré. On nous a dit, de sa part, de faire un camp avant d’entrer en négociations. Nous avons voulu discuter ; on nous a répondu que nous étions libres de passer la rivière, si tel était notre désir ; mais que pas un homme du pays ne nous viendrait en aide.

Obligé de subir cette halte, j’ai fait dresser ma tente au milieu d’un village et serrer les ballots dans une case, où ils sont gardés par quatre de mes soldats, et j’ai envoyé une ambassade à Kiala, fils aîné du grand chef, pour le prier d’autoriser notre caravane, toute pacifique, à passer la rivière.

Peu s’en est fallu que nous n’ayons été obligés de combattre pour y parvenir, au bout de trois jours de discussion avec des gens plus insatiables que ceux du Gogo.

Enfin le 3 novembre, vers dix heures, une caravane composée de quatre-vingts natifs du pays de Gouhha, province située à l’ouest du Tanguégnica, est arrivée du pays de Djidji. J’ai demandé les nouvelles.

« Un homme blanc est là-bas, depuis trois semaines », m’a-t-on répondu.

Cette réponse m’a fait tressaillir.

« Un homme blanc ? ai-je repris.

– Oui, un homme blanc.

– Comment est-il habillé ?

– Comme le maître (c’était moi qu’on désignait).

– Est-il jeune ?

– Non, il est vieux : il a du poil blanc sur la figure. Et puis il est malade.

– D’où vient-il ?

– D’un pays qui est de l’autre côté du Gouhha très loin, très loin, et qu’on appelle Mégnéma.

– Vraiment ! Et il est bien à Djidji ?

– Nous l’avons vu il n’y a pas huit jours.

– Pensez-vous qu’il y soit encore lorsque nous arriverons ?

– Je ne sais pas.

– Y est-il déjà venu ?

– Oui, mais il y a longtemps. »

Hourrah ! C’est Livingstone ! C’est Livingstone ! Ce ne peut être que lui.

J ai donc dit à mes hommes que, s’ils voulaient gagner le pays de Djidji sans faire de halte, je leur donnerais à chacun huit mètres d’étoffe. Tous ont accepté ; leur joie était presque aussi grande que la mienne ; et j’étais d’une joie folle.

Mais nous comptions sans nos hôtes. À peine étions-nous arrivés à Cahouanga que le chef nous a fait savoir qu’il était le grand moutouaré du Kimégni (division orientale de l’Ouhha), grand péager du roi Kiha, et le seul qui, dans la province, pût recevoir le tribut ; en conséquence il nous engageait, dans notre intérêt même, à lui envoyer sur-le-champ douze dotis de belle étoffe : cela réglerait notre position une fois pour toutes et lui serait fort agréable.

Après une discussion chaleureuse qui n’a pas duré moins de six heures, le moutouaré n’a rabattu que deux dotis. L’affaire a été réglée d’après ce chiffre ; mais il était bien entendu que moyennant ces quarante mètres d’étoffe, nous pouvions traverser l’Ouhha tout entier sans payer de nouvelle taxe.

Cependant, dès le lendemain, Mionvou, nouveau grand moutouaré du Kimégni, menaçait de m’attaquer si je ne payais pas le passage. Il prétendit que le chef de Cahouanga avait reçu les dix dotis pour son propre compte et non pour celui du roi, au nom duquel il exigeait, lui, quatre cents mètres d’étoffe.

Revenu de ma stupéfaction, qui était inexprimable, j’ai offert le dixième.

« Dix dobs au roi de l’Ouhha ! dix dobs ! Vous ne sortirez pas de Loucomo que vous n’ayez tout donné. »

Sans rien répondre, je me suis retiré dans la hutte que l’on avait nettoyé pour moi, et j’ai fait venir Bombay, Asmani, Mabrouki et Choupérê, afin de tenir conseil.

« Je me battrai, leur dis-je, et nous passerons. »

Ils furent terrifiés, et tous me conseillèrent de payer.

« Allez donc, Asmani et Bombay ; offrez-en vingt d’abord. Si Mionvou les refuse, donnez-en trente. S’il le faut, ajoutez-en dix. Prodiguez les paroles ; montez lentement, doti par doti ; mais ne dépassez pas quatre-vingts. S’il en veut davantage, je me battrai, je tuerai Mionvou ; je le jure. Partez, et soyez prudents. »

Bref, à neuf heures du soir, j’ai fait porter à Mionvou ce qui avait été convenu : soixante-quatre dotis pour le roi, six pour lui-même et cinq pour ses subordonnés. Total, soixante-quinze doubles choukkas ou trois cents mètres d’étoffe, un ballot tout entier et le quart d’un autre. C’était exorbitant.

Le lendemain, comme nous passions près du village fortifié de Cahirigi, on nous apprit qu’il était la résidence et la propriété du père d’un roi de l’Ouhha. L’annonce fut mal accueillie, car nous y pressentions un nouveau guêpier.

Effectivement, à peine étions-nous là depuis deux heures que deux Zanzibariens entrèrent dans ma tente. Je les reconnus pour des esclaves de Thani ben Abdallah, notre « Fleur-des-pois » du Gnagnembé. Ces deux hommes venaient de la part du roi pour réclamer le tribut ; ils demandaient de nouveau trente dotis : un demi-ballot !

Si j’écrivais les pensées que roula mon esprit en entendant ces paroles, j’en serais choqué plus tard. J’étais d’une colère ! Colère n’est pas le mot ; c’était de la fureur, de la rage, une folie désespérée. Me battre et mourir, plutôt que de céder à ces misérables ! Mais, en vue du pays de Djidji ! À quatre jours de cet homme blanc, qui doit être Livingstone ! Car c’est lui, à moins qu’il ne se soit dédoublé. Ciel miséricordieux ! Que faire ?

D’après les deux Zanzibariens, cinq autres chefs sont encore sur la route, à deux heures les uns des autres, et chacun prélève tribut, à l’instar des précédents.

Voilà qui m’a donné un certain calme ; j’aime mieux connaître le pire des choses. Savoir tout ce qui est à craindre est toujours un avantage.

Cinq chefs de plus ! Nous sommes ruinés ; c’est bien évident. En face de cette évidence, que nous reste-t-il à faire ? Comment rejoindre Livingstone sans être réduit à la mendicité ?

J’ai renvoyé les deux hommes, puis j’ai appelé Bombay. Je lui ai dit d’aller, avec Asmani, débattre le droit de passage, et de le régler au plus bas prix possible. Après cela, j’ai pris ma pipe et, me coiffant du bonnet des sages, je me suis mis à réfléchir. Au bout d’une demi-heure, mon plan était fait. Cette nuit même, il sera exécuté.

Dès que le tribut a été payé, ce dont chacun s’est montré joyeux, bien que toute la diplomatie de Bombay, toute sa casuistique n’ait pu en faire descendre le chiffre qu’à vingt-six dotis, j’ai fait revenir les deux Zanzibariens et leur ai demandé le moyen d’éviter les chefs qui sont devant nous et prélèvent la taxe du passage.

Étonnés de la question, ils ont d’abord déclaré que ce n’était pas possible. Mais finalement, après de longs discours, l’un d’eux a répondu qu’à minuit ou un peu plus tard, il nous servirait de guide, et nous ferait gagner la jungle qui se trouve entre l’Ouhha et le Vinza. Nous traverserons le fourré dans la direction de l’ouest, et nous arriverons au Caranga, sans plus avoir d’ennuis. Le guide est certain du fait, pourvu que le départ soit nocturne et que j’obtienne de mes gens un silence complet afin de ne réveiller personne. Il a demandé pour salaire quarante mètres d’étoffe. Mais, plus d’impôt d’ici à Djidji ; pas même une choukka. Inutile d’ajouter que j’ai consenti avec joie.

La chose arrangée, il nous restait beaucoup à faire. D’abord nous devions nous procurer des vivres pour les quatre jours que nous allions passer dans la jungle. J’ai envoyé aussitôt des hommes, avec de l’étoffe, acheter du grain à n’importe quel prix. Avant huit heures, nous en avions pour six jours. Décidément le sort nous est favorable.

7 novembre. Je ne me suis pas couché. Un peu avant minuit, la lune commençant à paraître, mes gens ont quitté le village, par petits groupes de quatre à la fois. À trois heures, toute la bande était dehors, sans avoir causé la moindre alarme.

Pendant deux jours, mon stratagème réussit merveilleusement : mais, le 9, une méprise faillit tout perdre. Au moment où le ciel commençait à blanchir, nous sortîmes de la jungle, et nous nous trouvâmes sur le grand chemin : un sentier battu. Le guide, se croyant hors de l’Ouhha, jeta un cri de joie que tous nos hommes répétèrent. Chacun de presser le pas, d’avancer avec plus de vigueur, quand tout à coup nous nous sommes trouvés aux abords d’un village, dont les habitants se réveillaient.

Le silence fut réclamé et la bande s’arrêta. J’allai rejoindre le guide. Il ne savait comment faire. Pas le temps de réfléchir. J’ordonnai de tuer les chèvres, de les laisser sur la route, d’égorger les poulets ; et je dis au guide de traverser hardiment le village.

La caravane passa rapidement et en silence, avec ordre de se jeter dans la jungle qui se voyait au midi de la route. J’attendis, la carabine au poing, que le dernier homme eût disparu. Prenant alors mes petits servants d’armes, qui étaient restés avec moi, je passai à mon tour. Comme nous sortions du village, un homme sauta hors de sa case et poussa un cri d’alarme, auquel répondit un bruit de voix ; on aurait dit une dispute. Mais la jungle nous cacha bientôt et, nous hâtant de fuir la route, nous tournâmes au sud en inclinant à l’ouest.

Je crus un moment que nous étions poursuivis. Je me plaçai derrière un arbre pour arrêter ceux qui allaient paraître ; mais personne n’arriva.

Enfin nous passâmes un ruisselet, eau limpide, dont je pris le doux murmure pour un souhait de bienvenue : et la frontière de l’Ouhha était franchie ; nous étions dans le Caranga. Des cris d’une joie folle saluèrent cet événement.

Nous trouvâmes alors un chemin facile, une route unie, que chacun de nous foula d’un pas élastique, pressant la marche et ne sentant plus de fatigue.

Arrivés près de Niamtaga, nous entendons le tambour, et voyons les gens se sauver dans les bois. On nous prend pour des Rouga-Rouga, les brigands de Mirambo, qui, après avoir vaincu les Arabes du Mouézi, vont attaquer ceux du Djidji. Le roi lui-même s’enfuit, et tous ses sujets, hommes, femmes et enfants, le suivent épouvantés. Nous entrons dans le village, dont nous prenons possession. J’y fais dresser ma tente, chacun de nous s’y établit. Enfin le bruit se répand que nous sommes des Zanzibariens arrivant du Gnagnembé, et les habitants reparaissent.

« Mirambo est donc mort ? s’écrient-ils.

– Non, malheureusement.

– Comment avez-vous fait pour passer ?

– Nous avons pris par le Conongo, le Cahouendi et l’Ouhha. »

Tous se mettent à rire de leur frayeur et nous font leurs excuses.

Je rentre dans ma tente pour écrire les faits du jour. En prenant la plume, j’ai dit à Sélim : « Tirez de la caisse mes habits neufs, graissez mes bottes, passez au blanc mon casque de liège, mettez-lui un voile neuf, afin que je paraisse en tenue convenable devant l’homme que nous verrons demain et devant les Arabes de Djidji ; car les épines ne m’ont laissé que des haillons. »

Le lendemain, nous partons avec une vigueur renouvelée.

Enfin, là-bas, une lueur, un miroitement entre les arbres. En face de nous, la chaine de l’autre rivage du Tanguégnica, une muraille d’un noir lavé d’azur. Puis l’immense nappe d’argent bruni, sous un vaste dais d’un bleu limpide. Pour draperies, de hautes montagnes ; pour crépines, des forêts de palmiers. Hourrah ! Tanguégnica ! Toute la bande répète ce cri de joie de l’Anglo-Saxon ; des hourrahs de stentors ; et forêts et collines partagent notre triomphe.


Hourrah Tanguégnica


« Est-ce de là que Burton et Speke l’ont découvert ? demandé-je à Bombay.

– Je ne me rappelle pas, maître ; dans tous les cas, c’est aux environs. »

Pauvres éprouvés ! L’un était à demi paralysé, l’autre à peu près aveugle, quand ils arrivèrent.

Et moi ? J’étais si heureux, qu’aveugle et paralysé tout à fait, je crois qu’à ce moment suprême j’aurais recouvré la vue, pris mon lit et marché.

Mais je me porte à merveille ; je n’ai pas été malade un jour depuis que j’ai quitté Couihara.

Nous reprenons haleine au bord d’un petit ruisseau et nous escaladons le versant d’une chaîne, dont le roc est nu – la dernière des myriades de ses pareilles que nous avons eu à gravir – chaînette qui nous empêchait de voir le lac dans son immensité.

Nous voilà au sommet ; nous gagnons la pente occidentale. Arrêtons-nous : le port de Djidji est à moins de cinq cents mètres, dans un bouquet de verdure.

La distance, les forêts, les montagnes sans nombre, les épines qui nous ont mis en sang, les plaines arides qui ont brûlé nos pieds, le ciel en feu, les marais, les déserts, la faim, la soif, la fièvre, ont été vaincus. Notre rêve est réalisé !

« Déployez les drapeaux et chargez les armes.

– Oui, par Allah ! Oui, par Allah, maître ! répondent des voix ardentes.

– Un, deux, trois !… "

Près de cinquante fusils rugissent. Leur tonnerre, pareil à celui du canon, produit son effet dans le village.

« Kirangozi, portez haut la bannière de l’homme blanc. Qu’à l’arrière-garde flotte le drapeau de Zanzibar. Serrez la file, et que les décharges continuent jusque devant la maison du vieil homme blanc ! »

Nous n’avions pas fait deux cents mètres que la foule se pressait à notre rencontre. La vue de nos drapeaux faisait comprendre qu’il s’agissait d’une caravane ; mais la bannière étoilée qu’agitait fièrement Asmani, dont le visage n’était qu’un immense sourire, produisit dans la foule un moment d’incertitude : c’était la première fois qu’elle paraissait dans le pays. Néanmoins, parmi les spectateurs, ceux qui avaient été à Zanzibar l’avaient vue sur le consulat et sur plusieurs navires ; ils la reconnurent, et les cris de « la bannière d’un blanc ! la bannière américaine ! " dissipèrent tous les doutes.

Gens de dix provinces, Zanzibarites, indigènes et Arabes nous entourent et nous assourdissent de leurs « bonjour, maître » adressés à chacun de nous.

Trois cents mètres nous séparent encore du village. La foule augmente ; on se presse autour de moi. Tout à coup, au milieu des « yambo », j’entends dire à ma droite :

« Good morning, sir ! »

Je tourne vivement la tête, cherchant qui a proféré ces paroles ; et je vois une figure du plus beau noir, celle d’un homme tout joyeux, portant une longue robe blanche, et coiffé d’un turban de calicot, un morceau de cotonnade américaine, autour de sa tête laineuse.

« Qui diable êtes-vous ? demandé-je.

– Je m’appelle Souzi, le domestique du docteur Livingstone, dit-il avec un sourire qui découvrit une double rangée de dents éclatantes.

– Le docteur est ici ?

– Oui, monsieur.

– Dans le village ?

– Oui, monsieur.

– En êtes-vous bien sûr ?

– Très sûr ; je le quitte à l’instant même.

– Good morning, sir ! dit une autre voix.

– Encore un ! m’écriai-je.

– Oui, monsieur.

– Votre nom !

– Chumâ.

– L’ami de Vouikotani ?

– Oui, monsieur.

– Le docteur va bien ?

– Non, monsieur.

– Où a-t-il été pendant si longtemps ?

– Dans le Mégnéma.

– Souzi, allez prévenir le docteur !

– Oui, monsieur. » Et il partit comme une flèche. Nous étions encore à deux cents pas ; la multitude nous empêchait d’avancer. Des Arabes et des Zanzibariens écartaient les indigènes pour venir me saluer, car, d’après eux, j’étais un des leurs. « Mais comment avez-vous pu passer ? » C’était là leur surprise.

Souzi revint bientôt, toujours courant, me prier de lui dire comment on m’appelait. Le docteur, ne voulant pas le croire, lui avait demandé mon nom, et il n’avait su que répondre.

Mais, pendant les courses de Souzi, la nouvelle que cette caravane, dont les fusils brûlaient tant de poudre, était bien celle d’un blanc, avait pris de la consistance. Les plus marquants des Arabes du village, Mohammed ben Sélim, Séid ben Medjid, Mohammed ben Ghérib, d’autres encore, s’étaient réunis devant la demeure de Livingstone, et ce dernier était venu les rejoindre pour causer de l’événement.

Sur ces entrefaites, la caravane s’arrêta, le kirangozi en tête, portant sa bannière aussi haut que possible.

« Je vois le docteur, monsieur, me dit Sélim. Comme il est vieux ! »

Que n’aurais-je pas donné pour avoir un petit coin de désert où, sans être vu, j’aurais pu me livrer à quelque folie : me mordre les mains, faire une culbute, fouetter les arbres, enfin donner cours à la joie qui m’étouffait ! Mon cœur battait à se rompre, mais je ne laissais pas mon visage trahir mon émotion, de peur de nuire à la dignité de ma race.

Prenant alors le parti qui me parut le plus digne, j’écartai la foule et me dirigeai, entre deux haies de curieux, vers le demi-cercle d’Arabes devant lequel se tenait l’homme à la barbe grise.

Tandis que j’avançais lentement, je remarquais sa pâleur et son air de fatigue. Il avait un pantalon gris, un veston rouge et une casquette bleue, à galon d’or fané. J’aurais voulu courir à lui, mais j’étais lâche en présence de cette foule. J’aurais voulu l’embrasser, mais il était anglais, et je ne savais pas comment je serais accueilli [2].


Rencontre de Livingstone


Je fis donc ce que m’inspiraient la couardise et le faux orgueil : j’approchai d’un pas délibéré, et dis en ôtant mon chapeau :

« Le docteur Livingstone, je présume ?

– Oui », répondit-il en soulevant sa casquette, et avec un bienveillant sourire.

Nos têtes furent recouvertes, et nos mains se serrèrent.

« Je remercie Dieu, repris-je, de ce qu’il m’a permis de vous rencontrer.

– Je suis heureux, dit-il, d’être ici pour vous recevoir. ».

Je me tournai ensuite vers les Arabes, qui m’adressaient leurs yambos, et que le docteur me présenta, chacun par son nom. Puis, oubliant la foule, oubliant ceux qui avaient partagé mes périls, je suivis Livingstone. Il me fit entrer sous sa véranda – simple prolongation de la toiture – et m’invita de la main à prendre le siège dont son expérience du climat d’Afrique lui avait suggéré l’idée : un paillasson posé sur la banquette de terre qui représentait le divan, une peau de chèvre sur le paillasson, et, pour dossier, une autre peau de chèvre, clouée à la muraille, afin de se préserver du froid contact du pisé. Je protestai contre l’invitation, mais il ne voulut pas céder, et il fallut obéir.

Nous étions assis tous les deux. Les Arabes se placèrent à notre gauche. En face de nous, plus de mille indigènes se pressaient pour nous voir, et commentaient ce fait bizarre de deux hommes blancs se rencontrant à Djidji, l’un arrivant du Mégnéma, ou du couchant, l’autre du Gnagnembé, ce qui était venir de l’est.

L’entretien commença. Quelles furent nos paroles ? Je déclare n’en rien savoir. Des questions réciproques, sans aucun doute.

« Quel chemin avez-vous pris ?

– Où avez-vous été depuis vos dernières lettres ? »

Oui, ce fut notre début, je me le rappelle ; mais je ne saurais ni dire mes réponses, ni les siennes ; j’étais trop absorbé. Je me surprenais regardant cet homme merveilleux, le regardant fixement, l’étudiant et l’apprenant par cœur. Chacun des poils de sa barbe grise, chacune de ses rides, la pâleur de ses traits et son air fatigué, empreint d’un léger ennui, m’enseignaient ce que j’avais soif de connaître, depuis le jour où l’on m’avait dit de le retrouver. Que de choses dans ces muets témoignages ! Que d’intérêt dans cette lecture !

Je l’écoutais en même temps. Ah ! si vous aviez pu le voir et l’entendre ! Ses lèvres, qui n’ont jamais menti, me donnaient des détails ! Je ne peux pas répéter ses paroles, j’étais trop ému pour les sténographier. Il avait tant de choses à dire qu’il commençait par la fin, oubliant qu’il avait à rendre compte de cinq ou six années. Mais le récit débordait, s’élargissait toujours, et devenait une merveilleuse histoire.

Les Arabes se levèrent, comprenant, avec une délicatesse dont je leur sus gré, que nous avions besoin d’être seuls. Je leur envoyai Bombay pour leur dire les nouvelles, qui malheureusement les touchaient de trop près. Séid ben Medjid, l’un d’eux, était le père du vaillant Saoud, qui s’était battu à côté de moi à Zimbiso et que les gens de Mirambo avaient tué le lendemain dans les bois d’Ouillancourou. Tous avaient des intérêts dans le Gnagnembé, tous y avaient des amis ; ils devaient être impatients d’apprendre ce qui les concernait.

Je donnai des ordres pour que mes gens fussent approvisionnés ; puis je fis appeler Kéif Halek, et le présentai au docteur en lui disant que c’était l’un des soldats de sa caravane, restée à Couihara, soldat que j’avais amené pour qu’il remît en main propre les dépêches dont il était chargé. C’était le fameux sac, daté du 1er novembre 1870, et qui arrivait trois cent soixante-cinq jours après sa remise au porteur. Combien de temps serait-il resté à Tabora, si je n’avais pas été envoyé en Afrique ?

Livingstone ouvrit le sac, regarda les lettres qui s’y trouvaient, en prit deux qui étaient de ses enfants, et son visage s’illumina.

Puis il me demanda les nouvelles.

« D’abord vos lettres, docteur ; vous devez être impatient de les lire.

– Ah ! dit-il ; j’ai attendu des lettres pendant des années ; maintenant j’ai de la patience ; quelques heures de plus ne sont rien. Dites-moi les nouvelles générales ; que se passe-t-il dans le monde ?

– Vous êtes sans doute au courant de certains faits ? Vous savez, par exemple, que le canal de Suez est ouvert, et que le transit y est régulier entre l’Europe et l’Asie ?

– ]’ignorais qu’il fût achevé. C’est une grande nouvelle. Après ? »

Et me voilà transformé en Annuaire du Globe, sans avoir besoin ni d’exagération, ni de remplissage à deux sous la ligne ; le monde a vu tant de choses surprenantes dans ces dernières années ! Le chemin de fer du Pacifique, Grant président des États-Unis, l’Égypte inondée de savants, la révolte des Crétois, Isabelle chassée du trône, Prim assassiné, la liberté des cultes en Espagne, le Danemark démembré, l’armée prussienne à Paris, l’homme de la Destinée à Wilhemshohe, la reine de la mode en fuite, l’enfant impérial à jamais découronné, la dynastie des Napoléon éteinte par Bismark et par de Moltke, la France vaincue…

Quelle avalanche de faits pour un homme qui sort des forêts vierges du Mégnéma ! En écoutant ce récit, l’un des plus émouvants que l’histoire ait jamais permis de faire, le docteur s’était animé ; le reflet de la lumière éblouissante que jette la civilisation éclairait son visage.

Pendant notre conversation, nous nous étions mis à table, et Livingstone, qui se plaignait d’avoir perdu l’appétit, de ne pouvoir digérer au plus qu’une tasse de thé, de loin en loin, Livingstone mangeait comme moi, en homme affamé, en estomac vigoureux ; et, tout en démolissant les gâteaux de viande, il répétait : « Vous m’avez rendu la vie, vous m’avez rendu la vie. »

« Oh ! par George, quel oubli ! m’écriai-je. Vite Sélim, allez chercher la bouteille ; vous savez bien. Vous prendrez les gobelets d’argent. » Sélim revint bientôt avec une bouteille de Sillery que j’avais apportée pour la circonstance, précaution qui m’avait souvent paru superflue. J’emplis jusqu’au bord la timbale du vin égayant.

« À votre santé, docteur.

– À la vôtre, monsieur Stanley. »

Et le champagne, que j’avais précieusement gardé pour cette heureuse rencontre, fut bu, accompagné des vœux les plus cordiaux, les plus sincères.

Nous parlions, nous parlions toujours ; les mets ne cessaient pas de venir ; tout l’après-midi, il en fut ainsi ; et chaque fois l’attaque recommençait.

Halimâ, la ménagère du docteur, n’en revenait pas. Sa tête, à chaque instant, sortait de la cuisine pour s’assurer de ce fait, qu’il y avait bien là deux hommes blancs, sous cette véranda, où elle n’en voyait qu’un d’habitude, un qui n’avalait rien. Était-ce donc possible ? Elle qui avait eu peur que son maître n’appréciât jamais ses talents culinaires, faute de le pouvoir ! Et le voilà qui mangeait, mangeait, mangeait encore ! Son ravissement tenait du délire.

Nous entendions sa langue courir à toute vapeur, rouler et claquer, pour transmettre à la foule le fait incroyable dont elle l’ébahissait.

Bonne et fidèle créature ! Tandis qu’elle épanchait son ivresse, le docteur me racontait ses loyaux services ; sa terrible anxiété lorsqu’elle avait appris que la caravane qui arrivait était celle d’un blanc ; comment elle était venue le trouver, l’accablant de questions, le quittant pour s’assurer du fait ; et son désespoir de la misère du garde-manger, et ses efforts pour créer au moins l’ombre d’un repas, sauver les apparences. « Car enfin, maître, c’est un des nôtres ? » Puis sa joie en voyant mes porteurs. « Un homme riche, monsieur ! De l’étoffe et des perles, tout plein, tout plein ! Parlez-moi encore des Arabes ! Qu’est-ce que c’est auprès des blancs ? Les Arabes, pas grand-chose, en vérité ! »

Des heures passèrent ; nous étions toujours là, l’esprit occupé des événements du jour. Tout à coup je me rappelai ses dépêches, qu’il n’avait pas lues.

« Docteur, lui dis-je, et vos lettres ? Je ne vous retiens pas plus longtemps.

– Oui, répondit-il, je vais les lire. Il est tard ; bonsoir, et que Dieu vous comble de ses bénédictions.

– Bonne nuit, docteur ; permettez-moi d’espérer que les nouvelles que vous allez apprendre seront au gré de vos désirs. »

Et maintenant, lecteur, que vous savez comment j’ai retrouvé Livingstone, à vous aussi, je souhaite le bonsoir.

  1. Il est curieux de voir toute l’étendue des pays marécageux qu’occupent les Kêtchs hérissés par les demeures des fourmis blanches, s’élevant au-dessus du niveau de l’eau. Ces tours de Babel empêchent leurs habitants d’être emportés par le déluge. Travaillant pendant la saison sèche, les fourmis blanches construisent leurs édifices en leur donnant une grande hauteur, environ trois mètres, de sorte que pendant l’inondation, elles peuvent vivre en sûreté dans les étages supérieurs. C’est au-dessus que les naturels se rassemblent alors, comme des troupeaux de bêtes, se frottant le corps de cendre de charbon de bois, afin de se préserver du froid. (J. Belin de Launay)
  2. On sait qu'en Angleterre le savoir-vivre exige qu'on ne parle qu'aux personnes qui vous ont été présentées individuellement. (J. Belin de Launay )