L’Action française (p. couv-270).



Tous droits réservés, Canada, 1925


MAGALI MICHELET

COMME JADIS…

( LETTRES ÉCHANGÉES D’UNE RIVE
DE L’OCÉAN À L’AUTRE.)


MONTRÉAL
Bibliothèque de l’Action Française
MCMXXV




COMME JADIS…




HERMINIE DE LAVERNES
À M. GÉRARD DE NOULAINE,


aux bons soins de la Librairie A. Demerre,
Paris, France.



Monsieur,

Je ne peux vous dire assez combien la publication de votre Roman d’antan m’a indignée… Il est des drames intimes, des idylles touchantes que la plus élémentaire pudeur d’âme devrait interdire de jeter en pâture à la curiosité d’un public quelconque. Vous ne l’avez pas senti. Je le déplore pour vous, et je proteste de toutes mes forces contre l’inqualifiable indiscrétion que vous venez de commettre en publiant ce recueil des lettres adressées à Herminie de Lavernes, mon arrière-cousine et la vôtre, — si j’en crois la préface reproduite par nos journaux canadiens. Ces sortes de divulgations sont courantes de nos jours. La presse française a fait fête à votre livre et l’écho de votre succès se prolonge de ce côté-ci de l’Océan. Mon geste démodé vous fera sourire, que m’importe… Vous saurez que tout là-bas, en terre canadienne, vous avez blessé au plus sensible la fierté d’une race, les souvenirs qu’elle gardait pieusement secrets.

Je possède l’autre partie de la correspondance échangée entre Herminie et son féal et preux chevalier, Gérard de Noulaine ; je vous prie de croire que je saurai défendre mon précieux dépôt contre toute profanation.

Recevez, Monsieur, mes salutations distinguées.

H. de Lavernes.

Lavernes, (Canada), 20 août 1913.


GÉRARD DE NOULAINE
À Mme DE LAVERNES,
Seigneurie de Lavernes (Canada).


Madame,

L’éditeur Demerre ignorant mon adresse exacte, au moment où votre lettre lui est parvenue, vient seulement de me la réadresser. Je suis au désespoir de ce retard qui n’aura pu qu’aggraver mes torts dans votre esprit. Je ne sais vraiment, Madame, si j’essaierai de me disculper en vous exposant les raisons d’ordre intime qui m’ont incité à publier ce Roman d’antan. Pour tenter cette tâche il faudrait… Mais qu’allais-je écrire ! Votre geste vous dresse en justicière et non en parente. Cependant, faites-moi la faveur de croire que je n’ai pas cherché un succès littéraire de mauvais aloi en livrant cette correspondance à la publicité, et je vous en serai profondément reconnaissant. Oserai-je vous demander de bien vouloir rassurer d’un mot mon honneur de gentilhomme !

Daignez agréer, Madame, l’hommage de mon profond respect.

Gérard de Noulaine.

Château de Noulaine,

 par Étampes,

  Seine et Oise, France.


HERMINIE DE LAVERNES
À GÉRARD DE NOULAINE


Monsieur,

Mon reproche ne s’attaque pas à votre honneur de gentilhomme : il est la plainte véhémente et attristée des feuillets, arrachés à leur tiroir, disant l’amour héroïque qui soutint le courage du fiancé d’Herminie, Gérard de Noulaine, jusqu’au jour où il tomba aux côtés de notre grand Montcalm. Étouffer cette plainte m’eût semblé accepter une complicité. Je n’aurais plus osé feuilleter la liasse des lettres de mon arrière-cousine. Ce dépôt sacré — une expression bien vieillotte — est transmis dans notre famille, de génération en génération, depuis que Gérard mourant le confia à son frère d’armes et cousin, Henri de Lavernes, frère d’Herminie et fondateur de la branche des Lavernes en Canada.

Est-ce l’attestation que vous attendiez de moi ? Il est évident que nous différons d’opinion en ce qui concerne le respect dû aux reliques du passé ; ici, en Canada, ce respect est encore si vivant !

Les circonstances ne sont en effet guère favorables pour invoquer un titre de parenté, d’ailleurs très éloignée.

Recevez, Monsieur, mes salutations distinguées,

H. de Lavernes.

P. S. — La seigneurie de Lavernes en Québec, n’appartient plus depuis longtemps à ma famille. Votre lettre a dû voyager à travers le Canada avant de découvrir le modeste Lavernes d’Alberta fondé par mon père, il y a vingt ans.

Lavernes, Alberta, 23 octobre.


GÉRARD DE NOULAINE
À HERMINIE DE LAVERNES


Madame,

Malgré l’intention catégoriquement exprimée, par la dernière phrase de votre lettre de ne pas poursuivre cette correspondance, permettez-moi de vous infliger encore la vue de mon écriture. Le mauvais état de ma santé ne saurait davantage me dispenser de vous adresser des remerciements pour la peine que vous avez prise en m’écrivant ces quelques mots.

Malgré leur ton sévère, je ne puis me défendre contre l’impression, nettement ressentie, que vous sauriez comprendre l’ardent désir qui m’a saisi, un soir de détresse morale, de projeter la clarté pure d’une affection loyale sur les marchandages, les compromissions de l’amour d’aujourd’hui… Je n’insiste pas, dans la crainte de paraître plaider des circonstances dont vous ne m’accorderez jamais, hélas ! le bénéfice.

Au cours de recherches dans les archives de Noulaine, j’ai trouvé des documents concernant votre famille ; si votre courroux contre moi n’y porte pas obstacle vous me ferez la grâce de me permettre de vous les offrir.

Daignez agréer, Madame, mes hommages respectueux.

Gérard de Noulaine.


HERMINIE DE LAVERNES
À GÉRARD DE NOULAINE


Monsieur,

Je ne sais si je dois accepter les documents que vous m’offrez… Je suis franche et dois vous dire que malgré l’amabilité que vous me témoignez, ma rancune subsiste entière. Devant moi, sur le rayon de bois blanc, votre Roman d’antan s’aligne parmi mes quelques livres. Un regard sur la couverture de papier crème suffit à rallumer mon ressentiment. J’hésite à charger ma conscience d’une dette de reconnaissance contre laquelle elle protesterait. Je vous concède que l’intention d’opposer le roman de notre parente aux vilenies modernes ait pu vous apparaître louable ; mais il m’est impossible, à moi, de considérer le fait du même point de vue. Mon seul devoir est de défendre, contre la curiosité publique, la mémoire de celle dont je porte le nom et le prénom, et de protester contre la mise en librairie de ce qui fut le chaste roman de sa vie.

À soixante-dix ans, mon arrière-grand-père, le chevalier Pierre de Lavernes, prit la plume. Mort à quatre-vingt-deux ans, il a laissé à son pays des ouvrages où la critique d’aujourd’hui reconnaît encore l’œuvre maîtresse de la littérature canadienne. Or, mon aïeul a eu, là, à portée de la main, le trésor des lettres d’Herminie. Il ne songea point à y puiser. L’héritage de gloire n’existe pas chez-nous, comme il est compris chez-vous. Dans notre jeune pays de démocratie, chacun vaut par soi. Être la petite-fille du Chevalier Pierre de Lavernes ne signifie rien, ici ; mais quelle fierté intime je ressens lorsque, au cours d’une lecture, je trouve une allusion au « Gentilhomme, écrivain ». Si vous vouliez stigmatiser les mœurs de votre temps, pourquoi, Monsieur, n’avoir pas fait œuvre personnelle de votre plume ?

Votre talent de peintre m’a été révélé, il y a longtemps déjà, par des reproductions et des articles de critique publiés dans une revue française. Mon père aimait à me dire : « Celui-là est un cousin à nous ; il porte jusqu’au prénom du héros des Plaines d’Abraham. On le sent resté de bonne race… » Et nous lisions les noms de vos tableaux ; « La moisson en Beauce », « L’église d’Ormoy », « La vallée de la Juine »… Tout cela nous semblait moins éloigné, presque vu, parce que vous portiez un nom familier à nos lèvres. Naïvement, je vous rattachais à ce Gérard de Noulaine, jusqu’à vous confondre avec lui dans mon esprit. De l’autre bout du monde, dans le coin perdu, à peine civilisé par les premiers défrichements où je vis, je m’intéressais à vos travaux parce que vous étiez un peu nôtre, parce que je vous croyais de notre tradition L’arrivée de votre Roman d’antan, quel coup !…

J’avais pris la plume pour vous remercier de votre offre généreuse, je ne regrette pas de vous avoir livré ces confidences : elles vous prouveront que je ne fus pas emportée par une impulsion d’antipathie en écrivant ma première lettre, mais qu’il m’a fallu lutter contre des souvenirs…

Recevez, Monsieur, mes sincères salutations.

H. de Lavernes.

GÉRARD DE NOULAINE
À HERMINIE DE LAVERNES


Madame,

Le hasard a voulu que le facteur me remît votre lettre alors que, descendu au village pour une course obligée, je passais devant cette petite église d’Ormoy que vous connaissez par la reproduction d’un de mes tableaux. J’ai lu votre missive, là, sur place, et l’acuité du regret d’avoir passé près d’une amitié qui aurait pu s’épanouir, s’est fait sentir plus âpre par cette matinée d’automne glaciale, noyée de brumes, dont se dégageaient à peine les vieilles pierres grises de l’église. Ah ! Madame, que n’avez-vous témoigné d’un mot votre sympathie au peintre ! Quel bien vous m’eussiez fait ! Malgré l’hostilité voulue de vos phrases, je sens en vous une sincérité de sentiment, une volonté de droiture qui doivent fixer le courage, l’obliger à l’action : c’est l’appui qui m’a manqué, alors qu’une cruelle épreuve démolit tout en moi santé, croyance, espoir…

Si, moi aussi, je me laisse aller, ce soir, aux confidences, c’est que, j’y suis porté par le désir irrésistible de reconquérir au moins votre estime.

Pourquoi n’ai-je pas fait œuvre personnelle de ma plume ? Mais, Madame, je ne suis pas un littérateur, je ne suis pas un homme de lettres. Je n’étais pas à la recherche d’un sujet de roman lorsque les lettres de notre commune parente sont tombées — au sens littéral du mot — entre mes mains.

C’était, il y a un peu plus d’une année. Je revenais d’une course à travers l’Orient. Une véritable course : je n’avais rien vu, je rapportais mes cartons vides, et aussi cette amertume qui m’avait poussé vers l’aventure. J’aurais pu prendre les pires résolutions. J’avais perdu le goût du travail. Je n’avais plus d’ambition. La pensée d’ouvrir mon atelier de Paris, de retrouver la vision de tant de scènes peintes dans l’illusion confiante me jetait dans un état de dépression inexprimable. Paris, son bruit, sa vie haletante me faisait horreur. Je me tenais à l’écart de ceux qui avaient été mes camarades, mes amis ; d’ailleurs ma sombre détresse aurait suffi à faire le vide autour de moi. Dans ce dégoût de tout, Noulaine, le château aux deux tours jumelles, haut perché, m’apparut comme le port où il ferait bon rentrer, se mettre à l’abri. Et cependant Noulaine, n’était-ce pas le réel décor du drame — j’allais écrire de la comédie — qui a ravagé ma vie !

Certes, à Noulaine, je ne retrouvai pas la plénitude du moi vibrant dont je m’énivrais aux heures passées ; quelque chose est mort en moi qui ne ressuscitera jamais. J’ai vécu des semaines dans le demi-anéantissement bienheureux, caractéristique de certaines maladies. Je ne m’intéressais pas encore à la vie rurale dont la solide poésie m’était familière. Cependant ramassé sur moi-même, je n’opposais aucune résistance à la détente qui s’opérait lentement. C’était déjà miracle.

Le goût de mes pinceaux me revint. Un jour, je voulus savoir ce que la tourmente avait pu emporter de ma force d’expression. Je décidai de m’attaquer au morceau difficile devant lequel j’avais plus d’une fois reculé : fixer sur la toile le paysage de plaine qui s’étend en face de Noulaine, sur le bord opposé de la vallée de la Juine.

Le plateau, vu d’ici, porté par les lignes harmonieuses qui ondulent doucement d’Ormoy vers Dhuillet, n’a pas la morne austérité de la plaine. Las d’avoir plané, il semble se reposer et les arbres de la route de Pithiviers, comme de grosses épingles à tête de verre, le fixent au sol, par précaution. Ces lignes aériennes, combien de fois ne m’avaient-elles pas tenté ? Ne pas indiquer la vallée, et néanmoins que sa présence se fasse sentir ; que ce soit elle qui élève vers le bleu du ciel, vers le soleil mûrisseur d’août, cette pointe avancée des premières terres beauceronnes. Parce que je l’avais d’imagination, mis en toile, ce paysage, je savais qu’il fallait dresser mon chevalet devant la fenêtre Est de la tour d’Herminie, que l’on nomme maintenant la tour des Archives. Je grimpai l’escalier un peu raide, le cœur battant comme si j’allais vers une révélation…

La tour d’Herminie n’est plus le réduit charmant que la fidèle fiancée décrivait avec tant d’amour. Les livres, les papiers, les parchemins l’ont envahie ; les souris et les araignées ont établi leurs quartiers généraux dans les deux salles basses. Voulez-vous, Madame, relire avec moi le passage d’une des lettres de Gérard où il évoque le paysage exact qui s’étalait sous mes yeux ?

« Ma bien-aimée, comment pourrais-je me plaindre des alertes et des mauvais moments que nous font passer les Iroquois, quand je sais que vous m’attendez, que vous pensez à moi, que vous priez Dieu pour moi, chaque jour dans votre tour ? Hier, Monsieur de Montcalm a souri de mon enthousiasme. Je lui disais que le plus beau paysage de France s’étale sous les yeux gris-perle que j’aime. Votre frère prétend qu’il faut être poète ou amoureux pour s’éprendre de notre pays beauceron. Pour lui, le Canada est le seul pays où l’on puisse vivre. Je ne m’étonnerais qu’à moitié de le voir s’établir définitivement sur la Seigneurie de Lavernes, don de sa Majesté.

« Espérez-moi toujours, mon aimée. J’oublie les ennuis de notre position à lire qu’un jour, par les carreaux étroits de votre fenêtre nous verrons le soleil monter à l’horizon, au-dessus de la côte de Dhuillet. Je suis poète et amoureux puisque je vous aime, vous qui êtes la beauté sous toutes ses formes. »

Appuyé contre le cadre de la haute fenêtre, je me pénétrais de l’essence de ce paysage que je voulais copier religieusement, ému de songer tout à coup que tant des miens qui dorment maintenant à mi-côte, l’avaient contemplé à travers leurs âmes diverses. Oui, c’était cela qu’il fallait traduire : rassembler les pensées éparses qui au cours des siècles avaient fini par créer l’atmosphère haute et sereine de ce coin de France. Jamais encore je ne m’étais senti aussi pénétré de la noblesse de mon art.

Déjà je me dirigeais vers la porte, voulant sans retard faire une première esquisse, établir les plans. Les yeux éblouis d’avoir fixé trop longtemps la lumière vive, je me heurtai contre un meuble, un lourd bahut sculpté en plein cœur de chêne noirci. Souvent, j’étais entré et sorti de la salle sans faire plus que de jeter un regard d’artiste sur ce meuble. L’idée ne m’était même pas venue de le faire descendre dans ma bibliothèque. Pourquoi, brusquement, à ce moment, le mystère de ses tiroirs clos surgit-il devant moi, tentateur pour la première fois ?

Je ne cherchai pas à m’expliquer l’attraction qui conduisait mes mains tremblantes et avides au long des panneaux sculptés pour surprendre le secret de leur fermeture. Enfin, sous la pression énervée de mes doigts, une porte céda. Mon effort se fit plus insistant, presque brutal et bientôt une odeur âcre de bois vermoulu me prit à la gorge, pendant que des liasses de lettres jaunies débordaient de mes mains, coulaient jusqu’au plancher et que se faisait plus âcre l’odeur de choses anciennes, privées d’air, mortes à la lumière, depuis quand ?

Les lettres à mes pieds, je n’osais plus faire un geste : j’étais confus, honteux comme en face d’un personnage qui m’aurait surpris en train de commettre un sacrilège…

À quelle époque remontaient ces lettres ? Qui les avait écrites ? Qui les avait reçues ? Lorsque j’arrivai à formuler ces questions, ma première volonté, qui avait été de replacer les liasses dans le bahut, s’évanouit. J’éprouvais maintenant la curiosité ardente de connaître l’histoire d’un passé dénoncé lointain par l’aspect des feuillets, de retrouver la pensée intime scellée depuis des siècles, peut-être.

Je ramassai les liasses, je pris l’une d’elle, au hasard. Le ruban qui l’attachait fut tout de suite une poussière qui voltigea pour retomber sur de la poussière… Au haut d’une page, une date : 1756 ; un nom : La Nouvelle-France… Je me souvins aussitôt d’Herminie, la douloureuse fiancée dont l’histoire, enguirlandée de légende, avait bercé mon enfance. N’est-elle pas notre Dame blanche, le fantôme familier qui revient à certaines dates prendre possession des salles de sa tour ? Combien de fois ai-je cru l’apercevoir au détour d’une de ces portes basses, profondes, terreur de ma dixième année ?… Savoir, en dehors de la légende, quelque chose d’exact d’un passé qui m’était à demi connu, j’avoue que j’aurais pu succomber à cette seule curiosité. Ce qui fit évanouir ma réserve ultime, cependant, ce fut la première phrase qui tomba sous mon regard avant que j’eusse donné plein consentement à mon indiscrétion… Rappelez-vous, Madame, j’étais convalescent moralement et physiquement ; ma sensibilité encore si meurtrie vibrait au moindre heurt… La lettre datée de la Nouvelle-France, 1756, débutait ainsi : « Le Roy m’a dit : Partez ; et vous, vous m’avez dit : Je vous aime. Comment ne pas me considérer comme l’homme le plus heureux de notre détachement ? J’obéis à mon Roy et je possède l’amour de ma Dame… »

Après cette lettre, j’en lus une autre, puis une autre. Je n’analyserai pas, ici, les trésors de noblesse, de courage, de fidélité que je devais découvrir à chaque feuillet. Le Roman d’antan contient les plus purs de ces joyaux.

Des heures passèrent, le jour retirait sa lumière de la salle, l’emportait par la haute et étroite fenêtre. Incapable d’interrompre la lecture de cette épopée d’amour et de gloire, je me rapprochai du cadre encore lumineux. Le style simple, panaché, çà et là, de mots désuets aujourd’hui, m’entraînait à la suite de Gérard sur les champs de bataille de la Nouvelle-France, dans les escarmouches qui énervent, parmi les hordes sauvages toujours prêtes à trahir. Et le souci touchant d’épargner à la fiancée les inquiétudes transparaissait à chaque lettre, même dans la dernière, datée de Beauport, où l’on devine pourtant Gérard troublé par le pressentiment de sa fin prochaine. Cette lettre si belle, vous l’avez lue dans le livre.

Mon cœur ulcéré se désaltérait à longs traits à la source cristalline, il se purifiait des doutes au contact de cette sincérité…

Comme je vous dis cela, Madame, avec des mots déjà dits, répétés, usés, vieillis par la littérature !… Comment vous décrire les sentiments qui se succédèrent en moi, rapides, fugaces ainsi que les lueurs du couchant dont la caresse alternativement poudrait d’or, de pourpre ou d’ombre les feuillets qui tremblaient entre mes doigts. Entre ma détresse morale et la crudité du monde extérieur s’insinuait le reflet d’un amour si haut, si noble que j’en demeurais ébloui et à la fois rasséréné.

Ne me dites pas que je payai bien mal ma reconnaissance à la mémoire des fiancés : en quittant la tour, la pensée de publier ces lettres m’eût paru indigne, odieuse. Ce fut plus tard — quelques semaines plus tard… des semaines que je passai, dans la tour d’Herminie, à lire et relire, classer les lettres fanées…

Un soir, je trouvai parmi mon maigre courrier, entre deux journaux quelconques, une enveloppe d’une forme et d’une teinte que je connaissais bien, que je connaissais trop. Dans un stupide désir de vengeance, je froissai l’enveloppe. Et puis, comme l’enfant arrête ses sanglots pour considérer l’angle du mur contre lequel il s’est blessé, je défroissai l’enveloppe, je retirai l’épaisse feuille de papier et je lus : « Par le même courrier, mon cher ami, vous recevrez la Voie étroite. Puisse ce premier essai vous prouver que j’eus raison de ne pas me détourner d’une route où tout m’attirait. Bonnes amitiés.

« Jacqueline Maurane »


Peu vous importe, Madame, la personnalité de Jacqueline Maurane. Supposez que Jacqueline Maurane soit étrangère à mon proche passé douloureux ; supposez que la Voie étroite — la voie étroite, l’Amour ! le devoir sacré de faire germer le bonheur pour un seul être, le doux esclavage chrétien repoussant le paganisme ! — imaginez que la Voie étroite ait été écrite par n’importe quel auteur, mais que je l’aie lue tout proche du souvenir d’Herminie et de Gérard, encore vibrant du frisson d’héroïsme et de simple grandeur d’âme dégagé par ces pages ; pardonnez-moi, pardonnez-moi si je n’ai pu résister au besoin de dresser la vérité en face du mensonge, de crier toute la Foi dont deux cœurs ont battu, en réponse à la négation sacrilège.

Pourquoi n’ai-je pas fait œuvre personnelle de ma plume ! Je vous l’ai dit : je ne suis pas écrivain. Et puis quel écrivain aurait conçu, exécuté le chef-d’œuvre de vérité, de beauté, de dévouement à son pays et à son aimée qu’écrivit Gérard de Noulaine et qu’il signa de son sang !

Vous en ai-je assez dit, Madame, pour m’attirer un peu plus d’indulgence ! Si nous devons rester étrangers, malgré notre lien de parenté, j’éprouverais, de vous sentir plus compréhensive de mon acte, une douceur infinie éclose au ciel gris de ma vie, et pour cela, peut-être, égoïstement précieuse…

C’est vrai, nous connaissons très mal votre grand pays. Sa géographie nous est imprécise — il m’a fallu chercher sur la carte pour me rendre compte que l’Alberta est très éloignée du Québec. — Son Histoire, dès qu’elle se sépare de la nôtre, nous est presque inconnue et sa politique nous est totalement étrangère. Néanmoins, quelques-uns de vos écrivains ont place dans nos bibliothèques. À Noulaine, j’ai découvert Les Récits des anciens jours, écrits par votre aïeul, le Gentilhomme qui tenait la plume et l’épée, et je les ai lus…

Daignez recevoir, Madame, mes hommages respectueux.

G. de Noulaine.

HERMINIE DE LAVERNES
À GÉRARD DE NOULAINE


Monsieur,

J’ai bien reçu la miniature représentant Herminie, que votre lettre n’annonçait pas. Comment avez-vous pu vous dessaisir d’un pareil chef-d’œuvre ? En avez-vous fait, au moins, une copie ? Je vous remercie de tout mon cœur. Il me semble que notre parente sourit d’être le gage de notre réconciliation. Car enfin… Monsieur, je vous en voulais toujours beaucoup, de la publication de votre Roman d’antan… mais, votre lettre si confiante, — que je n’ai peut-être pas complètement comprise, — m’a touchée, m’a rendue confuse.

Je n’avais pas droit à ces confidences ; il me semble que vous n’eussiez pas dû me les faire… Je sais, maintenant, que vous êtes malheureux et, le sachant, il m’est moins facile de vous détester. Pourquoi m’avoir dit ces choses ? Vous me connaissez si peu… je suis si lointaine… Votre livre a du succès ; que peut vous faire l’appréciation d’une sauvagesse telle que moi ?

Ma seconde lettre, qui vous donnait satisfaction, aurait dû clore notre correspondance. Ne faut-il pas, à présent, que je rende confidence pour confidence ? et je ne saurai, comme vous, dire beaucoup de choses sans beaucoup de mots ou beaucoup de mots sans beaucoup de choses !

Ah ! certes, il n’y a pas le plus petit roman dans ma vie, il n’y a rien de saillant qu’une grande, une immense douleur : la perte de mon père… Vous ne me connaissez même pas sous mon véritable titre, Je ne suis pas « Madame », mais « Mademoiselle » Ici, on dit tout uniment « Minnie Lavernes »… Comment n’ai-je pas oublié le vieux nom ?…
Saviez-vous que la lignée des Lavernes s’est perpétuée en Canada ? Après la mort de Montcalm et de son frère d’armes et cousin Gérard, mon aïeul Henri de Lavernes rallia l’armée du Chevalier de Lévis et connut, aux côtés de ce gentilhomme, toutes les tristesses d’une lutte inégale dont la France mal instruite se désintéressait. Après la capitulation de Montréal, et alors que la plupart des officiers français regagnaient leur patrie, Henri, persistant à croire que la France n’abandonnerait pas la colonie, s’établissait sur la seigneurie concédée par sa Majesté. Le traité de Paris mit fin, hélas ! à son illusion… Une nouvelle émigration des notables de la Nouvelle-France ne le décida pas davantage : il demeura à son poste, prêt à lutter pour la conservation des traditions françaises. Son mariage avec Martine de Rhéac l’attacha plus profondément au sol de sa jeune patrie, et les dix enfants qu’il eut de cette union devinrent une pépinière d’ardents défenseurs de la nationalité française et de la foi catholique. Je vous épargnerai la liste des membres du clergé, de la magistrature, de la politique, donnés au Canada par les Lavernes. Malheureusement, mon grand-père, le fils du Gentilhomme-écrivain, se crut une vocation de financier. En dix ans, il se ruina honnêtement, mourut, la dernière dette payée par la vente de la seigneurie. Mon père avait 23 ans à l’époque ; ses études de droits brillamment conduites lui eussent permis d’entrer dans un bureau d’avocat et de préparer l’avenir, mais il avait le goût d’aventures de la race. Les Pays d’en haut, l’Ouest, l’attiraient. Il partit en compagnie de trois camarades aussi pauvres d’argent et aussi riches d’espoir que lui…

On a écrit, en ces dernières années, des pages et des pages sur le développement du Canada. Peut-être, par hasard, en avez-vous lu quelques-unes ? L’Ouest, particulièrement, a excité la curiosité du Vieux-Monde. On a vanté ses richesses minières et agricoles, on a fait miroiter ses « opportunités » ; ce qu’on ne dira jamais assez c’est la vaillance, la fermeté dans la confiance dont durent faire preuve les premiers occupants. Et la majorité de ceux-là fut de race française : missionnaires presque exclusivement français et canadiens-français, pionniers, défricheurs de forêts et de prairies.

Mon père vécut de cette rude vie ; elle ne l’aurait pas abattu avant cinquante ans si la mort d’une épouse chérie n’avait miné sa robuste constitution. Bien souvent, enfant, j’ai senti qu’il se mourait d’une blessure intérieure, et qu’il mettait sa fierté d’homme à la cacher à tous, à la dérober même à moi, sa seule amie. Je fus un de ces petits êtres dont la venue au monde apporte une somme de douleurs : ma mère mourut deux jours après ma naissance. Et c’est pour cela que je n’imagine jamais sans frémir le drame qui se répète encore de nos jours dans de lointains settlements ; une jeune mère à l’agonie, un bébé vagissant ; pour tout secours, quelquefois, l’aide d’une vieille métisse et, alentour, des milles et des milles de bois ouatés de neiges…

Si j’évoque mes plus lointains souvenirs, ils font surgir la silhouette haute et pliée de mon père, son visage jeune et grave, presque dur lorsqu’il se penchait sur moi pour découvrir une ressemblance qu’il ne trouvait pas, sans doute, puisqu’il me renvoyait brusquement à « tante Nane », la métisse chargée du soin de notre maison.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hier, j’ai laissé ma lettre inachevée, indécise sur le sort que je devais lui faire. Vais-je me répandre en confidences ? Vous traiter, enfin, en parent ? Ou briser là nos relations épistolaires en déchirant les pages noircies à votre intention ? Indécision… Bah ! la malle ne part que mardi, d’ici là je peux noircir encore des pages, et pour finir tout déchirer !

Les pluies d’automne ont commencé, ce sont des loisirs forcés à la maison. Pourquoi résister au désir de remonter rapidement le cours de ma vie ? Ce sera pour moi seule, sans doute. C’eût été, sûrement pour vous si vous fussiez demeuré, uniquement, le peintre Gérard de Noulaine.

Je me souviens d’avoir entendu mon père me dire : « Petite, un beau jour, il faudra écrire à ce monsieur de Paris. Crois-tu qu’il sera surpris d’apprendre qu’il y a des Lavernes au Canada — une Herminie de Lavernes ! » Oui, il m’aurait été facile de nous raconter à vous. Je vous aurais dit avec plaisir notre vie assez semblable à celle des premiers défricheurs en Québec… Passons. Encore une fois, j’en serai quitte pour ne pas envoyer ma lettre si elle prend un ton trop intime qui ne saurait convenir dans les circonstances.

Ma mère étant morte, je fus confiée aux soins de Nanine une métisse crie, recommandée à mon père par la Mission. Ses premiers enseignements furent la récitation du chapelet et le chant, si je peux dire, d’une interminable chanson du trail que les trappeurs canadiens-français ont apportée aux Pays d’en haut « Le premier jour du mois de mai… »

Mon père avait abandonné toute idée de défrichement depuis la mort de maman et faisait de « la traite » avec les indiens du Nord.

À peine les premières neiges permettaient-elles aux sleighs de circuler, qu’il partait pour Edmonton acheter les marchandises qu’il échangerait contre de précieuses fourrures. De la grande ville, il rapportait pour Nanine et pour moi quelques pièces d’étoffes et toutes les provisions qui nous étaient nécessaires pour l’année. Dans une des caisses d’où émanait une odeur de pommes et d’allumettes, il y avait toujours un jouet, des bonbons et quelques écheveaux de ces perles dont se servent les métisses pour broder les vestes et les mocassins en peau d’orignal. Ces voyages, précédant de si peu le départ pour le Nord, étaient l’événement heureux de l’année, à cause des gâteries si rares. Toujours triste, ne recevant que de rapides témoignages d’affection, je ne souffrais pas de l’absence de mon père.

Nanine et moi nous demeurions seules durant ces longs mois d’hiver dans notre petit chantier de bois rond bâti au bord du creek sans voir âme qui vive. Notre unique vache et nos cayuses — petits chevaux indiens maigres et déhanchés — étant au large, le grand travail de la bonne métisse était d’entretenir le feu. Pour alimenter notre poêle qui ne devait s’éteindre ni jour ni nuit, mon père, avant son départ, durant des jours, avait charroyé les longs corps gris et sonores des trembles calcinés, debout, par les feux de forêts, puis il les avait débités d’après la longueur de notre foyer ; Nanine et moi n’avions qu’à rentrer de grosses brassées de ces bûches. « Allons, petite, faut faire notre train », me disait-elle, vers trois heures, avant d’allumer la lampe. Dans mon ardeur à faire un trop fort chargement, il m’arrivait de trébucher et de rouler sur la neige. Je me relevais en riant, mais Nanine hochait la tête en marmottant toujours la même chose : « Wash… C’est pas un travail pour toué, tu vois ben » Elle ajoutait quelque chose de peu aimable pour mon père dont elle critiquait les voyages dans le Nord…

J’eus six ans, sept ans, huit ans, dix ans : j’étais heureuse. L’autorité débonnaire de Nanine, je ne la sentais pas. Je vivais à ma guise. Mon père ne se souciait pas de moi. En été, dehors, je jouais avec mon chien, avec les poulains des cayuses, avec le veau de notre vache, ou bien, grimpant dans une épinette d’où je pouvais apercevoir un triangle du lac, j’y demeurais des heures, attentive à la musique du vent glissant à travers les aiguilles vertes de l’arbre. Les jours de pluie, je me réfugiais sous le « tee-pee », dressé au milieu de la cour, qui était le dernier rappel de l’enfance nomade de Nanine. Je restais étendue sur l’herbe, qui croissait longue et blanche, les narines dilatées à respirer l’odeur fauve des peaux de caribou, tendues sous moi, me remémorant les histoires de chasses et de famine si souvent contées par la métisse.

Mes premières années, je les ai vécues sans me douter que le monde existait. J’étais une petite chose qui évolue, se renouvelle avec les saisons, se transforme avec les années, se modifie comme la masse de l’épinettière qui se laisse bercer par le vent, sans qu’il y ait de sa part réflexion et consentement… Je me revois, habillée d’étrange façon par notre métisse, petit « papoose » cuivré par l’air vif et le soleil brûlant, joyeux de contempler son image à la surface du lac, parmi le frémissement des branches vertes, ou chevauchant sans selle sur le petit cayuse café au lait, « Maringoin », au trot court et rapide, infatigable. Les bonnes galopades ! … Mon domaine était immense, sans limites. Je suivais les anciens « trails » de bœufs musqués que les passées innombrables ont incrustés dans le sol mou de la Prairie. Respirer la brise forte, activée par la vitesse, m’enivrait de liberté. J’éprouvais la confuse conscience de vivre de toute la plénitude de mes jeunes forces, germées et écloses au soin de cette autre jeune force d’une nature vierge… Jusqu’à dix ans, j’ai vécu ainsi, me croyant à peine différente des plantes, des arbres que j’aimais comme des frères bavards ou silencieux, toujours disposés à partager mes jeux…

La colonisation paraissait ne devoir jamais nous atteindre. La contrée n’était pas encore arpentée. Des deux amis de mon père établis d’abord à quatre milles de chez nous, l’un était descendu à Edmonton, où il avait ouvert un bureau d’avocat, l’autre, plus au sud, faisait du commerce dans une de ces petites villes-champignons dont se peuplait alors l’Alberta. Cependant, sans que nous nous en apercevions, le pays devait se coloniser au sud et à l’ouest du lac, car la nouvelle nous vint, un automne, que la Mission, jugeant le settlement de la Rivière-aux-Trembles assez important, donnerait un prêtre résidant aux colons français et canadiens-français. La chapelle et la sacristie — cette dernière devant servir de presbytère, — s’élèverait avant le printemps ; déjà le bois de construction était en grande partie rendu sur place.

Cet hiver-là, mon père monta très tard vers le nord, après qu’il eut abattu et charrié les huit plus belles épinettes choisies parmi les plus droites, dignes de faire le solage de la future église. Il lui fallut aussi attendre la visite du Père qui parcourait le territoire de son immense paroisse, stimulant les bonnes volontés ou plutôt les groupant, car le Canadien est bâtisseur d’église par tradition.

Nanine jubilait, chantait des cantiques du matin au soir. Enfin, on ne vivrait plus comme des sauvages ! On aurait la messe le dimanche et un prêtre pour mourir. Avec l’église, la place deviendrait une vraie place avec un « store », un bureau de poste. Nanine pourrait aller faire elle-même ses commissions au « store », c’est-à-dire au magasin. Qu’est-ce que quinze milles, trente milles, aller et retour, pour de bons cayuses tels que les nôtres ! Et elle lavait, frottait le plancher, les portes, nos meubles grossiers, faits de bois mal raboté. Le plus souvent, mon père et moi fuyions ce grand nettoyage, recommencé chaque jour dans l’espoir de la visite du Père. La main dans la main, nous partions sans but déterminé. N’échangeant que de rares paroles, nous nous enfoncions au cœur de ce qui était toujours la même solitude et que nous disputaient, seuls, les lapins qui n’avaient pas encore revêtu leur livrée blanche d’hiver, les coyotes maigres et fauves, les pichous agiles et les perdrix familières. Un jour nous nous apprêtions à sortir quand, tout à coup, les chiens se ruèrent vers la clôture qui séparait la cour du chemin. Un cavalier apparut, siffla les chiens, leur parla en français, ainsi qu’on est accoutumé de le faire dans le Nord. Déjà mon père se précipitait pour accueillir notre visiteur. D’une main rapide, Nanine m’avait saisie et toutes les deux, agenouillées sur le seuil, nous reçûmes la bénédiction du Père Chassaing.

Pendant toute la visite, je sentis sur mon front la petite croix tracée par le pouce tiède. Blottie à un angle de la salle qui nous tenait lieu de salon, de salle à manger et de cuisine, pièce mal éclairée par deux petits châssis carrés, je ne perdais pas un des gestes de la main brune qui plaçait et déplaçait le grand crucifix de bois suspendu par un lien noir au cou du Père. Sa voix à l’accent étrange vibrait à mes oreilles comme une musique inconnue. Je ne savais pas alors qu’il y avait une autre France, peuplée par d’autres Français qui donnaient aux mêmes mots que les nôtres une chanson différente. Le Père venait de cette France-là.

Pour la première fois, je voyais mon père s’animer, sourire, devenir tellement différent qu’il me semblait étranger, lointain comme un personnage de rêve. Chacun des détails de cette visite, qui devait transformer notre vie est resté gravé dans mon esprit. Quelque chose de grave m’enveloppait. La petite croix sur mon front devenait chaude, chaude, presque brûlante. Quand le missionnaire fut parti, mon père reprit son visage grave ; pourtant, ce n’était plus la même chose. Je savais qu’un grand changement était survenu dans notre vie.

Peu de temps après, peut-être une semaine ou deux plus tard, le missionnaire revint. Mon père eut à mon adresse ce petit geste du menton que je connaissais. Je ne devais pas assister à l’entretien.

J’allai me réfugier sous le tee pee et j’attendis, le cœur battant. Enfin, la porte refermée avec un bruit sec et net sur moi, s’ouvrit et l’on m’appela.

J’étais sauvage comme un poulain. Si, par hasard, un convoi de freighteurs s’arrêtait chez nous, je m’enfuyais, je me cachais au plus profond d’un bouquet de saule. Mais je n’eus pas une hésitation pour obéir au signe que me fit le Père dès que j’entrai. J’allai à lui et je me tins droite sous le regard amusé dont il détaillait mon accoutrement… Il prit ma tête dans l’étau de sa main ferme — ma tête toute petite, toute ronde, diminuée depuis la veille des courts frisons bruns que Nanine coupait à chaque lune. Je me redressai encore et j’osai examiner son visage, le comparer à celui de mon père. La barbe rousse qui l’encadrait le faisait paraître plus vieux ; les yeux gris-bleu me parurent les mêmes, malgré leur différence de couleur.

— Quel est ton nom ?

— Minnie. Minnie Lavernes.

— Quel âge as-tu ?

— Dix ans.

— Sais-tu lire ?

— Non pas encore. Papa a dit que je commencerais à apprendre l’année prochaine.

— Ne désires-tu pas faire ta première communion ?

— Oh ! si, mon Père !

— Eh bien, il faut apprendre à lire, afin de connaître ton catéchisme et tu feras ta première communion à Pâques.

Je restai une minute étourdie.

— Nanine ne sait pas lire. Qui me montrera ?

— Moi.

Je n’en croyais pas mes oreilles.

— Mais, papa, vous serez dans le Nord, cet hiver.

— Non, pas cet hiver. Et aussitôt il ajouta : le Père permet que tu retournes jouer. Va petite.

Ce fut le point de départ du grand changement de notre genre de vie.

Il me sembla que l’hiver arrivait plus vite que de coutume. Les préparatifs du voyage pour Edmonton, les surprises joyeuses du retour me manquèrent. Cependant mon père ne faisait que de courtes stations à la maison. On poussait activement les travaux de construction de l’église. L’espoir de tous était de célébrer Noël dans la nouvelle petite étable canadienne. Je rêvais de cette église. J’accablai Nanine de questions. Était-ce très haut, très grand, une église ? Plus haut qu’une épinette ? Dix fois plus grand que notre maison ? Nous demeurions à cinquante milles de la Mission ; je n’avais vu d’église que dans les livres que mon père me permettait de feuilleter. Ces images alimentaient dangereusement mon imagination.

Comment ne fus-je pas déçue la nuit de Noël, alors que notre sleigh s’arrêta devant une maison de logs, à peine plus grande que la nôtre, surmontée d’une croix de bois qui se découpait, étincelante de blancheur, sous la lumière mouvante d’une aurore boréale ! En entrant, je fus éblouie par la lumière des cierges, étourdie par le mouvement des têtes des assistants. Je serrai la main de mon père et j’eusse éclaté en sanglots si mon émotion ne se fût tout à coup exhalée en des Ave Maria que je récitai de toute ma ferveur.

… Après Noël, ce fut l’hiver bien réellement. Il y eut comme d’habitude les journées de froid terrible pendant lesquelles, seul, mon père sortait pour « faire le train », c’est-à-dire, abreuver les cayuses, la vache, leur donner du foin arraché à grand peine à la meule couverte de neige, soigner les poules. Le temps, cependant, me paraissait moins long. L’heure de rentrer le bois n’était plus attendue comme la seule qui apportait une distraction. J’avais la présence de mon père. Si je le questionnais, il me répondait, s’attachant à se faire comprendre de la petite primitive que j’étais. Je n’avais plus de goût aux légendes de Nanine, car il me racontait, lui, des histoires de gens qui étaient morts depuis longtemps, et dont plusieurs avaient porté notre nom. Lorsque j’avais été très sage, nous regardions des images dans un grand livre qui sentait le moisi. Je restais souvent absorbée, comprenant mal qu’elles représentaient des gens, des choses qui existaient comme mon père, comme Nanine ou moi, comme notre maison ou le lac… Puis, venait la leçon de lecture. Je faisais des progrès assez lents, non que j’eusse la tête dure, mais il arrivait fréquemment que le livre restait ouvert et que, les yeux levés vers ceux de mon père, je faisais, par une question quelconque, dévier la leçon de lecture vers une leçon de choses. Ah ! je sens bien maintenant quel éducateur d’instinct il était. Le lien de notre affection se faisait plus étroit dans l’intimité de ce premier hiver passé ensemble ; il vivait penché sur mon âme, il en surveillait pieusement l’éclosion. Les doux souvenirs de cet hiver, où je découvris à la fois sa tendresse et son intelligence !…

Nous sortions rarement, mais quand les vents chinoocks avaient soufflé pendant deux ou trois jours, tassant la neige, adoucissant la température, il n’était pas rare que le P. Chassaing vînt nous faire une visite. C’était la grande joie, la belle journée claire qui brillait toute une semaine, dans notre souvenir. Le Père m’interrogeait, sur le catéchisme. Il me taquinait à propos de mon costume et de mes cheveux de garçon. Ces railleries m’importaient peu pourvu que, la conversation se détournant de ma petite personne, on m’oubliât tout à coup dans mon coin. Assise sur la chaise basse, les coudes appuyés sur mes genoux qui pointaient sous l’étoffe épaisse de ma jupe tissée et cousue par Nanine, je suivais, sans bien comprendre, la discussion. La voix du Père s’animait plus facilement que celle de papa ; elle montait chaude, colorée, pour redescendre aussitôt, persuasive. La plupart des mots m’étaient inconnus ; tous me plaisaient. Mon imagination leur donnait une forme empruntée à mon champ étroit d’observation : les uns étaient de beaux nuages nacrés, les autres avaient le mystère de l’épinettière sombre ; il y en avait de petits, rapides, vifs, pétillant comme une mouche à feu, et d’autres qui avaient la noblesse du geste du P. Chassaing traçant une croix sur mon front. Alors, remontaient du fond de ma mémoire des phrases que mon père m’avait dites, comme celle-ci que je croyais enfin comprendre : « Notre langue est la plus belle des langues, nous devons la conserver comme un trésor… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non, ce n’est pas pour « le monsieur de Paris » que j’écris ces pages. Je peux m’attacher à des détails puérils, n’avancer à ne rien dire, me laisser agripper par les souvenirs menus de ces années heureuses et lointaines…

Des jours s’ajoutaient aux jours, formant des mois, des saisons. Plus jamais mon père ne reprit le trail pour « faire la traite » avec les sauvages du Nord. Sous l’influence du cher Père Chassaing, l’inoubliée douleur se détendit, se fit moins farouche. Notre chantier à demi creusé en terre, couvert d’écorces de bouleau, notre étable à trois murs, accotée à la butte, prirent forme de ferme parce que s’agrandissait un peu plus, chaque année, la clairière dont l’habitation était le centre. Nous n’étions plus des squaters en marge de la civilisation : nous « faisions de la terre », nous devenions des colons. La neige disparue au printemps et la terre dégelée ayant absorbé l’humidité, nous allumions les grands bûchers d’arbres abattus, et c’était, pour des soirs et des soirs, un spectacle, fantastique dont je ne me lassais pas. Souvent, le feu partant du bûcher courait enflammer les broussailles des sous-bois. C’était une fantasmagorie de lumières et d’ombres luttant, se poursuivant, grimpant comme un éclair aux arbres. Les feux de printemps n’étaient pas dangereux ; les arbres morts flambaient comme une torche, mais ceux où la sève montait mettaient un frein à l’incendie et, à travers la fumée, ce n’étaient que de courtes langues de flamme s’amincissant jusqu’à extinction. Par contre, les feux d’automne étaient terrifiants à cause de la sécheresse, des foins de sloughs épais et secs ; ils pouvaient durer des semaines. L’imprudence des colons, commençant à s’établir nombreux au Sud et à l’Est, nous faisaient courir de grands dangers. La ceinture de feu était parfois si proche, que nous passions la nuit à veiller. Nous étions défendus par de larges cernages autour de la cour. Le lac était une suprême ressource si le feu menaçait de sauter les traits de charrue augmentés à la hâte.

… À vrai dire, je n’assistais pas sans douleur à la transformation de ce que je considérais comme mon domaine inviolable, et plus d’une fois, pour échapper à la vue des arbres qui tombaient sous la hache de mon père et de l’engagé, je me réfugiai dans l’épinettière où tant de ma vie de fillette flottait sous les branches rudes. Même là, je ne me sentais pas en sécurité. Je savais que les mousses d’or ouatant le sol ne défendait pas le bois contre la destruction. La terre n’était pas bonne pour la culture, on ne la défricherait pas pour l’ensemencer. Notre épinettière, longeant le lac pendant un demi mille, était unique dans la contrée et à cause de cela d’une valeur inestimable pour la construction du nouveau settlement. Une notice, collée par les soins de mon père sur la porte de l’église, avertissait les nouveaux colons désirant faire du bois pour bâtisses, clôtures, perches, qu’on pouvait couper « sur Jean Lavernes ». Combien de ces convois avais-je vu passer devant la maison, s’en allant par les chemins des traîneaux !

Ce fut plus tard, en présence de notre première moisson, que le miracle du grain qui germe, grandit, fructifie, m’apparut plus grand, plus noble que la beauté inutile de la terre vierge. Dès lors, je m’épris de défrichement, je me mis à seconder mon père de tout mon enthousiasme et de tout l’effort physique dont j’étais capable.

Sous l’impulsion du Père Chassaing, « la place » se développait. Avec acharnement, on « faisait de la terre ». J’ai vu, depuis, se créer des centres parmi l’activité bruyante, la réclame tapageuse, le bluff américain. À la Rivière-aux-Trembles, c’était une fièvre calme, forme de l’entêtement du paysan français dont ces colons descendaient directement, qu’ils vinssent de la Nouvelle ou de l’Ancienne France.

Il y eut des cas de misère, de découragement, même une sombre histoire de folie causée par l’isolement ; on ne civilise pas un pays d’arbres, de plaines nues, de solitude affolante, sans larmes et sans mort. Mais dans les réunions autour des poêles, l’hiver, dans le coup sec des haches, l’été, il y avait toute une volonté de dompter les forces contraires et de garder française cette parcelle de l’Ouest immense…

La marée humaine montait peu à peu autour de nous. Un de ces missionnaires-colonisateurs, dont la hardiesse aura fait beaucoup pour créer des îlots français, pour parsemer notre carte de noms aux consonances familières, pittoresques, savoureuses, donna un essor nouveau à la colonie en rapatriant des États-Unis une trentaine de familles canadiennes.

Désormais, par les claires nuits de gelée, alors que les bruits s’entendent à des milles, la voix des chiens se mêlant à celle des coyottes se fit de plus en plus proche. Le vent du Sud et de l’Est apportait, de moins en moins assourdis par la distance, les sons lents et graves des cloches de troupeaux.

Nous n’étions plus des Hors-du-monde. Les arpenteurs achevèrent de tracer les lignes de sections divisant le pays environnant en un damier gigantesque. Les coupures vertes des troncs d’arbres se cicatrisèrent. Seules, les longues trouées minces des lignes, les routes futures, demeurèrent droites, nettes, comme un ordre impérieux.

Bientôt se fit sentir l’urgence de créer une nouvelle paroisse. Cette fois encore le Père Chassaing mena l’œuvre à bien et nous eûmes la joie de le conserver comme curé résidant. Deux maisons se bâtirent ; un magasin général offrit les ressources multiples de ses marchandises hétéroclites. Nous eûmes un bureau de poste auquel on donna le nom de mon père en reconnaissance des grands services rendus. En vérité, Lavernes était un embryon de village plein de promesses. Nous en étions à trois milles seulement. Ce voisinage amena un autre grand changement dans ma vie.

J’avais treize ans. Vous imaginez ce que devait être mon instruction. Le temps de mon père ne m’appartenait plus comme à l’époque où nous vivions tous trois exempts de toute obligation. La colonie, trop pauvre, ne pouvait encore assumer les frais de construction d’une école, le traitement d’une institutrice. Les petits bras eux-mêmes étaient nécessaires à l’œuvre de défrichement. Il ne fallait pas songer à former un district scolaire avant deux ans. Mon père déplorait mon ignorance et cependant ne pouvait se décider à se séparer de moi pour me mettre au couvent. Aussi accepta-t-il avec reconnaissance l’offre du Père Chassaing de me donner quelques heures de leçons par semaine. La sévérité de mon maître me parut bien dure les premiers mois. Avec lui, je n’allais plus à l’aventure, à ma fantaisie, sans discipline. Combien de fois au moment d’atteindre la clôture de bois peinte en gris clair du presbytère, je fus tentée de faire faire demi-tour à mon cayuse et de rentrer à la maison à bride abattue ! Tout d’abord, je suivis les leçons sans comprendre, puis brusquement un voile sembla se déchirer devant mes yeux et ce fut une échappée prodigieuse sur le monde universel. Deux années durant j’en demeurai étourdie, éblouie… Songez, Monsieur, à mon enfance ! Comparez-la à celle des autres enfants qui ont, dès leur bas âge, une perception du monde extérieur, avec ses miraculeux progrès d’aujourd’hui, puis sont conduits insensiblement à l’étude des mondes intérieurs. Vous êtes né au château de Noulaine, votre nourrice vous a bercé de légendes, vos yeux se sont familiarisés avec de vieilles pierres qui sont de l’Histoire. D’avoir joué à cache-cache à travers les salles basses a émoussé la joie des découvertes. L’Histoire ne fut pas pour vous une initiation : en votre mémoire il y avait un ressouvenir de choses déjà vues. Pour moi, ce fut bien un voile qui, en se déchirant, me laissa tout entrevoir, depuis l’antiquité jusqu’aux âges proches, ignorés également.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me suis arrêtée d’écrire, hier, la main lasse. Ce soir, les dernières lignes au bas du feuillet précédent me paraissent une fin de chapitre. Et c’est bien en effet la fin d’un chapitre de ma vie que je vous contais. J’eus quinze ans. Sur les conseils du Père Chassaing, mon père décida de me conduire à Montréal pour terminer mes études au couvent que dirigeait une de nos parentes. J’y demeurai trois années. Trois années de nostalgie que l’étude, seule, parvint à rendre supportables.

Chaque semaine, je recevais une lettre de l’Ouest. Mon père me tenait au courant des développements de la colonie. Ainsi ma vie continuait d’être faite des efforts sans cesse renouvelés, nécessaires à la construction d’un pays. Si l’histoire du passé me passionnait, elle ne me dérobait pas la beauté de l’histoire présente que continuait d’écrire la volonté opiniâtre des défricheurs. Comparant mon père à celui de mes compagnes portant un nom connu dans la magistrature, la finance ou les affaires, j’étais fière d’être la fille du pionnier Jean Lavernes qui, suivant les traditions de la race, implantait le nom français sur une parcelle de territoire disputé par les voisins les plus étrangers à nos mœurs, à nos coutumes, les plus inaptes à comprendre notre idéal de patriotisme canadien. C’est vous dire que je revins à peine différente de celle qui était partie trois ans auparavant.

Je retrouvai Lavernes devenu presque un village. Imaginez : l’église, le presbytère, deux magasins généraux, le bureau de poste, une boutique de forge, une école, deux ou trois maisons peintes de couleurs tendres ! Il était fort question de l’arrivée prochaine d’un médecin. Deux larges routes se croisant en carrefour, traversaient le village et s’en allaient en ligne droite, bordées de clôtures d’épinettes. On avait « fait de la terre ». Les champs n’étaient plus d’étroites clairières que l’on ensemençait en respectant la bordure en zig-zags du bois ; ils avaient pris des formes symétriques. Des taillis de saules, des bouquets de trembles restaient bien encore comme des obstacles à vaincre, mais la preuve était faite qu’on pourrait les renverser. Presque sur chaque terre, le chantier de bois rond avait fait place à la maison de planches peintes de couleur gaie.

Chez nous, mon père continuait de construire en logs, c’est-à-dire en troncs d’épinettes équarris, mais la nouvelle maison était spacieuse, bien éclairée par de larges fenêtres. Elle s’élevait massive comme une maison de pierre sur la butte qui descendait, maintenant, nue, en douces ondulations jusqu’au lac. À l’Ouest et au Nord, c’était encore la frontière sombre du bois et par delà on pouvait imaginer les espaces inconnus s’étalant jusqu’aux confins du monde ; à l’Est et au Sud, c’était la discipline imposée aux arbres qui gardaient, çà et là, abritées, fraîches, les prairies naturelles où l’on coupait en juin le long foin bleu.

Mon père, lui aussi, je le retrouvai changé, changé, hélas ! Le travail, les luttes de toutes sortes qu’il avait dû livrer, l’avaient usé, vieilli. J’exigeai qu’il prît une part moins lourde dans l’exploitation de la ferme. Notre vieille Nanine était morte quelques mois avant mon retour. Nous engageâmes un ménage français, les Mourier, de braves gens que la malchance semblait poursuivre et qui m’ont bien rendu en dévouement le peu que nous fîmes pour eux.

Je voulus rendre à mon cher père la vie plus douce, plus confortable. Je sentais s’éveiller en moi des tendresses ingénieuses. Avec le concours de Mourier, je passai ce premier hiver, à arranger notre « chez-nous ». Ainsi qu’il convient, nous prenions nos repas avec notre « ménage engagé » dans la vaste cuisine bâtie en appentis. Mais nous avions fait nôtre la grande salle qui, avec la chambre des Mourier, occupait le rez-de-chaussée. Quelles bonnes heures nous avons passées dans ce décor rustique, imprévu, dont j’imaginai d’enthousiasme tous les détails !… Père souriait à mes plans d’ameublement, me laissait tout arranger à ma guise, les tentures, les sièges, ses belles pelleteries, tout en m’appelant sa sauvagesse civilisée.

En automne, alors que la neige n’avait pas encore permis d’établir les routes qui nous faisaient communiquer plus facilement avec Edmonton, point de ravitaillement de nos magasins, il nous arrivait de manquer des denrées nécessaires à un ménage. Les voitures trop lourdement chargées de farine, sucre, etc., ne pouvaient monter ; « l’homme de la malle », le postillon passait presque toujours dans son sulky léger et cela nous paraissait tout naturel de remplacer le pain par des pommes de terre, des patates, alors qu’à la veillée nous pouvions lire le dernier numéro du Correspondant en dégustant notre thé sans sucre. Nous étions d’invétérés liseurs.

Ces veillées me paraissent à la fois proches et lointaines, d’un hier sans lendemain possible… Le long corps de fonte de la fournaise tenait le milieu de la pièce ; mais quand il ne faisait pas encore trop froid, nous allumions dans la haute cheminée un bon feu de souches de saules. Le cercle lumineux de notre lampe ronronnante nous enveloppait tous deux, et aux alentours de notre chère maison, il y avait des milles de solitude. Les moindres bruits du voisinage nous étant connus, nous pouvions les situer : nous ne les écoutions plus, inquiets… C’est par un de ces soirs-là que nous lûmes ensemble les lettres d’Herminie de Lavernes. Ce fut le premier roman que j’ouvris, ma découverte de l’amour… Aussi un de ces soirs-là je trouvai votre nom dans la critique d’un Salon. Quel émoi !…

— C’est sûrement un descendant du Chevalier, dit mon père. Se doute-t-il qu’il possède des cousins en Canada ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’allonge ma lettre sans scrupule, parce que je suis certaine maintenant, que je n’oserai jamais vous l’envoyer, mon cousin. Et je vous appelle mon cousin pour en être doublement sûre !…

J’ai poussé ma petite table contre la fenêtre basse et large pour recueillir la dernière lumière de cette fin d’après-midi infiniment douce, comme le sont nos après-midi d’octobre. C’est le recueillement paisible des choses qui vont s’éteindre après la tâche finie et je ne sais quel calme s’en détache, bienfaisant pour l’âme et pour le corps…

Après sa rude vie de défricheur, comme après une de ces journées, mon père s’en est allé dans l’autre monde. Je ne le savais pas malade. Il mit moins d’un jour à mourir malgré nos soins entêtés à retarder l’heure de la mort pour donner au médecin, un docteur d’Edmonton, le temps d’arriver.

C’était au printemps, la terre dégelée rendait les chemins impraticables, il fallut trois jours à Mourier pour descendre, trois jours pour remonter en compagnie du docteur dont les soins furent inutiles. À peine le Père Chassaing eut-il le temps d’accourir au chevet de son vieil ami pour réciter la prière des agonisants…

Bien que nous fussions à la saison si courte des labours et des semailles, que les chemins fussent défoncés par le dégel, nos plus proches voisins, avertis par Mourier, de la maladie grave de mon père, ne tardèrent pas à arriver et d’autres vinrent le lendemain, qui demeuraient à plus de quinze milles de chez nous, pour la veillée funèbre. Ils dételaient leurs waggons ou leurs bogheis, attachaient les chevaux à la clôture et entraient silencieusement. Ils venaient à moi. Je n’entendais pas leurs paroles de consolations, péniblement cherchées et formulées ; leur présence rendait témoignage à mon cher mort. Un silence suivait la récitation du chapelet que chaque arrivant commençait à mi-voix ; puis, au fond de la salle, on entendait à nouveau le bourdonnement d’une conversation assourdie par respect pour le voisinage de la mort. Des lambeaux de phrases venaient jusqu’à moi. Avec leur propre vie, ils repassaient la vie de mon père : les débuts difficiles de la colonie, les années de malchance où les animaux périssaient sans que l’on sût pourquoi, la lutte contre le bois pour faire un peu de terre ; les gelées dans une région trop fermée, détruisant en une nuit claire d’août l’espoir d’une année de travail, la difficulté de vendre les quelques produits qu’on pouvait tirer du sol et de la laiterie, l’obligation de « la traite » qui laissait au marchand tout le profit. On citait des chiffres qui étaient une dérision. Parfois, une voix rappelait un malheur plus particulier : une mort, un incendie, des chevaux noyés dans un trou de boue, sur le chemin. Les hommes se taisaient un moment, comme accablés par les souvenirs de temps si durs. Toujours il s’en trouvait un pour reprendre la parole :

— Une chance qu’il était là, toujours de bon conseil, fiable, prêt à aider de son travail, de son argent, de ses chevaux, de son lard, de ses patates… Ah ! la place lui doit gros ! Avec son « éducation », il nous a rendu bien des services à Edmonton, à Ottawa. Oui, on perd gros, nous autres…

Nous le conduisîmes au cimetière, petit carré de terre vierge clôturé de perches, par une de ces journées de printemps rares encore en avril. Un soleil léger, frileux, argentait les bourgeons des saules, glissait sur les troncs reverdis des arbres. Après un deuil blanc de six mois, la terre se réveillait, tout à coup, brune, colorée, frémissante de vie pour un dernier adieu à son vieux serviteur.

Au lendemain de son retour, alors que j’entrais à la cuisine pour déjeuner, Mourier ôta son chapeau, soupira, repoussa son grand bol de café au lait fumant, regarda Henriette, sa femme, et se décida à parler.

— Qu’est-ce qu’on fait à matin, demoiselle ?

Sa pensée allait au-delà des mots ; je compris.

— Finissez de labourer la butte. J’ai de la couture à faire avec Henriette. Demain, nous attellerons les deux semoirs, je vous aiderai. Je voudrais que nous puissions casser les vingt arpents que vous avez nettoyés l’automne dernier. C’était l’idée de mon père.

Mourier se leva, l’émotion faisait trembler sa grosse moustache grise.

— Ça, c’est bien, demoiselle. On avait dit à Henriette que vous calculiez de redescendre à Montréal pour y demeurer. Soyez certaine…

Sous ses bandeaux blonds décolorés, bien serrés aux tempes, le visage doux, fané, d’Henriette s’anima d’une montée de sang. Sa retenue de paysanne française, résistant même au genre de vie tout familial que nous menions à la ferme, l’empêchait de manifester les sentiments profonds que je savais bouillonner en elle. Je mis ma tête sur son épaule.

— Ma bonne Henriette, vous me resterez toujours ?

— Oh ! Minnie, fit la chère créature, répondant surtout de toute la force de son étreinte.

Il y a trois ans depuis ce jour ; jamais ne s’est démenti le dévouement affectueux des Mourier. Par eux, j’ai retrouvé un peu de la douceur du foyer. Leur aide m’a permis de demeurer sur notre terre, de continuer à cultiver les champs défrichés par mon père et même d’étendre ce défrichement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Du vivant de mon père, lorsque nous parlions de vous, mon cousin, — nous en parlions quelquefois, peut-être parce que le nom du Chevalier s’appliquant à une personne vivante c’était une étincelle du passé jaillissant des cendres mortes — mon père se plaisait à dire : « J’aime que ce Noulaine soit resté paysan dans son art, qu’il peigne des clochers, des pardons, des coiffes de dentelle, les travaux des champs. Nous sommes de race paysanne. Il a sûrement le culte de la fidélité. C’est une bonne chose, petite. Il faudra que nous lui écrivions à ce cousin… »

Je devais vous écrire plus tard : ce fut la lettre où je protestais contre la publication de votre Roman d’antan.

Vous expliquez-vous un peu mieux la violence de mon geste, maintenant que vous me connaissez un peu plus ? J’ignore l’art des nuances. Vous avez souffert d’une épreuve cruelle avec un raffinement que, trop primitive, je puis à peine imaginer, mais il suffit que la sincérité anime les mots pour que le cœur s’ouvre à la peine des autres, et voilà pourquoi je vous enverrai cette lettre. Ne le faisant pas, je crois que j’éprouverais un remords. Une heure passée dans la grande épinettière silencieuse, ouatée de mousse dorée, calmait mes chagrins d’enfant. Parce que j’ai senti votre peine vraie, je voudrais vous dire des choses très simples qui vous apporteraient le même apaisement. C’est beaucoup d’ambition, n’est-ce pas ! Je n’ai en vérité rien autre à vous offrir qu’une sympathie, peu à peu revenue ces jours derniers, pendant que je vous racontais ma vie. Si la naïveté de mon offrande pouvait faire naître un bon sourire, je ne serais pas absolument mécontente de moi, en vous envoyant cette lettre…

Sur ce, mon cousin croyez à mes meilleurs sentiments.

Minnie Lavernes.


GÉRARD DE NOULAINE
À MINNIE LAVERNES


Alors c’est vrai ! J’ai une cousine dans ce grand et lointain Canada qui m’intrigue comme une énigme ! Votre chère lettre m’a restitué mon âme enfantine : je l’ai lue avec l’avidité qui me faisait dévorer en une heure — il y a longtemps — un livre de Gustave Aymard. Ma cousine, vous m’avez narré le plus délicieux conte qui soit. Laissez-moi vous le dire avec tout l’enthousiasme qu’il a suscité en moi. Hé quoi ! en notre siècle d’aviation, alors que l’homme a pris possession même de la voûte bleue, il y a encore de la nature inviolée ! J’imagine ce Nord qui se déploie derrière votre maison rustique, et dont l’appel va jusqu’au cœur de ma vieille Province réveiller les instincts ancestraux. J’admire l’effort de votre père, la foi, le courage qui l’ont soutenu et l’ont rendu assez fort pour maîtriser la souffrance intime. Tout ce que vous me dites, d’ailleurs, me confond d’une admiration émue. J’admire Lavernes bâti à la pointe du lac, sentinelle avancée vers le grand Nord, l’épinette mystérieuse — si mystérieuse pour moi que je n’imagine rien qui puisse lui ressembler ; j’admire votre maison solide construite à la frontière du monde, vos poulains cayuses, les jeunes arbres vos frères, vos clôtures enfermant le territoire d’une commune ; j’admire et j’aime ce ménage de paysans de chez nous, mis à votre service ! par lui vous avez appris à connaître quelques-unes des qualités foncières de notre race ; j’admire l’indépendance de votre vie et le jet tout droit de votre âme vers la sincérité. Combien plus encore que votre jeune inexpérience le suppose, ma cousine, vous êtes une « hors la vie » ! Et je vous admire et vous remercie d’être cela.

Ne croyez pas que votre lettre fut seulement plaisir d’artiste. Sous les mots osant à peine se produire, parce que le souvenir d’autres mots les gêne, votre sensibilité s’est révélée si parfaitement compréhensive qu’un flot de reconnaissance a voilé mes yeux d’une larme. Aussi, je voudrais vous dire simplement, sans cette emphase qui détruit la réelle beauté d’un sentiment, quelle douceur m’est venue de votre confiance en moi, en souvenir de la confiance de votre père. Bien que nos relations aient commencé sous de défavorables auspices, nous serons amis de cette amitié qui aurait pu nous unir si nous nous fussions connus il y a six ans, il y a quatre ans, alors que vous suiviez de loin le travail du peintre beauceron. Je sens en vous une telle puissance de certitude ! D’instinct, ma faiblesse veut s’y attacher. Ne me repoussez pas. Il me semble que je ne suis pas trop indigne de votre amitié. C’est une aumône, ma cousine, que je quête. Comme vous le souhaitez, je pourrai ressentir, aux heures de découragement, le calme qu’étendait sur vous l’épinettière. Ce seul espoir m’arrache déjà à la hantise du souvenir accablant et destructeur des velléités de reconquête de soi-même.

J’ai pris mes dispositions pour passer l’hiver à Noulaine. Paris me fait horreur. Avec la collaboration des deux menuisiers du village, j’espère me défendre des vents coulis que portes et fenêtres laissent passer en grands seigneurs, généreusement. Je n’ai nul projet de travail. Je rêve d’ensevelissement pour une durée de trois ou quatre mois, suivant la longueur de notre hiver beauceron. Je ne peindrai pas, je ne lirai que très peu, je n’écrirai pas du tout — sinon à vous, ma cousine, si les épîtres ennuyeuses d’un vieil homme triste ne vous fatiguent pas trop. Et si aucun critique, aucun chroniqueur mondain ne daigne s’occuper de moi, si votre solitude s’intéresse de temps à autre à ma solitude, je passerai l’hiver calme, reposant, dont j’ai tant besoin…

En prenant la plume, ce matin, je me suis promis à moi-même de ne pas m’étendre en des confidences qui risqueraient d’attrister votre chère âme faite de claire joie. Je tiendrai ma résolution encore qu’il m’en coûte de paraître répondre par une lettre banale à votre lettre émouvante… Je suis, je vous le répète, un vieil homme que la vie a maltraité, qui sut mal se défendre, et qui souffrit plus qu’un autre peut-être, parce qu’il était mal armé, pour la lutte, doué d’une sensibilité trop vive, d’un cœur trop confiant : tel est le peintre paysan qui plaisait à votre père.

Plus tard, bien plus tard, lorsque les liens de notre parenté et de notre amitié se seront fortifiés, lorsque, ma cousine, vous ne m’apparaîtrez plus comme un rayon de soleil que l’ombre peut mettre en déroute, lorsque je n’aurai plus peur, cousinette farouche, que vous preniez la fuite sur quelque cayuse sauvage, je me donnerai la douceur de chercher refuge et apaisement dans votre amitié mieux renseignée.

Recevez, je vous prie, mes hommages respectueux et reconnaissants.

Gérard de Noulaine.


HERMINIE DE LAVERNES
À GÉRARD DE NOULAINE


Le jour de la malle.

Je n’ai pu aller au bureau de poste, c’est Jack Davis qui nous apporte le courrier. Qui est Jack ? Une Anglaise d’Angleterre — ne souriez pas, il y a des Anglais d’Angleterre et des Anglais-canadiens, et c’est très différent, — Jack est la seule représentante de sa race à travers notre village de langue française. Une drôle de petite bonne femme, laide, avec des cheveux roux en masse qu’elle coiffe en épaisses nattes enroulées. Son vocabulaire français ne comprend pas plus de dix mots. Elle vit en bonne intelligence avec tout le monde et, pour répondre au désir du Père Chassaing, elle a quitté ses accoutrements masculins pour prendre le costume habituel à son sexe, depuis que la contrée est un peu peuplée. Nul ne connaît rien de son passé, on a même fini par ne plus se demander d’où elle vient et pourquoi elle s’est établie ici…

Je m’arrête épouvantée. Le désir de vous faire connaître nos alentours m’entraînera souvent à m’embrouiller dans mon récit, à partir à l’aventure parmi les « têtes de chats »… Voyez, il faudrait déjà ouvrir une parenthèse pour vous expliquer ce que sont les « têtes de chats »… Ce sont les myriades de mottes de terre… Et, ne me demandez pas à chaque instant la signification de tel ou tel mot à la mine bizarre : l’un est d’authentique noblesse française, l’autre vient du patois poitevin ou normand ; celui-ci est marin, celui-là est terrain ; cet autre est un anglicisme qu’on rencontre trop fréquemment dans l’Ouest.

Donc, Jack m’apporte une lettre de vous, mon cousin. J’ai tant de peine de vous trouver si las que, par réaction, je m’arme de tout mon courage pour venir à vous. Je me sens cependant une bien petite fille, et tellement inexpérimentée, pour accepter ce rôle que vous me tracez presque impérieusement, en dépit de votre air de mendiant ! Et puis, cela m’intimide de vous savoir si vieux. Un cousin, d’habitude a l’âge d’un frère, d’un frère aîné, si vous voulez, et avec un frère on est à l’aise pour parler. Si vous étiez un cousin de cet âge-là, je vous dirais : « Défendez-vous contre ce goût d’ensevelissement ». Je m’effraie plus pour vous des rhumes risqués dans les corridors de Noulaine que des coups reçus au cours de la lutte. Êtes-vous vieux à ce point que vous ne puissiez éprouver le frisson qui pousse à l’action, à la bataille ! Il faut achever votre convalescence au sein de l’apaisement qui vient de la solitude, mais pourquoi vouer à la stérilité des heures sans prix pour votre tempérament d’artiste ! Où en est le projet de tableau qui vous fit monter à la tour d’Herminie le jour où vous trouvâtes les fameuses lettres ! Pourquoi votre pinceau renoncerait-il à traduire en une œuvre incomparable la poésie de votre vallée ?… Si l’amertume a commis le crime atroce de tuer en vous l’inspiration, ce mécanisme merveilleux de l’art, alors consacrez vos quelques mois de repos à l’une de ces œuvres sociales que l’on cite à l’honneur de la France rurale.

Ne sachant pas si vos cheveux blancs pardonneront à mon audace, je rentre tremblante dans mon trou de gopher ! Pour me sentir en sécurité, j’inspecte mes galeries, mes galeries de gopher.

Quelle heure est-il à Noulaine ? Chez nous c’est le soir. Huit heures. La pâte a mal levé, Henriette n’a pas fini de cuire le pain. À travers les planches mal jointes de la porte, l’odeur chaude vient jusqu’à moi et me réjouit : ça sent la maison. La tête monstrueuse de caribou surmontant la cheminée est toute éclairée de lueurs rouges, rose clair, que la souche de saule déroule sans fin.

Nous pouvons parler de l’hiver proche sans trop d’effroi. Depuis longtemps, les fortes gelées de la nuit, les matins et les soirs glacials, les rafales de vent secouant les arbres dénudés, mériteraient à la saison présente le nom d’hiver, mais nous nous plaisons à reculer l’automne jusqu’à ses extrêmes limites. Le printemps, l’automne, l’on n’entend guère que ces deux noms dans l’énumération des saisons canadiennes. Dieu sait pourtant que l’hiver et l’été ont un caractère si nettement prononcé qu’on ne saurait les méconnaître au passage ! Entre ces deux saisons, le printemps est un trait mince, éphémère, tracé à la hâte par le temps. L’ardeur des sèves trop longtemps contenues, la soif de vie et de lumière qui érige le moindre brin d’herbe et ressuscite la plus humble bestiole, la complicité d’un soleil qui semble avoir brûlé les étapes pour nous arriver tout droit des tropiques, tout concourt à infliger, ici, au printemps, la soudaineté, la rapidité d’une brusque transition.

Notre automne mérite plus justement l’importance que nous lui accordons. C’est la saison canadienne. Ici, dans notre Nord-Ouest, il nous arrive avant que les avoines tardives ne soient coupées. Il encadre les champs, encore mouvants d’ors clairs de la somptuosité d’ors plus vifs que le gel de chaque nuit rouillera. Les broussailles rousses semblent vivantes avec leurs feuillages à peine froissés. Les midis ensoleillés ne perdent que peu à peu leur chaleur. Il faut que, soudain, un violent coup de vent souffle sur ce décor rutilant pour le disperser, et, jusqu’à ce que la neige recouvre la terre, nous ne nous résignons pas à appeler hiver une saison sans feuilles, sans chants d’oiseaux…

N’allez pas croire, mon cousin, que nous ne recueillons pas comme d’impérieux avis les changements de nuances, les transformations que chaque heure fait subir à la nature. Déjà la toison fauve des lapins pâlit et s’épaissit. Les précautions les plus urgentes sont prises en vue du long hivernage. Hélas, mon manoir, aussi, laisse passer le vent ! Bien que ses quatre angles soient admirablement jointés en queue d’arondes, le « bourrelage » est absolument nécessaire pour nous garantir des vents aigus… Pendant des jours, Henriette et moi, nous avons tressé la belle mousse longue, sèche, arrachée au tapis de l’épinettière, puis nous avons introduit soigneusement ces tresses entre les troncs d’épinettes qui constituent les murs de la maison. Mourier a complété notre travail en étendant un mortier fait à sa façon de sable de terre glaise, de paille hachée, d’eau, etc. Un badigeon blanc, éblouissant, recouvre ces rapiéçages, de sorte qu’en été, la maison étincelle au soleil et, en hiver, elle parait être la sœur aînée des meules de foin enneigées, élevées dans la cour de la ferme. Ce travail est fait. Nous laisserons à Henriette le soin de rechercher les fentes qui se feraient dans le bouzillage et de les aveugler de l’intérieur à l’aide de chiffons. Plus tard, lorsque la lutte contre le froid aura perdu de son oppressante hâte, nous collerons contre les murs un gros papier rude, gris clair, qui achèvera de nous mettre à l’abri du vent.

Pour le moment, nous nous occupons de l’hivernage des bêtes. Quelle lutte chaque année entreprise contre le froid, contre la faim ! Précipitamment, cet été, parce que la saison est courte et qu’il ne faut pas perdre de temps en charriant le foin à la ferme, on l’a mis en meule sur la prairie même et il faut reconstruire ces meulons transportés près des étables, pour parer aux éventualités d’un hiver dont la rigueur nous obligerait à garder les bêtes à l’abri.

Depuis une semaine, donc, nous partons, Mourier et moi, secoués rudement dans le char sans ressorts qu’on nomme « waggon » quand le train supporte une caisse longue et étroite pour le transport du grain et rack lorsqu’il soutient une immense cage de bois où l’on entasse foin ou gerbes. C’est un fracas de choses brisées, si la roue, après avoir grimpé sur une souche du trail, retombe dans une ornière. Il ne faut pas parler, par crainte de se mordre la langue. Ce doit être très drôle de nous voir debout, tous deux, graves, accrochés d’une main à l’un des barreaux de la cage ; nous descendons vers la prairie, par les chemins étroits longés de saules qui peigneront notre chargement au retour. Notre rack se remplit gaîment. Les grosses fourchées de Mourier me renversent parfois. J’égalise, je pile le foin élastique, luisant comme des cheveux de femme. Quand je suis étourdie, submergée, j’élève les dents de ma fourche au-dessus de ma tête, alors, Mourier arrête net son effort. Je vois sa fourche, chargée à ployer, interrompre sa course, déposer son fardeau ; Mourier saute de la meule sur le rack, d’un élan que ne laisserait pas deviner ses cheveux gris.

Combien de voyages avons-nous déjà faits ? Je ne sais. Les arbres avaient des feuilles rousses lorsque nous avons commencé ce charroi ; puis, l’air est devenu plus vif. Des rafales blondes nous ont assaillis, recouvrant notre chargement, et Henriette nous a fait la remarque que nous semblions rapporter un plein rack de feuilles mortes. Un matin, il a fait froid. Le manche luisant de la fourche glissait entre les grosses mitaines. Mourier grommelait : « Pourquoi ne faisons-nous pas comme les autres qui attendent les chemins de sleighs pour rentrer leur foin ? Au moins si l’on a froid, on peut charger du « redouble »…

Je l’ai laissé dire. Je sais que cet hiver, il se frottera les mains de contentement, en voyant les Bourgeois passer avec leurs voyages de foin. « Il fait meilleur au coin du feu, demoiselle ! »

Deux journées de travail encore et nous aurons fini. Même si l’hiver était très long et rigoureux et si nos bêtes ne peuvent se rendre aux meulons de paille, nous aurons assez de fourrage pour les hiverner jusqu’en avril.

Ce soir nous avons eu des « veilleux ». C’étaient les Labbé et la nouvelle maîtresse d’école qui prend pension chez eux et qu’on voulait nous présenter tout d’abord, un peu à cause du respect attaché à la mémoire de mon père qui fut si longtemps président de la Commission scolaire.

— Une belle créature, me dit le grand Fred avec un clignement d’œil connaisseur.

Je la regarde. C’est vrai, elle a le pur type de la Canadienne, traits réguliers, teint blanc, yeux brun foncé et cheveux ondulés, noirs, un peu hauts sur le front. Elle est sympathique. Je dois lui communiquer mon impression d’un regard, car elle me sourit gentiment et délicatement, me dit quelques mots de l’œuvre de mon arrière-grand-père, le chevalier de Lavernes.

Comme toujours, ce sont les mêmes questions, les mêmes réponses polies : « Comment aimez-vous le pays ?… » La place « est bien plaisante… » Les petites Labbé parlent des pique-niques passés et futurs, des danses prochaines, des chemins de sleighs qui nous mettront en relations plus faciles avec les autres centres. Le vieux Labbé et Mourier s’entretiennent des billots qu’on pourra sortir du bois. Comme elle est désirée, la neige !… La maîtresse sourit en disant qu’elle n’a pas peur du demi-mille qu’il lui faudra faire, de la terre des Labbé à la maison d’école, par tous les temps. Il est vrai que Fred lui assure :

— « Y a pas de soin », Mademoiselle Saint-Jean, on a des cayuses et un cutter chez nous !

Je ne doute pas que Fred attellera son traîneau soir et matin pour conduire la jolie maîtresse d’école, et j’en suis contente. Si vous saviez la vie de nos braves petites maîtresses… Beaucoup viennent du Québec. Loin de leur famille, elles doivent parfois se pensionner dans des conditions qui les rebuteraient, si elles n’étaient les vaillantes apôtres du parler français, les entêtées des traditions nationales qu’il faut éveiller dans l’âme de l’enfant. Si la place est pauvre, la maîtresse d’école partagera le chantier de bois ronds du pionnier : à l’aide d’un rideau, on lui fera un coin qui sera à elle, où elle aura son lit et ses livres. Avant les années d’abondance, il y a les années de patates et de lard, elle mangera sans se plaindre le lard et les patates. Elle ne deviendra combative que si un commissaire d’école trouve qu’elle fait bien longue l’heure de français et de catéchisme que permet la loi. Alors, elle qui ne représente qu’une autorité morale devant la force toute-puissante des commissaires d’école, elle cherchera des alliés et — j’ai honte de l’écrire — il arrive quelquefois que le vide se fait autour d’elle, qu’on murmure :

— « On sait bien, faut du français, mais l’anglais est bien utile par icite, dans l’Ouest ! »

La petite maîtresse d’école se défend, se débat, montre les cahiers de ses élèves, prouve que l’enseignement de l’anglais n’est pas négligé, que l’inspecteur lui-même s’est déclaré satisfait. Les esprits s’échauffent ; on ne sait d’où part la mauvaise parole et l’on apprend, un jour, que la maîtresse a reçu son congé, telle une « engagée » quelconque.

Rassurez-vous, ce ne sera pas là l’histoire de Mlle Saint-Jean. Au premier congrès du Parler français, à Edmonton, on a pu appeler Lavernes la citadelle canadienne-française. Nous étions alors à peine trente familles, je n’ose pas écrire groupées, tellement nous étions dispersés sur le territoire immense de la paroisse. Je ne crois pas qu’en nous accroissant, nous ayons dégénéré.

J’aime que notre nouvelle maîtresse se renseigne sur la naissance de la colonie. Le vieux Labbé conte à ce sujet de pittoresques détails qui mettent le fou rire aux yeux de la sérieuse Henriette. Lui seul a ce privilège, et je crois qu’il en tire quelque complaisance.

Nos visiteurs nous quittent sur l’invitation qui revient toujours aux lèvres, au moment des départs, et qui n’est peut-être qu’une instinctive défense contre l’isolement.

— Il faudra venir nous voir… Venez nous voir…

Ces mots, je les ai souvent entendu prononcer avec une secrète angoisse dans la voix ; ils m’impressionnent toujours. Ce soir, le bughey de Fred avait dépassé la clôture, lorsque Mlle Saint-Jean s’est retournée encore pour me crier :

— Venez me voir, bientôt…

Je crois que j’ai répondu avec plus de sincérité que d’habitude.

— Oui, je vous le promets.


Il faudrait trouver quelque chose à vous dire, fermer cette lettre et vous l’envoyer… J’ai laissé partir la malle hier ; durant huit jours, j’aurai le reproche de ces feuillets, attendant leur départ pour la France.

Je veux avoir la franchise de vous l’avouer : il suffit d’une allusion à votre Roman d’antan, trouvée au cours d’une lecture, pour rallumer la lutte de ma rancune contre ma sympathie.

Hier, notre meilleure revue canadienne m’est arrivée, avec, en bonne place, un panégyrique de votre livre écrit par l’une de nos plus fines plumes de la critique. Nous sommes stupides ! Nous perdons la tête, nous délirons d’allégresse parce que vous semblez avoir découvert le Canada, et pas un de nos hommes de lettres ne songe à souligner l’indélicatesse du procédé !… Enfin, enfin, vous avez pris des lettres dans un tiroir, des lettres que vous n’aviez pas écrites, qui ne vous étaient pas adressées et vous les avez publiées !…

Vous le voyez, je ne peux pas vous envoyer la lettre que vous réclamez, qui vous ferait du bien. À certains moments, je dois vous dire des choses banales, sinon, je suis certaine que je vous ferais du mal et je ne puis oublier, malgré tout, que vous êtes seul, malade, vieux et désespéré.

Les légendes indiennes de Nanine ont trop de trous dans ma mémoire pour vous les conter et ma vie est vide d’événements. Vous n’imaginez pas que je chasse le bœuf musqué ou que je fume le calumet de la paix au wigwan voisin ? Qui sait ? vous craignez peut-être pour mon scalp !… Hélas ! dans ma maison perdue en pays neuf — je devrais dire, en pays sauvage — je ne cours guère plus de dangers que n’importe quelle jeune fille française habitant au cœur de la province la plus tranquille.

Mon enfance farouche, ma jeunesse éclose en pleine force vive d’une nature que mon père voulait dompter pour la soumettre à la loi des récoltes, mon enfance et ma jeunesse m’ont-elles fait une âme différente de celle de cette petite provinciale supposée ? Sans doute, comme moi, ce soir, en entrant dans la chambre, pour fuir les feuillets qu’il faudrait relire, elle serait allée à la fenêtre. Pour ne pas songer à ce qu’elle devrait dire pour achever sa lettre, le nez écrasé contre la vitre froide, elle aurait regardé le paysage que je sais par cœur à toutes saisons…

Que dites-vous ? Elle aurait regardé, regardé pour vous ? Et savez-vous, mon cousin, si je ne l’ai pas fait ? Le faisant, je n’aurais pu choisir une nuit plus vraiment canadienne. Pas de neige, non, mais un ciel bleu d’une pureté incomparable, illuminée de lune ; l’astre fait les ombres courtes et claires, glissant au moindre souffle sur le tapis rugueux de broussailles sèches. C’est un ciel prêt pour le déploiement des écharpes multicolores de l’aurore boréale. Partout, le gel met sa morsure nocturne pour marquer au sceau de l’hiver, irrémédiablement, ce qu’il a épargné de vie les nuits précédentes. Par un phénomène d’optique fréquent ici, les plans éloignés apparaissent les plus distincts. Je pourrais compter les troncs argentés des trembles alignés sur le bord opposé du creek… Croyez-moi, j’ai vu l’eau vive attaquée par l’air aigu. Je l’ai vue atténuer ses vibrations, rétrécir son cours entre les deux rives onduleuses, enfin s’immobiliser, se figer en une attitude de bête blanche, allongée aux pieds des arbres gris. Un coyotte lança vers la lune son jappement rauque ; dans le coral, un cheval hennit, prit un temps de galop, vint poser sa tête sur la perche de la clôture.

Mon cousin, comme nous sommes éloignés l’un de l’autre !…


Encore une malle qui part sans emporter ma lettre !

J’attendais presque, quelque chose de vous aujourd’hui, au courrier. Rien. Déception, avouons-le. J’avais eu cependant le plus joli réveil. Une lumière légère qui montait du sol, des toits des étables, envahissait ma chambre et me réjouissant comme d’une nouvelle vue épanouie : la neige était tombée durant la nuit. Une neige molle à gros flocons humides qui ne tiendra pas. Pour quelques heures, pourtant, nous aurons la vision d’un monde blanc surmonté d’un ciel bleu cru qui offenserait votre palette, mon cousin.

J’aime ces matins de jeune neige. Son odeur fraîche s’infiltre par les moindres interstices des « logs », renouvelle l’atmosphère, apporte un regain de vie.

Je suis descendue, joyeuse, à la cuisine. Lorsque je suis entrée, le poêle ronflait, l’eau du canard ronflait, mon brave Mourier ronflait, confortablement installé dans une de ces berceuses qu’il fait gémir sous son poids ; ma chatte rousse, assise en sphinx, ronronnait, Henriette procédait, avec des gestes prudents, à la préparation du café. Le bruit de la porte se refermant, a éveillé Mourier. À cause du changement de lumière, ses petits yeux gris ont clignoté sous les sourcils broussailleux. Il a frotté ses mains sèches.

— Une belle bordée de neige, demoiselle. Ça tombe depuis trois heures du matin.

— Quel dommage que nous n’ayons pas attendu les chemins de sleighs pour charrier le foin !…

Il a humé le parfum du café cher à son cœur de vieux Français.

— M’est avis, a-t-il grommelé, que « faire le train » c’est déjà bien assez de besogne en hiver, dans un pays où le pauvre monde a de la misère à vivre dehors seulement pendant une heure.

« Faire le train », c’est panser les bêtes, les soigner, tirer l’eau du puits pour les besoins de la maison, dégeler l’abreuvoir à grand renfort d’eau bouillante après que l’on a entrepris de briser la glace à coups de hache, scier le bois, le fendre, le rentrer à brassées ; les bûches tombent, sonores, dans les profondeurs de la caisse entre le poêle et le mur.

— Se chauffer, on a que ça à faire dans ce pays de loup !

Comme beaucoup de ses compatriotes, Mourier jouit sans vergogne des avantages du pays ; vous ne parviendrez pas à lui faire accepter un seul de ses inconvénients. Les maringouins, en été, le froid en hiver sont le thème de récriminations inépuisables. J’ai depuis longtemps abandonné la partie. En vérité, le pays est rude avec son climat extrême, ses courts étés et ses hivers si longs, l’isolement qu’imposent les distances et la rigueur des saisons. Et puis ce paysan français, habitué pourtant à l’existence sans douceur de la campagne, ne parvient pas à se déprendre d’une nostalgie qui brouille sa vision de là-bas et d’ici, et le tient dans un perpétuel état de comparaison. Ses enfants, si la mort ne les eût pris de façon tragique la première année de son installation au Canada, fussent devenus des Canadiens ; il ne sera jamais, lui, qu’un Français déraciné.


Lorsque vous recevrez cette lettre, l’année 1913 sera près de sa fin. Quels vœux vous enverrai-je ? Je vous souhaite de toute ferveur le retour à la santé. Je demanderai aussi à Dieu de bénir notre amitié nouvelle.

Minnie Lavernes.


GÉRARD DE NOULAINE
À HERMINIE DE LAVERNES


J’attendais stupidement une réponse quand, l’impression de la distance me revenant, je me rappelle que je ne pourrai vous présenter à temps mes vœux de nouvelle année. Pardonnez-moi : je n’ai, depuis des semaines, consulté le calendrier… Je vous demande de me laisser la joie de remplir un devoir très doux envers vous, ma cousine, cher petit oiseau des neiges dont l’aile légère a effleuré mon ciel noir. Acceptez, je vous en prie, le présent qui devra vous arriver en même temps que cette lettre : il a la valeur des souvenirs que vous et moi lui attribuons… J’ai entendu une bouche sacrilège parler de découdre cette robe, de repasser les plis de la soie précieuse et d’en tendre un boudoir… Je ferme les yeux et je vois vos mains longues et fines comme celles de l’aïeule caresser pieusement l’étoffe aux reflets adoucis par le temps… Je joins à l’envoi quelques livres. Je les ai choisis dans la bibliothèque de Noulaine, me guidant sur ce que je sais déjà de votre jeune esprit. Les uns appartiennent à notre vieille littérature, les autres à la moderne ; les uns et les autres ne pourront ternir l’éclat de votre âme de cristal, dévelouter l’épiderme de votre sensibilité merveilleuse.

Au revoir, petite cousine, j’écris ce mot à la hâte. J’ai donné tout mon temps à la recherche et à l’emballage de la robe. Je veux porter moi-même lettre et colis à Étampes, pour être bien certain qu’ils partiront ce soir à temps pour prendre à Paris le train transatlantique.

Ma pensée va souvent vers Lavernes pendant que je tisonne, solitaire, et sans autre ambition que de gagner votre confiance et votre chère amitié…

Votre dévoué et respectueux,
Gérard de Noulaine.
20 décembre 1913.

LE MÊME À LA MÊME

Je reçois votre chère lettre datée du 22 novembre. Il est impossible que le courrier mette plus d’un mois à franchir la distance qui sépare Lavernes de Noulaine ! Je m’informerai.

Mon amie — car vous êtes mon amie, maintenant, en dépit des circonstances dont naquit notre correspondance — je sens votre courroux fondre comme une première tombée de neige sur la terre encore chaude des derniers rayons de soleil de votre automne canadien… Comment pourrai-je vous rendre en reconnaissance tant de sollicitude, traduite en une si simple et si pure amitié ?

Égoïstement, je vous ai dit : la souffrance m’a aigri, je me retranche du nombre des vivants ; pour vous j’entr’ouvrirai ma porte parce que vous viendrez à ma solitude sous forme de lettre. Je vous disais cela, et à part moi j’ajoutais : durant les jours amers, les enveloppes resteront intactes. Voyez le miracle des grands caractères de votre écriture, miroirs de la main loyale qui les a tracés et des yeux clairs qui se sont penchés sur eux : aujourd’hui, jour de triste anniversaire, j’ai fendu l’épaisse enveloppe bise, dès que je l’ai reçue.

Je l’ai lue et relue, votre lettre. J’ai besoin de me croire en pleine réalité. Deux ou trois lignes m’ont-elles égratigné un peu le cœur ? Non. Tout est justement dit. Chaque phrase est tellement vous ! J’ai ri, j’ai souri, j’ai pleuré : à la première lecture, mes nerfs détraqués ne traduisaient pas en impressions exactes les mots que je lisais…

Minnie, toute ma volonté s’appliquera à vous comprendre. Vous me direz ce que vous exigez de moi. Vous me montrerez le chemin. Déjà le frémissement de votre énergie me gagne en ondes douces et impératives. Laissez s’achever ma convalescence ; je veux guérir. Hélas ! de longtemps, je le crains, je ne pourrai toucher à mes pinceaux. J’ai essayé, le désespoir s’est emparé de moi : ma main n’est plus guidée par l’inspiration. Un souffle mauvais a passé sur l’étincelle, l’a éteinte… Puisque je ne suis plus peintre, nous devrons tourner les yeux vers un autre champ d’action. Les œuvres sociales agricoles ? Malgré mon amour de la terre, je manquerais d’entraînement et l’artiste que j’ai été inspirerait de la défiance au bon sens de nos paysans. Aviateur ? Je vois un éclair de gaieté pétiller dans vos yeux — bruns comme ceux d’Herminie ? — Le vieux cousin aux jambes rhumatisantes, enveloppées de ouate et de couvertures, transformé en chevalier de l’envolée !… Pourquoi pas ? Physiquement, il n’y a pas impossibilité. Le vieux cousin, ma cousine, avec ses trente ans, pourrait être le frère aîné que votre lettre semblait regretter. Voulez-vous que j’accepte les fonctions municipales que l’on m’offrirait volontiers au premier signe ? M’imposerez-vous l’héroïque corvée de discuter sur l’amélioration du chemin vicinal No 45 ?…

Minnie, je ne raille pas, je songe sérieusement à secouer la vie inutile que je mène depuis trop de mois. Continuez votre œuvre de sauvetage.

Il faut que je vous le dise. Dans votre chère longue lettre, tout me charme, tout m’amuse, tout m’émeut. Je vous vois petite reine aimée de votre royaume, brinquebalant aux hasards des ornières, cramponnée aux barreaux de ce grand char à foin que vous appelez rack. Si joliment, pour que l’évocation m’en fût facile, vous vous êtes campée au sommet de ce rack rempli de foin luisant et parfumé. Vous voulez bien, dites, que ma triste journée s’illumine de la vision d’une petite sœur lointaine arrivée ce matin avec le premier et pâle rayon de soleil ? Mon vieux logis et moi, nous nous en égayons comme si de radieuses clartés d’avril, en ce mois de décembre, passaient par les joints mal clos des fenêtres et des portes. Ces chères clartés, voltigeant autour de moi, je ne voudrais pas les mettre en fuite, mon amie, en profilant sur elle les ombres du passé, entassées aux recoins de l’immense bibliothèque… Je n’ose bouger… Ma plume grignote, menu, le silence. Mon fox-terrier dort en boule à mes pieds, parfois un soupir gonfle son petit corps nerveux, jamais au repos même pendant son sommeil. Au long des murs, mes livres s’alignent sur les épaisses planches de chêne, entre les casiers sculptés, travaillés par le temps, par les vers et par quelque artiste ignoré. Leurs dos ronds et parallèles sont semblables à des tuyaux d’orgues fantastiques. Si j’écoutais, aujourd’hui, j’entendrais, dans le silence, les plus harmonieux arpèges… J’ai conscience qu’une impression d’intimité, dont s’imprègne l’atmosphère de la bibliothèque sévère, austère, avec ses tons noircis de vieux chêne, s’échappe de vos feuillets disposés au coin de la table. On dirait une main que le soleil, le travail au grand air, auraient un peu brunie : la main, mon amie, que vous m’avez tendue…


Laisser flotter plus longtemps entre mes lignes, sans le préciser, le fantôme de la crise morale qui m’a ouvert le trésor de votre compassion, me paraîtrait un insigne manque de confiance. Je serai bref. Vous lirez en moi, à travers ma pensée inexprimée, n’est-ce pas, Minnie ?

Je n’ai pas connu la douceur des soins d’une maman. J’avais deux ans lorsque la mienne mourut. Mon père se remaria promptement. Ma belle-mère était une femme très jeune, très gaie, d’une grande vivacité de sentiments. Sans doute nous serions-nous attachés l’un à l’autre si nous avions pu nous connaître davantage. Elle détestait la campagne et avait en particulière horreur Noulaine avec ses murs épais, ses portes basses, ses longues salles que le soleil ne parvient pas à éclairer entièrement. J’étais maladif. Les médecins déclarèrent l’air natal indispensable pour consolider ma santé. Mes parents habitaient Paris en hiver, passaient la belle saison sur une plage à la mode ; je demeurais au château sous la surveillance d’une tante de mon père.

Cette tante, très bonne mais très romanesque, entichée de notre nom, m’éleva comme une précieuse idole. Je n’avais pas de camarade de jeux. La compagnie des enfants du fermier, parce que trop grossière, m’était interdite. Je ne jouais pas. Cloué derrière les fenêtres, j’avais fini par ne plus envier les petits Morin que je voyais courir, grimper aux arbres de la cour qui sépare le château de la ferme. Je quittais rarement le sillage de Tante. J’aimais l’odeur des dentelles noires qu’elle drapait en mantille sur sa tête. Un jour je lui demandai le nom de ce parfum. Elle me conta à petites phrases précieuses, l’histoire longue de ses fiançailles avec un officier de marine mort dans les mers de Chine. Je sus que le parfum des dentelles leur venait de l’arôme d’un coffre, en bois des Îles, dernier cadeau du fiancé, où longtemps elles avaient été enfermées. Dès lors, les émanations de ce suave philtre d’amour me plongèrent en des rêveries sans fin. Notre mutuelle affection se teintait du grain de romanesque qu’elle savait répandre sur les événements les plus ordinaires de la vie. Je ne jouais pas ; je lisais beaucoup. La passion de la lecture s’était éveillée de bonne heure en moi ; ma tante fit un choix de livres à mon usage et me laissa m’y plonger autant que je voulus. Une année, au cours des vacances, ma belle-mère, qui consentait à vivre quelques jours avec nous, passa une rapide inspection des titres. J’entends encore son rire léger, joli, quand, m’ayant pris dans ses bras, dans ses bras robustes à cause de l’exercice des sports, elle s’écria en me haussant jusqu’à ses lèvres :

— Gérard de Noulaine, je vous sacre le dernier chevalier !

Je ne sais ce qu’aurait donné ce singulier genre d’éducation, si, ma tante, un beau jour, n’eût eu l’idée, pour essayer son kodak, de me photographier, debout, sur les marches demi écroulées du pavillon des Archives. J’avais dix ans, je portais les cheveux longs. Mes boucles blondes tombaient épaisses sur le col de dentelle dont s’ornait ma veste de velours noir. Sur mon épaule était perchée une tourterelle familière. La photo fut envoyée à Paris. Par retour du courrier, mon père remercia sa tante de l’aimable attention, la félicitant de ma bonne mine. Incidemment, quelques mots courtois la priaient de faire couper mes boucles ! Avec les mêmes prévenances respectueuses, mon père disait aussi sa résolution de voir se commencer sérieusement mon instruction : le mois suivant, il viendrait à Noulaine et me conduirait lui-même chez les Jésuites de la rue des Postes…

La vie de collège me plut, bien que sa discipline fût un contraste avec le genre d’éducation reçu jusqu’alors. Je terminai l’année scolaire dans d’assez bonnes conditions.

Les vacances me ramenèrent à Noulaine. Ma tante m’y attendait. Si elle trouva changé son petit page, elle ne le laissa pas paraître. Les premiers jours, nous ne nous quittâmes peu. Je retrouvais avec délices l’odeur des dentelles noires. Puis un incident survint, qui devait faire entrer un tiers dans notre intimité. Cet incident prit la forme d’une petite fille d’à peine six ans. Je la vis un matin, entrer, traverser la cour, se diriger d’un air résolu vers les communs. Ce n’était pas une enfant du village. Une femme la suivait à quelques pas, une boîte à lait à la main. Je m’exclamai. Qui était-elle ! Où habitait-elle ! Que faisait son père ! Pourquoi lui permettait-on d’entrer à la ferme comme si elle eût été chez elle !

Ma tante tassa à menus gestes ses jupes amples autour d’elle et, de cet air mystérieux qui ne pouvait qu’allécher ma curiosité, elle m’apprit que l’enfant se nommait Jacqueline Maurane. M. Maurane, professeur d’Histoire au collège Geoffroy-Saint-Hilaire d’Étampes, avait acheté la Grangère, propriété qui s’étend au pied du château, au fond de la vallée, tout au long de la Juine. Tante prononçait ce nom de Grangère en rougissant, car la vieille maison, avec son crépissage rose sous la vigne vierge, avait eu comme dernière propriétaire une actrice de Paris dont le luxe agita fort la chronique du village. Comment un honnête professeur, ayant garde d’âme enfantine, avait-il pu acheter une maison évoquant de tels souvenirs ! elle préférait ne pas se le demander. D’ailleurs, elle ignorait complètement le nouveau propriétaire, qui était veuf. Bien entendu, il n’assistait pas aux offices religieux et il y avait peu de probabilités qu’il entreprît de faire des visites. Une après-midi, la petite fille était venue, comme cela, nu-tête, accompagnée de sa bonne, pour demander aux Morin qu’on lui vendît du lait. Et depuis, chaque jour, elle montait au château, traversait la cour, entrait comme chez elle dans la grande cuisine de la ferme, s’assurait que la mesure fût pleine, distribuait des bonbons aux enfants, embrassait le plus petit et repartait de son pas assuré.

— C’est une drôle de petite bonne femme, concilia Tante.

Il n’en fallut pas plus pour mettre mon esprit en éveil, dès que je pressentais confusément une originalité quelconque. Deux jours durant, je guettai la petite fille. Déjà, le goût de la couleur, de la forme, du mouvement s’éveillait en moi. La cour était pleine de soleil ; l’apparition s’avançait, accompagnée d’une ombre courte gris clair, qui dansait sur les dalles brasillantes. J’attendais qu’un regard se levât vers la façade du château. Le troisième jour, ma tante me dit avec un soupir :

— Pourquoi ne ferais-tu pas connaissance avec la petite Maurane ? À mon âge, on n’est plus une fameuse compagne de jeux et je n’ai plus d’histoires à te conter…

Pour toute réponse, je jetai mes bras autour de la chère tête. Je humai voluptueusement le parfum des Îles, je voulais m’en griser jusqu’à me faire oublier la tentation. Mais, déjà, j’étais consentant à la trahison. Je furetai à travers la chambre de Tante, et insensiblement je gagnai la porte. Deux minutes plus tard, j’étais aux aguets dans l’avenue creuse, défoncée par les chariots de la ferme, et que l’on n’entretenait plus depuis des années. Elle venait… Elle passa près de moi sans paraître me voir. Je me rendis compte que ce que je prenais pour une coiffure bizarre, éclatante à distance, était ses cheveux. Des cheveux abondants, rutilants, qui coulaient le long de ses joues crémeuses, rondes et fermes, pointillées d’or. La surprise fut si grande que je me troublai et n’osai l’aborder. J’attendis son retour, bien décidé à faire les quelques pas qui me mettraient au milieu de son chemin…

Je les fis. Elle s’arrêta sans paraître étonnée, leva vers les miens ses yeux sombres où se reflétait la couleur ardente de ses cheveux.

— C’est toi le petit garçon du château ? me demanda-t-elle. Ton papa n’habite pas avec toi… Pourquoi ne vas-tu pas au collège à Étampes ?…

Je subis passif, moi, garçonnet de onze ans, l’interrogatoire que voulut bien me faire subir cette petite fille de six ans. Nous nous quittâmes sur une promesse de camaraderie. Elle revint le lendemain, le surlendemain, chaque jour durant toutes les vacances. M. Maurane fit une courte visite à Noulaine pour remercier ma tante du pansement d’un bobo que s’était fait sa fille. Depuis ce jour nous retînmes Jacqueline pour le goûter. Tante se prit d’affection pour cette enfant sans mère, que son père idolâtrait à ses moments de loisirs, pour l’oublier ensuite pendant des journées entières. Il arriva que nous gardâmes Jacqueline durant l’absence d’une semaine que fit son père.

Présente ou absente, elle devint bientôt le centre de notre vie, tant sa personnalité était accentuée. Nous ne savions résister à ses volontés qui étaient impérieuses, tenaces, et que la flamme de ses yeux dramatisait. Je lui fus soumis. Pour elle, je surmontais mon excessive frayeur, la peur nerveuse qui me figeait au seuil des grandes salles désertes ; je la précédais dans les escaliers étroits, aux murs suintants ; je passais sous les portes basses percées dans les recoins pleins d’ombre. Des voiles velus me frôlaient le visage, je tressaillais, mes paumes devenaient moites et toujours je domptais ma folle envie de fuir.

Les vacances prirent fin, Jacqueline et son père rentrèrent à Étampes. Quand l’été suivant les ramena à la Grangère, déjà ma cousine et moi étions installés à Noulaine. L’enfant aux cheveux roux et aux yeux ardents reprit sa place dans notre vie. Il en fut ainsi pendant deux ans encore… Ma cousine mourut. Dès lors, je passai les vacances avec mes parents, tantôt sur une plage, tantôt aux montagnes. Ma belle-mère était atteinte d’une maladie qui n’allait pas tarder à l’emporter ; mon père, sans cesse occupé à prévenir le moindre caprice de sa malade, s’apercevait à peine de ma présence.

Cependant, je n’avais pas perdu complètement le souvenir de Jacqueline. Je savais que M. Maurane professait maintenant dans une grande ville du Midi et que les vacances du père et de la fille se passaient moins régulièrement que jadis à la Grangère. On était en pleine rage de la vogue des cartes postales illustrées. Jacqueline, en trois lignes tracées au-dessous d’une vue du château, classé monument historique, m’annonça un beau matin, qu’elle commençait une collection et que j’eusse à lui envoyer désormais quelques cartes représentant les lieux où s’écouleraient mes vacances. Sans analyser le bonheur confus que j’éprouvais à cette injonction, je m’engageai, par retour du courrier, à marquer de cartes illustrées chacun de mes déplacements. Je tins ma promesse durant des années, toujours plus charmé par la tournure originale que prenait sa pensée condensée en quelques mots de réponse. Je fus, une fois, gratifié de la reproduction d’un mince ruisseau anonyme, coulant en pleine lumière de juillet. À l’angle de la carte, d’une écriture haute, presque typographique, au point que je m’y trompai à première vue, un quatrain célébrait la fuite de l’eau souple sous la caresse fervente du soleil. Je réclamai le nom de l’auteur. Un autre quatrain, impertinent celui-là, me l’apprit. Je restai confondu de surprise. À tous les sentiments que j’avais éprouvés pour Jacqueline, enfant despotique, égoïste et passionnée, petit être de cruauté inconsciente, s’ajouta une admiration naïve…

L’année suivante, j’eus l’heureuse fortune de faire accepter mon premier tableau au Salon d’Automne. Il s’intitulait « l’Aube claire ». Bien que le sujet en fût pur et chaste, à cause des voiles trop légers dont j’avais enveloppé la frêle figure allégorique, je ne voulus pas, par délicatesse, signaler ce tableau à celle que je nommais ma petite amie d’enfance. J’avais vingt-trois ans. La critique fut bienveillante au jeune peintre. Par vanité naïve, je m’étais abonné à l’Argus de la Presse. Parmi les découpures, les hachures d’articles, travail de ciseaux vigilants à ne laisser passer aucune ligne où fût cité le titre de mon tableau ou mon propre nom, je remarquai une longue bande grise, glacée, où les caractères bleutés s’alignaient en de courts alinéas. Je lus, émerveillé que ma pensée eût été aussi parfaitement comprise, aussi finement analysée, dégagée pour ainsi dire de la couleur et de la forme, présentée en artiste, mise en valeur par le propre talent de l’auteur de l’article signé des initiales J. M. J’écrivis aussitôt la plus lyrique, la plus reconnaissante des lettres que j’adressai à la revue pour être transmise à J. M.

Ce fut Jacqueline Maurane qui me répondit… Elle n’avait pas destiné sa prose à l’impression, me disait-elle. En visitant le Salon, au cours d’un rapide voyage à Paris, elle avait remarqué mon œuvre, et de retour à Toulouse, elle avait voulu fixer pour elle-même ses impressions. Pour tout dire, « mon Aube claire » lui avait donné l’idée de faire « quelque chose ». Le « quelque chose »

avait plu à Mlle Schmidt, son professeur de littérature, qui l’avait aussitôt communiqué à l’un de ses amis, collaborateur d’une petite revue d’art, « Le Reflet », et voilà… « grâce à vous, ajoutait-elle, j’ai connu la joie supra-terrestre de me lire dans l’imprimé comme disent les bonnes gens d’Ormoy ! »

Un sentiment bizarre m’empêcha de retirer toute la jouissance que j’aurais dû de ce hasard extraordinaire : ma première œuvre saluée par le première article de Jacqueline. Sans me l’avouer il me déplaisait qu’elle eût commenté cette peinture avec des expressions ardentes, toutes cérébrales certes, mais qui me choquaient maintenant que je les savais éclos sous le front crémeux, voilé de frisons roux. J’en arrivai facilement à accuser l’éducation libre du lycée d’avoir exalté, cette jeune âme de dix-sept ans, déjà naturellement éprise de beauté païenne, et je me pris à rêver de combattre une influence pernicieuse, de tendre vers un idéal chrétien ces élans de ferveur frémissante, inquiétante comme une gerbe de fleurs trop belles, trop pourprées, trop sanglantes. Pour cette enfant que je n’avais pas revue depuis cinq ans, je ressentais tout à coup une responsabilité de grand frère.

Cependant, je n’eus même pas le loisir de répondre à la lettre de Jacqueline. Ma belle-mère mourut presque subitement. Mon père fut pendant des semaines entre la vie et la mort. Quand il revint à la santé ce fut pour prendre en haine tous les lieux qui lui rappelaient la chère morte. Deux années durant nous voyageâmes sans repos. J’amassais d’inoubliables impressions d’art. Enfin la lassitude des palaces prit mon père. Un soir, c’était Malte ; il me pria de faire les préparatifs pour un prochain départ : nous rentrerions à Noulaine.

J’étais ivre, étourdi de soleil, de couleurs violentes ; la campagne de chez nous avec ses lignes calmes, ses ciels perlés, fut un bain délicieux pour mes yeux. Le vieux château à visage d’ancêtre, majestueux et accueillant, nous attendait de toute la fidélité de ses vieilles pierres. Partout je retrouvais mes souvenirs d’enfance et d’adolescence. J’errais dans les longues salles que le caprice de ma belle-mère avait peu à peu démeublées au profit de son hôtel de Paris ; ces murs sonores répétaient maintenant le bruit de mes pas d’homme. Nous vécûmes des jours de calme, d’un charme bienfaisant. Mes longues rêveries ne cherchaient pas à s’exprimer par le pinceau. J’attendais, indécis et troublé, une heure pressentie avec le candide émoi d’une âme de jeune fille qui s’oriente vers l’amour. Au hasard de nos déplacements, j’avais passé sans les voir, près de belles jeunes femmes, près de séduisantes jeunes filles. Je me réservais jalousement, pour la tendresse unique, impérissable. Pauvre fou !…

Juillet vint, plein de gloire, avec ses promesses de bonheur, avec ses fleurs épanouies, avec son soleil intense. Chaque matin, les roses éclataient comme des ballons gonflés de pétales rouges, blancs, roses, souffrés. L’air était mol et énervant. Mon attente imprécise devenait angoissante. Je ne songeais pas à Jacqueline. Jacqueline survint et ce fut la vision fixée…

À la première rencontre, son regard d’ombre, roux, fauve, se posa sur moi, énigmatique, sphyngien. J’en reçus un choc magnétique que je ne songeais pas à définir : j’étais sous l’empire de sa jeune beauté de déesse. L’âge avait atténué la couleur ardente de ses cheveux et nuancé, des tons chauds de l’acajou, la torsade d’un art simple retenue bas sur la nuque par des épingles d’or qui multipliaient les jeux de lumière. Elle remarqua mon regard attardé.

— Me trouvez-vous toujours une drôle de petite bonne femme avec mes cheveux roux ? dit-elle en riant de l’allusion à l’une de mes taquineries passées.

Je balbutiai un compliment. Mais elle m’entraînait par la grande porte-fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin de la Grangère.

— Venez. Laissons ces Messieurs à la recherche de leurs communes relations. Le rappel de nos souvenirs de gosses les embrouillerait.

C’était un de ces après-midi où le ciel brasillant laisse tomber une nappe de feu. Au fond de la vallée, l’air était irrespirable. La grisante odeur des fleurs mêlées, épanouies éperdument, montait des massifs surchauffés. Nous longeâmes sans parler, écrasés de soleil, le mur recouvert de jasmin qu’un souffle de vent chaud agitait. Jacqueline, sans m’arrêter, arracha quelques étoiles d’argent qu’elle fixa à l’encolure basse de sa blouse. Quand nous fûmes à l’abri de l’épaisse charmille, elle leva son visage vers le mien et me dit simplement :

— Je vous attendais depuis si longtemps… — Avant que je fusse revenu de mon étonnement, — Oui, je vous attendais, continua-t-elle. Vous êtes surpris de ma hardiesse ? Ah ! Gérard, vous me trouverez différente des jeunes filles de votre monde, je vous en préviens… Je vous attendais parce que vous avez en vous le secret de mon art. Je l’ai senti à l’étincelle jaillie au contact de votre pensée, lorsque j’ai découvert votre « Aube claire », au Salon d’Automne. Ne sentez-vous pas combien la peinture et la littérature sont sœurs jumelles ?… Je rêve d’une école… Vous verrez, ce que nous pourrons réaliser !… Gérard, voulez-vous m’accepter comme une humble collaboratrice ?…

Sa tête orgueilleuse paraissait accablée, courbée sous l’humilité de la demande, pendant que l’arc de sa bouche frémissait sanglant, prêt à se détendre dans une riposte ironique et que les clartés et les ombres passaient rapides sous les longues paupières bistrées voilant à demi les prunelles de feu. J’eus l’intuition que ma réponse ne devait pas se faire attendre. Loyalement je lui devais l’aveu que mon idéal différait du sien, de celui qu’elle me prêtait. Certes, j’étais artiste. Mais plus haut que l’art pur, je plaçais la beauté des idées, des grandes idées fondamentales de la vie de l’homme. Je me sentais invinciblement attiré par la terre. Jacqueline parlait de « l’Aube claire », ma première toile. Pourtant n’avais-je pas produit depuis des œuvres totalement différentes et nettement paysannes ? Hélas ! plus encore que des théories d’école, la poésie latente de notre jeunesse palpitait entre nous. Un rai de soleil, fusant au sommet des branches, enveloppait Jacqueline, exaltait le parfum de la touffe de jasmin. Je songeai à m’enorgueillir du don de cette jeune et forte intelligence ; j’étais ébloui, sans pensée définie… Avant que je puisse parler, dans la hâte de sceller d’un geste le pacte, j’étendis la main et je pressai entre mes doigts une main petite, ferme et chaude…

Les vacances des Maurane se trouvèrent brusquement abrégées par la maladie grave d’une tante de Jacqueline, sœur de son père, directrice de l’École normale de Tunis. Jacqueline passa une année là-bas pour soigner Mlle Maurane. Elle était absorbée par ses soins d’infirmière ; j’étais pris entièrement par ma peinture, qui jamais ne m’avait aussi jalousement accaparé ; notre correspondance fut brève. Il m’arrivait de sourire en pensant à la fougue de la jeune fille rousse sous la charmille. Combien plus il me plaisait de l’évoquer telle qu’elle devait être, prodiguant ses soins à sa tante, et, ainsi, plus voisine de mon idéal !

Au printemps, je fis une exposition chez Goldstein. Mon succès me valut de Jacqueline des félicitations d’une ironie si fine qu’il était difficile d’y répondre. Il était vrai que les toiles exposées étaient différentes d’inspiration de celle de « L’Aube claire ». Je ne conçus nulle amertume de ce qui me semblait un caprice d’enfant, entêtée à ne me chercher et à ne me trouver que dans cette œuvrette assez quelconque. Après tout, « l’Aube claire » ne lui rappelait-elle pas son premier article ? Et n’était-ce pas là sa principale raison de la préférer ?

Les vacances revinrent, ramenant les hôtes de la Grangère. Mlle Maurane, complètement rétablie, les accompagnait. Je retrouvai Jacqueline dans l’éclat de sa beauté splendidement développée…


Nous nous fiançâmes, un soir de septembre, peu de jours avant le départ des Maurane…

Minnie, ma chère petite âme d’eau claire, n’exigez pas de moi l’analyse impitoyable du pseudo-amour littéro-cérébral que l’on m’offrit en retour de la tendresse profonde, confiante, joyeuse que j’avais vouée à celle en qui je croyais de toute ma sincérité.

Notre mariage ne devait être célébré que l’année suivante, alors que Mlle Maurane, prenant sa retraite, viendrait vivre auprès de son frère et dirigerait son intérieur.

Mon père, repris par ses goûts mondains, faisait de fréquents voyages à Paris. J’aurais voulu passer cette année d’attente à Noulaine, m’absorber dans un labeur fécond que l’allégresse rendait aisé. Jacqueline s’opposa à mes projets. J’avais de précieuses relations à Paris que je ne devais pas négliger. Et puis n’avais-je pas fait assez de « paysanneries », il n’était que temps de revenir à ce qu’elle appelait ma première manière. Je promis que je ne m’enterrerais pas à Noulaine. N’avais-je pas d’ailleurs la chère mission de préparer notre nid dans la vieille demeure parisienne ?

La séparation me parut courte cependant, embellie qu’elle était par une correspondance où l’on me livrait le merveilleux secret d’une intelligence riche, souple, aux manifestations sans cesse renouvelées. Quelle sécheresse de cœur je devais découvrir plus tard dans ces lettres qui m’avaient enivré, soutenu contre toutes les tentations, soulevé, transporté, agenouillé devant la radieuse certitude de l’amour partagé !… Les plus fragiles de nos souvenirs d’enfance m’étaient une preuve irréfutable que l’accord depuis toujours régnait entre nous. Peu à peu, par un mirage d’imagination, la Jacqueline, enfant despote et égoïste, s’estompait pour faire place à une Jacqueline que mon amour créait de toutes pièces. Je rêvais, je divaguais sur ce thème inépuisable. Jacqueline, elle, me morigénait parfois, m’accusait de ne pas produire, de ne pas profiter de l’exaltation de l’heure pour préciser, affermir devant la critique les préceptes de l’école nouvelle dont elle me sacrait le Maître. Combien peu je songeais à vaticiner ! Jalousement, je renfermais en moi les sentiments nouveaux dont mon âme chaque jour s’élargissait. Ma fiancée seule connaissait leur puissance, leur douceur d’expression… Je ne doutais pas de son amour. Ses lettres étaient l’évangile où je puisais mes espoirs, mes réconforts et l’indéfinissable orgueil du don intellectuel qui magnifiait son amour.

Les mois qui nous séparaient du revoir furent un enchantement et passèrent assez vite. Bien avant les Maurane, j’arrivai à Noulaine pour faire subir au vieux château quelques transformations que je savais du goût de ma fiancée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Minnie, laissez-moi abréger… Aussi bien j’ai perdu le souvenir des jours qui précédèrent la scène… Mademoiselle Maurane habitait la Grangère et servait de chaperon à sa nièce, ce qui me permettait de les recevoir au château. À vrai dire, Jacqueline se souciait peu de ces détails de convenance et plus d’une fois je la vis entrer, dans cette bibliothèque, seule, tête nue, comme elle aimait à l’être. Ce jour-là, il y a deux ans, je ne fus donc pas étonné par son irruption. Je l’attendais. Depuis quelques jours elle m’avait remis le manuscrit d’un roman qu’elle désirait soumettre à une maison d’édition. Or, les premières pages m’avaient accablé de stupeur. Croyant à ma propre aberration mentale, je demandai des explications que Jacqueline me refusa exigeant avant tout que j’eusse terminé la lecture de son manuscrit. J’avais lu. J’étais incapable de prendre la décision qui s’imposait, d’aller à la Grangère plonger mon regard dans les yeux ardents, pour y lire la vérité immuable, pour presser la main ferme et loyale dont mes doigts connaissaient l’étreinte ; j’attendais la venue de ma fiancée, sans pensée, devant les débris de mon idole renversée. Et voilà pourquoi lorsque la porte basse s’ouvrit, tout à coup, ce jour-là, pour encadrer entre les montants de chêne bruni l’éclatante apparition de beauté et de force, je ne fus pas surpris. Pourtant, je ne pus me composer une attitude indifférente. Vit-elle en mon désarroi l’espoir d’un triomphe facile ? Tout de suite, elle prit la pose soumise d’esclave dont elle savait se servir comme une habile comédienne. Sa tête fine, casquée d’épaisse soie rousse se leva vers moi :

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu, Gérard ?

Et pour effacer, semblait-il, l’humilité du premier geste, elle s’assit très droite sur le bord du canapé recouvert de cuir sombre, roulant entre ses doigts nerveux le manche mince de son ombrelle rouge, qui paraissait comme une coulée de sang vermeil au long de sa robe blanche. Elle attendait ma réponse. Mes lèvres se refusaient à émettre des sons dans cette atmosphère d’hostilité. À cette minute, que je sentais décisive pour notre vie, les puérilités de nos jeux d’enfants, ce qui avait été pour moi les exquises joies de nos fiançailles m’assaillaient de leurs souvenirs en m’attendrissant de façon inexprimable. Devant elle, subitement dressée en adversaire, je me taisais, terrifié des ruines qu’amoncellerait un mot mal interprété, une phrase obscure, un regard fuyant ou trop soutenu. Et encore, je ne doutais pas que notre amour ne sortît victorieux de la lutte nécessaire.

— Dois-je vous répéter, Gérard, que je vous ai attendu depuis lundi ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu ?… Vous savez que mon manuscrit doit partir bientôt, si je veux paraître en bonne saison…

— Jacqueline, il est tout à fait impossible que ce roman paraisse…

— Vraiment ?… Et pourquoi, je vous prie ?…

Elle était toute tendue, frémissante, révoltée, je voulus la reconquérir, la regagner à ce qu’elle m’avait dit être sa grande, son unique raison de vivre ; mais déjà nous ne parlions plus le même langage. Je ne l’avais pas crue méchante, et voilà qu’elle me cinglait de phrases traîtresses, envenimées, atteignant jusqu’au plus intime de mon âme, pour mutiler l’image radieuse… Volontairement, avec des mots haineux, elle prenait plaisir à se dépouiller de la beauté morale que je lui prêtais. Emportée par une fièvre mauvaise, elle ne me laissait pas le temps de la supplier de nous épargner tous les deux.

— Ayez donc le courage de la franchise, Gérard, disait la voix sifflante, jamais entendue auparavant. Ce que vous reprochez à « L’Ombre des Jours », c’est l’émancipation de ma pensée, c’est moi, consciente, me soustrayant à votre joug, pour m’épanouir dans la libre floraison de ma personnalité… Ah ! bon apôtre, que vous importent « les sophismes de la thèse », « les quelques lignes de description risquée ? » Ne savez-vous pas quelle part prend l’imagination dans la construction, le développement d’une œuvre ?… Doutez-vous de ma loyauté envers vous ?…

— Non, Jacqueline, je ne mets pas en doute votre loyauté mais je crois à la mission de l’écrivain, à son influence sur les âmes…

Un rire aigu m’interrompit, en même temps que le bruit sec du manche de l’ombrelle qu’elle rompait, me fit sursauter. Les mots s’échappaient de ses lèvres comme des balles meurtrières.

— Il me plaît d’écrire suivant ma fantaisie. Je veux le succès, peu m’importent les moyens pour l’atteindre ! Sachez que je n’accepterai pas plus votre tutelle maintenant que plus tard… Choisissez, mon cher, vous acquiescerez à la publication de « L’Ombre des Jours », ou je sortirai d’ici libre… Libre… Libre…

Elle s’était tournée vers la fenêtre. Elle haletait.

— Jacqueline, vous êtes libre…

— Merci…

Jamais sa voix émouvante n’avait frémi d’une telle allégresse.

Minnie, plus tard, quand la porte se fut refermée sur celle que j’aimais depuis toujours avec un aveuglement insensé, je m’accusai d’avoir bien mal défendu mon amour. Mais quelles paroles eussent été plus éloquentes que le visage défait qu’instinctivement mon regard chercha sur le miroir terni, en face de moi, comme pour m’assurer de ma propre existence ?…

Je la vis qui traversait la cour dallée, toute blanche, avec son ombre grise qui dansait à ses pieds. L’allée de chênes la prit sous son ombrage. Je restai là, le front meurtri par la bande de plomb qui enchâssait les petits carreaux verdis, pour fixer dans mon souvenir le rythme de sa démarche, l’envol de ses mains vives qui la défendaient contre l’attaque des moustiques, la nuance chaude de ses cheveux avivée par la pâleur de sa robe, de sa nuque… Je me détournai. L’ombrelle gisait sur le canapé comme un grand oiseau sanglant, l’aile brisée ; les gants clairs déformés, pétris, roulés en boule, n’étaient plus qu’une pauvre chose, abandonnée, sans nom…

Sur ma table, la petite main bise, patinée de soleil, la petite main que de si loin vous m’avez tendue, Minnie, absorbe les dernières lueurs du jour… Je ne peux plus écrire, et cependant, je veux vous dire encore le calme indéfinissable, l’apaisement que votre lettre bonne, sensible, riche d’amitié est venue mettre dans ma journée.

Merci, chère petite amie, merci du meilleur de mon cœur pour l’aumône bénie.

Minnie, je m’inquiète comme un grand frère très soucieux de la sécurité de sa sœur. Vos hivers tragiques m’effraient, vos chevaux demi-domptés me font frémir dès que je vous imagine auprès d’eux… Je n’ose pas conseiller la prudence à la fille hardie de la Prairie ; et néanmoins si vous étiez un peu prudente, combien cela rassurerait votre dévoué cousin.

Gérard.

MINNIE À GÉRARD

Je reviens de la malle, mon cousin. Il fait froid, si froid que le fer crissant des sleighs adhère à la neige glacée dès que l’allure des chevaux se ralentit. Je me suis arrêtée une minute devant la porte de Jack, le temps de lui jeter une brassée de journaux et, pour repartir, il a fallu que la main vigoureuse de mon amie ébranlât mon léger cutter.

Qu’il fait froid !… J’ai trouvé ma maison grande, triste et froide. Pourtant Henriette s’empressait autour de moi, m’aidait à me dévêtir de ma fourrure, avançait près du feu ma berçante favorite, me présentait une tasse de thé brûlant.

— Pas de courrier de France, Minnie ?

— Pas de courrier de France… Mais pense-t-on seulement à nous en France ?…

— Oh ! Minnie,… Il faut croire que le paquebot ou le train ont eu du retard…

Faut-il croire à cela ? Parce que, moi aussi, comme Henriette, j’attendais du courrier… J’avais compté, calculé les dates… Pourvu que vous ne soyez pas malade dans ce grand château perdu !…


10 janvier.

La chère, la belle, la merveilleuse surprise ! Je reste extasiée, je n’ose pas toucher !… Il me semble que c’est la robe de Peau d’âne et que quelque fée malicieuse va d’un coup de baguette faire s’évanouir en poussière le joli rêve des yeux…

Je vous écris ce mot à la hâte. Je veux que Mourier retourne au village le porte au postillon qui repart à quatre heures. Je veux que mon merci ému, sincère, confus s’en aille aussitôt vers vous… Comment avez-vous pu vous séparer de la chère relique ? Ah ! je vous jure qu’aucun ciseau profanateur ne tranchera un fil de soie !

D’abord, j’ai ouvert votre enveloppe tout de suite reconnue parmi le paquet de journaux, de réclames et de lettres que Mourier avait jeté sur la table, et je me suis inquiétée.

— Il y avait un colis ?

— C’est vrai, je l’ai oublié dans le sleigh.

Quand j’ai eu entre les mains la boîte brune écrasée par les tampons de la poste, je me suis sentie pénétrée d’une émotion religieuse. J’ai compris l’émoi du chercheur lorsque sa pioche sonne d’étrange façon. Je suis montée chez moi. Mes doigts tremblaient, je n’arrivais pas à dénouer les ficelles. Avec quel amour vous l’avez enveloppée la robe de l’ancêtre ! Aux soins pieux des papiers de soie, des étroites faveurs mauves, je vous ai senti communier à mon culte.

Pendant que je vous écris ces quelques lignes, je me retourne de temps à autre pour admirer, pour sourire aux falbalas étalés sur mon lit. Ils bouffent, ils ondulent ; on dirait qu’ils ont conservé la forme du corps de celle qui les anima…

Mon cousin, que je ne connais pas, quelle joie rare vous avez donnée à une pauvre petite sauvagesse ! Dites-moi quel bonheur je dois demander à Dieu pour vous. Je veux le prier qu’il vous guérisse, qu’il vous redonne le goût de vivre.

Je me hâte ; Mourier réclame. J’ai laissé couler l’heure à admirer, à passer par toutes les expressions de la joie. En bas, mes gens devaient me croire folle. Je les ai appelés, j’avais besoin de jouir de leur ébahissement. Quel concert d’exclamations !… Ils ne comprennent rien à ce cousin fantastique qui m’envoie des robes de contes de fée !

— Alors, c’est une robe à votre grand’mère ?

— C’est une robe qui a appartenu à mon arrière-grand ’tante.

Et comme je faisais valoir la robe en l’ajustant contre moi.

— Eh ben !… elle était à peu près de votre taille, conclut sentencieusement Mourier, en homme qui a le coup d’œil juste.

Mon cousin, il faut que je vous quitte — je vous quitte pour retourner caresser les plis soyeux, les faire chatoyer dans la lumière qui est pure et claire aujourd’hui. Merci encore du meilleur de mon cœur. Que votre amitié vienne au secours de mes mots impuissants, qu’elle leur fasse rendre tout ce que j’ai voulu mettre de gratitude sous leur imperfection.

Affectueusement vôtre,
Minnie.


LA MÊME AU MÊME
20 janvier.

Les Fêtes sont passées. Les Fêtes dont tante Nanine me faisait de mirifiques descriptions au temps où nous étions si seules, blotties dans notre chantier, privées de toutes chances de « veilleux », sans qui les Fêtes ne sont plus les Fêtes.

— Tu sais ben, dans ce temps-là, j’étais une jeunesse et vingt milles en traîneau ne me faisaient pas peur. On s’en allait « courrayer » jusqu’au settlement de métis du Lac Rond, chez les Lhirondelle, les Comeau et dans ben d’autres places. Ah ! les belles veillées, ma fille… De la Noël aux Rois c’était effrayant.

— Raconte…

Les coudes sur les genoux, le menton au creux de mes mains, j’écoutais. Durant une heure, il n’était question que de sleighs culbutant sur la neige, au milieu des rires de garçons et de filles, de « chantiers » chauds et accueillants, de mangeailles, de jeux de cartes et de danses.

— Ah ! si la place d’icite pouvait se « settler », tu verrais ! Vous en auriez des veilleux… Pas des métis, bien sûr, mais des gentilshommes comme ton père et toi…

La place s’est « settlée », ce qui veut dire que les colons sont venus jusqu’à nous et nos Canadiens-français ont apporté avec eux la tradition.

Nous avons eu des Fêtes très animées, cette année, car enfin, le voisinage commence à devenir proche, puisque le Père Chassaing, à la messe de Minuit, rappelant les progrès de la paroisse, évaluait à cinquante le nombre actuel des familles. Cinquante foyers répandus sur un territoire grand comme… Non, je ne ferai pas de comparaison bien que je me sois amusée hier soir, à chercher sur la carte du département de Seine-et-Oise quelle étendue couvrirait notre paroisse.

Les Fêtes passées, nous avons repris notre vie coutumière d’hiver. Les froids habituels de janvier se font durement sentir. On hésite à sortir. Il faut l’obligation du « train » pour se hasarder dans la cour. Le matin, quand je vais vaquer aux soins de la basse-cour, je trouve la neige déjà trouée par les larges empreintes des mocassins de Mourier. Je les suis jusqu’au point où je dois bifurquer pour me diriger vers le poulailler. Alors, le pied hésite, puis s’enfonce, après avoir brisé la surface cristallisée de la neige. Nous n’arrivons pas à battre « un trail » parce que chaque nuit la poudrerie s’élève et recouvre les traces.

Nous avons eu, au commencement de la semaine, une véritable tempête qui a failli devenir meurtrière. La nuit était tombée très vite, comme il arrive lorsque le ciel plombé est chargé de neige. Tout était vraiment hostile dehors et Mourier et moi, le train fini, nous rentrions les dents serrées, contractés de l’effort qu’il avait fallu soutenir pour résister au froid intense. Tout à coup, la bourrasque descendit du Nord avec une violence inouïe, dont j’ai rarement été le témoin. C’était la terrible poudrerie. À peine tombée, la neige se convulsait, entrait en colère. Un tourbillon l’arrachait du sol, la jetait aux branches des épinettes qui nous abritent du côté du Nord. Elle se ruait à l’assaut de la maison et les murs solides tremblaient comme pris d’épouvante. Un silence tragique s’étendait parfois, et ces répits étaient plus angoissants que la fureur de la tempête. Toujours la même pensée serre les tempes : où sont les voyageurs, ceux qui ont été surpris en prairie ? Le bois est hospitalier comparativement, mais la plaine ?… Quand le vent souffle en piquantes épines, la neige frémit de son grand corps pâle et gare alors à tout ce qui est vie ! La vague insensée balaie, en hurlant, la prairie, s’écrase contre les obstacles, les enserre, les étouffe, rejaillit en écume étincelante ; puis, elle s’apaise, murmure, caresse, ensorcelle le voyageur affolé pour reprendre, la minute suivante, son ardeur passionnée. Les lames succèdent aux lames, effaçant les pistes ; tout se confond, tout s’abîme, tout craque dans la clameur d’épouvante du brouillard blanc.

Ce soir-là, je songeais invinciblement, à ceux qui luttaient à des milles et des milles d’ici — ou peut-être tout près, au cœur de la solitude glacée, à ceux qui pouvaient périr en pleine tourmente d’un martyre ignoré, et dont les loups viendraient, dans la nuit sans espoir, flairer les lamentables dépouilles. Je songeais aux poules de prairie qui se blottissent, transies, sans détente de leur petit corps, aux creux des saules où restent accumulées les feuilles pointues et sèches ; je songeais aux petits oiseaux blancs, ceux qui prennent la livrée de notre hiver pour ne pas déserter, et se blottissent en grappes désespérément cramponnées à la branche grinçante. Je songeais à toute la misère qui tord l’âme des êtres et des arbres torturés par les éléments, et, tout à coup, entre deux rafales, un grand cri humain est monté, terrible, désespéré, résumant la force d’un homme en lutte contre la mort. Un même bond nous arrache de nos chaises.

— Un freigteur écarté. Je vais « jeter un cri », dit Mourier en se précipitant vers la porte.

Un tourbillon de neige l’enveloppa, renfonçant l’appel dans sa gorge, pénétra jusqu’au milieu de la pièce, éteignit la lampe. Le verre surchauffé se fendit avec un bruit sec. Une quinte de toux secouait Mourier.

— Allumez le falot d’écurie, dis-je à Henriette, nous ferons des signaux, si ma voix ne peut porter.

Emplissant ma poitrine d’air, je mis mes mains en porte-voix et lança un « All…o… » prolongé, que le vent disloqua, fouetta, emporta parmi les aiguilles qu’il agitait en bourrasque. Henriette affirma qu’on avait répondu, mais la voix semblait plus lointaine qu’au premier cri, vers l’Est.

Je me tournai vers l’Est. Le malheureux, s’il s’engage à travers le Grand brûlé, il est perdu, quoi que nous puissions faire pour lui porter secours. « All…o… »

Cette fois, Mourier et sa femme sont certains qu’on a répondu. Nous faisons des signaux avec le falot. Je profite des accalmies pour lancer des appels et diriger ainsi les pas qui viennent vers nous. Henriette a jeté sur les épaules de son mari, sur les miennes, nos capots de fourrure. Nous enfonçons nos casques. Le froid est intense. Nous avons fermé la porte derrière nous, Mourier a peine à respirer et je ne peux me résoudre à lui permettre d’aller au-devant du malheureux égaré. Si une syncope allait le prendre au milieu de cet océan blanc en furie ? Les rafales battent mes jupes, bourdonnent à mes oreilles. Je sens mes sourcils et mes cils se givrer. Le froid commence à exercer sur ma volonté son action déprimante. Renfoncée dans l’angle de la porte, j’ai horreur du mouvement. Une étrange impression de bien-être me pénètre. Les squelettes des arbres dansent en ombres fuyantes sur la neige ; cela m’hallucine. Mourier fait des suppositions sur notre naufragé. Pour lui, c’est un homme à pied, il n’entend aucun bruit de grelots. Moi, je perçois des sons de cloches et — je n’ose le lui dire — il me semble voir des sleighs légers accourir sur leurs glissières cambrées, égratignant à peine le duvet palpitant de la neige. Ils passent légers, rapides, semblables à de grands cygnes, et, pas un ne s’arrête à mon appel. « All…o… All…o… »

— N’appelez plus : le voici…

Je secoue la rêverie qui m’endormait peu à peu. Dans le champ lumineux du falot, un homme s’avance ou plutôt se traîne, sa haute taille courbée pour résister au vent. On ne distingue rien de son visage enfoui dans les profondeurs d’un casque de mouton de perse abaissé sur les oreilles, et d’un col de pelisse remonté jusqu’aux yeux. Il est épuisé. Ses mâchoires sont contractées par le froid ; il ne répond pas aux mots d’accueil que je lui dis en anglais, comme il est d’usage au Nord-Ouest avec les étrangers. Mourier l’aide à entrer. La bouilloire chante sur le poêle. Notre grosse lampe, munie d’un verre nouveau, rayonne comme un immense œil d’or.

Casque, moustache, col de la pelisse, cheveux, tout tenait ensemble, par des glaçons que la chaleur eut tôt fait de faire fondre. Lorsque le visage de l’étranger apparut, Mourier poussa une exclamation à laquelle répondit un juron tout québecquois.

— Par exemple, M. Valiquette ! Comment avez-vous pu vous mettre en route par un temps pareil ?

— Il faisait beau… un peu froid quand je suis parti. Trois milles, qu’est-ce que c’est que ça, trois milles ?… Je voulais présenter mes respects à Mlle Lavernes, lui parler d’affaires aussi et me décharger des messages que je dois lui transmettre de la part de ma sœur Rose-Alma, de ma cousine Jeanne Amyot.

— Rose-Alma Valiquette ? Jeanne Amyot ? Mes amies du couvent d’Outremont ?…

Mourier expliqua :

M. Valiquette est le nouveau maître de poste, notaire et marchand général…

— C’est tout ! conclut en riant notre rescapé, allongeant ses jambes devant le poêle, jovial, oubliant les dangers qu’il venait de courir, se laissant gagner par le confort de la pièce close embaumée par le parfum de la soupe qui mijotait sur le feu. Un vrai Canadien ! Et comme si cela eût été tout naturel, en quelques phrases, il nous mit au courant des raisons qui l’avaient fait monter dans l’Ouest, il y a cinq ans. Cow-boy, puis poseur de briques, puis engagé sur une ferme, il « faisait chantier », avant de se décider à prendre une ferme, quand la mort de son père l’obligea à descendre à Montréal pour liquider la succession paternelle. Un hasard l’avait fait rencontrer un fermier d’ici, en visite là-bas. On avait beaucoup parlé de « la place », de ce qu’un homme ayant quelques moyens pourrait y faire : d’autre part, Rose-Alma, amusée de retrouver mon nom, avait conté de fantastiques histoires sur mon enfance, sur le pays désert, ouvert à toutes les possibilités, sur l’activité de mon père, les résultats de son œuvre. Il n’en avait pas fallu davantage pour que Jos. Valiquette se décidât à venir planter sa tente à Lavernes.

Cependant, Henriette par des signes discrets, m’indiquait que le souper était prêt. D’un coup d’œil sur la nappe, je vis qu’elle avait ouvert une boîte de saumon — grande ressource du homestead ! — en l’honneur de notre notaire, et vidé dans un bol en « verre taillé » la blonde liqueur du sirop d’érable. Avec le pot-au-feu, nous avions un dîner convenable à offrir.


Je crois que nous avons prolongé la veillée très tard. Je suis fille de l’Ouest. Là-bas, en province de Québec, durant le temps de mes études, j’ai souvent senti qu’on professait un peu de mépris pour la fille des prairies. Aux yeux de nos frères de la vieille Province, nous avons perdu l’intégrité de notre nationalité canadienne française ; nous sommes partis, nous avons affaibli la cause par notre désertion… La cruauté de ce paradoxe est peut-être le plus puissant stimulant des groupements canadiens de l’Ouest. Comment peut-on douter des liens qui nous rattachent au Québec ? J’ai éprouvé leur puissance ce soir-là en ne me lassant pas d’écouter parler de la vieille Province, des luttes que nos frères soutiennent pour défendre le patrimoine national…

Oui, nous avons veillé très tard. Notre notaire, tout à fait remis de ses émotions, parlait sans fatigue. J’écoutais, Henriette tricotait, Mourier appuyait d’une expression canadienne toujours juste les arguments de M. Valiquette. Nous étions serrés tous quatre autour du poêle. Au dehors la tempête s’était apaisée, le froid ne devait pas en être moins vif : de temps à autre un clou de la toiture se cassait avec une détonation sèche…

Le lendemain, je reconduisis moi-même M. Valiquette au village. Le ciel était d’un bleu vif, notre vrai ciel albertain. Seules, les longues vagues blanches immobiles semblables à une mer que le gel aurait instantanément figée, rappelaient la folie de la nuit. Le « team » de jeunes cayuses, demi domptés, portait d’un élan notre traîneau à la cime de ces vagues, non sans parfois menacer de nous verser sur la neige lorsque les deux glissières ne gardaient pas leur aplomb. Pour traverser le bois, nous avons trouvé un meilleur « trail ».

La poudrerie ne peut rien contre la forêt, aussi est-elle le refuge des bêtes qui peuvent la gagner à temps. Nous avons rencontré tous ses petits hôtes, ou trouvé leurs traces. Des lapins, aussi blancs que la neige, croyaient chauffer au soleil leurs longues oreilles roses par transparence ; les pattes des petits rongeurs, écureuils, petits suisses, avaient dessiné de mystérieux signes sur le tapis, immaculé qui s’écussonnait royalement des fleurs de lis imprégnées par les pattes des poules de prairie. En se gorgeant de pembinas, des perdrix faisaient tomber sur la neige les petites baies rouges comme des gouttes de sang. Je les fis remarquer à M. Valiquette, ce qui l’amena à regretter de n’avoir pas de fusil.

— Vous ne tueriez pas ici, dis-je, parce que c’est chez moi.

— Défendez-vous la chasse sur votre terre ?

— Oui, quand elle est inutile. Ni vous, ni moi, n’avons besoin aujourd’hui de la chair de ces jolies bestioles. Pourquoi priver le bois d’une vie, de deux ailes, d’un peu de beauté ?

— Vous êtes poète, Mademoiselle Lavernes ! Bon sang ne peut mentir…

Je ne voulus pas relever l’ironie. Du bout des longues guides, je fouettai la croupe pointue des cayuses et quelques bonds nous portèrent au sommet de la côte. On apercevait déjà le village de Lavernes, tapi dans l’étroit vallon. Mon compagnon crut devoir plaisanter les fameuses petites villes champignons de l’Ouest. Il me raconta son premier voyage à Lavernes, en pleine nuit, sa recherche de la ville, ses chutes multiples dans les bancs de neige, alors que son pied, à tâtons, cherchait la surface solide d’un trottoir. Il n’avait pas été éloigné de croire que le postillon l’avait joué en l’abandonnant en un lieu inhabité, en pleine prairie.

— Pourquoi n’êtes-vous pas reparti le lendemain ?

— Parce que la malle ne repartait que le surlendemain.

— Alors, le surlendemain ?

— Le surlendemain, en m’éveillant, je pensai que mon fermier ne m’avait pas trompé : il y avait quelque chose à faire à Lavernes.

— Vraiment, Monsieur le notaire…

— À deux heures de l’après-midi, j’avais une option sur le quart de section 24, une promesse de vente de J.-P. Fortin, propriétaire du store et maître de poste, et je m’applaudissais d’avoir pris à tout hasard mon diplôme de notaire en passant à Edmonton.

— Lavernes ne vous apparaissait plus comme une bourgade sans importance ?

— C’est-à-dire que tout était à refaire…

— Merci…

…Et cela me tentait. Ainsi, pas d’église. Le log house qui en tient lieu est indigne du nom…

— Qu’auriez-vous dit de notre première chapelle ? …

Il ne m’écoutait pas. Il continua :

— Nous construirons l’église, sur la butte, sur le 24.

— Le 24, Monsieur le notaire ?

— Oui, le 24, que je ferai subdiviser en lots, avec rue de 66 pieds.

— Mais que diront les gens du Lavernes actuel ?

— Les gens du vieux Lavernes « mouveront », au nouveau Lavernes. On n’a pas idée de construire dans une « baisseur » !

— Il y a le creek… Il faut de l’eau pour un village et à Lavernes on la trouve à moins de huit pieds.

— Bah ! J’ai vu à Fort-Saskatchewan des machines qui creusaient des puits de 90 pieds de profondeur ! On creusera tant qu’il faudra pour trouver de l’eau sur la butte… D’ailleurs, j’ai vu « le bleu » du tracé du chemin de fer. La ligne passe à l’ouest du lac Wite, évite les marais du 34 et du 35, coupe le Grand Brûlé, longe le 22…

— Et traverse le 24 !…

— Or, le 24 se trouvant à 12 milles de Greenwater et à 11 milles de Notre-Dame de Bon-Esprit,…

— Vous avez la station…

— Nous avons la station.

— Mes compliments, M. le notaire, la bonne fièvre vous possède. Entre vos mains, Lavernes prospérera !

— J’en accepte l’augure, mais nous voici rendus. Vous laissez souffler les cayuses?

— Oui, j’ai quelques commissions à faire. Le magasin de Lavernes est admirablement approvisionné.

— Vous vous moquez !

— Pas du tout. Aidez moi à couvrir mes chevaux, voulez-vous ?…


Là, mon cousin, vous l’avez en vingt lignes, le type du bâtisseur. Il est taillé à facettes rudes, mal polies, et si vraies !… Je ne clamerai pas une admiration sans borne, et encore je ne nie pas qu’il y ait quelque chose qui me plaît, qui m’enchante, dans ce caractère d’un homme jeté, un soir, dans l’ombre falote de dix petites maisons, et sentant en lui, dès le lendemain, assez de courage et d’énergie pour dire : « Je créerai »… Raillez son bon sens pratique, unie à la louable et sincère intention de bâtir un temple digne du Seigneur, moquez-vous de ses rues de 66 pieds tracées à travers les taillis du 24, ne croyez pas, si cela vous plaît, au tracé du chemin de fer qui vient juste aboutir à ce fameux 24. Riez, plaisantez, moquez-vous ; dans dix ans cet homme sera riche — ce qui n’a rien de glorieux — Lavernes aura 5,000 habitants, des rues, des avenues, coupées à angles droits, un service d’eau. Lavernes sera un noyau canadien-français, une force, un exemple pour les centres en formation… Je crois que mon père aurait su comprendre ce notaire, s’en servir pour le bien de la cause.


Ce ne sont pas des lettres que je vous adresse, mais bien des journaux… Allumez votre pipe avec ce papier qui vient de si loin. Soignez-vous, secouez votre tristesse, prenez le goût de la spéculation à l’exemple de notre notaire et n’oubliez pas la petite cousine qui a prié pour vous dans la petite église en troncs d’arbres.

Je suis affectueusement votre cousine,
Minnie.

GÉRARD DE NOULAINE
À HERMINIE DE LAVERNES


J’ai reçu en même temps votre chère longue lettre du début de janvier et le merci joyeux, si jeune, presque enfantin, daté du 10. Les courriers se mêlent, s’entrecroisent d’une désespérante façon… J’attends une réponse, et elle ne vient pas… Parfois, une étrange angoisse m’étreint : j’ai peur d’un silence qui tout à coup s’établirait… Ma triste confidence vous est arrivée maintenant. Il faudrait, Minnie, que votre réponse me parvienne bientôt. Par-dessus tout, je tiens à votre estime, et je tremble que vous me jugiez défavorablement. Les mots implacables que vous avez eus pour celui qui publia le Roman d’antan, me reviennent douloureusement à l’esprit… Vous êtes ferme et droite. Ma faiblesse, le désarroi de ma vie me confondent devant votre jeune énergie. Je me sens las comme si j’avais vécu plusieurs vies et vous avez la vaillance des races nouvelles. Vous êtes, Minnie, le jeune rameau du vieil arbre.

Il m’arrive de vouloir me redresser, je ne sais quel ressort est brisé en moi : je me retrouve courbé, vieilli. Et je n’ai pas trente ans ! Et, un jour, je me suis senti capable de talent, de volonté, rien qu’en songeant avant l’effort à l’amour que je magnifiais, pauvre naïf !… Quelle pitié !…

Pourquoi vous attrister de ma lamentable histoire ? En ai-je le droit ?

Parlez-moi de vous. Je veux des détails sur le miracle de votre enfance merveilleuse entre ce père tendrement chéri et la vérité de la nature. Vous croyez m’avoir dit beaucoup de ce qui vous entoure et je sais si peu de la solitude libre de votre jeunesse, de votre collaboration à l’œuvre de vie que vous avez vu éclore sous vos yeux.

Parlez-moi. Il faut que votre chère voix résonne entre mes vieux murs. Que ce soit bientôt, si votre pitié pour votre vieux cousin n’est morte.

Gérard.

DU MÊME À LA MÊME

Minnie, les jours passent sans qu’il ne me vienne rien de vous… Pourquoi ce silence ?… Les lettres ne parviennent-elles plus jusqu’à votre désert de neige, ou la lassitude de vous pencher, maternelle. vers mon âme, vous a-t-elle prise ? Vous m’aviez recueilli au bord de l’abîme pour m’élever jusqu’à votre sympathie ; puis, je croyais, jusqu’à votre amitié, et voici que votre lourd silence me laisse retomber meurtri. C’est tout un culte que vous m’avez révélé, ingénûment, le culte d’une affection douce et sainte faisant germer en moi ce meilleur qui devenait à mon insu la trame même de ma pensée et de mes rêves… Petite sœur inconnue, soyez bénie pour être venue à moi, du fond de votre sensibilité exquise… Que n’ai-je eu la force de retenir la confidence trop détaillée… Je le sens obscurément, je vous ai blessée par l’évocation d’un monde et de sentiments que vous aviez le bonheur d’ignorer. Comment réparer ma faute ? Quel maladroit ai-je été, moi qui rêvais de vous rendre en dévotion, en tendresse de grand frère, la sollicitude, la compassion qui vous avaient inclinée vers moi ?…

Une porte s’était entr’ouverte qui se referme. L’incertain de l’avenir me troublait moins, comme si une petite lumière se fût allumée tout là-bas, à l’extrémité de l’étroit passage où je suis engagé… Je ne récrimine pas. Je ne dis pas : pourquoi vous êtes-vous montrée si bonne puisque vous deviez disparaître ?… Allons chacun notre chemin, si éloigné, si différent. Qu’il fallait être fou ainsi que je l’ai été, pour oser le rêver parallèle. Minnie, dont je ne saurai plus rien, sans doute, je garderai votre souvenir comme une fleur entre les feuillets d’un missel — une fleur parfumée et sauvage que le contact de mes doigts de civilisé aura meurtrie…

Voulez-vous me laisser la dernière joie triste de vous offrir ces estampes, en souvenir des lettres que nous avons échangées ? L’une représente la vue du château au 18e siècle. Celle d’aujourd’hui n’est pas différente ; seules, les giroflées brunes et jaunes, en forêt épaisse, escaladent la terrasse du Sud à demi écroulée. L’autre estampe, vous la reconnaissez ? C’est Herminie à vingt ans. Il me semble reconnaître les détails de la robe à falbalas rose glacé d’argent… S’il me restait un rayon d’espoir, je vous dirais : penchez votre front pensif vers le doux visage de notre commune parente et j’attendrais toute pitié…

Minnie, laissez-moi baiser vos petites mains pour l’adieu que votre silence exige.

Gérard.

MINNIE À GÉRARD


Mon cousin, vos deux lettres m’arrivent à la fois… Je suis troublée, émue, au-delà de ce que mes pauvres mots peuvent exprimer… Comment avez-vous pu croire que je vous abandonnais ? Plus encore que le lien de l’amitié nouvelle, n’y a-t-il pas entre nous le lien de parenté ancienne ? Le jeune rameau peut-il se désintéresser du tronc séculaire ? Chacune de vos lignes est entrée en moi comme un reproche. Pourquoi n’ai-je pas répondu à votre longue lettre où vous me disiez « vous » depuis l’enfance solitaire qui ressemble à mon enfance jusqu’à l’accablement de l’épreuve ? Gérard, je ne sais… Tout cela m’a été triste infiniment, oui, et durant des jours, j’ai voulu fuir le fantôme tout à coup évoqué par votre confidence. J’ai voulu fuir ma propre pitié parce qu’elle me devenait accablante, pareille à un fardeau dont vous m’eussiez chargée. Je ne saurais vous dire… Tout cela est si nouveau pour moi. C’est bien réellement comme si vous m’eussiez projetée dans un monde inconnu. Le choc m’a fait mal. Vous voyez, je veux m’expliquer, ma franchise vous paraîtra-t-elle brutale ?

Cependant, ne croyez pas que je vous oubliais durant ces jours de silence. Voici éparpillés sur ma table à écrire des feuillets qui furent des commencements de lettres. Je vous les envoie. Vous verrez que je n’achevai pas ces lettres parce que jamais je ne parvins à secouer l’étrange torpeur d’esprit qui me saisissait dès que je voulais répondre plus directement à votre confidence. Je biaisais… Je m’égarais dans les « têtes de chats ». Je n’arrivais pas à me « ressourdre » sur le chemin du roi, dirait Mourier qui emploie nos expressions du terroir mieux que moi.

Commencez par lire les pauvres fragments ci-inclus.


« Mon cousin comme le courrier d’Europe fut rapide ! De votre solitude à ma solitude, votre lettre a mis moins de dix-sept jours. Me voici aussitôt à ma table pour vous répondre. Je me sens vraiment devenue la petite sœur dont votre peine a besoin et il me vient une fierté à le constater… »


« Il me semble que le froid se resserre comme un cercle d’acier pour nous écraser. La vie sur la ferme en est paralysée. Nous hésitons à ouvrir la porte pour « le train » obligatoire. Ce matin, plusieurs de nos poules ont sauté de leur perchoir sur le plancher du poulailler avec ce bruit sec qui indique les pattes gelées. Trois de nos plus belles Plymouth sont atteintes assez gravement pour que nous craignions de les perdre. Les frictions à la neige sont restées impuissantes. J’ai rapporté la plus malade à la maison ; je lui ai fait un nid de chiffon dans un vieux chapeau. Elle est toute blottie dans le taffetas gris pointillé de blanc de ses ailes. Elle se laisse caresser comme un chat.

Mon vieux Mourier bricole je ne sais quelle pièce de harnais. Henriette « cuit ». Une odeur chaude de pain parfume la maison. Je m’étais d’abord installée en haut pour vous écrire, mais la chambre est si froide, chauffée pourtant par un petit poêle de fonte, qu’il m’a fallu abandonner la place. Et puis je me sentais perdue, lointaine, presque déprimée en face de la lettre à laquelle je dois répondre. Je suis descendue, portant mon sous-main et mon encrier. À ma vue, Mourier a poussé un grognement de satisfaction, et le visage fané d’Henriette s’est éclairé, durant l’espace d’une seconde. Rapidement, elle a débarrassé le bout de la table que je préfère ; celui qui touche à la fenêtre.

— Vous deviez geler en haut, Minnie ?

— Oh ! je crois que je me sentais seule, surtout, répondis-je spontanément.

— Vous vous ennuyez, Minnie ?

— Non, je ne crois pas, vraiment.

— Je vous trouve triste, changée ces temps-ci. Vous n’êtes pas malade au moins ?

— Pas du tout, ma bonne Henriette. Ne vous inquiétez pas. Dès que nous pourrons mettre le nez dehors, ça ira très bien. »


« J’avais pris ce soir la ferme résolution de vous écrire une lettre que j’enverrais et puis « les veilleurs » sont venus. Je ne sais plus jusqu’à quelle heure on a joué aux cartes. Il a fallu préparer une collation. Nous avons dû hospitaliser une partie de ces veilleurs, les plus éloignés. J’ai pris les jeunes filles dans ma chambre. Elles étaient cinq. Nous nous sommes installées de notre mieux. Nous avons toutes l’habitude du « stopping place », où l’on dort souvent sur le plancher. Les peaux d’ours noirs faisaient à ma chambre un tapis épais et chaud et nous avons eu tôt fait d’établir un campement confortable.

J’étais trop énervée pour m’endormir et tout à coup il m’a semblé entendre une plainte. D’instinct, je suis allée à une petite forme enroulée d’une « couverte » rouge et allongée sur une peau d’ours. Au geste de la main qui remontait un pan de « la couverte », j’ai compris que j’avais deviné juste. Je me suis agenouillée et délicatement j’ai dégagé la tête blonde.

— Noëlla n’ayez pas peur, c’est moi, Minnie.

Deux larmes sont tombées chaudes sur ma main.

— Vous pleurez ! Vous souffrez ! Puis-je quelque chose pour vous ?

Je ne pourrai jamais oublier l’élan, l’étreinte de ces deux bras tièdes jetés en collier à mon cou, l’incohérence passionnée de la confidence. Je ne trouvais rien dans ma mémoire qui ressemblât au pathétique de cette enfant de dix-huit ans me révélant la détresse de son rêve d’amour tué par la coquetterie d’une autre. À chacune des phrases de consolation que je lui murmurais, elle répondait :

— Oh ! vous, Minnie, vous ne pouvez pas savoir ; vous n’aimez pas !…

Si cette scène se fût déroulée dans l’atmosphère normale d’une journée quelconque, au lieu d’emprunter au tragique de cette nuit de fête finissant, telle une veillée mortuaire avec ces corps enveloppés de linceuls et couchés au hasard, peut-être ce désespoir puéril m’aurait-il animée d’une révolte un peu dédaigneuse… Puis, il y avait cette lettre de vous à laquelle je devais répondre… Tout était complice contre la faiblesse de nos pauvres âmes de femmes… Ne sachant plus que dire, moi qui ne savais pas, je me suis mise à pleurer avec elle. Alors apaisée, sinon consolée, elle a mis un baiser sur ma joue, et, inconsciente du trouble où elle m’avait plongée, elle m’a dit gentiment :

— Allez dormir, Minnie, je crois que je pourrai reposer. »


« Mon cousin, je n’ose plus regarder la date de la lettre à laquelle j’eusse dû répondre aussitôt, alors que j’étais sous le coup de l’émotion profonde que sa première lecture m’a causée…

Nous avons eu si froid, si froid ces jours derniers, que je suis demeurée pelotonnée dans ma berçante, la majeure partie des journées courtes et des veillées longues… Hier, enfin, le froid « a cassé ». Ce fut comme si toute la vie affluait. Si je pouvais vous dire la détente de la ferme entière ! À travers les murs en logs des étables, les bêtes ont senti les souffles tièdes des « chinoocks ». Au petit jour, ce furent des piétinements, des meuglements, des râles très doux qui me réveillèrent. Les fougères givrées de mes vitres étaient translucides ; à l’angle des carreaux des gouttelettes suintaient, je compris : « le froid cassait ». Déjà, en bas, Mourier s’agitait. J’entendais la porte s’ouvrir et se refermer sans hâte : on ne craignait plus de laisser entrer les lames glaciales. Je distinguais son arrivée aux étables aux hennissements doux de la pouliche blonde. Les veaux sortirent en gambadant. Quels fous !… Mon chien, mon Darky, sombre comme son nom, joignait son ivresse à la leur. Ce fut pendant quelques minutes, dans la cour, une danse effrénée de pattes blanches, noires, rousses, cailles, que les vaches plus calmes, considéraient d’un œil humide, repues de l’eau que Mourier tirait du puits, à grands renforts de chaînes grinçantes. Sur la neige tassée, les poules vinrent en cortèges me chercher jusqu’au seuil de la grainerie

J’aime mon petit peuple piaillant, voletant, batailleur, effronté, le battement d’ailes dont il enveloppe ma marche et l’entrave… »


« Réveil ce matin en pleine féerie. Il a poudré de la poussière de diamant partout. Les moindres herbes dont la tête se hausse au-dessus de la couche neigeuse, semblent parées pour quelque gala. Les trembles élégants, minces et souples, s’ennuagent d’une dentelle fragile et les saules eux-mêmes, les gros saules aux dos ronds, s’endiamantent et cherchent des effets de coquetterie.

C’est aujourd’hui dimanche. Par les chemins tout blancs, pailletés de cristaux que les glissières de notre traîneau écrasent avec un bruit musical, nous sommes allés à l’église. Il faisait clair et doux, une de nos belles journées albertaines. La lumière intense vibrait sur ces blancs éclatants et n’allait pas tarder à les mettre en déroute. Déjà, en arrivant près du village, les arbres étaient gris.

La rue large et sans trottoir était vide de gens. La messe était commencée. Au long des clôtures, qui relient les maisons du village les uns aux autres, les attelages s’alignaient… Bobsleigs surmontés de la boite de Waggon, traîneaux bas, en bois blanc, œuvre de colon ingénieux et indigent, « cutters » aux hautes glissières, fins de lignes, capitonnés de velours vert ou rouge. Les chevaux, broncos, cayuses et gros team encapuchonnés de « couvertes », rongeaient la perche d’épinette avec un bruit de mors et de dents qui s’accrochent. Un bœuf blanc et noir et un grand cheval rouge, attelés à la même « togne » de bouleau dont l’écorce s’effritait, partageaient fraternellement l’abri d’une couverte à carreaux multicolores. Des touffes de foin sortaient des traîneaux ; des poulains de l’année dernière, libres, mordillaient ce fourrage en agaçant les chevaux attelés.

Ignorance de la valeur des temps : le passé composé s’emploie nécessairement pour les faits du même jour.

Mourier a dénombré d’un regard les équipages.

— Les Trudel ne sont pas là, ni les Moreau. Tiens ! je reconnais le team de Toine Lussier, ça doit être son nouveau cutter. Bah ! de la camelote, ça vient de chez Eaton… Vous souvenez-vous, Minnie, il y a huit ans, on aurait cherché un cutter dans toute la place. À peine de bobsleigh, chacun se construisait un traîneau comme il pouvait…

Il s’est interrompu lui-même par un grand signe de croix : nous avions franchi le seuil, fait d’un tronc d’arbre équarri à la hache, de notre petite église.

Mon cousin, j’ai prié pour vous. J’ai dit : « Mon Dieu, rendez-le fort… relevez-le, redressez-le… Ayez pitié de lui, il a connu la trahison, la trahison qui laisse amers et sans courage les humains… » Le visage dans mes mains la messe s’est achevée sans que j’y prisse garde. Un frôlement m’a fait sursauter.

— Oh ! Noëlla, c’est vous ?

— Je croyais que vous pleuriez, pardonnez-moi.

Elle était confuse, maintenant du souvenir que sa remarque venait de rappeler.

— Non, je ne pleurais pas. Merci de m’avoir secouée, Mourier doit s’impatienter.

À côté de moi, son corps a ployé pour la génuflexion profonde. Quelle est jolie et fine cette petite ! Elle a une grâce et une distinction que n’ont pas toutes les autres, les belles filles aux yeux noirs, aux chevelures opulentes. J’ai pris son bras.

— Eh bien ?

Les yeux couleur de violette se sont affolés devant l’interrogation. J’ai ri de son embarras. Il m’a semblé être une vieille maman, indulgente, un peu malicieuse.

— Parti le vilain chagrin ?

Elle a répondu « oui », de la tête et du regard qui flambait. Cependant le jeune Lussier, l’auteur du chagrin, mettait en cutter Malvina Lanouette et, après un virage périlleux, rendait les guides à ses broncos qui sont partis dans un éclaboussement de neige amollie. J’ai regardé Noëlla. Noëlla toute rose rendait le salut de notre nouveau notaire… J’ai lâché instinctivement son bras. Quoi a-t-elle pu oublier aussi vite ? Elle a tourné vers moi son visage candide. Qu’elle est jeune !…

— Au revoir, Noëlla. Il faut que je me hâte Mme Mourier est seule à la maison.

— Vous viendrez nous voir ?

— Je viendrai.

— Minnie ?…

— Eh bien ?

— Je n’oserai jamais…

J’ai pris sa main emmitouflée, énorme.

— Est-ce vrai qu’il va vous voir ?

— Qui ?

M. Valiquette. Vous êtes plus belle que moi et si savante… J’ai eu si mal l’autre fois !…

— Taisez-vous, Noëlla, M. Valiquette ne vient pas me voir et vous, vous êtes la plus jolie fille de Lavernes, pour ne pas dire de toute l’Alberta du Nord…

Son père l’appelait, elle a mis un baiser sur ma joue et s’est enfuie.

Nous sommes revenus par des chemins mous que les fers des chevaux détachaient par morceaux et nous envoyaient au visage. Heureusement le froid reprendra… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vous venez de les lire ces brouillons que je vous écrivis chacun des jours où votre pensée plus proche secouait ce que je voulais appeler mon indolence. La vérité est que je ne me trouvais jamais assez ferme pour être l’amie que vous réclamiez. N’est-ce pas invraisemblable que, moi, la petite Canadienne, perdue dans la solitude du Nord, fruste et sans expérience du monde, je puisse être d’un secours appréciable à Gérard de Noulaine, le peintre déjà célèbre, habitué aux finesses d’esprit et aux expressions de ses compatriotes si cultivés ? Ma témérité est faite de ma franchise rude, Gérard, il n’est pas digne de vous de laisser se déformer le sens de votre vie, par l’épreuve qui doit au contraire la rectifier, la fixer.

Cette lettre partie, je sentirai peser la responsabilité de votre avenir, avec l’incertitude douloureuse, l’oppression des choses inexprimables ; mais, je me souviendrai aussi de vous avoir dit ce que me répétait le Père Chassaing, les premiers jours après la mort de mon père : « Ne laissez pas se déformer le sens de votre vie. »

Je vous écrirai encore, bientôt. Des jours plus nombreux seront tombés entre votre confidence et moi… Il me semble que je serai mieux celle dont vous avez besoin.

Bon courage et confiance.
Minnie.

LA MÊME AU MÊME


Gérard, vous ne vous doutez pas quel mal m’a fait votre petite lettre déchirante reçue hier… Il fallait que j’éprouve cela pour savoir quelle place tenait l’amitié dans mon cœur.

Comment avez-vous pu douter de moi ? Eh quoi, je vous aurais abandonné parce que vous avez eu le courage de débander votre plaie devant mes yeux ! La porte se serait refermée, la petite lumière éteinte. Dieu merci ! les femmes de mon pays sont élevées à plus rude école : elles ne défaillent pas devant le bûcheron qui vient de s’ouvrir un pied… En lisant, il m’a paru que vous me retiriez tout d’un coup votre estime et j’en ai été humiliée de toute la hauteur d’où vous me laissiez retomber. Il faudrait que le bateau qui porte ma lettre de l’autre jour arrive vite au port, que le train rapide l’emporte vers vous, que vous sachiez bientôt…


Après dîner, Jack est venue. Il paraît qu’il fait un temps splendide ; la tremblaie est sonore comme je l’aime ; les pembinas s’égrènent ; je suis pâle par suite de la claustration de ces jours derniers ; finalement je dois prendre de l’exercice. Henriette s’en mêle. Jack avait à la main, un de ces petits seaux à confiture ou à graisse qui rendent d’incalculables services domestiques. Il fallait partir tout de suite faire une cueillette de baies délicieuses en gelée. Je considérais mon amie. Par-dessus ses « overalls » à rayures blanches et bleues, elle avait revêtu un paletot de velours verdâtre, doublé de peau de mouton, et serré à la taille par une ceinture fléchée. Ses cheveux jaune-roux sortaient en mèches courtes de son casque en pichou, fabriqué par elle-même ; sa peau duvetée, épaisse, se plissait autour des lèvres, des yeux : je la trouvais ridicule, grotesque.

— « Je regarde mal », me dit-elle, en riant, dans ce français de métis qu’elle a appris à grand’peine ça et là.

— Je vous aime bien quand même, répondis-je, avec le vague remords d’avoir méconnu, la minute d’avant, cette bonne créature.

— Oui « je prendrai » une bonne photo, continua-t-elle, riant toujours, et découvrant ses grandes dents qui sont d’une blancheur éblouissante.

— Ne me tentez pas, Jack, j’ai un kodak depuis hier et si M. Valiquette m’en avait montré le fonctionnement…

Ce Kodak, Gérard, — le premier à Lavernes — je l’ai fait venir d’Edmonton un peu à votre intention, je veux illustrer mes lettres de quelques clichés qui vous feront mieux connaître les environs.

— Peu importe, je sais. Je fixerai tout…

La lumière était bonne. Jack a pris la pose de métis qui convenait au caractère de son accoutrement. Appuyée nonchalamment contre le montant de la porte, les yeux vagues, la hache inséparable à la portée de la main. Je lui demanderai la permission de vous envoyer une épreuve dès que Jo. Valiquette aura développé le film.

Nous sommes parties pour la tremblaie où nous avons fait une récolte abondante.


Enveloppée dans le papier de soie ci-joint, vous trouverez l’épreuve promise plus une autre… Je n’avais pas voulu vous en parler précédemment ne sachant si elle serait réussie.

Lorsque Jack m’a dit : « À votre tour », l’idée de ce travestissement m’est venue aussitôt. Avec l’aide d’Henriette, et en copiant du mieux que j’ai pu la coiffure à boucles reproduite par l’estampe, je suis parvenue, je crois, à une certaine ressemblance. Pourtant mes cheveux sont plus bruns, je dois avoir les yeux plus foncés, la ligne du nez est moins pure. Enfin, je vous envoie l’imparfaite réplique de noble demoiselle Herminie de Lavernes…

Au revoir, je vous ai écrit pour me faire prendre patience : combien de mille et de milles ma dernière lettre a-t-elle encore à parcourir avant de vous arriver ?

Votre petite cousine,
Minnie.

GÉRARD À MINNIE
Nantes.

J’ai votre lettre faite de fragments. Pour moi ce n’est qu’une seule et chère missive qui m’apporte avec votre candeur adorable toute votre délicatesse de femme…

Voyez d’où sont datées ces lignes et sachez ce qu’ils ont fait les fragments de lettres…

J’allais relire pour la seconde fois les chers feuillets disparates quand mon regard tomba sur une enveloppe jaune, glissée entre les journaux. Une autre Canadienne ? Non. Écriture inconnue. Timbre de Nantes. J’ouvre par conscience et aussi parce que, ouvrir une lettre, c’est un premier signe de reprise à la vie. Je cherche la signature : Henri Maignan. Tout de suite, mes souvenirs sont fixés : Henri Maignan, mon condisciple à la rue des Postes, le fils du richissime raffineur du quai de la Madeleine, à Nantes, dont l’action sociale commençait à trouver un écho dans la presse avant nos voyages. Comme d’habitude, l’évocation se précise en quelques lignes, comme s’il fût là posant pour un portrait : taille moyenne, des épaules trop hautes, trop larges qui en font une sorte de grand bossu, blond, une chevelure abondante, magnifique, découvrant un front vaste, blanc, plus blanc que le reste du visage toujours animé d’une fièvre perpétuelle. Il y a quatre ans que je l’ai rencontré ainsi, il doit être resté tel, du moins je l’imagine. À la sortie du collège, nous avons choisi des voies différentes ; par hasard, nous nous sommes retrouvés un jour à Nantes. Que peut-il m’écrire ? Je lis :

« Mon cher Noulaine. J’apprends par un de nos jeunes gens, dont les parents habitent Étampes, que tu passes l’hiver sur tes terres. J’ai lu ton Roman d’antan. La documentation que tu dois posséder est une richesse. On parle beaucoup du Canada en ce moment. Plusieurs des nôtres ont l’intention même de faire voile vers la terre de Champlain et de Montcalm au printemps. Sacrifie-nous, artiste, une de tes soirées, viens nous donner une conférence sur la Nouvelle-France. Ce serait très chic de faire plaisir à ton vieux camarade.

Henri Maignan. »

Après avoir lu le billet sabré à coups de plume, je pensai avec ses mots à lui : Ce serait chic de faire plaisir à ce vieux camarade. « Il y a trois mois, je n’aurais connu que l’irritation de voir ma retraite découverte. Pourquoi l’image de votre notaire intervint-elle dans le court débat livré entre mon égoïsme et ce meilleur que vous avez éveillé ou réveillé en moi ? Je vous vis sur la route de neige, cheminant sur les flots immobiles figés par le gel, attentive aux pas de vos cayuses, tout en prenant possession, par un regard, de la poésie éparse sous les grands arbres noirs ; vous étiez néanmoins inclinée, fraternelle, vers l’ambition haute, mesquinement exprimée par cet homme bâtisseur de cités… Brièvement, je répondis à Maignan pour me mettre à sa disposition.

Vous affirmer, Minnie, que je ne regrettai pas ma décision les jours qui suivirent, serait vous donner une fausse opinion. Mais, je sentais que, désormais, il y avait en moi un point fixe autour duquel graviterait le vol tourbillonnant des pensées, des désirs, des résolutions : leur incertitude ne serait plus qu’une apparence. Je n’ai pas voulu vous écrire avant d’être sûr d’avoir remporté la victoire.

Je suis à Nantes. Le manuscrit de ma conférence est au net. Le titre portera : « De l’établissement d’une seigneurie à la Nouvelle-France en 1760. » J’ai retrouvé dans nos archives une volumineuse correspondance de votre aïeul mandant à Herminie les difficultés sans nombre qu’il doit surmonter : climat, indigènes, vexations anglaises, rivalités, précaires moyens de communication avec la France. Aucune entrave ne paraît avoir été épargnée à ces premiers conquérants du sol.

Je ne sais si j’intéresserai mon auditoire. J’ai choisi des termes simples à la portée de ces cerveaux d’ouvriers. Je voudrais, en leur âme, faire passer l’élan d’enthousiasme qui m’a soulevé lorsque j’ai pris conscience de l’énergie, de la ténacité, de l’ardente volonté, de la Foi magnifique de ces Français d’autrefois. Peut-être échouerai-je. Je ne sais rien des aspirations de mes futurs auditeurs…

Je confiai mes inquiétudes à Maignan au cours de l’après-midi. Quand j’eus fini de parler et peut-être plus confiant de moi que je n’aurais voulu, à cause de ce regard profond et doux, il me dit :

— Oui, tu ignores superbement les humbles. Tu es un artiste, mais tu as le cœur droit : ne crains rien ; mes gars sentiront vite cela. Le courant de sympathie s’établira aussitôt.

Je le priai de jeter un coup d’œil sur mon travail. Je corrigeai quelques endroits suivant ses indications. Il m’applaudit d’avoir fait un saut de 1760 à 1910.

— Tu t’es souvenu de ce que je t’écrivais : quelques-uns de nos gaillards préparent un départ au printemps. Mais si tu as puisé dans tes papiers de famille pour préparer la première partie de ta conférence, où t’es-tu procuré les détails de la seconde partie, que l’on dirait vécus ?

Minnie, il me fallait parler de vous pour la première fois… Une émotion m’étreignait, que je ne pouvais dissimuler. Mon ami ne manqua pas de remarquer mon trouble.

— Pardonne-moi la brutalité de mon indiscrétion… Te plairait-il de faire connaissance avec la salle où tu parleras ce soir ? Nous avons une heure avant le dîner.

Déjà il était debout, mettant de l’ordre sur le bureau de sapin noirci, époussetant du bout des doigts la photographie d’un groupe qui ornait la tablette supérieure du bureau.

— Tu viens ?

— Est-ce nécessaire ? Demain matin nous pourrons y faire un tour, attendons ici l’heure du dîner. Ton chez toi me plaît.

— Chercheur d’émotions nouvelles ! voulut plaisanter Maignan pour effacer l’impression de sa première question. Es-tu assez las de tes lambris dorés, de tes tapis de haute laine ?…

— Si tu connaissais Noulaine ! Ton chez toi me plaît parce qu’on y respire une atmosphère de bonté, de recueillement, de repos. Je suis certain que beaucoup de visiteurs sont venus ici découragés, meurtris, qui s’en sont retournés les plaies bandées, l’espérance au cœur…

Maignan me fixa une seconde, puis il s’assit. Sa belle tête blonde d’apôtre s’inclina, s’appuya sur sa main repliée. Il ne provoquait pas la confidence. Il l’attendait. J’aurais pu l’esquiver, je me coupais toute chance de retraite en jetant ces mots :

— Connais-tu les raisons de ma retraite à Noulaine ?

Les piaillements aigres des enfants, jouant dans la cour intérieure de cette maison populeuse, montèrent jusqu’au palier du troisième étage sur lequel s’ouvrait la porte de l’appartement du jeune millionnaire. Il sourit, peut-être à ces cris d’enfants, peut-être à mon courage ingénu.

— Marcel Seillier que j’ai rencontré dernièrement à Paris m’a dit que tu avais complètement disparu des dernières expositions. On te croyait en Afrique, sinon en Asie… D’aucuns prétendaient qu’à la suite d’un grand chagrin d’amour tu t’étais retiré à la Trappe…

Il disait « chagrin d’amour » avec cet accent de sentimentalité un peu grosse que l’on emploie dans le peuple. Je souris à mon tour, et la confidence perdit de son amertume à se dévider parmi les témoins humbles et muets d’autres confidences toutes pareilles : car les jeunes gens du peuple étalent, eux aussi, l’éternelle blessure.

Maignan me traita comme l’un d’eux. Alors, Minnie, je lui parlai de vous, de la rencontre miraculeuse de votre amitié, de la claire étincelle que déjà vous aviez allumée en ma conscience…

L’ombre avait envahi la chambre peu à peu, je ne distinguai plus que les larges prunelles magnétiques de mon ami.

— C’est à l’influence de cette cousine de roman que je dois ton acceptation ?

— C’est à elle.

Par ces mots, Minnie, je vous dédiais le premier geste fait depuis des mois pour sortir de mon isolement stérile. J’eus l’impression que la main de Maignan cherchait la mienne dans l’obscurité.

— Tu viendras à nous, je le sens.

— Oh ! ne te méprends pas ! Je ne suis pas encore converti.

— Comment peux-tu répondre des mouvements de ton âme, demain ? Sais-tu à quelle œuvre Dieu nous destine ? Sais-tu de quel signe nous sommes marqués, nous, ceux de notre génération ?

Sa voix résonnait sourdement avec un accent étrange.

Il faut être prêt. Et toi, acheva-t-il presque rudement, il est temps que tu te mettes en marche.

Il se leva.

— Nous nous attardons.

— C’est juste !

Je n’aurais su dire exactement à quoi rimait, la constatation de ce retard.

Nous descendîmes l’escalier raide, obscur. Maignan glissa son bras sous le mien.

— Tu vois, je vis au milieu d’eux. Je suis devenu l’un des leurs ; je sais ce dont ils souffrent Que puis-je pour eux ? Hélas peu !… Mais ils savent que je les aime et je le leur dis en leur langage. Il sourit en continuant : « C’est un langage fruste et maladroit, quand il s’adresse à des sensibilités plus raffinées… »

Je serrai sa main.

— Tu m’as fait du bien.

— Dis-tu vrai ?

Le long couloir étroit, aux parois crayeuses se débouchait sur le trottoir traversé par des enfants, par des femmes en cheveux.

— Tu m’excuses de ne pas t’emmener dîner à la maison ? J’ai besoin, ce soir, de garder intacte ma foi dans mon œuvre. Si tu savais le plaisir de ma famille à saper l’enthousiasme, à détruire les convictions, à tout rabaisser !

— Les tiens n’approuvent pas ton genre de vie ?

— Comment le pourraient-ils ? Ils ont le mépris le plus profond pour le pauvre, pour l’ouvrier, bon tout juste à être l’artisan de fortunes colossales.

La rue maintenant s’emplissait d’hommes. Ils marchaient par groupes ou isolément. Nous voyions les visages de face, parce qu’ils remontaient la vieille Ligne des Ponts qui ramène les travailleurs des chantiers et des usines jusqu’à Pirmil, Saint-Jacques, et, plus loin encore, au coteau de Sèvre et à Beautour, faubourgs perdus dans la vraie campagne.

Quelques-uns saluaient en nous croisant, et je remarquai vite que ceux-là marchaient d’un pas moins lassé et que sur leur visage semblait flotter le reflet d’une flamme intérieure. Maignan me les nommait rapidement à voix basse.

— Bousselot de Sèvre, Leduc du Plenty… et toute cette bande de jeunes. Regarde-les, ils seront tes auditeurs demain… et encore ceux-ci qui sont de Saint-Jacques, et celui qui traverse, et cet autre qui prend la rue Petit-Pierre…

— Tu les connais tous ?…

— Oh ! non, ceux que j’ignore, dans le seul quartier des Ponts, sont encore plus nombreux, et je me désespère de ne savoir mieux les aborder. Regarde ceux qui viennent à nous avec des yeux de haine parce que nous portons un veston et qu’ils sont, eux, vêtus d’une salopette. Sans doute, l’un ou l’autre sait mon nom, peut-être sont-ils tous des ouvriers de la raffinerie ; pour eux, je suis Henri Maignan, le fils du patron, un contrefait, une espèce d’infirme qui ne peut faire la fête et qui prépare sa candidature de député…

— Henri !…

— Ne te scandalise pas. C’est ainsi. Si tu connaissais mes débuts…

Nous continuions de croiser des ouvriers noircis par le travail, au-devant desquels s’élançaient parfois, comme des balles vivantes, des enfants blonds et bruns, souvent jolis avec leurs frimousses effrontées et barbouillées… Des filles en cheveux et des femmes en coiffe, à la démarche plus rapide, devançaient les hommes. Quelques-unes portaient sous le bras un paquet d’allume-feu — poignée de copeau trempée dans la résine — et celles-là allaient plus rapidement encore sur le pavé gras, parmi les plaisanteries lourdes auxquelles elles répondaient d’un éclat de rire, sans ralentir leur allure. Un tramway inonda la chaussée d’une traînée de lumière qui fit tout miroiter, rendit sonore la rue bordée de hautes maisons lépreuses, et sa fuite laissa plus triste et plus gris le flot humain décroissant à mesure que nous avancions vers le centre de la ville.

Sur chacun de ces visages hostiles ou sympathiques, Maignan relevait une phase de la lutte qu’il avait dû soutenir contre les préjugés de sa famille, qui l’accusait de rêverie, et de l’autre lutte non moins âpre qu’il lui avait fallu livrer pour gagner un à un ceux qu’il voulait conquérir.

Pour faire entendre à cette foule grouillante, travaillée de ferments socialistes, le langage insensé d’un apostolat inouï, d’une fraternité émouvante dans l’amour du Christ, sa voix savait rester douce, prenante, et son regard ne se blessait pas des rictus sarcastiques et des gestes haineux.

— Oui, nous devons être les éternels entêtés de l’amour. Nous devons désarmer par nos bienfaits sociaux toutes les haines amoncelées contre nous…

(D’une chambre d’hôtel,
2 heures du matin.)

Minnie, cette lettre fut interrompue par la brusque apparition de Maignan dans le petit bureau voisin de la salle de réunion, mis à ma disposition pour revoir mes notes.

— Tu écris ?

Sitôt assis à la petite table, ma main s’était laissée tenter par le sous-main gonflé de papier à lettres, l’avait attiré peu à peu et sans trop de résistance, j’avais succombé à la tentation.

Je vous écrivais quand Maignan entra.

— Es-tu prêt ? Il est l’heure.

— L’assistance ?

— Une salle superbe. Viens voir.

Deux trous étaient ménagés à travers le feuillage peint du rideau de scène. Nous y appliquâmes chacun un œil. Les murs blancs de la salle s’ornaient de place en place de drapeaux tricolores. Un grand Christ noir, d’une humanité douloureuse, étendait les bras au fond de la salle et son immense geste d’amour embrassait toute l’assistance.

— À la place d’honneur, M. Perthuis de l’évêché, me souffla Maignan. À sa droite, M. le curé de la Madeleine, à sa gauche, M. le curé de Saint-Jacques… Une belle salle, mon vieux camarade. Par ci, par là, des visages que je connais. Nous avons dû réserver la plupart des cartes pour les membres de notre patronage.

La majorité du public était composée, en effet, de jeunes gens entre dix-sept et vingt ans, mais il se trouvait aussi des hommes d’âge mûr, des femmes portant la coiffe nantaise en forme de corne de mousseline raide, finement tuyautée, épinglée à plat sur le ruban de velours noir qui serre la tête. Il y avait aussi des jeunes filles en chapeau, modistes, tailleuses ou « factrices » de grands magasins, ouvrières de fabriques, parentes ou amies des membres du patronage… De gais propos s’échangeaient de groupe en groupe, on s’offrait des bonbons dans des sacs de papiers jaunes, des tranches d’une orange écartelée.

— Regarde à droite, me commanda Henri, dernière rangée de chaises.

— Quelle est cette jeune femme voilée ?

— Je ne la connais pas.

— Alors, pourquoi me la désignes-tu ?

— C’est sur sa voisine que j’attirais ton attention.

— Qui est-ce ?

— Marthe Leray. Une personnalité étrange, sympathique, connue et vénérée « sur les Ponts », à l’égal… oui, d’une sainte… une sainte libre-penseuse, hélas !…

Mais, je n’écoute pas, je demeure l’œil rivé à cette toile trouée, haletant, me refusant à croire cette chose possible : Jacqueline Maurane au milieu de l’assistance anonyme… Une voilette épaisse ne me permet pas de distinguer ses traits, je la retrouve pourtant à n’en pouvoir douter une seconde, à ses gestes familiers, à ce doigt mince qui remonte une mèche de la nuque, à la tête dont je devine la finesse à travers le voile qui s’incline à droite pour se redresser aussitôt d’un mouvement de jeune bête indomptée. Je la retrouve dans mon souvenir, si vivante et si semblable, que je crains une lâcheté… Que vais-je faire ?… Aller la saluer ?… Quelques minutes retrouver l’illusion ?… Pourquoi suis-je venu ?… Minnie, pourquoi m’avez-vous amené ici ?…

— Viens, répète mon ami en cherchant à m’entraîner. Je résiste. J’ai le désir violent, éperdu de ses yeux. Tant qu’elle sera l’énigme, le sphinx, ainsi voilée, je ne serai pas sûr de moi. Il faut que je découvre l’abîme des prunelles ardentes où s’est ensevelie ma jeune foi, tout mon espoir juvénile…

Cependant, l’heure annoncée de la conférence passe. Les montres de nickel et d’argent commencent à sortir des goussets. Une onde d’impatience glisse sur la houle des têtes. Un pied timide bat une mesure, d’autres plus hardis se joignent à ce concert de semelles qui ne tardera pas à devenir bruyant. Par intuition, Henri a deviné le drame intime qui se joue en mon cœur.

— Gérard, tu vas te retirer dans le petit bureau ; j’annoncerai aux camarades qu’un malaise subit t’empêche de parler, et, avec l’aide de quelques-uns des jeunes gens du patronage, nous improviserons un concert… Viens… Crois-moi, Marthe Leray désirait t’entendre, elle m’a demandé deux billets, j’ignorais pour qui était l’autre…

Je dégage mon bras de son étreinte.

— Attends…

La voilette de dentelle remonte jusqu’à la ligne des sourcils bruns, laissant à découvert le bas du visage. Je ne m’étais pas trompé, c’est bien Jacqueline Maurane. C’est elle. À la flamme vacillante du bec de gaz, elle m’apparaît toujours belle et je m’étonne que rien ne tressaille en moi de l’amour ancien, que, durant cet après-midi, sans oser me l’avouer, je croyais encore palpitant en moi. Bien plus, j’éprouve la sensation délicieuse du convalescent retrouvant la libre fonction d’un organe longtemps douloureux. Je comprends le sens de la phrase qui jadis m’a déchiré : « Je ne vous aime pas. En vous, j’ai aimé l’amour et c’est tout. »

L’atmosphère de la salle doit être étouffante. Des femmes s’éventent avec la main. Le mouchoir minuscule de Jacqueline voltige comme un papillon blanc autour de son visage. La voilette s’abaisse. Je me tourne vers Maignan.

— Quand tu voudras, mon cher.

Lui, ne comprends pas.

— Pardonne-moi, je te jure…

— Te pardonner quoi ?.. Je viens d’acquérir une certitude qui me vieillit ou me rajeunit de dix ans, je ne sais plus. Ai-je beaucoup vécu pendant dix minutes, ou le passé s’est-il aboli et suis-je revenu à mes vingt ans ?

— Acceptons cette dernière hypothèse, s’exclama joyeusement Maignan.

Minnie, quand le rideau se fut levé, après que mon ami m’eut présenté en quelques mots chaleureux et trop flatteurs, je laissai un long silence planer. Ce ne fut pas un moyen d’orateur cherchant à s’imposer à ces simples. Au-dessus de ces visages déjà recueillis et attentifs, j’évoquais l’image d’Herminie, douce et vaillante, dont l’âme a ressuscité en vous ; à toutes deux je dédiai mentalement ce premier effort vers un idéal d’amour humain.

Vous recevrez par le même courrier, mon amie, le texte de ma conférence. Ce soir, je vibre d’émotions diverses. Je ne trouverais pas le sommeil. J’ai besoin de descendre en moi, jusqu’au fond mystérieux où s’élaborent les intimes pensées, celles qui échappent au contrôle de notre volonté… Je dois me ressaisir, mesurer la distance que les mots ineffaçables ont mis entre elle et moi, être certain que pour toujours j’ai échappé à la domination des prunelles ardentes…

Minnie, je vous écris comme un pauvre homme que l’orgueil a abandonné et qui cherche le refuge de la tendresse maternelle pour laisser librement paraître sa lamentable faiblesse… Minnie, la face pâle de Jacqueline, à la chair laiteuse, éclatait comme une fleur de luxe parmi ces visages brunis, tirés, vieillis par le travail. Je savais qu’elle lèverait son voile, et cependant la tache claire me troubla d’une fascination imprévue. Je me raidis de tous mes nerfs, je fis appel à ma raison, à mon cœur endolori. Je retrouvai mon sang-froid. Je parlai. Maignan m’avait dit : « Aimer les hommes et le laisser transparaître, c’est la grande science pour vaincre. » Ma voix eut des intonations inconnues à mes propres oreilles, une flexibilité que je n’avais jamais atteinte pour réciter d’harmonieux poèmes.

En vérité, était-ce eux, les humbles, que je voulais atteindre ? Étrange contradiction du cœur humain. Sous les ondes caressantes et sympathiques, tous les regards se concentraient en un faisceau de rayonnante communion. Je me laissais subjuguer par la foule, afin d’échapper aux prunelles fulgurantes qui me guettaient, s’attachaient aux mouvements de mes lèvres, aux palpitements de mes paupières. J’aurais dû soutenir leur éclat. Je le voulus. La pensée qu’elle était venue, peut-être, lassée, brisée, plus humaine, vraiment femme, me rendit lâche et trop voisin de la capitulation de mes fiertés. J’eus peur de moi-même. Mon regard effleura la petite toque de chinchilla, je vis vaguement la frange rousse des cheveux mêlée à la fourrure, les lèvres s’entrouvrir sur la ligne des dents, pour un sourire. Jacqueline n’ignorait plus que sa présence m’était connue…

Viendrait-elle à moi après le rideau abaissé, entendrais-je sa voix chaude se répandre en paroles de félicitations où sa sincérité n’aurait aucune part ? M’expliquerait-elle avec son apparente franchise naïve sa présence, ici, ce soir ?

— Attends-toi à être assailli de questions, m’avait averti Maignan.

En effet, à l’issue de la conférence, le petit bureau fut envahi. Je répondis de mon mieux aux effusions, aux questions les plus invraisemblables sur ce Canada d’épopée que plusieurs croyaient que j’avais visité. Je pris des adresses, je promis des renseignements ; je dus même m’engager pour une nouvelle conférence. Je m’impatientais que d’autres arrivants prissent aussitôt la place de ceux qui se retiraient. Jacqueline n’oserait venir, se mêler à ces groupes d’où les exclamations s’élevaient peu choisies. J’espérais et je redoutais à la fois son apparition… Quelle attitude aurais-je en face d’elle ? Le passé était mort, je le sentais dans chacune de mes fibres, malgré les contradictions de mon misérable cœur.

— Tu l’attends ?

Je répondis « Non » sans savoir si c’était vérité ou mensonge.

— Alors, partons.

Nous étions seuls. Je suivis Maignan par les mêmes rues parcourues avant le dîner. Minuit n’était pas encore sonné. Les devantures basses de quelques buvettes de dernier ordre répandaient une clarté douteuse sur le trottoir. Une porte ouverte, puis refermée sur un homme titubant faisait refluer une odeur chaude d’humanité miséreuse, saturée d’alcool, dans l’air humide qui montait des bras de la Loire. Les passants étaient rares, des silhouettes inquiétantes rasaient les murs. Une femme marchait devant nous, son pas élastique la portait droite, sans une hésitation pour franchir la bouche béante des corridors sinistres. Maignan accéléra son allure et bientôt nous fûmes à sa hauteur.

— Je ne m’étais pas trompé. Quelle imprudence de rentrer seule à cette heure, dans ce quartier !

— C’est vrai, vous m’avez fait peur, Maignan !

— Je ne plaisante pas, Marthe. Les Ponts ne sont rien moins que sûrs, à minuit, et vous, aussi bien qu’une autre vous vous exposez aux pires aventures en les traversant seule.

Une irritation sourde perçait dans la voix de mon ami.

— Voyons, ne grondez pas et présentez-moi notre talentueux conférencier.

— Gérard de Noulaine.

— Marthe Leray, se nomma elle-même la jeune fille dont je distinguais mal les traits.

— Étudiante en médecine, précisa Maignan.

— L’étalage de mes titres est-il nécessaire ? demanda-t-elle en riant.

Je la devinai jeune, très gaie, aux inflexions de sa voix et de son rire.

— J’en connais déjà quelques-uns, dis-je en souriant.

— Vraiment ? Alors vous savez que je suis une affreuse libre-penseuse, que votre ami déteste ? C’est tout juste s’il consent à me confier quelques pauvres malades !

— Vous avez toute l’estime de Maignan, Mademoiselle.

— Oh ! je sais. Il vous a dit : « C’est une sainte laïque… » Le pire compliment qui me puisse venir de lui.

La sombre rue s’égaya de son rire clair.

— Mais laissons cela. Je veux vous dire, Monsieur, quelles deux heures charmantes vous m’avez fait passer. Ce Canada immense, c’est toute une révélation. Je vis ma vie de tous les jours, dans l’étroitesse de ce quartier que je n’ai même pas à quitter pour me rendre à l’hôpital. Ce fut une échappée, une lumineuse échappée… Vous avez parlé en poète. On m’avait dit d’ailleurs que vous l’étiez.

— On vous l’avait dit ?

— Oui, et je voudrais que vous eussiez pu entendre en quels termes…

— L’opinion de Mademoiselle Maurane est flatteuse.

Maignan posa la question que je refrénais.

— Vous connaissez Mademoiselle Maurane ?

— Peu et beaucoup ; comme on peut connaître Jacqueline. Nous sommes condisciples. Nous avons préparé notre bachot ensemble, alors que son père enseignait au Lycée de Nantes. Je l’ai rencontrée, hier, tout à fait par hasard. Elle arrive de Bordeaux, la nouvelle résidence du professeur, et ne fait que traverser Nantes. Je lui avais parlé incidemment de la conférence de ce soir. Elle est curieuse d’étudier tous les milieux et puis elle me dit connaître M. de Noulaine et être très désireuse de l’entendre. C’est une étrange nature qui attire et inquiète… Oh ! pardon, fit-elle en se reprenant, j’oubliais qu’elle est de vos amies, Monsieur.

Elle ralentit le pas. La ligne des maisons s’interrompait brusquement. Des arbres gris secouaient doucement la tête au-dessus d’une grille en fer forgé.

— Me voici chez moi, ici ou là, dit-elle en indiquant le petit hôtel particulier dont on apercevait une fenêtre, illuminée, à travers les squelettes des arbres.

— Bonsoir ! Ma vieille maman veille encore. Qui sait combien de chapelets, elle a égrenés pour obtenir ma conversion ! Au revoir, ami, merci, tous mes mercis les plus sincères, Monsieur.

Je serrai la petite main ferme et chaude sous le gant. Après que la grille se fut refermée sur Marthe Leray, nous continuâmes notre chemin d’un pas plus rapide sans échanger une parole. Je n’avais pas à attendre de confidence ; j’avais entendu passer rapide, à travers l’intonation d’une phrase, la douleur sourde inarticulée : Henri Maignan, le grand chrétien, l’apôtre du pays nantais, aimait Marthe Leray, la petite étudiante libre-penseuse…

À la porte de mon hôtel, Maignan impassible en prenant congé de moi, ne parut pas prendre garde à l’affectueuse sollicitude que je mis dans mon au revoir. Avant de me quitter, il eut un geste de ses larges épaules qui rejeta sa tête en arrière et qui voulait dire « Qu’importe, moi et le rêve impossible… » et tout haut il constata.

— Tu es libéré…


Mon amie, ces mots tintent à mes oreilles comme la volée joyeuse des cloches de Pâques que j’écoutais tout enfant, dans le ravissement des résurrections pressenties autour de moi.


Minnie, je défaille ce soir, de l’angoisse délicieuse faite de l’espérance du moi retrouvé. Il vient du fond de mon enfance et c’est comme une harmonie légère et gracieuse qui glisse sur l’aile de mes candeurs ferventes… Il approche et c’est toute la douceur du printemps, toute la beauté de la Foi, toute la confiance des tendresses qui s’avancent…

Entendez-vous la plainte des ans où s’enfouissaient invinciblement mes espoirs trompés et sans cesse renouvelés ?


Minnie, je dois achever cette lettre. Longtemps, je me suis attardé à ma fenêtre. J’ai vu la ville s’endormir enveloppée de silence lourd et de brumes montant du fleuve. Voici l’aube. C’est un silence intermédiaire, une trêve pleine d’énergies sourdes où passent en ondes le grand souffle du réveil prochain de la ville industrielle…

Quand repartirai-je pour Noulaine ? Je ne sais. Je me sens tout désemparé depuis que je me sais libre. Je me confierai à Henri. Lui, me dira, me conseillera, puisque vous êtes, hélas ! mon amie si lointaine, qu’une détresse me prend à songer aux milliers de kilomètres qui nous séparent…

Ne m’oubliez pas, j’ai besoin de votre aide pour mériter mieux l’amitié bienheureuse qui sera la sauvegarde de

Votre dévoué,
Gérard.


MINNIE À GÉRARD

Mon cousin, je reçois votre petite lettre triste. Je n’y réponds pas puisque vous avez eu la lettre incohérente faite de tous les brouillons, et celle à laquelle était jointe la photo de Minnie travestie en Herminie. Quel enfantillage ! Souvenez-vous que je suis un peu une sauvagesse… Je vous avoue avoir passé la robe à falbalas bien avant la séance de pose devant le kodak. Un soir la tentation de la moire glacée fut trop forte… Toute frémissante de mon audace, j’ai lu, ainsi parée, le Roman d’antan… Je deviens ridiculement romanesque. J’ai des pitiés stupides pour un poulet écrasé, le chagrin d’un veau séparé de sa mère me jette dans une commisération idiote. Moquez-vous !


Je voudrais un printemps hâtif qui me rendrait à mon activité. Nous n’aurons pas le dégel avant plusieurs semaines, cependant les mottes de terre noire commencent à percer sous la couche mince de neige, qui recouvre les buttes. J’attends. Ma vraie vie c’est la vie au plein air. Je m’impose durant l’hiver certains travaux d’intérieur ; parfois il me semble que l’accablement m’endort du même sommeil léthargique que celui où sont plongés les champs depuis des mois. Le premier triangle de canards sauvages, je le guette. C’est moi qui le signale, chaque année, dans le ciel clair encore frileux. Et puis viendront les oies sauvages qui déchirent la nuit d’un long cri de souffrance… Oui, j’attends le retour des choses qui marquent les étapes de ma vie et me rendent ma personnalité.


J’en prends l’habitude : j’ai laissé dormir ce commencement de lettre. Je vous l’envoie néanmoins.

Ah ! l’amitié merveilleuse que me révèle votre chère lettre, sous trois enveloppes, écrite de Nantes. Je voudrais répondre de toutes mes confiances à toutes vos confiances.

Je lirai votre conférence. Que vous ayez parlé en poète de mon pays, je n’en suis pas surprise. Je vous remercie de l’avoir fait mieux connaître et un peu aimé. Après l’avoir lu, je vous dirai sincèrement mon opinion sur votre travail. Ce soir, je voudrais vous parler seulement de cette rencontre qui me paraît tellement prodigieuse, sortie d’un chapitre de roman. Mon trouble, mon émoi, à la simple évocation de cette image, me permet d’imaginer votre trouble, votre émoi… Quand vous lirez ces lignes, peut-être vos chemins se seront-ils de nouveau croisés…

Gérard, sa présence ce soir-là, ce besoin de vous revoir, de vous entendre, sa fuite devant votre attitude calme, presque dédaigneuse, tout cela m’a secouée d’un grand doute. J’en suis ébranlée. Si je me taisais, je pécherais contre notre amitié… Je désire tant votre bonheur… Je me remémore la scène de la bibliothèque… Je vous vois dressés l’un en face de l’autre, épuisant en un conflit de vos volontés et de vos orgueils tout le bonheur futur possible…

Dix minutes, une heure peut-être, j’ai médité sur la phrase ci-dessus. Ai-je le droit de jeter le doute dans votre âme qui se reprend ? Que sais-je, moi, de ces sirènes entrevues à peine au cours de la lecture rapide de quelques romans ? Pourquoi viendrais-je vous dire : « Retournez-vous, elle revient sur ses pas, celle que vous avez vue partir dure et orgueilleuse… » Pourquoi ? Pourquoi ?… Parce que votre main a tremblé en écrivant certains mots. Parce que j’ai peur que, le bonheur repassant à portée de votre voie, je ne sache pas dire à temps : « Mon ami, regardez… » Vous l’aimiez tant, l’enfant rousse et ardente de votre enfance ! Êtes-vous de retour à Noulaine ? Avez-vous cherché la trace de son pied d’enfant sur le sable des allées, le nimbe fugitif que ses cheveux roux plaquait sur les boiseries sombres ?…

Je vous vois à la poursuite des souvenirs ; je les vois, ces souvenirs, se lever, revivre, rattacher le présent au passé, rapprocher le visage laiteux de l’adolescente à la face pâlie au bord de la toque de chinchilla, reconstituer les gestes familiers des mains palpitantes comme des ailes… Je les vois, tous les souvenirs de votre passé d’amour, s’agripper à votre cœur, et j’ai l’étrange impression qu’ils m’appellent à l’aide…

Hier, je revenais du bureau de poste où j’avais trouvé votre lettre. Je ne voulais pas l’ouvrir avant d’être rentrée chez moi. J’activai mes cayeuses. Le chemin d’hiver traverse la cour de plusieurs fermes. Je répondais d’un signe de tête distrait aux enfants qui écrasaient leurs frimousses contre la vitre des fenêtres. C’était l’heure du soir qui ramène brusquement la nuit dans nos contrées sans crépuscule. L’ombre s’étendait sous les branches des épinettes et escaladait les cimes encore éclairées par un dernier rayon de soleil couchant. Un hululement partit d’une branche et un autre lui répondit, lointain, et d’autres et d’autres encore ; on eût dit que l’épinettière n’était habitée que par des chouettes et des grands ducs. Un vol ouaté et lent, d’oiseau de nuit mal éveillé, traversa le chemin étroit, effleurant presque les oreilles des chevaux. Le vent fit grincer des corps d’arbres morts, et se plaindre des arbres vivants. Puis, ce fut un silence où frissonna un peu d’angoisse. J’avais laissé les guides tomber sur mes genoux ; mon « team » s’était mis de lui-même au pas. Je ne savais rien de votre lettre et pourtant je pressentais l’émotion qu’elle devait m’apporter. Au-dessus de ma tête, dans le sens de la route, un chemin clair et bleu s’étendait. Enfant, j’aimais la bande de ciel qui se dessine entre les hautes futaies, au-dessus de la masse sombre des forêts inextricables : je l’aime toujours. À se guider sur ce ruban aérien, on ne s’égare jamais.


Gérard, je me plais à vous sentir voisin de l’amitié de M. Maignan ; cela me rassure. Je vous vois dans l’action à ses côtés. Si vous saviez quelle fierté j’éprouve, à la pensée de la tendre et délicate valeur que l’on découvre si aisément sous la nonchalance de l’artiste ! Mon affection pour vous a d’amusantes nuances d’orgueil maternel, et vous êtes quand même le grand frère de votre petite sœur,

Minnie.

GÉRARD À MINNIE

Nos lettres se croisent sur terre et sur mer ; elles se rencontrent, convoyant notre amitié qui m’apparaît de mieux en mieux comme un joyau sans prix ; elles se hâtent de réparer le temps où nous étions des étrangers l’un pour l’autre. Concevez-vous, Minnie, que ce temps-là ait pu exister ? Je le perçois d’une façon aiguë. C’était la période nocturne où mon âme, inassouvie par des semblants d’amitié qu’on lui offrait, s’affolait de détresse et de solitude, se tendait douloureuse vers un idéal qui l’entraînait toujours vers plus de déception. Comme vous étiez loin, Minnie et comme j’ai dû souffrir avant d’arriver à vous ! Je me souviens. Parfois, le soir, je livrais ma peine au vent qui passait rudement, sans m’entendre, et je retombais accablé, livré à l’âpre désespoir de celui qui fut trahi. Vous êtes venue. Vous êtes venue avec des mots méchants et méprisants d’abord, mais vous aviez l’âme haute et bonne, vous étiez celle dont l’amitié relève, soutient, conduit : je vous ai reconnue, j’ai tendu la main et vous l’avez prise.

Minnie, je connaissais votre beauté intérieure dont la jeune splendeur, éclose loin des vulgaires contingences, éblouit ineffablement, et voilà que vous me découvrez le secret adorable de votre beauté extérieure… Je suis demeuré une longue minute sans oser un geste devant la révélation subite du petit portrait, et puis, petite sœur amie, j’ai posé dévotieusement mes lèvres sur le pied étroit qui dépasse la lourde robe d’aïeule. Ce fut un hommage infiniment respectueux qui allait à vous et à Herminie…

Oui, vous lui ressemblez. C’est la même tête fine et fière posée sur le col mince incliné, cher aux peintres du XVIIIe siècle. Vos boucles sont plus sombres, dites-vous. J’imagine qu’elles doivent avoir les tons nuancés et chauds de nos vieux meubles beaucerons taillés en plein chêne. L’arc volontaire du sourcil, la coupe longue de l’œil est identique, et c’est par le regard surtout que s’accentue la ressemblance. Et puis, petite amie, ce que vous ne me faites pas remarquer, ce qui amusa mon attendrissement, c’est la mouche coquette que l’estampe et le portrait signalent au-dessus de la lèvre. Par cela, vous êtes encore du XVIIIe siècle, et tout à fait Herminie !


Je n’ai pas encore réintégré Noulaine. Maignan me tient et ne semble pas vouloir me lâcher. J’accepte sa tyrannie joyeusement. Vous m’avez conduit, vous et lui, vers des quartiers de Nantes que j’ignorais. J’ai vu des gens à la physionomie haineuse et chez qui un mot, moins encore, un geste, amenait un sourire. Ce sourire, c’était comme une joie neuve qui me communiquait une candeur inconnue. Je crains de jouir en dilettante de cette poésie grossière, nouvelle pour mon raffinement. « Tu viendras à l’amour, m’assure Maignan. » Je secoue la tête. Sais-je où je vais ? Parfois une épouvante me prend au contact de ces misères que je n’aborde pas toujours sans un frémissement de tous mes nerfs. Je veux m’évader. Il me semble qu’une force tendre et douce, émanée de quelque puissance invisible, me fixe au spectacle de la vie trop longtemps ignoré et découvert soudain. J’hésite entre les enthousiasmes nés sous la parole chaude de mon ami, et le dégoût de la lutte impossible contre la marée montante des souffrances humaines. Il me faudrait votre vigueur intacte ou l’admirable foi apostolique d’Henri. Rien ne le rebute. Lui, l’homme riche, consacre uniquement son temps et sa fortune à l’étude des problèmes sociaux, à leur solution dans l’acceptation complète, absolue, de ses devoirs de chrétien. Non content de s’adonner au cercle d’études sociales qu’il a fondé au centre du quartier populeux des Ponts, il voyage à travers le département, échauffant de son éloquence rude et chaleureuse le zèle de ceux qui veulent sauver le peuple en l’aimant.

Aimer ! Le mot vibre, en passant sur ses lèvres. Les ouvriers de la raffinerie Maignan, aigris par le despotisme du père, adorent le fils. L’influence de ce dernier a jugulé une grève. Par une étrange contradiction, la collaboratrice dans l’œuvre de régénération sociale entreprise par ce grand chrétien, par ce pur catholique pratiquant, est cette Marthe Leray, étudiante en médecine, dont je vous ai déjà parlé. Il y a, malgré tout, de telles affinités entre eux deux, qu’il est impossible qu’un jour, Marthe ne marche pas sur les mêmes routes qu’Henri, pour atteindre aux mêmes sommets. Cet amour irrévélé est une source de poignantes émotions. Leur champ d’action étant le même, il y a eu déjà entre eux de pathétiques incidents.

Le père de Marthe, le Dr Leray, était célèbre à Nantes par sa charité inépuisable. Sa fille a recueilli son héritage de miséreux. Sur les Ponts, sa popularité est au moins égale à celle d’Henri. Aucun conflit sérieux, du reste, ne peut éclater entre eux, tant l’on devine de tact chez Marthe Leray — et, pourquoi ne pas le reconnaître, un pur instinct féminin cherchant l’appui, la protection qui lui sera nécessaire pour diriger sa vie dans la voie qu’elle veut ouvrir.


On me fait parvenir votre dernière lettre — c’est-à-dire, celle où vous me parlez de la présence de Mlle Maurane à la salle du Patronage. Minnie, comment vous dire ma surprise en vous lisant ? Vous ne me comprenez plus ou je me suis exprimé bien imparfaitement. Qu’allez-vous supposer, alors que je vous écris que je me sens libre, rendu à moi-même ? Heureusement, il ne vous est pas possible de jeter le doute en mon esprit. Ma libération, je la tiens… Comment n’avez-vous pas suivi ligne à ligne ma transformation ? Minnie, vous êtes trop modeste. Faut-il que je vous l’écrive en toutes lettres ? Jour par jour, patiemment, avance ma volonté ; je suis comme un pionnier robuste, dont vous avez façonné de vos propres mains la constitution, que je peux dire aujourd’hui solide !…

Oui, Minnie, je le reconnais avec vous, vous devenez romanesque. Seul, cet état nouveau pour vous peut m’aider à m’expliquer l’étrange interprétation donnée à ma lettre… Je ne me moquerai pas, je voudrais vous gronder comme m’en donnerait le droit ce titre de grand frère que vous me décernez.

Voyez ce qu’a fait votre lettre : je voulais vous parler d’un grand, grand projet, encore vaguement défini, qu’Henri approuve en principe, et vous m’avez enlevé toute la joie de vous le confier.

J’ai tellement conscience que vous méritez une punition, que je ne me juge pas cruel de vous appliquer celle-là, tout en vous assurant de la profonde affection de votre cousin et ami,

Gérard.

MINNIE À GÉRARD

Je croyais que, par le même courrier, viendrait sous une autre enveloppe l’exposé du « grand, grand projet ». Il me plaît, mon cousin, que vous sachiez conduire une punition jusqu’au bout, autant qu’il m’est agréable de constater que vous me jugez capable d’apprécier la délicieuse « Colette Baudoche » de Barrès et les vers de Francis Jammes qui complétaient le courrier de France, cette semaine. Très sagement, j’ai su attendre durant vingt-quatre heures la fin d’une légende indienne de tante Nanine ; non moins patiemment j’espèrerai, durant une semaine, le faire-part du grand, grand projet. Je ne veux même pas essayer de faire la moindre conjecture !

Désirez-vous, Gérard, que je cherche à me justifier du reproche d’incompréhension que vous m’adressez ? Non, n’est-ce pas ? car, à une nouvelle lecture de ma lettre, vous aurez découvert les scrupules qui m’ont fait vous écrire ainsi que je l’ai fait. Et puis, mon ami, sachons le reconnaître. Malgré l’intimité de notre correspondance, en dépit de notre lien de parenté, nous sommes deux étrangers qui ne se sont jamais vus, qui ont été élevés, et qui vivent dans des milieux tellement différents ! Fatalement, il doit survenir, un jour ou l’autre, de fausses interprétations, de légers malentendus… Le jeu d’une physionomie connue peut s’imaginer à distance et changer tout le sens d’une phrase… Ce n’est pas la petite photo envoyée qui vous aura appris mon visage triste, sérieux, compatissant. Dites-moi, l’avez-vous vu penché ainsi au-dessus des lignes ?…


Oui, je me suis arrêtée, hier soir, parce que je vous aurais peut-être dit des choses injustes, et aussi parce que j’ai été transie, à l’idée que nous allions nous quereller. Il est préférable que nous en restions à notre première querelle, celle du début…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jamais je n’ai eu l’impression aussi nette de notre défense sauvage contre le froid. Comment gourmander Mourier quand il maugrée contre la température, comme je le faisais les années passées, alors que j’hésite à ouvrir la porte pour aller soigner la volaille, pour rentrer le bois, pour prendre cette bouffée d’air pur dont j’étais si friande ? Nous avons découpé de longues bandes de drap dans de vieux vêtements qu’Henriette et moi ajustons sur le cadre des fenêtres par-dessus les bourrelets déjà posés à l’automne. L’hiver prochain, il faudra en venir aux doubles châssis. « L’ensevelissement quoi ! a grommelé mon vieux français. La nuit à deux heures de l’après-midi. »

Que le printemps vienne vite, qu’il desserre l’étreinte glacée, oppressante ; qu’il nous rende à la vie.

Je me plaignais hier au Père Chassaing, que le froid le plus vif n’arrête pas dans les courses qu’exige son ministère. Il venait de baptiser un bébé en danger de mort, l’enfant d’une métisse, à dix milles au Nord.

— Est-ce le premier hiver que vous passez ici, m’a-t-il demandé d’un air sévère ? Le froid est-il devenu plus rigoureux ? Ou le sentez-vous davantage uniquement parce que vous demeurez au coin de votre feu, lisant, rêvant, plus qu’il ne faudrait ?… Puisque vous m’en fournissez l’occasion, Minnie, je vous le dis, je vous trouve bien changée. Souvenez-vous, autrefois, ce qu’était cette maison, en hiver !

— Oui, au temps de mon père.

— Au temps de votre père, elle était le refuge où le nouveau colon trouvait, avec un bon conseil, le réconfort d’un intérieur canadien.

— Que voulez-vous dire, Père ? Pour les fêtes nous avons eu deux veillées, ici.

— Oui, vous ne fermez pas votre porte à qui veut la forcer.

— Mais, Père, bien que je considère les Mourier, ainsi que chacun à Lavernes, comme des membres de ma famille, ma situation d’orpheline…

— Voilà où je voulais en venir : votre situation d’orpheline, d’orpheline de vingt-quatre ans, devrait vous amener à regarder l’avenir sérieusement.

— Oh ! Père, je sais maintenant ce que vous allez me dire. Accordez-moi encore un peu de temps…

— Ce n’est pas la première fois que nous abordons ce sujet… Vous vous souvenez que votre père, ayant le pressentiment de sa fin prochaine, vous a parlé un jour devant moi, manifestant le désir que j’exerce sur vous, jusqu’à votre mariage, une tutelle morale… Et puis, il y a mon devoir de pasteur. Ma chère petite, vous savez qu’un autre que moi aurait été, depuis longtemps, plus pressant. Vous n’êtes pas appelée à une vie religieuse ; alors, alors, il faut suivre les traditions de votre race… Minnie, un de mes confrères canadiens vous le dirait avec plus d’autorité. Vous êtes une vraie Canadienne, une Canadienne de la bonne souche…

Le cher Père Chassaing s’aperçut que je pleurais tout doucement.

— Allons, allons, mon petit. Je n’ai rien dit qui puisse vous faire de la peine. Là, séchez vos larmes. Vous verrez, tout s’arrangera. Votre cœur n’a pas encore parlé. Il suffit d’une occasion… Tenez, j’avais cru que Jo. Valiquette vous conviendrait tout à fait…

Je fis non de la tête, en souriant à travers mes larmes.

— Non !… Vous verrez, tout s’arrangera… Je voudrais seulement que vous me promettiez de ne pas prendre exemple sur Jack.

Je promis et j’eus, sur le front, la petite croix habituelle.

Je termine à la hâte. Des voituriers passent, qui emporteront ma lettre jusqu’à Edmonton. Le dégel peut survenir tout à coup et rendre « le trail » impraticable. La malle n’arriverait pas à Lavernes.

Au revoir, mon cousin, je vous assure de ma sincère affection.

Minnie.

GÉRARD À MINNIE

Non, Minnie, ce n’est pas par sévérité, bien moins encore par rancune, que vous n’avez pas reçu auparavant communication du grand projet. Il me fallait l’examiner sous ses différents aspects, être certain qu’en l’établissant, je n’obéissais pas à une impulsion, et que je ne cherchais pas, en quelque sorte, à m’évader des devoirs vers lesquels vous et Maignan m’avez entraîné. Partir, quitter la France, n’était-ce pas de nouveau céder à l’attrait de se fuir soi-même ? Aujourd’hui, je crois pouvoir répondre que ce n’est pas une désertion.


Mon ami et moi, bien souvent, parlons du Canada. Une remarque d’Henri, plusieurs fois répétée, me frappa. Aussi, il y a quelque temps, comme il concluait :

— Qu’avons-nous fait, nous, catholiques et français, pour établir de solides liens fraternels avec cette France d’Amérique ? Nous ne savons rien ou presque, de ses aspirations. Les quelques Français, moins ignorants que les autres de son attachement aux traditions, se perdent à vouloir expliquer un patriotisme fait d’ardente intransigeance nationaliste et de loyalisme à la Couronne d’Angleterre. Et, de là-bas, comment nous voit-on ? Nous juge-t-on d’après notre détestable politique ? Que faisons-nous pour nous faire connaître ? Parcourir ce jeune pays en voyage d’étude serait intéressant…

J’ai réparti, sans m’en rendre compte :

— Ce voyage d’étude, pourquoi ne pas le faire ?

Voilà Minnie le grand projet exposé. Qu’en pensez-vous ? Je voudrais vous envoyer ce mot très court, dépouillé de tout argument, afin de recevoir votre impression intacte.


Ma chère petite sœur, si l’hiver vous est particulièrement pénible, ne serait-ce pas que votre santé est altérée ? J’eusse aimé que la sollicitude du cher Père Chassaing se portât de ce côté-là.

Les jeunes filles se marient-elles si jeunes au Canada, qu’à vingt-deux ans il faille se décider en hâte à abandonner le célibat ? Je préfère que Jo. Valiquette ne vous plaise pas, car, au contraire du Père Chassaing, il me semble ne pas vous convenir J’ai fini par vous identifier si bien avec Herminie de Lavernes que, seul, un preux des anciens jours me paraîtrait digne de vous.


Je suis de retour à Noulaine, en plein printemps beauceron. Je me sens seul, soudain livré à moi-même. Mais je me défends bien, car il me semble que, malgré tant de difficultés, de ténèbres, peu à peu, j’arrive à tracer, à marquer ma voie. Je demeure en correspondance active avec Maignan. Il me dirige, il me prépare. Si vous saviez tout le bien qu’il y a à faire ici, à la campagne, et à deux pas de Noulaine, à Étampes ! Nous ne tenterons rien avant mon retour du Canada. D’ici là, je ferai quelques travaux d’approche pour grouper les bonnes volontés. Ce n’est pas ce qui manque, Dieu merci ! dans notre beau pays de France.

Ce matin, je suis descendu dans la vallée. Le chemin était glissant par suite des pluies printanières, il fallait regarder où poser les pieds et j’ai fait ainsi une découverte prodigieuse de violettes sauvages aux courts pétales recroquevillés. Après avoir fermé la barrière, j’ai levé la tête pour regarder en face, suivant la longue habitude ; j’ai vu ce qui m’eût bouleversé quelques mois auparavant : les volets verts de la Grangère plaqués sur les murs crépis, roses, embroussaillés de frisons de vignes vierges. Monsieur Maurane et sa fille viendront passer leurs vacances de Pâques à Ormoy. Eh bien, Minnie, qu’est-ce que cela fait ? Dites-moi en quoi et pourquoi serais-je troublé par cette nouvelle ? Petite fille qui ne croira jamais que sa pensée, son exemple, ont allumé en ma conscience une claire étincelle qui rendrait impossible les compromissions lâches !

Minnie, au revoir — ce sont les seuls mots de cette lettre qui pourront avoir tremblé sous ma plume.

Je demeure votre profondément dévoué,

Gérard.

MINNIE À GÉRARD

Mon ami, je vais vous faire de la peine en vous disant que mon premier mouvement en prenant connaissance du grand projet n’a pas été de l’enthousiasme. Se peut-il ?… Comment vous expliquer la nature de cette crainte qui m’aurait fait vous écrire de ne pas venir, si j’avais cédé à mon premier sentiment ?

Je vous l’ai dit, Gérard, mon père, après qu’il se fût dégagé de l’engourdissement de son chagrin, agit en patriote. Or, le patriotisme, comme nous l’entendons chez nous, ne comporte aucune idée belliqueuse ; il est la lutte incessante pour garder le patrimoine : religion, langue ; lutte pacifique, réclamant la vision de l’avenir, le courage des responsabilités. Mon père, en plaçant Lavernes sur la carte d’Alberta, en installant cinquante familles canadiennes, en préparant la place de cent autres, a fait œuvre de patriote. Les seize enfants des Labbé, les douze des Trudel, voilà encore du patriotisme. Mlle Saint-Jean, à l’école du district, c’est une patriote. L’œuvre de Valiquette que vous dédaignez à tort, c’est encore du patriotisme. Je vous citerais dix autres exemples du même genre, où vous ne trouveriez pas plus trace d’héroïsme à grand effet. Ce sont les héros de cette espèce cependant qui, sous l’inspiration et la conduite de notre clergé, ont assuré la survivance française au Canada.

Chez vous, on ne semble pas comprendre ce patriotisme, ou, plus exactement, les écrivains qui nous sont venus de France pour étudier nos conditions de vie, dégager nos aspirations, ont rarement su pénétrer l’âme canadienne. Votre ami a raison. Combien de fois mon père et moi avons été péniblement frappés par l’incompréhension dont nous apportait l’écho quelque livre de voyageur, publié en France !

Gérard, viendrez-vous et faudra-t-il avoir la tristesse de nous voir peut-être méconnus par vous ?

À la réflexion, je me dis que c’est impossible, que vous êtes placé dans des conditions bien différentes, qu’à l’opposé de tant d’autres voyageurs, vous débarquerez avec une connaissance au moins élémentaire du pays, géographique et historique, et que plus réellement que tout autre, vous viendrez en parent affectueux.

À tout hasard, ne sachant ce que renferme la bibliothèque de Noulaine en œuvres canadiennes, je vais puiser dans celle de mon père et vous envoyer ce qu’il faut avoir lu sur le Canada pour aborder l’étude de certains problèmes que vous rencontrerez ici.

Oui, je me rassure ! Venez. Qui sait le rôle que la Providence réserve au cousin du héros des Plaines d’Abraham ?

Donnez-moi beaucoup de détails sur vos préparatifs. À quel moment viendrez-vous ? Combien de temps resterez-vous au pays ? Bien entendu, vous monterez dans l’Ouest. Vous verrez ce que nous avons fait avec l’aide de nos missionnaires. Mon père comptait des amis bien placés à Edmonton, je vous adresserai à eux, et notre courte histoire de vingt ans vous surprendra peut-être.

Gérard, ma plume, elle aussi, tremble en vous écrivant ces mots merveilleux d’au revoir. Vous voir, vous connaître, me paraît un rêve irréalisable !… Je me défends mal contre une impression : il me semble qu’il y a plus que la distance à nous séparer… Je ne m’arrête pas à l’idée que vous éprouverez un grand désappointement en faisant la connaissance de la cousine lointaine. Herminie de Lavernes, Minnie Lavernes… Surtout ne laissez pas dans votre esprit ces deux noms trop voisins. Je me demande comment vous vous représentez une petite Canadienne de l’Ouest, une Canadienne habitante ? N’imaginez rien !

Dès que la date de votre voyage sera définitivement fixée, j’écrirai à « nos gens » du Bas-Canada. Vous verrez comme elle est large et cordiale, l’hospitalité canadienne ! Vous trouverez des Lavernes, des Beaupré, des de Lalonde, des Leblanc et d’autres cousins encore, agriculteurs, membres du clergé, ou remplissant de hautes fonctions dans la magistrature du pays ; tous auront pour vous cet accueil chaleureux qui a toujours touché vos compatriotes. Vous serez celui du Vieux Pays qui vient en visite.

Au revoir, mon cousin, je porterai cette lettre au bureau de poste demain, en même temps que les livres que je choisirai ce soir.

Votre cousine,
Minnie.


LA MÊME AU MÊME

Pas de lettres de vous au dernier courrier. Sans doute, êtes-vous accablé par les préparatifs de votre voyage. Je songe aussi à la maison rose de la vallée dont les volets se sont ouverts… Vous m’écririez si vous aviez de la peine. Je vous écris, moi, pour me faire attendre patiemment la malle prochaine.

Nous venons d’avoir deux jours de chinook. De larges lambeaux de neige sont partis, mettant à l’air, sur les buttes, le noir des labours d’automne. Ce matin, délivrée des larges mitaines fourrées de peau de mouton, qui rendent les mains si maladroites, j’ai aidé mon vieux Français, à manœuvrer « le godendar » aux belles dents découpées en broderie, pendant que notre toit de bardeaux roux finissait d’égoutter sa neige fondue. Au corral, les bêtes couraient le long des clôtures, de ce petit trot qui cherche la brèche, la perche tombée, le chemin ouvert vers ces plaines mystérieuses où il fait bon vivre, dès que l’étable n’est plus le refuge contre la mort par le froid et la faim… Ces petites remarques ne vous disent rien ? Si vous aviez entendu Mourier me les signalant avec la rude poésie de son observation de paysan, vous sauriez ce qu’elles sont pour nous.

— Minnie, si le chinook tient jusqu’à midi on pourrait s’en aller faire un peu d’abattis du côté de la pièce du creek ?

— C’est le printemps alors !…

— Sait-on jamais dans ce pays cite ? En tout cas ce serait de la belle avance pour « le cassage ». « M’a dire comme on dit » quand les pluies prendront !…

Les chinooks ont tenu. Henriette nous a fait dîner de bonne heure. Tranches de lard grillé, pommes de terres bouillies, délicieuse gelée de pembina. Pour terminer, pendant que je savourais le café noir brûlant, à la française, Mourier s’est versé religieusement deux doigts d’un vin qu’il parvient à fabriquer avec de la rhubarbe, des petits fruits sauvages, de la levure, que sais-je ? Nous étions prêts, Darky sur les talons, nous sommes partis.

Ce n’est pas encore le coup de fanfare du printemps, comme dit Mourier, mais c’est l’attente brève, impatiente de la nature, pressée par le cycle des saisons extrêmes. Le vent tiède fondait insensiblement la neige que la nuit cristallisera, mais qui, vraisemblablement, s’usera avant la fin de la semaine, s’il n’en retombe pas de nouvelle. Les pousses de saules jaillissaient en gerbes, parmi les longues herbes sèches ; ces rejetons sont couverts de pompons duveteux, soyeux comme des poussins à l’éclosion. La sève montant aux tiges du « tabac des indiens » donnait aux « baisseurs » des tons chauds de sang vermeil. Les grands trembles encore dénudés, fleurissaient leur tronc d’une impalpable poussière grise qui, à distance, prenait une teinte verdâtre ; sur tous les arbustes anonymes pour moi, partout, comme attestation de survie aux rigueurs du froid, se balançaient des pampilles brunes, grises, vertes, à peine défripées.

Nous avons quitté « le trail  » pour suivre la piste étroite battue par le troupeau qui, aux jours doux de l’hiver, s’en allait aux meules de paille lentement ou en gambadant, mais toujours, selon la loi des bêtes de la Prairie, à la file indienne.

Nous sommes au cœur même de la culture. Çà et là, un boqueteau de saules surmontés de quelques têtes de trembles grêles, détruit l’harmonie d’une étendue qui pourrait former un champ uniforme. C’est à l’un de ces bouquets d’un demi-acre que nous devons nous attaquer. Clignant de l’œil, Mourier établit ses plans, puis, d’un geste de l’épaule, il fait glisser son paletot de « corduroy » doublé de peau de mouton.

— On va lui dire deux mots, à « la talle ». M’est avis, Mam’zelle Lavernes, qu’il vous faudrait un Canadien. Un fils Labbé vous mettrait ça en bas en moins de trois jours !

Je savais d’avance qu’il me ferait cette remarque, comme il s’attendait sans doute à ma réponse qui vanterait les qualités de Mourier et du fils Labbé, travailleurs soigneux et endurants.

— Méfiez-vous, il y a de l’eau…

Tout le temps que durera notre travail, il me préviendra ainsi, m’avertissant de ceci, de cela, du poids d’une branche, d’un rosier griffu, d’une souche sournoisement cachée. J’ai cru longtemps à la manie. Cependant j’ai constaté la même habitude parmi les deux familles françaises du village. Nous, Canadiens, nous courons nos chances… Les avertissements de Mourier enlèvent de la monotonie au travail : on entend autre chose que les « ahan ! » de l’effort, le coup de la hache grinçant dans le bois vert, la racine cédant avec une plainte étouffée par la terre.

Mourier s’est d’abord attaqué aux touffes de saules, à celles que le feu en passant les années précédentes avait arrêtées dans leur développement. De sa large main calleuse, habituée à travailler sans gants, il ramassait en faisceau les branches, les renversait, et de quelques coups de la hache tranchante, au manche fin et robuste, les coupait au ras du sol. Les racines à demi carbonisées, restant en terre, sauteront à la charrue. Certes, il faudra tenir ferme les mancherons alors que nos braves chevaux donneront toute leur force égale et puissante. Quel plaisir de sentir, dans une vibration qui gagne le poignet et monte jusqu’à l’épaule, le fer argenté arriver à la souche, la traverser sans à-coup, l’abandonner au déversoir qui la rejette parmi la terre noire : non pas noire, cette terre, mais teintée de brun-orangé-veiné de rose, et combien odorante !

Surtout n’allez pas croire, mon cousin que le défrichement soit un jeu ! S’il est des souches que l’on peut laisser en terre, il en est d’autres tordues, noueuses, aux longues racines contre lesquelles l’homme doit se battre, les muscles tendus, la hache haute, sans cesse abattue dans un bref soupir qui seconde l’effort. Nos pionniers d’Alberta, s’attaquant aux saules, aux trembles, aux bouleaux, aux liards, ne peuvent être comparés aux lutteurs des forêts du Bas-Canada ; néanmoins « la terre qu’ils font » est bien fille de leurs sueurs. Le carré, s’agrandissant d’année en année autour des bâtiments, m’inspire toujours une admiration voisine du respect.

Mon vieux Français dégageait le champ, cet après-midi, des branches de saules coupées, des troncs de quelques jeunes trembles morts, tués par le feu, et qu’il suffisait d’ébranler de la main pour les arracher avec leurs racines. Mon travail consistait à tirer ce bois, à l’empiler à quelques verges de là, sur le chaume du champ, au-dessus d’une grosse poignée de foin sec que l’on enflammerait, dès que le tas serait suffisant pour constituer un foyer… Faire brûler ! Il me semble que si je m’en allais loin, très loin, au cœur des villes ou au sein des campagnes civilisées depuis des siècles, il me suffirait de répéter ces quatre syllabes pour retrouver au bord de ma narine l’odeur du bois craquelant, odeur faite de l’amertume des écorces, de la sève bouillante, des racines de saules au parfum rare. Je reverrais les jeux des petites flammes claires qui lèchent les bords du bûcher et changent de teinte suivant les essences qu’elles consument ; je contemplerais ces flammes toujours plus longues, plus souples, détendues tout à coup en un tourbillon de fumée que le vent emporte, et qui s’accroche aux branches du fourré restées debout. Je reverrais les langues étroites, furtives, « du feu qui court », et s’en irait incendier la forêt, s’il ne rencontrait, sous une touffe d’herbe sèche, la poignée de neige en cristaux… Faire brûler, c’est une ivresse. Cet après-midi, j’ai fait brûler avec passion ! Mourier multipliait ses recommandations.

— Pas si près, Minnie, vous allez vous mettre le feu… Attention à la fumée, vous vous asphyxierez bien certain… Et votre robe qui vole !…

— Le costume de Jack serait sûrement plus commode !…

Je traînais des branches qui s’agrippaient vainement aux broussailles, comme des condamnées qui voudraient échapper au supplice ; je ramassais des tisons à demi éteints pour les rejeter au milieu du brasier. Bien qu’il n’y eût pas de danger à cause de la neige, je surveillais « les feux qui courent ». Les joues me brûlaient ; de temps à autre, j’y portais le revers frais de ma main gantée ; pour dégager mes yeux, je repoussais du bout des doigts mes cheveux qui sortaient en touffes de mon béret de laine…

Tout à coup, l’idée m’est venue que vous pouviez surgir au détour du boqueteau et, vrai, j’ai vu votre grimace en découvrant, telle qu’elle était faite, la petite cousine. C’était tellement drôle à imaginer, ce cousin artiste et raffiné, en présence de cette petite sauvagesse, rouge de visage plus qu’une indienne authentique, peinte en couleur de guerre par ses gants charbonnés, semblant mimer, dépeignée, une étrange danse du feu ; c’était drôle au point que j’ai éclaté d’un rire fou, impossible à réprimer, se mêlant au crépitement frénétique d’un paquet de branches jeté dans les flammes.

Mourier ne pouvait que s’inquiéter de cette gaieté insolite. On connaît sur la prairie de sombres histoires de folie subite provoquée par le froid, par l’isolement. J’en sais qui vous feraient frémir. Le reflet de telles tragédies a passé dans ses yeux. J’ai tenté de le rassurer du geste. Bon gré, mal gré, il m’a laissée à mon rire et s’en est allé reprendre sa hache. Sur le chemin du retour, j’avais encore des spasmes qui le faisaient grommeler.

En entrant dans ma chambre, je suis allée tout droit au miroir. Ah ! j’étais bien plus déguisée que je ne le croyais… Non, vous n’aurez pas la description ! Si vous arrivez un jour où « nous ferons de la terre », vous aurez sûrement une surprise à faire la connaissance de votre cousine, Minnie.



GÉRARD À MINNIE

Vos deux lettres à la fois. Pas de livres. Je n’arriverai jamais à pénétrer le mystère de ces courriers irréguliers. Bien que je regrette très vivement le retard des livres dont j’aurais tant besoin, je ne me plaindrai pas aujourd’hui puisque m’arrive, en même temps que la petite lettre en date, incrédule, un tantinet décevante, le gai, le délicieux tableau d’une cousinette dansant aux lueurs d’un brasier alimenté de racines odorantes Ne vous en déplaise, je souhaite d’arriver par une belle soirée d’été et de vous surprendre « faisant brûler… » Fait-on brûler en juillet ?

Mes plans de voyage commencent à se dessiner. Monseigneur B… qui compte de précieuses amitiés canadiennes depuis sa station quadragésimale à Notre-Dame de Montréal, m’avait chaudement recommandé à votre représentant officiel à Paris… J’ai reçu là, Boulevard des Capucines, la première preuve de l’accueil dont vous me parlez. Le Haut Commissaire est un homme d’une urbanité parfaite ; sous son apparente réserve, on sent vite percer une cordialité entraînante. Tant et si bien, Minnie, que je me suis laissé aller à la confiance et ne lui ai rien célé des craintes que vous manifestez. Jugez de ma surprise lorsque votre nom lui a arraché une exclamation. Avant d’appartenir à la diplomatie, il fut lui aussi bâtisseur de pays, et, qui mieux est, son action s’exerça en Alberta… Je retrouvais sur ses lèvres des noms que vous m’avez écrits et que je ne savais pas prononcer. Je l’écoutais me redire, telle que vous me l’avez contée, l’histoire de ces centres canadiens-français qui ont surgi en Alberta-Nord et s’y développent, attestant la vitalité de la race. Enfin, j’ai eu l’émotion d’entendre célébrer, par un témoin de ses premiers efforts, l’action de Jean Lavernes… Trop modestement, vous ne m’avez pas révélé tout ce que signifie ce nom là-bas. Je sais maintenant que la haute intelligence de votre père, la rectitude de son jugement, sa loyauté de gentilhomme en faisaient non seulement le représentant autorisé de ceux de son sang, mais encore, que ses hautes qualités en imposaient à la majorité anglaise ; s’il l’eût voulu sa place eût été au gouvernement, à la tête d’un ministère.

Le Haut Commissaire me conseille l’Ouest en été, l’Est en automne.

N’écrivez à personne du Bas-Canada, je vous le demande instamment. C’est vous la première parente que je veux connaître. Je débarquerai sans doute à Montréal vers la fin de juillet, et aussitôt je partirai pour Edmonton, Lavernes… Au retour, je m’arrêterai en Saskatchewan, chez deux ou trois ranchers, parents de mes amis, et au Manitoba. Mgr B… me donnera une lettre d’introduction près du grand archevêque de Saint-Boniface. Je me trouverai donc, à la rentrée, en Province de Québec. Là, mon programme sera chargé. Je veux voir, étudier, comprendre… Sur la fin de mon séjour, il se pourrait que je donne quelques conférences résumant mes impressions. Si la nécessité m’en apparaît, je tracerai aussi les traits essentiels de la vie française. Que l’on me rende en sincérité ma sincérité !

Minnie, je vous demande de me faire confiance. Ceux de mes compatriotes qui sont allés vers vous, et qui ont pu heurter votre sensibilité, ne savaient pas les choses que j’ai apprises de vous…


Je pars demain pour Nantes. Henri veut me présenter à un groupe de jeunes peintres chrétiens dont l’idéal est de rénover l’art religieux. Vous le confierais-je ? je me sens moins attiré par ce cénacle que par les impasses tortueuses de Chantenay et des Ponts. Reviendrai-je jamais à la peinture ?

Au revoir, Minnie, je veux vous redire ces mots dans chacune de mes lettres, afin de vous persuader de leur sens réel.

Au revoir, petite cousine qui devez m’attendre avec confiance,

Gérard.


MINNIE À GÉRARD

Notre vie est tellement faite, à titre unique, de la pluie, du beau temps, de la neige, qu’il me vient tout de suite à l’idée de vous dire : il fait beau, il fait froid, les bêtes gambalent ou sont transies, nous vivons quatorze heures par jour dehors ou nous sommes calfeutrés derrière nos murs de troncs d’arbres « bouzillés », sous notre toiture de bardeaux dont les clous éclatent par l’action du froid…

Gérard, il a fait si beau depuis ma dernière lettre, depuis trois semaines, qu’il a fallu oublier tout ce qui n’était pas labours, hersages, semences.

Nous sommes en mai, il reste l’orge à semer, et un peu plus tard l’avoine qui ne doit pas mûrir, que l’on coupera en vert pour la nourriture des vaches laitières, des gros chevaux au repos. Quel coup de collier ! suivant l’expression de Mourier, nous avons dû donner.

Nous cultivons nos soixante-quinze arpents sans aide « d’engagés ». Au moment de la moisson seulement, un des nombreux fils Trudel vient nous aider à mettre en quintaux.

Des soixante-quinze arpents, quarante sont de la vieille terre, c’est-à-dire « cassée » depuis plus de cinq ans, exempte de souches, d’un humus riche et encore fine aux doigts ; il est aisé de la labourer avec la charrue à deux socs et à siège. C’est mon ouvrage réservé.

Mourier laboure les terres neuves avec la charrue à un soc qu’il faut maintenir solidement, adroitement, pour avoir raison des souches sournoises. Ce labour-là est un travail pénible, qui endolorit les bras tendus, tandis que les pieds, enfonçant dans le sol mou, se lèvent lourds et doivent cependant, d’un coup preste, rejeter à temps la tranche de terre compacte. Quand tout va bien, Mourier sifflote de vieux airs français, qui sont aussi de vieux airs canadiens ; si la terre, en mauvaise condition, trop humide ou trop sèche, ne « revire » pas, il manie à grand bruit « les clefs-à-vis » pour rectifier, unifier la force des chevaux ; il parle anglais à ses bêtes, il détache les cordeaux du mancheron de droite pour se les passer, à la canadienne, autour de la taille ; finalement il peste contre le pays.

Mon travail à moi, combien il est plus facile ! La charrue à double soc, légère d’aspect, semble un véhicule moitié terrestre, moitié marin ; quatre chevaux à la croupe reluisante entraînent sans effort cette sorte d’esquif sur la mer blonde du chaume de la précédente moisson, mer calme, aux courtes vagues noires, du labour frais. Pour achever l’illusion, je suis bercée par le roulis qui, en fin de journée, détermine, sinon le mal de mer, du moins des courbatures. Je navigue ainsi sur la longueur d’un demi-mille ; quelques voyages aller et retour ont sitôt fait de rétrécir la mer blonde. C’est un travail payant ! Les émotions de cette navigation en prairie me dédommagent de ma peine.

Après les labours favorisés par un temps splendide, nous avons eu une journée de pluie, pluie fine, grise, calme, qui paraît devoir durer toujours ; pluie bienfaisante aussi, préparant la terre à l’action du disque et de la herse, la mettant en état de recevoir la semence.

Mourier disque ; je herse. Le soir, nous rentrons sans parler. Henriette a fait « le train ». L’eau tirée du puits depuis deux ou trois heures s’est attiédie dans l’abreuvoir, le râtelier déborde de foin bleu odorant, l’auge regorge d’avoine. Nos bêtes, les jambes lourdes, comme les nôtres, après avoir marché dans la terre molle, sont secouées d’un grand frisson dès qu’elles sont débarrassées de leurs harnais… Avant de se coucher, Mourier viendra jeter un dernier coup d’œil à l’étable, et je serai mise au courant des moindres faits qu’il aura remarqués. Si Maggy, Barney ou un autre cheval n’a pas fini son avoine, s’il boude devant son foin, dans la nuit j’entendrai la porte de la maison s’ouvrir et se refermer doucement : mon vieux Français inquiet se rendra à l’écurie…

Mais, puisque je vous initie aux travaux de la culture, sachez que nous n’avons pas attendu que le hersage fût fini pour commencer de semer le blé. La saison est si courte… En août, il faudra songer à moissonner. Aussi, faire du blé, ici, au Nord, dans « nos places » nouvelles, « geleuses », pas assez déboisées, c’est hasardeux. Cette année, cependant nous en avons semé vingt-cinq arpents. C’est beaucoup, c’est une imprudence commise contre les avis de Mourier.

L’idée de mon père était de faire de Lavernes le centre de la production du blé en Alberta-Nord. La nature du sol se prête admirablement à cette culture. Le bois, la brièveté de la saison sont les deux seuls obstacles. Aujourd’hui, les espaces déboisés par les colons permettent déjà d’essayer de semer avec plus de chances de succès. D’autre part, mon père a expérimenté différentes espèces de semences extra-hâtives. Durant les dernières années de sa vie, il était parvenu à produire un grain qui mûrit dix jours plus tôt que les variétés les plus précoces. Dix jours, c’est la possibilité d’échapper à la désastreuse gelée d’août… Je me souviens de la parcelle de terre ensemencée, qu’il surveillait avec un soin jaloux, épiant les pointes vertes, évaluant leur nombre au pied carré, courbant sa haute taille à la recherche du moindre brin d’herbe. Lui, qui détestait tuer sans nécessité immédiate, faisait monter par notre chat Pit une garde sévère contre les gophers.

Nous avons donc semé sur le labour d’automne. Dès que les premiers soleils eurent fait monter de la terre une buée tiède, la semeuse, attelée à trois chevaux, a enfoui le beau grain roux, dur et farineux. Les saules étaient encore en « minons », les trembles verts de corps seulement et, dans les « baisseurs », au pied des « talles », la neige était à peine en eau… Oui, il y a espoir que vous le verrez en juillet, mon blé, qui prendra des teintes d’or et sera déjà si lourd que les épis bruisseront comme des abeilles sous la poussée du vent chaud.

Hersé ! hersé ! L’orge devrait être en terre… Deux jours de pluie ! Résultat : quatre jours d’inaction ! « La terre est si grasse dans ce pays ! dit Henriette. — Le beau temps est revenu ; nous essayons de rattraper le temps perdu. Aujourd’hui, jour de malle, il a fallu se résigner à ne pas sauter sur la petite jument cayuse ni à filer au bureau de poste. Heureusement, comme nous rentrions, du travail, nous avons vu paraître Mlle Saint-Jean, montée sur l’un des chevaux des Labbé.

— La malle, Minnie !

— Vous détellerez, Mourier !

— Oui, oui, allez ouvrir vos lettres.

Notre maîtresse d’école n’a pas voulu accepter mon invitation à souper à cause d’une quantité de cahiers à corriger ; cependant elle a bien voulu rester un peu. C’était bon de s’allonger dans la berçante après la dure journée de hersage, et d’avoir en face de soi cette belle fille, saine, brune de cheveux et si blanche de peau que cela tient du prodige.

Vous imaginez-vous ce que peut-être la conversation de deux jeunes filles d’intelligence moyenne, de culture… mettons capricieuse à cause des trous, de deux jeunes filles, perdues dans la prairie ?

Eh bien ! mon cousin, nous avons commencé par parler de la mode… La mode !… Nous ne porterons jamais l’une de ces robes dont la jupe paraît d’une étroitesse à rendre la montée sur une roue de « waggon » un exploit impossible ; et pourtant, nos deux têtes se sont penchées, intéressées, au-dessus de la belle madame ligotée du catalogue de Wilton !…

Puis, insensiblement, nous sommes revenues à des questions d’intérêt plus réel : La paroisse est-elle assez importante pour assurer le succès d’un bazar qui rapporterait les fonds nécessaires à l’achat d’un autel pour la chapelle de la Sainte-Vierge ? Mlle Saint-Jean, qui a l’expérience des vieilles paroisses, m’explique longuement ce qu’est un concours de popularité… Qui remplacera le secrétaire de la Commission scolaire mort récemment ?… Et, comme toujours, nous voilà parlant des débuts de la colonisation. Il y a je ne sais quoi de fascinant à ces récits. Les nouveaux ne se lassent pas de questionner, les anciens de raconter. Je suis certaine d’avoir parlé dix fois de la famille Labbé à Mlle Saint-Jean, et cependant il semble que ce soit une belle histoire neuve que je lui raconte, à sa demande d’ailleurs.

— Depuis combien de temps les Labbé sont installés aux Springs ?… Attendez… Il y avait une fois une petite fille, âgée de onze ans, qui habitait un grand pays désert avec son père et une vieille métisse. Un jour, son père lui dit : Nous avons des voisins à trois milles. Il y a plusieurs enfants, je t’emmènerai les voir dimanche prochain.

Les enfants ne manquaient pas, en effet. Depuis le plus petit dans son ber qui m’effrayait beaucoup, à cause de son crâne qui était très développé, jusqu’à la fillette de quinze ans que je pris pour une femme parce qu’elle avait les cheveux en chignon et le droit de se faire obéir des autres, il y avait onze petits Labbé bien comptés.

Chaque fois que mon père allait chez nos voisins, j’étais du voyage. À cette époque, Mme Labbé, était loin d’avoir quarante ans. Petite brune, le teint clair, bien qu’elle passât la majeure partie de son temps dehors, elle était belle ; mais elle donnait l’impression d’une si grande activité qu’on désirait abréger le temps de la visite. Je m’imaginais toujours qu’elle désirait mon départ pour pouvoir aider son mari dans des travaux qui requéraient des bras plus vigoureux que ceux de l’ainé des garçons — qui avait treize ans — et était un peu malingre… Pourtant, à la maison, elle ne restait pas à rien faire. Je ne sais ce qu’elle était incapable de produire. Elle lavait la tonte des deux moutons bruns, en filait la laine grasse pour tricoter tous les lainages de la maisonnée, fabriquait du savon avec la graisse de pichous, de coyotes, de toutes les bêtes trappées par son mari, chaussait tout son monde de souliers de bœuf qu’elle taillait et cousait elle-même, tressait de larges chapeaux de paille pour l’été, faisait de chaudes « couvertes » du poil de lapins que les petites mains épilaient ; bien entendu, elle cousait les vêtements de la famille, lavait, repassait et trouvait encore le temps de tresser et de coudre « des catalognes… »

La jeune maîtresse d’école m’a écoutée, hochant la tête de temps à autre ; et comme, en somme, c’est une histoire banale qu’elle pourrait entendre raconter par toute autre femme du village, elle s’est levée tout d’un coup.

— Il est tard, je dois partir.

Je l’accompagne jusqu’à notre barrière qui est à un quart de mille de la maison. Elle a passé le bras dans la bride de sa jument. Darky marche sur mes talons, suivant son habitude.

Tout à coup ma compagne a une exclamation !

— Je vous assure qu’elles n’y étaient pas lorsque je suis passée il y a une heure.

De son bras libre, tendu, elle me désigne une frêle dentelle d’un vert délicat estompant à peine les branches des deux trembles qui montent la garde de chaque côté de la barrière.

— Nos arbres ont des feuilles !… Nos arbres ont des feuilles !…

Je retrouve une joie enfantine à les saluer, et alors que Mlle Saint-Jean disparaît, emportée par le petit galop court du cayuse, je prends aussi ma course vers la maison, accompagnée de mon chien qui aboyait joyeusement.

— On dirait bien que vous avez hersé toute la journée, s’exclama Henriette sur le pas de la porte, les deux mains écartées, enfarinées par le dernier pain qu’elle met au four.

Au revoir, mon cousin, j’espère que vous n’aurez pas été trop inquiet de mon silence.

Minnie.

LA MÊME AU MÊME

Il pleut comme il sait pleuvoir en Alberta-Nord à la fin mai. Un rideau de perles de verre, très fines, glissent, glissent ; on les dirait inoffensives, incapables de détremper un chemin, de gonfler un ruisseau. Ce rideau se déroulera un jour, deux jours, une semaine, peut-être — à moins que vous ne preniez pour une trêve la poussière d’eau qui parfois remplace les perles.

Ce matin, Mourier m’a dit, sombre, le nez penché sur son café au lait — ou plus exactement, il ne s’est adressé à personne pour dire :

— Les chevaux seront bien à l’étable, aujourd’hui.

Je n’ai pas fait l’observation que c’était jour de malle.

— D’ailleurs, le courrier ne pourra pas traverser le Creek-au-castor.

— Et le pont ? a demandé Henriette.

— Les Casavant ont laissé « courir le feu » et le pont y a passé. Après les pluies de ces derniers jours, l’eau doit couler à ras des banks.

— « Ça prend gros » pour arrêter un Canadien sur le trail, et l’homme de la malle s’appelle Morrisset !

— Oui, Mademoiselle Lavernes, ça prend gros, mais, six pieds d’eau ça a sitôt noyé « son team ! »

— Six pieds d’eau à la hauteur du pont brûlé, où la rivière est resserrée, encaissée, mais « sur » le vieux Ringuette !

— Cent pieds de large…

— Eh bien ! C’est là que nous traversions le creek avant que mon père eût obtenu le pont. Les jours de hautes eaux, nous desserrions la sangle de nos cayuses, nous nous couchions sur l’encolure, les jambes allongées sur la croupe et ça passait très bien… En waggon, l’eau soulevait la boîte, c’est vrai, et l’on avait un peu l’impression d’être dans un canot qui coule, mais « ça passait tout pareil ! »

— Oui, sûrement si on veut faire des imprudences…

— Ne grognez pas, père Prudence, nous n’irons pas au village, aujourd’hui.

— Et vos journaux et vos lettres ?

— Une âme charitable me les apportera peut-être.

— Oui, et on rira du vieux Françà… Tout bien calculé, j’irai.

Je sais par expérience qu’il ne faut pas remercier à ce moment-là.


Donc, j’ai eu votre lettre, celle où vous me rassurez sur l’objet et les conséquences de votre visite au Canada. Vous avez raison, Gérard, les uns et les autres, nous pouvons retirer de grands bénéfices de ce voyage.

Pouvez-vous vous défendre d’un certain saisissement à la pensée que, d’une rive à l’autre, le lien qui unit nos deux pays peut se fortifier par la grâce d’Herminie de Lavernes, la fiancée du preux chevalier, mort en Nouvelle-France ?… Comment ne serais-je pas honteuse, maintenant, du sentiment timoré qui m’avait fait vous écrire au risque d’ébranler votre confiance, alors que de la part des meilleurs amis que nous avons là-bas, vous viennent de tels encouragements ? Faudra-t-il que j’en arrive à reconnaître avec la même humilité l’erreur de ma protestation première ? Je songe au prestige et à l’autorité que va vous donner en terre canadienne votre titre de descendant des Lavernes et des Noulaine — les noms des deux cousins que l’on trouve aux meilleures pages de notre Histoire, — et à l’intérêt vivant qu’ajoutera à votre nom et à votre personnalité la publication du Roman d’antan… Parce que, jadis, Herminie a prié, espéré, souffert, savons-nous tous les mérites que nous pouvons en attendre ! Par elle, par son fiancé mort pour la cause française, vous êtes doublement de la famille. À l’émerveillement que susciteront nos forêts d’érables, notre fleuve géant, la glissoire du Mont-Royal, nos lacs, véritables mers intérieures, l’immensité du pays qui s’en va jusqu’à l’autre océan et se perd aux glaces polaires, vous joindrez la véritable sympathie qui cherche et veut comprendre. Après vous être extasié sur les enseignes du vieux Québec, vous ne traiterez pas sans valeur notre parler quelquefois si savoureux…

Non, je ne demande pas que vous veniez nous admirer béatement ; mais n’y a-t-il pas des ménages qui s’aiment si bien, qu’une remarque est encore une preuve d’amour ! Gérard, le miracle canadien, c’est quand même un peu nous, les Canadiens, avec la grâce de Dieu, qui l’avons fait !…


Je vous obéis pour ce qui est de votre désir de traverser la Province de Québec incognito. C’est mieux ainsi. Quand vous serez ici, à Lavernes, je vous prémunirai contre le danger des « snobinettes » qui, sûrement, essayeront de vous accaparer là-bas. Si peu que je les connaisse, je sais ce dont elles sont capables. Elles auraient sitôt fait de vous persuader de l’inanité de vos efforts.

— « Que venez-vous étudier, Monsieur ? » Notre constance dans les traditions françaises ? Nous nous américanisons et c’est tant mieux ! Parler français est habitant… Le mariage mixte est très chic… C’est vrai, les enfants ne sont pas toujours élevés dans la religion de la partie catholique, mais notre clergé est bien exigeant… Je vous assure, tout est très bien ainsi ; laissez-nous courir nos chances avec « les États » !…

Vous ne les croirez pas, Gérard. Ces péronnelles nous suicident froidement. Elles sont sincères ; c’est leur seule excuse ; elles se croient le nombre, elles ne sont que l’exception… Vous aurez souvent à vous souvenir que si vous êtes Français pour toujours, nous, nous sommes des Canadiens qui devons lutter sans cesse pour demeurer français par surcroît. Cela engendre fatalement des défections ; en retour cela anime d’une ferveur bienfaisante.

Au revoir, mon cousin, j’entends la voix de M. Valiquette — lequel décidément aime voyager par des temps abominables ! — Nous devons discuter de la vente d’un quart de section touchant le fameux 24. Le Père Chassaing me déconseille de vendre au prix que M. V… m’offre. Il se pourrait très bien que la station se bâtisse sur le 24. En ce cas, cette terre aurait une certaine valeur pour des lotissements. Je vous avoue que le real state ne me plaît pas beaucoup. Le bon Père m’a dit avec sévérité :

— Ma fille, quand on ne veut pas de maître, on doit défendre ses intérêts soi-même…

Au revoir, je vais défendre mes intérêts avec âpreté ! Je tiendrai bon pour obtenir le prix fixé par le Père Chassaing.

Affectueusement, votre cousine,
Minnie.

GÉRARD À MINNIE.

Minnie, je voudrais chaque soir vous livrer en quelques lignes le résultat du travail de ma journée, et puis je crains qu’un incident ne vienne mettre en jeu le succès que j’espère et qu’à mon désappointement s’ajoute votre désappointement ; et je repousse la plume tentatrice.

Si rien ne vient déranger mes projets, dans un mois je m’embarquerai au Hâvre à destination de Montréal… Comment l’être falot que j’étais, il y a moins d’une année, a-t-il pu se transformer à ce point ? Qui m’a rendu la saine confiance, la volonté de faire œuvre utile ? Ah ! Minnie, quand vous saurez, quand je vous aurai redit de ma voix ce que votre amitié m’a donné de courage, vous comprendrez la beauté du geste qui vous a inclinée vers moi…

Tous ces jours-ci, j’ai fait de nombreuses démarches, j’ai éveillé des intérêts, j’ai groupé des bonnes volontés. Il m’est arrivé de me heurter à des indifférences. Si une lassitude me prend, il me suffit de songer à vous. Vous êtes la grande lumière que de partout mes yeux intérieurs voient sans cesse…

… Chère, à la hâte ce petit mot — l’un des derniers que je vous enverrai — qui devra devenir grand dans votre cœur, qui, malgré sa brièveté et sa réserve, devra être revêtu par vous des significations les plus profondes, les plus lumineuses, les plus absolues…

Gérard.

MINNIE À GÉRARD

Gérard, comme rapidement les jours passent… À peine ai-je eu le temps de me faire à l’idée que vous alliez venir…

Quoi, je ne rêve pas ? Il y a bien, en France, un monsieur qui est mon cousin ; ce monsieur prendra un train, un paquebot, il débarquera à Montréal ?…

Recevoir vos lettres, vous écrire, mon Dieu, c’était tout naturel, mais tout à coup vous voir, entendre une voix dont je n’imagine pas les accents dire : « Bonjour, Minnie »… Que vous entriez, vous, raffiné, habitué au luxe, dans ma maison de logs Vous voir dans la grande berçante près du châssis ouvert laissant pénétrer l’air chaud de juillet… être en face de vous… Ces choses seront et bientôt… D’y songer mon cœur tremble à me faire mal…


Je ne sais si cette lettre vous parviendra avant votre départ. Peut-être quitterez-vous Noulaine, quelques jours avant de vous embarquer ? Vous oubliez que j’habite au fond du monde, que je ne peux obtenir un renseignement rapide. Quel paquebot laissera le Hâvre à la mi-juillet ? Si je l’avais su, je vous aurais écrit « à bord du… »

Votre petit mot rapide aurait pu me griser de fierté. Comme vous l’exaltez mon humble amitié… Vous oubliez… Souvenez-vous, j’ai été méchante et dure le premier jour, et les jours suivants aussi et j’aurais voulu l’être davantage, car je ne comprenais pas que l’amour d’Herminie et de Gérard dévoilé pouvait être créatrice d’autre beauté… Je n’ai jamais senti aussi profondément qu’aujourd’hui combien il y avait d’égoïsme de ma part à vouloir garder secrets les chers feuillets d’amour…

Ce matin, en sortant du bureau de poste, votre enveloppe, d’habitude gonflée, lourde, surchargée de timbres, m’a paru si légère qu’une grande crainte m’a prise. Sur le bord du trottoir, bousculée par les gens qui entraient et sortaient du magasin, j’ai ouvert l’enveloppe et j’ai lu… Je viens de vous dire mon émotion…

Cette émotion, il fallait que je la confie à quelqu’un, et ce quelqu’un ne pouvait être que le Père Chassaing.

Le petit presbytère en planche, est tout au bout du trottoir de bois, — je ne veux plus rien vous décrire, puisque vous verrez —. J’ai donc laissé mon cheval attaché au piquet de tremble et je suis allée à la petite barrière grise que tous les gens du village savent ouvrir sans frapper, en passant simplement la main entre deux planchettes.

Le Père était chez lui, dans son bureau qui sert de salle à manger. Je devais être pâle.

— Une mauvaise nouvelle, Minnie ? M’a-t-il demandé en m’offrant une chaise, alors qu’il restait debout suivant son habitude.

— Non, Père, le courrier de France m’apporte, de mon cousin de Noulaine, une lettre que je voulais vous communiquer… Sa visite au Canada paraît prendre d’importantes proportions… L’entente franco-canadienne dont je vous ai entendu souvent converser avec mon père, s’il était donné à Gérard d’en fortifier le lien ?

Bien entendu, le Père est au courant de notre correspondance. Il a pris la lettre que je lui tendais, l’a lue, relue, puis posément l’a remise dans l’enveloppe et me l’a rendue. Ce manque d’enthousiasme est si peu naturel chez lui que je le regardais surprise.

— Prions, mon petit enfant, les desseins de la Providence sont impénétrables…

— Père, vous paraissez attristé ?

— Attristé ?… Où vois-tu que je sois triste, ajouta-t-il en reprenant le tutoiement familier du temps « du papoose » de tante Nanine. Tu sais bien que j’ai vingt-cinq ans de sacerdoce parmi vous autres, Canadiens français, et qu’il n’y en a pas de plus désireux que moi de voir la Vieille et la Nouvelle-France marcher ensemble vers le même idéal… Tiens, tu veux que je te le dise : Je suis très content de l’arrivée de ton cousin. Je crois qu’il va faire du bon travail pour nous tous.

— Merci, Père.

— Quand l’attendez-vous ?

— J’ai calculé : son bateau arrivera fin juillet à Montréal, ensuite six jours de chars, il devrait être vers le 3 ou 4 août à Edmonton.

— Vous irez l’attendre à Edmonton !

— Je n’y avais pas songé.

— Ce serait plus cordial.


Vous voyez, Gérard, j’ai bien fait d’entrer au presbytère. Donc, j’irai vous attendre à Edmonton. J’arriverai quelques jours en avance sur vous. Il faut que vous trouviez une cousine à la gare, à peu près vêtue à la mode. Dès que vous mettrez le pied sur la terre ferme, envoyez un télégramme pour me prévenir du jour où vous serez à Edmonton. Adressez chez Madame Lamarche, Edmonton-Sud.

Avant mon départ, je veux, secondée par Henriette, faire la toilette de notre maison. La trouverez-vous laide même sous son badigeon neuf ! Je vous l’ai dit vingt fois, elle est en bois, en troncs d’arbres équarris. Elle ne ressemble en rien à l’un de ces coquets chalets suisses que représentent les gravures. Si elle n’a pas pour vous la physionomie que je lui trouve, elle ne vous sera pas sympathique avec ses châssis irréguliers, sa vérandah aux colonnes frustes de jeunes épinettes, son toit de bardeaux roux la coiffant très bas. Et l’intérieur ! Point de chêne noirci, pas même de ces vieux meubles paysans comme on en lit la description dans vos romans de terroir. À l’exception de l’organ, presque tout ici est l’œuvre de mon père et de Mourier. Henriette fait régner une propreté méticuleuse, c’est notre seul luxe — j’oublie nos pelleteries, les dépouilles d’ours, de castors, de lynx, de renards que mon père tanna lui-même et qui représentent une petite fortune ; enfin, nos livres alignés sur des planches que je viens de cirer.

Je crains que vous n’aimiez pas l’odeur aromatique du bois et l’odeur fauve des fourrures… Ma bonne Mourier me rassure, m’affirme que vous trouverez le logis original, que les lys rouges que nous mettrons partout répandront un parfum suave inconnu à votre odorat, et qu’il faudrait n’être pas artiste pour nier la beauté d’un certain divan fait d’une peau d’ours blanc, et qui tient tout un côté de votre chambre. Puisse-t-elle dire vrai…


Notre « grand ménage », mon cousin, ne nous fait pas négliger les foins. Hélas ! quelques semaines après votre départ, il y aura encore l’hiver qui viendra poser son formidable problème à résoudre, de la faim des bêtes ; il faut donc que les meules vertes, puis grises, puis blanches, s’édifient à grand renfort de coups de fourches, durant les matins souvent frileux et les après-midi presque torrides.

Partout où le foin naturel croît au creux de minuscules vallons, la faucheuse attelée de deux chevaux, en promenant sa chanson, couche l’herbe touffue, mollement, régulièrement en andains qui festonnent suivant les dents des saules en bordure.

Autrefois, lorsque nous étions les maîtres du pays sur des milles à la ronde, nous allions tout droit devant nous, jusqu’aux grandes prairies bleues où le foin pousse dru, haut de plusieurs pieds ; tout le long du jour, le moulin à faucher tournait en rond, abattant l’herbe souple, juteuse, sous la lame. Maintenant, la plupart « des homesteads » sont « entrés » à quatre milles à la ronde ; il faut faire le foin sur ses propres terres. Sur notre section, heureusement, « les places à foin » ne manquent pas.

Mourier coupe, le matin, de bonne heure. L’atmosphère est tellement sèche que, le lendemain, après la rosée, on peut rouler avec le haut râteau dont les dents grinçantes, agaçantes, s’accrochent à une « tête de chat » et énervent le cheval. La prairie prend alors un aspect ébouriffé avec ces rouleaux de foin emmêlé, parfumé d’herbes sauvages.

Henriette et moi mettons en « veilloches ». À l’aide des fourches, nous disloquons les rouleaux pour former des tas. Ce serait très simple et rapidement fait, s’il ne fallait compter avec le vent qui décoiffera « la veilloche », après quoi, la pluie l’inondera, la fera pourrir. Pour établir « une veilloche » solide, il faut prévoir de quel côté viendra le vent, choisir une place qui ne sera ni « une baisseur » ni une butte, soulever de lourdes fourchées de foin qui feront matelas et appliquer les dernières en couvertures que l’on peignera judicieusement, à l’aide des dents de la fourche… Et malgré ces précautions, le lendemain, on pourra avoir le spectacle de « veilloches » décoiffées, ivres, aplaties, lamentables.

Pendant les travaux du foin, tout le jour, l’air vibre du refrain aigu des maringoins dont nous sommes envahis dans notre domaine. Ils nous attaquent par nuées, montant du sol humide, des sloughs proches, sortant de l’herbe fauchée, des saules nains, accourant de tous les points pour fondre sur tout ce qui est épiderme à découvert, enfonçant leur dard à travers l’étoffe mince de nos vêtements. Garder le voile moustiquaire froncé autour du grand chapeau de paille, c’est, par cette chaleur, par cette température orageuse, un supplice d’un autre genre que l’on n’a pas le courage de supporter longtemps. Le maringoin est un des fléaux de la Prairie. Des colons, paraît-il, ont abandonné le pays, certaines années où cette engeance était plus particulièrement nombreuse.

Un seul moyen de défense est efficace pour les gens et les bêtes : « la boucane ». La bonne « boucane » qui prend à la gorge, fait tousser, larmoyer, mais débarrasse du tzinn… tzinn… des moustiques. Ne sait pas faire qui veut une belle boucane ! C’est un art… Une poignée de foin sec, au fond d’un vieux seau, quelques menus branchages, et quand le feu commence à flamber, une fourchée de litière, une motte de gazon. Si la fumée sort grise, épaisse, décrivant des cercles de plus en plus grands un silence se fait presque aussitôt, apaisant…

Alors, le soir, il est possible de sortir les « berçantes » sur la galerie, et de goûter le premier repos de la journée brûlante… On ne songe pas à parler : il semble que l’on ait soif de silence… Les membres engourdis par la fatigue, on se laisse gagner peu à peu par le recueillement des choses assoupies où frissonne un souffle d’angoisse, peut-être aussi par l’écrasement qui vient de l’impression soudaine que l’on éprouve de la solitude formidable… Oui, si j’interrogeais, à cette minute émouvante du soir, Mourier et sa femme, et s’ils pouvaient traduire par des mots leurs sentiments, ils me diraient :

— Comme nous sommes loin, perdus… Comme nous ressentons les jours et les nuits de chemin de fer qui nous ont amenés jusqu’ici… Comme elle est loin la dernière ville que nous avons vue… Comme le bois nous entoure, nous enserre… Si nous jetions un cri de toute la force de nos poitrines, pas une oreille humaine ne le recueillerait… Il m’arrive d’éprouver si fort la tentation de les arracher à leur méditation que je dis n’importe quoi :

— Mon bon Mourier, la boucane s’éteint.

Il se lève, se secoue avec un han… balance le seau au bout de sa fourche, glisse de la paille sèche sous la motte, obtient de nouveau une belle fumée floconneuse, abondante, pressée.

Le charme étant rompu, nous parlons. Nous parlons des travaux, des bêtes, du roulement « d’une waggon » que nous avons entendu, dans la journée, passer sur « la ligne », à deux milles de chez-nous, d’une nouvelle quelconque apportée du bureau de poste et déjà vieille de plusieurs jours. Dans le corral proche, les chevaux se délassent, eux aussi, de la journée, autour du carré fait de quatre piquets et de quatre perches, au centre duquel des branchages charbonnent, dégageant la bienfaisante « boucane ». Parfois, une flamme rapide s’élève, découpant en silhouette fantastique nos beaux clydes aux formes rondes et les cayuses dégingandés. Et plus loin encore, au centre du corral des vaches laitières, toujours le foyer fumant, protecteur.


Pendant que je vous écris, un mince filet couleur grise, à reflets sombres, entre discrètement dans ma chambre. Henriette, la chère créature, a disposé le seau de « boucane » de façon qu’il m’encense sans m’étouffer. Sûrement, ces pages vous arriveront encore imprégnées de la bonne « boucane » canadienne. Si je savais que votre odorat n’en sera pas trop affecté, je vous attendrais, me semble-t-il, avec plus de confiance…

Affectueusement vôtre,
Minnie.

LA MÊME AU MÊME


Mon cousin, je suis partie de Lavernes dans le « sulky » du postillon.

Les chemins étaient détrempés par les pluies de ces derniers jours, les creeks débordaient, notre cheval frayait mal sa piste sur le trail battu pour deux chevaux, enfin, je n’avais pas reçu de vous le plus petit mot avant mon départ ; oui, vraiment, j’étais une pauvre chose qui s’en allait ballottée sur cette réduction de voiture, les mains jointes sur mon sac de voyage, les tempes tendues d’inquiétudes, de je ne sais quelle appréhension. Ainsi j’ai fait vingt milles avant d’atteindre Bois-Brûlé, la station. Il était une heure. Sur la haute galerie de bois de l’hôtel, des hommes fumaient, le chapeau rabattu sur les yeux, le dossier de leurs chaises renversé contre le mur.

— Faut vous presser, Mademoiselle Lavernes, si vous voulez trouver « de quoi ».

Je n’avais pas faim. Je suis entrée cependant dans la salle à dîner fraîche avec ses blinds de toile verte qui faisaient une demi obscurité préservatrice des mouches et des maringoins. La fille de salle, familière, m’a vanté son plat préféré, m’a servi la boulette de beurre, les crakers qui ont toujours un vague goût de pétrole — et un steak plus substantiel.

Vous croyez sans doute, mon cousin, que voyager, c’est-à-dire employer les moyens de locomotion moderne, doit m’empêtrer quelque peu ? Détrompez-vous. Nous, gens de l’Ouest, nous, filles de la Prairie, avons la prétention d’être à notre aise partout !

Pour moi, me voici confortablement assise à l’angle de la banquette de velours rouge et de la paroi du char — nous appelons char ce que vous nommez du mot anglais waggon — il est vrai que, dans l’Ouest, nous appelons « waggon » ce qui est pour vous un chariot ! — D’une plume malhabile, je trace ces lignes qui vous arriveront, peut-être, puisque j’adresse au Commissariat canadien, à Paris, avec prière de faire suivre. Là, sans doute, on est au courant de votre programme. Ainsi vous vous amuserez à suivre votre sauvagesse quittant sa solitude, les deux chers Mourier, les bêtes amies, pour s’en aller, telle une héroïne de roman, au-devant d’un cousin inconnu, au nom de héros canadien.

— Non, merci…

I beg you pardon !…


Excusez moi, Gérard, ce n’est pas à vous que je m’adresse, mais au « Newsboy » qui s’entête à m’offrir des bananes. Cette fois je viens de le remercier en français.

Mes compagnons de voyage ! Assez nombreux, car, vous le verrez, « nos chars » ne ressemblent pas aux vôtres, tels que me les décrit Mourier : notre longue voiture d’acajou n’est pas divisée en compartiments.

Rien n’est plus curieux que de suivre le changement de physionomie du « char » — si j’ose dire — à mesure que s’égrènent les stations. Au départ de Bois-Brûlé, nous étions une dizaine de passagers, la plupart des Canadiens anglais. Sur le quai de Green-Water, nous avons pris un chargement de Norvégiens, rudes hommes au poil roux, à l’œil clair. Ils viennent d’un « settlement » prospère, situé au sud de la ligne. Ces gens sont travailleurs, habitués à un climat rigoureux. Impossible de rien comprendre à leur langage : ils sont la première génération importée. Leurs enfants, eux, se serviront surtout de l’anglais. Il est peu probable que la troisième génération entende un mot de norvégien. Voilà ce qui nous différencie, nous, Canadiens français, et pourquoi nous ne voulons pas qu’on assimile notre langue à celle des étrangers qui viennent peupler le pays. Nous sommes chez-nous et notre langue y a sa place de droit.

— Blaisville… Blaisville… Oh ! l’accent du contrôleur pour annoncer la station qui porte ce nom bien canadien…

Au bout du long couloir, voici qu’apparaît une famille canadienne, sans aucun doute possible. La mère retient sa petite troupe et, d’un coup d’œil, choisit la place nécessaire pour caser tout son monde. Il faut croire que mon visage lui donne confiance, car, du menton, elle désigne ma banquette et celle qui lui fait vis-à-vis.

— « Sa mère » je peux me mettre près du « châssis » ?

— Non, laisse la place à ton petit frère. Tu es grande, tu verras par-dessus son épaule.

— Hormisdas, fais attention à ta petite valise, mon garçon.

— Oui, « son père ».

— Maman, qu’est-ce qu’elle fait la dame ?

Je ne souris pas.

— Elle écrit, bien certain, répond une blondinette.

— J’ai soif…

Deux, trois voix, reprennent :

— J’ai soif…

— Allez boire, dit « sa mère », en donnant à l’aîné une tasse de granit et rapportez de l’eau pour votre petit frère.

Hormidas qui me semble avoir un mauvais caractère, grogne :

— Il est trop « mossieu », faut qu’on lui « charrisse » son eau…

Ce n’est pas de la dernière amabilité, ce n’est pas du français très châtié, mais, même ce grognon d’Hormidas, je l’embrasserais, tant mon oreille est réjouie des mots, de l’accent. Je goûte la meilleure minute depuis mon départ. Je veux la payer, dès que les enfants reviennent de la fontaine suspendue contre le lambris, à l’autre extrémité.

— Qui veut mon coin ?

De surprise, ils se sont arrêtés. L’eau vacille aux bords de la tasse que porte Hormisdas.

— Allons, dites merci à la dame, commande son père. Comme de raison, les enfants ça aime bien regarder par le châssis, mais il ne faudrait pas qu’ils vous bâdrent, Madame.

— On sera pas bâdrants, promettent-ils en se groupant, tous les six, comme ils peuvent, dans les deux coins, entre les banquettes.

— C’est pas des méchants enfants, affirme sa mère, on sait ben, c’est la première fois qu’ils montent dans les chars… C’est-à-dire, mon Hormisdas est né en bas de Québec, mais il était bien petit quand on est venu dans l’Ouest…

La connaissance est aussitôt faite. J’entends une histoire de colonisation qui ressemble à celle de Lavernes, à celle de chaque paroisse.

Les temps durs sont passés, on commence à voir clair devant soi — au propre et au figuré, — car le bois recule, fait place aux moissons.

— Sans Zilda, j’aurais ben souvent été découragé, fait « son père ». Une femme de même, une « pochée de fleur » pour les « infants », faut pas en demander de plus au bon Dieu.

Zilda a rougi sous le compliment :

— N’allez pas croire « mon vieux » surtout… J’ai « braillé » souvent, les soirs, en pensant à la belle place qu’on avait laissée pour s’en venir dans ce bout-ci…

— Ah ! sûrement, qu’on « en a arraché », nous deux… C’est derrière nous maintenant. À c’-t’heure, le quart de section est « prové ». On ne doit plus rien sur les machineries. Si y a pas de malchance, on se bâtira en « frame » cet automne. Voyez-vous, Mademoiselle Lavernes, — je lui avais dit mon nom, — quand un homme est sur une terre pas « mortgagée », bien bâtie, cinquante arpents de « cassés », des animaux, de l’eau et du foin en abondance, on peut dire qu’il fait une belle vie.

— On sait ben ! approuve sa mère.

— C’était l’idée de mon père.

— Un homme qu’avait ben du jugement, votre père, Mademoiselle Lavernes. Dommage qu’on l’ait pas eu au Parlement.

…Edmonton next… Edmonton next…

Le contrôleur gros et jovial traverse le char en jetant l’annonce en un anglais à peine compréhensible.

Zilda ramasse sa petite troupe.

Vous ai-je dit la raison du voyage de la famille Poirier ? — car c’est ainsi qu’elle s’appelle — Réaliser un rêve ancien, dont le proche accomplissement rosit de bonheur les joues de la brave petite femme : faire faire un groupe photographique pour l’envoyer, là-bas, en bas de Québec, à « Mémére » qui ne connaît pas ses petits-enfants.

Pendant longtemps on a espéré qu’un « artiste » passerait par le village. L’attente toujours déçue a conduit ces bonnes gens à des résolutions décisives : un voisin ami gardera la ferme pendant trois jours et Zilda pourra envoyer soigneusement emballé, le groupe. Je le vois. « Son père » et « sa mère » assis, Hormisdas, derrière, debout, la blondinette, à sa droite, la brunette à sa gauche, le bébé sur les genoux de sa mère, et le petit gars aux cheveux frisés assis sur le tapis du studio, les jambes croisées sous lui. Sur tous ces visages, le sourire spécial attendrissant des belles familles.

Mais… Edmonton next… Rentrons le bloc-note, fermons le stylo…

J’ai le bon espoir de trouver un mot de vous, m’attendant chez ma vieille amie, Madame Lamarche. Ma lettre ne partira peut-être pas, tant sera proche la date de votre arrivée…

Au revoir, Gérard, si, contre mon attente, ces lignes vous parvenaient, je vous demande de les interpréter non dans leur sens étroit de mots pauvres et sans accent, mais d’y trouver la pensée forte et fidèle de l’amie lointaine qui vous attend.

Minnie.

MINNIE À GÉRARD
Strathcona.

Pas un mot de vous, Gérard…

Je ne m’inquiète pas, je ne veux pas m’inquiéter. Vos préparatifs de départ vous auront absorbé. Ce n’est pas seulement la cousine que vous venez voir ; il y a la tâche, la belle tâche à mener à bien, et Dieu sait les démarches que vous aurez dû faire…

Je sais maintenant que je n’aurai rien de vous avant le télégramme de Montréal. Cette lettre ne partira donc pas, mais la chère habitude est si bien prise de me raconter à vous, de regarder autour de moi pour vous, qu’il m’en coûterait de me taire en attendant votre arrivée. Comme vous êtes entré dans ma vie ! C’est à ces petits signes que je m’en rends compte.


Je suis arrivée, mon ami, dans un Edmonton bruyant, enfiévré, qui achevait de rendre méconnaissable pour moi la ville, cependant prospère et affairée de mon dernier séjour, remontant à trois ans.

On vient, paraît-il, de découvrir du pétrole au sud, aux environs de Calgary. Les gens en sont devenus fous, je ne trouve pas d’autre mot.

Les trottoirs débordent d’hommes, de femmes, aux yeux brillants, aux gestes saccadés, ivres déjà de la fortune qu’ils escomptent fabuleuse, semblable à celles que les puits pétrolifères ont fait réaliser au Texas. On n’entend que les mots : Oil… oil… Dollars…

Par enchantement, les offres de subdivision, de lots, ont disparu des devantures des « real statemen ». Tout est à « l’œil ». Sur un immense tableau noir, un homme efface un chiffre, en inscrit un autre. Une rumeur court parmi les groupes. On sent vraiment la pulsation fiévreuse augmenter.

Blue Diamond, $575 !…

Une jeune femme, près de moi, trépigne, puis tout d’un coup fend la foule de ses deux poings de sportive. J’ai cru comprendre qu’elle partait pour vendre son piano et pour acheter une nouvelle action du puits Blue Diamond.

Ne dit-on pas qu’hier le party du Gouverneur général a visité le puits et que la princesse Patricia a lavé, dans un bol de pétrole, ses gants souillés par la terre ?…

Mon hôtesse elle-même, la calme maman du docteur Lamarche, se laisse griser. Elle détient une dizaine d’actions qui ont fait des bonds formidables. Nous avons essayé de pénétrer à la Bourse afin qu’elle pût en acheter deux autres. Après plusieurs tentatives héroïques, nous avons été pressées, pilées, finalement rejetées sur le trottoir avant d’avoir attiré l’attention d’un courtier.

— Quel dommage que mon fils manque de confiance. Ma petite Minnie, il perd là la chance de sa vie !…

Je suis incrédule. Je ne veux cependant pas enlever à ma vieille amie ses illusions. Ne vient-elle pas d’engager une somme qui, dans l’état de fortune des Lamarche, est importante !

L’avenue Jasper me semble un torrent de feu roulant une foule inquiète, mouvante, entre « les banks » de ses hautes maisons. Après la franche chaleur du soleil de la Prairie, après les silences de là-bas soutenus des bruits familiers, le contraste est trop violent. J’ai la tête chavirée, les oreilles bourdonnantes, l’unique désir de fuir la vue de ces appétits déchaînés.

— Veux-tu que nous rentrions à pied ou par les petits chars ?

— À pied si vous voulez, Madame Lamarche.

Nous avons remonté la Jasper difficilement, jusqu’à la hauteur de la sixième rue, puis les groupes sont devenus moins denses, et nous n’avons plus risqué d’être heurtées à chaque pas.

— Tu te souviens, petite, du premier voyage que tu fis à Edmonton avec ton père ? Quel changement !… Ici, tiens, c’était un petit trottoir de bois. Et, bien entendu, pas de maisons au long. L’église de Saint-Joachim perdue dans le taillis…

Tous les pionniers sont les mêmes, mon cousin, qu’ils aient « ouvert » un quart de section dans le bois ou collaboré à la création d’une ville.

Il faut reconnaître que les anciens d’Edmonton ont droit d’être fiers de leur œuvre. La belle cité du Nord occupe une situation unique. Ce n’est pas la ville-champignon platement étalée au milieu de la Prairie, dépourvue de toute fantaisie et de tout pittoresque. Sa rivière au nom barbare, aux eaux riches de tout le mystère des terres inconnues qu’elle a caressées, étend au pied du haut plateau une souple écharpe, glauque en été, d’une blancheur mate en hiver. Avec la désinvolture des villes américaines, Edmonton tourne le dos à sa rivière ; la Saskatchewan ne lui en veut pas de ce dédain, et, généreusement, laisse monter vers la ville le reflet de sa beauté.

La rive sud, Strathcona, paraît être destinée à servir de plateforme ; c’est de là qu’on admire la rive Nord. Je ne m’en prive pas. Sitôt traversé le pont, ce pont hardiment lancé, tout bruyant de ferrailles, génialement combinées, je me retourne et mes yeux se rassasient de la vue que, toute enfant, à l’occasion d’un merveilleux voyage, je me plaisais déjà à contempler.

Quelle métamorphose, cependant, depuis le Château MacDonald dont la masse vaguement moyenageuse se casque d’un cuivre trop neuf, rutilant, incendiaire, jusqu’au palais du gouverneur, distant, froid, officiel, sans oublier « les bâtisses » du Parlement, propres, jeunes, imposantes pour le parc grêle, aux arbres anémiés par la transplantation ! À l’ouest, à l’est, ce sont encore les masses sombres des arbres, frères des arbres de Lavernes. Les soirs de lune, on doit entendre le coyote hurler aux limites de la ville, présomptueusement tracées à des milles du centre. Mais où est le vieux Fort des Prairies, le Fort bâti en lourds troncs d’arbres, la relique historique du passé ? N’avait-on pas promis de le respecter ? Pourquoi redoutait-on son voisinage pour le Parlement ? Le Fort, le Parlement, les deux premières pages d’une belle histoire écrite par les hommes sur cette terre neuve.

En dépit des promesses, le vieux fort a été démonté, « log à log ». On avait pris l’engagement de le rebâtir sur un emplacement où il gênerait moins l’ordonnance des jardins. Où sont-ils les vénérables troncs d’arbres qui portaient au cœur de leur bois franc les marques des luttes anciennes ?

Cette après-midi, avec plus de ferveur que jamais, j’ai reposé mon regard sur le panorama splendide, dansant sous la brûlure de ce soleil de juillet, soleil infernal, avide, comme les altérés de la Jasper dont j’entendrais la fièvre divagante, si je fermais les yeux et si je prêtais l’oreille.

Tout de suite, au sortir du pont, Strathcona la studieuse, fière de sa jeune Université, nous ouvrait ses avenues paisibles, à peine dégagées de la boue des terrassements, bordées de petits trottoirs de bois à l’aspect rural et réjouissant ; tout au long s’alignent, un peu en retrait, les maisons coquettes, à vérandahs avenantes, aux fenêtres larges, claires, gaies, voilées de jolis rideaux.

C’est une de ces villas que Madame Lamarche habite avec son fils le docteur.

Vous connaîtrez mes amis Lamarche, vous les estimerez, vous les aimerez, j’en suis certaine. Je ne vous dirai donc rien d’eux, sinon qu’André est tout gagné à vos projets. Vous aurez plaisir et profit à vous en entretenir avec lui. Son récent séjour en France le rendra compréhensif d’une part, et d’autre part, il pourra vous indiquer les écueils à éviter…

Mardi.

Mon cousin, votre petite sauvagesse se laisse entraîner par le tourbillon mondain.

Croyant me faire grand plaisir, André Lamarche a obtenu des cartes d’invitation pour la réception du Gouverneur général. Plumes dans les cheveux — non pas plumes d’aigle, mais d’autruche blanche ! — révérences : tout un cérémonial.

Mon premier cri a été : Non ! non ! Finalement je me suis laissée convaincre ; quelques journées très occupées en perspective.

La ville ne m’est pas favorable. Une petite fièvre bat dans mes artères. Pourtant je me désintéresse du pétrole, du bal du Gouverneur : je ne veux même pas m’inquiéter de votre silence qui va se prolongeant au-delà de mon attente…

L’appel du Nord ? Oui, le besoin de m’enfuir, d’aller vous attendre au quai grossier de la station de Bois-Brûlé…

Je sais l’endroit exact où j’aurais arrêté mon boghei. Voyez-vous la silhouette sans élégance qui est celle de votre cousine, Minnie ? Le vent battrait, sur ses chevilles, sa robe de toile grise, tellement démodée, je m’en rends compte maintenant, mais assez ample pour sauter lestement en selle. Je ne suis pas très sûre que, suivant une vieille habitude, son chapeau ne serait pendant à sa main, au lieu d’être sur sa tête. Il est vrai que son teint, à peine plus clair que les reflets roux de ses cheveux brûlés par le soleil, ne craint plus rien.

Gérard, c’était ainsi que devait avoir lieu notre première rencontre. Il me semble que ce sera si peu moi, la demoiselle chapeautée jusqu’aux yeux, bottée de haut, ligotée dans la jupe étroite, et vous tendant sa main gantée… Oui, c’est le regret d’être venue qui m’agite…

Ce sera très bien, comme dérivatif à mes idées, de me préparer à ce bal. Par exemple, j’entends ne pas prendre des leçons de révérences. Quand on s’appelle Herminie de Lavernes, qu’on pourrait paraître habillée d’une robe d’ancêtre du grand siècle, d’instinct on connaît la révérence. Mme Lamarche s’alarme de la maladresse que je pourrais commettre en présence du duc et de la duchesse. André s’amuse de mes prétentions et raille mon orgueil aristocratique.


Mercredi.

Le docteur vient de rentrer. Sur la table du fumoir il a jeté les journaux médicaux qu’il reçoit à son bureau. Plusieurs portaient des titres français et étaient encore sous bande.

— Le courrier de France est arrivé ?

— Oui, petite amie, une partie du moins…

Une partie ? Alors, peut-être, cette après-midi ?…

— Non, chère Madame Lamarche, je ne sortirai pas aujourd’hui… je dois écrire aux Mourier… Songez, il y a tant à faire en ce moment ! Nous sommes à la veille de la moisson… Pour le crêpe ! Vous choisirez bien mieux que moi qui n’y entends rien, je vous assure…

Mme Lamarche est sortie… Le facteur vient de passer laissant pour moi une lettre d’Henriette…

Gérard, j’ai l’impression d’un vide qui se creuse, se creuse, m’attire…

Il faut écrire aux Mourier… Penser à cela : Lavernes, la maison fruste, enfouie jusqu’aux châssis parmi les verges d’or, le chien fidèle somnolant sur la galerie, les poules apprivoisées à ma voix, mon cayuse favori à l’œil bleu, l’épinettière sombre, émiettée au profit de quelques maisons, mais recélant encore assez de branches basses, de mousses épaisses, vertes, et or, pour que chacun s’y croie protégé contre tous les dangers. Il faut penser à cela !…


CÂBLOGRAMME.
GÉRARD À MINNIE

Situation européenne grave. Départ retardé. Lettre suit. Fidèle pensée.

Noulaine.

MINNIE À GÉRARD

Ce mot à la hâte, mon ami, au reçu de votre câble. Je le joins aux lignes écrites dans l’inquiétude de la semaine passée. Car, je le sais, à présent, à l’allégresse que m’a apportée la dépêche : j’étais dévorée d’une inquiétude indicible. Non pas que ma confiance en vous puisse jamais être entamée, mais qui sait ce que, par exemple, la défection d’un concours promis pouvait vous amener à décider ?…

Votre câble : un éclair de joie. Je l’ai, là, devant les yeux. Je le garderai toujours comme preuve de ce qu’une ligne peut apporter de détente, de lumière, d’apaisement. Vous l’avouerai-je, la gravité de votre situation européenne n’a pas su jeter la plus petite ombre sur tout ce bleu. Je lui en veux tout au plus de retarder votre départ de quelques jours.

Vais-je remonter vous attendre à Lavernes ! Les Lamarche ne me le permettraient pas et, d’autre part, Mourier, facilement susceptible, interpréterait mal ce retour, à une semaine de votre arrivée.

Je reste. Vous aurez la poignée de main de la demoiselle gantée. Tant pis !… J’espère en tous cas que cette lettre trouvera Noulaine vide de son châtelain.

Au revoir, Gérard, je suis affectueusement votre cousine et amie,

Minnie.

LA MÊME AU MÊME

Je n’irai pas au bal…

Les violons sont décommandés, les fêtes brusquement interrompues par le départ de nos augustes hôtes. Comment la fameuse gravité de la situation européenne vient-elle troubler, jusqu’aux confins du monde, les réjouissances qu’une jeune capitale était fière d’offrir à l’oncle du roi et à cette délicieuse princesse Patricia, dont plus d’un Edmontonien s’était épris ? Mystère, diplomatie, politique.

Nous voici avec nos frais de révérences, de plumes, de toilettes. Il y a eu, paraît-il, des grincements de dents à cause de la fête manquée. Pour ma part, j’éprouve un soulagement à être débarrassée de ce que je considérais comme une corvée.

La presse quotidienne d’Edmonton est pleinement rassurante. L’assassinat de Sarajevo est déplorable, mais de là à être la cause d’un conflit, il y a loin. On attend d’une heure à l’autre, disent les dernières dépêches, la publication des clauses d’un arrangement.

Ici, c’est à peine si l’écho affaibli des événements effleure les esprits. L’optimisme qu’a fait naître la découverte des puits de pétrole baigne la cité entière. Les actions montent avec une vitesse vertigineuse. Personne ne parle encore de krach. De nouvelles sociétés se fondent pour l’exploration de terrains supposés pétrolifères : on intrigue ferme pour obtenir des parts. Toutes ces volontés, tendues âprement vers la richesse, créent dans la rue une atmosphère indéfinissable.

Cependant, ce matin, comme je descendais la Jasper, mon attention fut attirée par un groupe de cinq hommes qui discutaient avec animation. Aux gestes vifs, à ce je ne sais quoi qui différencie les types des diverses nationalités, avant de les entendre, je reconnus des Français. Ils ne parlaient pas de pétrole. Les yeux ardents, la parole rapide, ils formaient un îlot moralement plus distant des autres qu’il ne l’était en réalité. Un long policeman s’approcha, une seconde, les fit paraître petits. Ils ne le virent pas s’arrêter, l’oreille aux aguets, mis en défiance par la discussion en langue étrangère. Quelques mots brefs, reconnus au passage, durent le rassurer, car il s’éloigna, murmurant pour lui et le groupe voisin :

Frenchmen…

Frenchmen… On les regarda avec curiosité, ces hommes qui pouvaient avoir d’autres préoccupations que le débit, à l’heure, du puits Blue Diamond, les prospections au sud du Green Lake… Sarajevo, la Serbie, l’Autriche, les Vieux Pays !…

Comme je passais, le regard rivé malgré moi, sur ces visages pâlis d’une autre fièvre que celle du pétrole, j’entendis un mot : La guerre… Je dus faire un effort pour avancer de quelques pas…

Voyons, le Bulletin de ce matin était si rassurant…

Samedi, 1er août.

Gérard, nous nous rassurons, nous voulons nous rassurer… Le foyer va se circonscrire… C’est d’un horrible égoïsme, mais…

André nous a promis de nous tenir au courant des nouvelles qui nous arrivent contradictoires et, hélas ! le plus souvent alarmantes.

Hier soir, à onze heures, des « newsboys » ont envahi Strathcona, hurlant la déclaration de guerre. Nous nous sommes élancés sur les traces de l’un d’eux pour acheter le journal. Il faisait noir, le gamin n’entendait pas nos appels ; il fuyait par les avenues coupées dans le taillis ; nous trébuchions, nous avons dû renoncer à l’atteindre.

Le Bulletin de ce matin ne confirmait pas la nouvelle.


Reçu une lettre de Mourier. Pas un mot ayant trait à l’assassinat de l’archiduc et de sa femme. On attend « notre retour » avec impatience. « Notre » retour !…

Les épis de blé sont si lourds que le champ semble incliné sous leur poids. Mon chien me cherche partout. À en croire Mourier, toutes les bêtes sont inquiètes de mon absence. Il me le dit en termes naïfs et touchants. Comme la vie pourrait être facile, Gérard, si les hommes n’étaient pas méchants !…


GÉRARD À MINNIE

Mon amie, j’ai attendu jusqu’à la dernière limite pour vous câbler. Hier soir encore, je pensais prendre, en retard de huit jours, le paquebot qui devait m’amener au Canada.

Invinciblement, je me suis senti attiré vers Noulaine, le premier poste que je dois occuper si les heures décisives que nous vivons devaient nous amener à envisager le pire…

J’ai donc quitté Paris, ce matin. La capitale était tranquille ; une robuste confiance prévalait partout. J’ai retrouvé un état d’esprit semblable en province. Étampes, Étampes la calme, somnolait du même paisible assoupissement de toujours au pied de la Tour de Guinette, presque blanche sous le soleil éclatant. Rue Saint-Jacques, les volets clos des maisons cossues offraient la même énigme que, tout enfant, je m’acharnais à déchiffrer : sur quoi, sur qui sont-ils fermés ?

Une femme, trois enfants, un chien, étaient les seuls êtres vivants animant la rue. Rue du Flacon, rue Bassa de la Foulerie, rue de la Manivelle, les quelques visages que je croisai ne montraient aucune trace d’agitation, d’inquiétude. Au Marché Franc, sous les beaux arbres à ombre verte, on commençait à construire les parcs à mouton pour la foire du premier samedi du mois. Je m’approchai des travailleurs. Ils parlaient des quelconques soucis de leur condition.

Vous vous imaginez combien vivement, en relisant la lettre que vous m’avez adressée au Commissariat, je me suis gourmandé de ne m’être pas embarqué. Si de redoutables événements se préparaient, l’atmosphère ne serait-elle pas chargée de cette électricité qui ne trompe pas ?

L’idée que vous serez partie pour Edmonton, que vous m’attendrez vainement m’est intolérable. Je remettais toujours de vous écrire espérant un éclaircissement dans le ciel diplomatique, en sorte que ma lettre manquera le courrier. Les distances sont le pire ennemi ; elles créent les malentendus, accumulent les obstacles.

Au seuil d’un avenir incertain, je vous demande comme une grâce souveraine, quel que soit le silence que les événements puissent faire tomber entre nous, de ne jamais douter de mon inaltérable pensée…


1er août 1914.

Minnie, mon amie très grande, très chère, les mots qu’hier ma plume n’a pas osés, il me paraît qu’aujourd’hui, j’ai le droit de les écrire.

La guerre est déclarée. Je pars demain, au second jour de la mobilisation. Les heures qui me restent à passer ici sont comptées et ne m’appartiennent qu’à peine. Le maire de notre petite commune, vieux et malade, m’a demandé ne le remplacer auprès de son adjoint autant qu’il sera en mon pouvoir.

Ô Minnie ! si Dieu l’eût permis, ç’eût été avec une infinie délicatesse que là-bas, tout près du souvenir de votre père, je vous aurais ouvert mon cœur. Et voilà que dans cette tragique veillée des armes, parce que j’en sortirai plus fort, je viens à vous et je vous demande de lire en moi à travers ma pensée que je voudrais vous donner toute vive, à la source même du cœur… L’éclat de la beauté morale dont les rayons m’ont pénétré dès votre première lettre, et à laquelle insensiblement j’ai attaché le but et l’ambition de ma vie, comme les guerriers grecs recherchant la toison d’or, devait accomplir ce miracle : me faire une conscience plus haute, plus ferme, m’élever jusqu’à votre amour…

Minnie, Minnie, je demande à votre chère âme de ne pas s’effaroucher. Je vous parle, ce soir, du fond de ma tendresse illuminée par les drames de l’heure et par l’appel du sacrifice. Celui qui va partir est digne de vous, vous l’en avez rendu digne. Un mot de vous suffira pour faire resplendir en moi-même les choses que j’y sens dans un divin mystère.

Minnie, voulez-vous me permettre de vous appeler ma fiancée bien-aimée ?


Comme je vous le disais, au début de ces lignes, les minutes me sont comptées.

J’espère que les circonstances, me permettront de vous écrire longuement bientôt. Puissent les communications avec l’extérieur ne pas être interrompues. L’opinion générale est que l’Angleterre marchera avec nous : ce serait la sécurité des mers assurée. Continuez de m’écrire à Noulaine. La fermière fera parvenir. Mon fermier est parti à midi. Je m’arrangerai de façon que vous ne restiez pas trop longtemps sans nouvelles. Si, cependant, vous aviez quelques craintes, écrivez à Henri Maignan, 214, Vieille Ligne des Ponts, Nantes. Henri est réformé à cause de sa légère difformité. Il pourrait vous servir pour obtenir tous renseignements…

Minnie, je vous parle comme s’il était possible que votre intérêt pour moi ne fût pas seulement un mouvement de pitié. Si cela était, je vous demande, mon amie, de ne pas dérober cette lumière intime et profonde à mes yeux, de ne pas la masquer de votre silence, mais de laisser plonger mon regard jusqu’au foyer pur de tendresse et de courage où j’ai puisé mieux que de la joie, mieux que de l’amour : l’Exemple.

Ces mots écrits en un pareil moment, il faut que vous les sentiez si éloquents, si évidemment vrais, qu’une grande lumière vous pénètre…

Au revoir, mon amie, les dépêches doivent vous dire dans quel bon ordre, dans quel pur esprit patriotique s’est faite la mobilisation. Nous partons d’un cœur content, parce que notre pays a poussé la conciliation aux extrêmes limites. Les responsabilités de la guerre retomberont sur ceux qui l’ont provoquée.

Je songe à tous ceux, à toutes celles qui vont souffrir par cette guerre et je ne peux me défendre de me réjouir égoïstement de vous savoir, là-bas à l’abri. Minnie, si vous me donnez le bienheureux droit du cher souci de vous, je vous demanderai de rentrer à Lavernes, près de vos dévoués Mourier. Tout fait prévoir que le conflit ne sera pas de longue durée. Qui sait si je n’arriverai pas à Lavernes par une de ces premières et formidables tempêtes du commencement de l’hiver, tout comme votre notaire ?

Au revoir, Minnie, quelle que soit votre réponse, je suis à vous pour toujours

Gérard.

MINNIE À GÉRARD

Mon ami, c’est la guerre…

André nous a téléphoné l’affreuse nouvelle : je suis demeurée atterrée à l’appareil. J’ai peur du moment où je comprendrai ce que ces deux mots signifient : la guerre !…

Nous n’aurions pu tenir en place à Strathcona, mon amie et moi. Nous sommes sorties pour marcher, pour aller en ville, pour voir des gens, au visage crispé comme le nôtre, pour aller trouver le docteur à son bureau, je ne sais pas pourquoi, peut-être pour être sûres que nous n’étions pas en proie à un cauchemar.

La Jasper était tellement différente de l’avenue agitée par le délire du pétrole ! Tout ce qui parle français dans la capitale semblait s’être donné rendez-vous entre la cinquième rue et la Namaye. Je me suis sentie redressée par un frisson d’orgueil, à voir avec quelle respectueuse curiosité étaient accueillis au passage les mots de la chère langue, prononcés cependant de différentes façons, car là se trouvaient, gens du Nord, du Midi, de l’Est, de l’Ouest de la France, belges et canadiens-français.

Nous avons facilement entraîné André à nos côtés. Dès que sa silhouette, bien connue de la colonie française, est apparue sur le large trottoir, ce fut une poussée vers nous.

— Eh bien, docteur, qu’en dites-vous ? On les aura, vous savez…

— Mais oui, on les aura !

— Vous avez lu l’ordre de mobilisation dans le Journal ? J’espère que nos feuilles ne traîneront pas, sinon… Je suis sans le sou…

— Non, reprend un autre, s’il faut attendre une semaine, la traversée ne sera pas possible !

— Puisque je vous dis que l’Angleterre marchera, affirme têtu, un petit homme brun.

— Elle marchera, des fois…

— C’est son intérêt…

Nous parvenons à nous dégager et descendons la Jasper jusqu’à la hauteur du « Bulletin » pour lire les dépêches affichées. Rien de nouveau.

4 août.

Gérard, j’ai compris. La guerre c’est, pour votre pays, le départ de tous les hommes valides, depuis l’âge de vingt ans jusqu’au seuil de la presque vieillesse… Stupide ignorante que je suis, je m’imaginais que seuls les soldats sous les armes et les volontaires… Hier soir nous étions descendus en ville, André et moi, après le souper, pour recueillir l’écho des dernières dépêches. Nous marchions : j’avais pris le bras d’André afin de n’être pas séparée de lui par la foule. Nous parlions français, bien entendu. En nous dépassant, une jeune femme me considéra une seconde et se tournant vers son compagnon :

Poor little thing, dit-elle.

Sur l’instant la réflexion me fit sourire, puis je fus intriguée :

— Pourquoi cette dame me plaint-elle ?

Ce fut autour d’André de sourire :

— Elle vous prend pour une petite Française dont le mari va partir incessamment pour « la ligne de feu »…

— Mais tous les Français ?…

Et André en quelques mots m’expliqua la loi militaire française.

Gérard, est-ce possible ?… Allez-vous partir ?… Que dis-je, vous êtes parti déjà ?… Cette pensée m’a figée sur place, les yeux fixes, les joues tout à coup si froides que j’ai craint de tomber. Le docteur a dû me dire des choses réconfortantes. Je n’entendais que mon cœur qui battait dans ma gorge, dans mes oreilles. Je comprenais par toutes les fibres de mon être ce qu’était la guerre : un horrible déchirement.

Il a fallu marcher, rentrer, prendre une tasse de thé. Mme Lamarche, effrayée par ma pâleur, m’a obligée de boire. Il a fallu faire semblant de dormir pour qu’on me laissât seule avec ma douleur — une douleur, Gérard, qui ne ressemble à nulle autre éprouvée jusqu’alors, non, même pas à celle, pourtant immense, que m’a causée la séparation suprême d’avec mon père…

7 août.

Mourier vient de m’écrire. Il me supplie de rentrer car ses plans sont faits pour « rejoindre ».

Je partirai dès que j’aurai reçu une lettre de vous. Une réexpédition causerait un retard d’une semaine.

Il est tout à fait impossible que Mourier parte pour la France, il a cinquante-cinq ans, une santé peu robuste. Je compte sur Henriette pour lui faire entendre raison.

J’ai eu aussi un mot bref du Père Chassaing, daté de Saint-Albert. Il me dit que ses projets ne se trouveront pas dérangés par la déclaration de guerre. Son Supérieur le laisse libre de partir pour la France comme il en avait l’autorisation, seulement au lieu d’être un repos de trois mois qu’il prendra dans son cher Midi, ce sera un poste d’aumônier qu’il assumera dans quelque ambulance. Au bout de ses vacances, nous le verrons revenir. D’ailleurs, dit-il, la guerre sera alors terminée… Puisse Dieu l’entendre !…


Au coin de la Jasper et de la Première rue, l’Edmonton Journal affiche les dépêches d’Europe. C’est sur le trottoir une foule silencieuse, impressionnante. Des Français, des Belges, ignorant l’anglais, se font traduire par un enfant, un compatriote, un Canadien français les lignes à la craie sur le tableau noir, qui trop souvent annoncent de mauvaises nouvelles. Une femme pleure, sans essuyer ses larmes, les yeux grands ouverts, on dirait qu’elle ne s’en aperçoit pas…

Les mobilisés français commencent à partir. On les accompagne au train du soir, musique en tête. La plupart laissent femme et enfants. Il y en a peu qui soient riches. Il y en a qui partent ne laissant pas cent dollars à la maison… C’est d’un héroïsme tellement grand et simple qu’on éprouve le besoin de s’agenouiller.

J’entendais, hier soir, conter l’histoire de deux jeunes hommes. Ceux-là étaient des insoumis. À l’arrivée du paquebot, ils trouveront les gendarmes, la prison. Ils le savent et cependant ils partent…

12 août.

Gérard, où êtes-vous ? Ces mots sinistres, « la ligne de feu » s’entendent tout le long du jour. Êtes-vous sur cette terrible ligne !

Des amis français d’André, qui rejoignent, sont venus dîner à la maison. Mon esprit s’est tendu pour essayer de comprendre le mécanisme de la machine compliquée qu’est l’organisation militaire française. Je ne sais si vous êtes simple soldat ou officier de réserve. À quelle arme appartenez-vous ! On disait l’artillerie, moins exposée.

Je voudrais être vaillante comme la petite femme qui, hier, au départ du train, envoyait un dernier baiser à son mari en lui criant :

— Maintenant, ne pense plus à moi : sois soldat…

14 août.

Je trouvais le visage d’André plus grave que de coutume, au déjeuner. Il a laissé sa mère quitter la salle à manger à la fin du repas, puis se tournant vers moi :

— Minnie, si les nouvelles ne sont pas meilleures, je partirai à la fin de la semaine prochaine.

— Vous partirez ?

— Oui, je ne peux oublier tout ce que je dois à la France ; je rendrai à ses soldats un peu de la science qu’elle m’a libéralement offerte. Nous allons vivre des heures très graves, et j’ai peur que notre pays lui-même en subisse le contre-coup. L’Angleterre entre dans le conflit. Qui sait ce qu’il adviendra du Canada ?

— Vous ne voulez pas dire que le Canada entrera en guerre ?

— Je ne le crois pas. Cependant quelques amis et moi avons nos idées : nous traverserons volontairement et nous offrirons nos services personnels. N’est-ce pas la forme de participation la plus digne de notre pays ?… Si je pars, Minnie, vous n’oublierez pas ma mère. Je sais qu’il vous est difficile de venir fréquemment à Edmonton…

— Ne parlez pas de difficulté pour ceux qui restent, André, je viendrai, soyez tranquille à ce sujet.

— Merci ! Maintenant ne parlons plus de cela.

La situation va peut-être s’améliorer : s’apprêter à partir en guerre quand les autres en reviennent victorieux serait ridicule…

15 août.

Une lettre de vous, Gérard, et quelle lettre !…

Mon ami, mon fiancé, comment traduire l’émotion indicible que m’ont causée ces lignes écrites au seuil du grand inconnu vers lequel vous alliez… Que vous m’ayez trouvée digne de me révéler votre amour en de telles heures, quelle fierté merveilleuse ! … Je ne connais plus qu’une volonté : faire la douceur et l’harmonie de votre vie.

Oui, j’ose écrire ces mots, alors qu’autour de nous, l’univers entier semble craquer jusque dans ses bases, parce que je sens ma tendresse pour vous, dont j’ignore l’apparence physique, une tendresse hors des limites des affections ordinaires, noble et haute, en plein ciel.

La douleur ne songe pas à ces ingénieuses comparaisons.

Gérard, j’ai horreur de la coquetterie. Si je ne vous aimais pas, si votre aveu n’avait pas été l’éclair décisif, je vous dirais : « mon ami, mon affection pour vous est grande, elle n’est pas celle que vous désirez »… Mais, parce que je ne saurais me dissimuler à moi-même la vérité, il m’est doux que vous la connaissiez. Puissiez-vous en retirer le courage et la force qui m’en est venue !…

Je vais attendre la prochaine lettre qui me dira votre affectation, avant de retourner à Lavernes. Je crains bien que le départ d’André n’ait lieu. Quatre jeunes médecins de Montréal l’accompagneront. Si la vieille patrie savait comme nos cœurs sont avec elle !… Des organisations sont en bonne voie pour venir en aide moralement et matériellement à ceux que les mobilisés belges et français ont laissés derrière eux. Des fonds de secours se lèvent rapidement en faveur des réfugiés. La France apparaît comme la patrie de chacun…

Ce coin de Jasper et de la Première rue, il est le centre, c’est là que l’on sent battre le cœur de la ville. À toutes les heures de la journée, on se réunit devant le tableau noir plaqué contre le mur du Dominion Cigar.

— Rien de nouveau, disent ceux qui sont déjà venus deux fois, trois fois, dix fois, dans le cours de la matinée ou de l’après-midi.

Rien de nouveau. « Ils » avancent. On s’impatiente de la lenteur des britanniques. Paris est menacé. Qui va les arrêter ?…

Une jeune femme est auprès de moi. Nous nous regardons et, parce que nous avons le cœur lourd toutes les deux, nous nous parlons sans nous connaître :

— Vous avez quelqu’un, là-bas, Madame ?

— Toute ma famille habite le département du Nord. Je suis sans nouvelles. Je n’en attends pas avant que mon mari arrive : il s’embarque aujourd’hui à Montréal.

— Alors vous êtes seule ici ?

— Oh ! non, j’ai mes deux petites.

Elle pleure comme celle que j’ai déjà vue pleurer, les yeux grands ouverts. Ma main plus prompte que ma pensée a saisi la sienne.

— Je ne devrais pas… Vous comprenez, c’est trop de tourment… Ma mère, mes sœurs, mon petit frère… et si loin, si loin… Vous avez peut-être quelqu’un au front, Madame ?

Vais-je aussi pleurer ? Non, je sens mes yeux plutôt brûlants d’une flamme toute subite ; alors je réponds :

— Oui, mon fiancé…


André est parti.

Je ne saurai pas la douleur de sa mère. Impassible, elle est revenue de la gare avec les amis qui ont voulu la reconduire chez elle. Arrivée à la maison, elle a insisté pour les faire entrer. La soirée s’est prolongée. Certes la gaieté était absente, mais Mme Lamarche était la parfaite maîtresse de maison, toute à ses hôtes. On eût pu croire que son fils venait de la quitter pour un séjour de quelques semaines en Province de Québec.

Comme je lui souhaitais le bonsoir, elle m’a retenue une minute contre sa poitrine. Je crus à un attendrissement et je refermai plus étroitement mes bras autour de ses épaules.

— Non, ma petite, il ne faut pas pleurer. André a choisi ce qu’il pensait être le mieux. Je lui aurais causé un grand chagrin en discutant ce départ. Et en vérité on aura tant besoin de médecins là-bas !…


Je ne savais pas qu’elle avait le cœur si tendre, que sa sollicitude pouvait être aussi délicate.

Hier, ma vieille amie est venue me trouver dans ma chambre. Son visage, d’ordinaire un peu sévère, était détendu par l’expression douce des yeux très noirs sous l’abondante chevelure blanche. Elle m’a lu le mot d’André, écrit en hâte à l’arrivée à Montréal. Elle m’a parlé de lui comme jamais auparavant. J’ai pu vivre des semaines près d’eux sans avoir découvert les liens qui unissent cette mère et ce fils.

Je ne savais pas qu’André aimait une jeune montréalaise, et que, dédaigné par elle, il cherchait dans le travail opiniâtre l’oubli de cet amour. Sans doute Mme Lamarche compte-t-elle sur le labeur acharné qu’il lui faudra fournir à l’ambulance, pour éteindre un souvenir trop vif.

Insensiblement, elle en est venue à parler de moi, de l’épreuve qu’est la guerre tout à coup survenue, bouleversant le grand bonheur qui s’en venait à moi… Je crois que maman aurait été semblable à elle, ce soir-là.

Puis sa voix s’est raffermie pour me dire :

— Minnie, je te garderai près de moi aussi longtemps que tu voudras y rester. Pourtant, si tu crois devoir « remonter sur la ferme », agis selon tes vues.

— Dès que j’aurai reçu une lettre de Gérard, je partirai. Le blé est coupé, une partie de l’avoine aussi, je ne peux laisser les Mourier seuls plus longtemps.

— Il faut t’attendre, ma chérie, à de grands retards dans les courriers. Je me suis informée, parce que je te voyais inquiète de ne rien recevoir… Il est assez difficile aux soldats qui sont « sur la ligne de feu » de donner de leurs nouvelles… Ne me regarde pas ainsi… Oui, je sais, c’est une cruelle épreuve… Il faut accepter… Prier, beaucoup prier… te souvenir de quel courage cette parente, qui vous a réunis de si miraculeuse façon, faisait preuve dans une semblable situation… Sois une vraie Herminie de Lavernes…

Je quitterai donc Edmonton à la fin de la semaine, même plus tôt, si un courrier me parvient. Ma présence est sûrement nécessaire là-haut. Henriette m’a envoyé un pauvre mot troublé pour me dire que son mari a enfin consenti à rester. Malheureusement son caractère déjà difficile s’est aigri ; un rien le contrarie, tout l’irrite.

— « Si vous étiez ici, Minnie… »

J’ai répondu par l’annonce de mon arrivée prochaine.


Un coup de téléphone m’informe qu’un jeune Français établi sur un homestead, au Nord, traverse Edmonton et part ce soir pour la France, qu’il se chargera volontiers de la correspondance qu’on voudra lui confier pour mettre à la poste à son arrivée. Ce sera un moyen plus sûr pour que cette lettre vous parvienne.

Gérard, je vous quitte à la hâte, ne voulant pas laisser échapper la chance de parvenir jusqu’à vous sous la forme de ces mots maladroits, craintifs et qui contiennent pourtant tout mon cœur, fort et fier de son amour.

Laissez-moi terminer par l’assurance qui se trouve au bas de chacune des lettres d’Herminie ; je prie pour vous, mon aimé.

Minnie.

Carte de Correspondance militaire.
GÉRARD À MINNIE.


4 septembre.

La consigne est sévère, mon amie, la correspondance aux armées doit être réduite à sa plus simple expression.

Ce mot rapide vous parviendra, j’espère, sans incidents : il vous apportera tout mon souvenir et toute ma tendresse.

Nous luttons avec la volonté de vaincre. Priez pour nous.

Écrivez-moi, dites-moi surtout votre vie de tous les jours. Quel réconfort de songer que votre courage peut se hausser à toutes les situations !

Au revoir, Minnie, ici-bas ou là-haut, qu’importe. Plus nous nous rapprocherons de l’infini, plus nos âmes seront voisines. La chère et ineffaçable empreinte que vous avez gravée en moi me fait une âme plus haute, plus héroïque, plus ferme, et le souvenir de votre amitié est le soleil qui entretient en cette âme clarté et chaleur.

Vôtre à jamais,
Gérard.

MINNIE À GÉRARD
Lavernes, 20 septembre.

Enfin cette carte… Et les lettres que les Mourier ont reçues de France. Nous sommes revenus en hâte du bureau de poste et, sans dételer les chevaux, nous sommes rentrés à la maison pour ouvrir les lettres, parcourir les journaux… Le courrier étant hebdomadaire, aujourd’hui seulement nous apprenons la victoire de la Marne.

Enfin, ils sont arrêtés ! Paris est sauvé. Dieu est avec la France. Hélas ! on n’ose pas songer au prix de combien de vies la bataille est gagnée.

Tous les trois, nous avons pleuré, la bouche tellement serrée qu’elle nous en faisait mal. Nos doigts étreignaient les papiers comme s’ils eussent dû exprimer plus de nouvelles.

À tous les tourments se joint l’inconcevable horreur de la distance. Gérard, votre carte est datée du 4 et nous sommes le 20… Entre ces deux chiffres se place l’ordre du jour de Joffre : la résistance sur la Marne !…

Vous obéir est la grande douceur d’où me vient quelque consolation. Je prie pour vous. Je prie dans la petite église humble, sœur de celles que les barbares ravagent, à genoux sur la peau d’ours brun, étendue au-dessous du crucifix de bois ; je prie au travail, quand, tout à coup, la vue de nos grands champs moissonnés, parsemés de quintots abondants, éveille dans ma pensée la vision d’autres champs… Je prie le long des trails, il me semble que je prie sans cesse, que mon souffle est prière et supplications…


J’ai retrouvé mes chers Mourier bien déprimés. Le départ du Père Chassaing a été un rude coup pour le vieux Français. Songez qu’ils sont tous les deux du même âge.

Vite, nous nous sommes remis au travail. L’opinion anglaise que la guerre pourra durer longtemps commence à prévaloir et nous trace une tâche : produire, alimenter les peuples alliés dont les hommes sont aux armées et dont les terres seront forcément stériles. J’essaie de faire comprendre à Mourier que notre effort est utile, urgent. C’est difficile. Nous fournissons néanmoins une forte somme de travail par nous-mêmes.

Le jeune Labbé que nous engagions d’ordinaire à la moisson est parti avec le contingent d’Edmonton. La main-d’œuvre se raréfie de façon singulière. Pourtant le Canada n’est pas en guerre. Notre constitution ne nous engage nullement à prendre part aux luttes de l’empire. L’enrôlement est volontaire et tout fait prévoir qu’il le restera, bien que certains esprits pensent à la conscription. Comme si ce n’était pas une aventure périlleuse. Aujourd’hui, l’Angleterre est en guerre contre l’Allemagne ; qui sait contre quel peuple elle pourrait l’être demain ?… Mourier lui-même reconnaît que le raisonnement est juste. D’ailleurs, pour ne parler que du Canadien-français, on n’en obtiendrait rien par la force, tandis que, de lui-même, il ira où l’appellent ses sentiments, son sens de la justice et du droit.

Nous nous sommes passés d’« engagé ». La moissonneuse-lieuse attelée de quatre chevaux est conduite par Mourier. Les ailettes de moulin abattent sans arrêt l’avoine trop mûre qui commence à s’égrener sous le long couteau et, la gerbe faite, liée, est rejetée, d’un coup sec, sur les surfaces d’or du champ.

Henriette et moi mettons en quintots. Nous allons d’un pas rapide, à demi penchées pour ne pas perdre de temps à nous redresser, et, malgré notre hâte, la moissonneuse, vigoureusement conduite, prend une avance sur nous et nous découragerait, si nous n’échangions de réconfortantes paroles.

Quelle récolte ! Les quintots se touchent !…

Nous trébuchons parfois dans notre marche, car le terrain est passablement raboteux. La tête des gerbes est blonde, le pied est veiné du vert des herbes parasites. Ce spectacle, d’une plantureuse moisson nous fait oublier pour un moment la fatigue. Et puis, ne travaillons-nous pas, à notre manière, pour ceux qui luttent là-bas ? Le Canada est le grenier d’abondance de l’Europe.

Deux journées encore de ce labeur qui brise les reins, qui endolorit les doigts sous le gant, et toutes les gerbes seront dressées. Ensuite, la grande affaire du battage viendra nous harceler, avec les incompréhensibles décisions de l’entrepreneur, chargé de cette opération.

Cette année, je crois que nous avons des chances d’éviter le gros travail qu’exige la construction des meules de gerbes. Nous sommes à la mi-septembre, la neige n’est pas encore à redouter. Si la tournée commence à l’Ouest de la paroisse et que, tout à coup, l’itinéraire ne soit pas changé, tout ira bien. Mais si le battage commence à l’Est, nous mettrons en meulons, car il ne faudrait pas compter sur la machine avant la fin octobre ; et, octobre, c’est la tempête de neige possible, et la récolte serait en partie perdue si elle était en plein champ.

Mourier est de mon avis. Je prends de plus en plus l’habitude de l’obliger à prendre les responsabilités. C’est un dérivatif à ses autres préoccupations. Et puis, Gérard, bien qu’il ne nous soit pas permis de parler de l’avenir en ce moment, malgré moi, je songe qu’il faudra peut-être que Mourier me remplace, s’occupe de la ferme… pendant les absences que nous pourrons faire… Je ne sais pas… je ne vois pas comment nous organiserons notre vie… Je ne cherche pas non plus… Ce serait mal de penser à la joie… Je sais seulement que nous irons la main dans la main, guidés par la sincérité obstinée de l’effort, en compagnie de ceux qui veulent l’entente, l’aide mutuelle entre les deux rameaux du même arbre…

Vous me demandez de vous raconter notre vie de chaque jour. Je me reproche presque tous les détails que je vous fournis. Vous dominez ces préoccupations, vous dont la vie sans cesse en jeu surélève votre âme au-dessus des préoccupations mesquines.

J’étais revenue à la lettre commencée, reprise trois fois, pour vous dire si peu de choses, et, pour vous obéir, je m’apprêtais à vous décrire… Quoi ? Les travaux de cette semaine, la mise en meulons, l’orage qui nous a surpris, le campement d’une tribu d’indiens qui, pour vingt-quatre heures, m’a rappelé les jours enfuis du passé ?… De lassitude la plume m’est tombée des doigts.

Je ne sais plus vous narrer ces incidents, Gérard ; nos fiançailles sont trop récentes… Presque chaque soir, je prends ma plume et je n’écris pas… et, cependant, il me semble que mon cœur se confie à vous, doucement, avec tendresse et une telle confiance ! Durant ces minutes, sûrement, mon amour vous protège ; je crains moins la balle meurtrière. Il faut que je me défende contre l’audace de la défier d’aller vous chercher parmi tant d’autres. J’ai vraiment alors la foi d’Herminie.

Gérard, pouvez-vous vous imaginer avec quelle respectueuse ferveur, je lis et relis le missel fané des lettres de notre parente !

Je vous l’ai déjà dit, ce fut le premier roman qui tomba sous mes yeux. Mais que pouvait être l’enthousiasme de l’adolescente que j’étais invraisemblablement candide, découvrant l’amour, auprès de l’émerveillement ému de la fiancée que je suis ! Ma destinée actuelle me rapproche si étrangement de l’aïeule qui signa ces feuillets du même nom que le mien ! Quelle noblesse, quel courage, quelle abnégation ! De quel exemple seraient ces pages, dans un temps où la séparation déchire tant de cœurs… Gérard, c’est vous qui aviez raison. Nous n’avons pas le droit de garder un trésor qui peut enrichir les âmes, consoler, apaiser. Si vous pensez, comme moi, qu’il est bon que je m’en désaisisse, que je n’y puise pas seule le réconfort, l’espérance chrétienne, dites-le moi, mon ami. Indiquez-moi ce que je dois faire.


Jour de malle. Pas de lettres.

Je m’inquiéterais trop facilement, si Henriette avait moins besoin d’être remontée. Je m’étonne qu’elle, si résignée d’ordinaire, d’humeur paisible et égale, supporte difficilement le retard d’un courrier. Elle a une nombreuse parenté à l’armée, plusieurs des siens sont à l’arrière, les autres sont très exposés. Son patriotisme a quelque chose d’ardent, même de sauvage, dont l’expression m’a causé l’autre jour un sentiment indéfinissable, douloureux.

Je vous ai dit la mort tragique de ses deux petits garçons : les Mourier étaient à peine installés sur la concession, lorsqu’un feu de forêt, se déclara, en l’absence du père et de la mère, et ne fit qu’une flambée de la tente où s’était réfugiés les deux enfants affolés.

Jamais Henriette ne fait allusion non seulement au drame, mais aux enfants. Elle plisse ses deux lèvres qui se sont amincies à force d’être serrées, et qui, sur ce thème douloureux, semblent fermées pour toujours.

Mais voici ce qui s’est passé l’autre soir : l’idée ne me serait venue de lui faire rompre un silence farouche. Ainsi qu’il arrive lorsque la pâte a mal levé, la cuite du pain s’attardait. J’avais voulu demeurer pour lui tenir compagnie. En réalité nous n’avions pas échangé dix paroles. L’une et l’autre, le poing coiffé d’un bas, nous reprisions. L’odeur chaude du pain se répandait dans la salle chaque fois qu’Henriette, se levant, ouvrait le four du poêle pour surveiller « les casses ». Pendant quelques minutes, l’atmosphère était lourde et oppressante.

— Minnie…

Henriette, l’aiguillée de coton noir tendue, me regardait fixement, la bouche si contractée qu’il me paraissait impossible qu’elle eût prononcé mon nom.

— « Ils » y seraient tous les deux… Paul vingt-trois, Louis vingt… « Ils » y seraient…

Je n’ai pu répondre, Gérard, je ne sais si j’étais saisie d’horreur ou d’admiration, d’entendre cette mère regretter que ses enfants ne fussent pas à la tuerie…

Ne me jugez pas à mon tour, ami. Je sais, vous besognez pour la bonne cause. Le coup de vent brutal qui est descendu du Nord, ravageant tout sur son passage, ce n’est pas vous, ni ceux de votre sang qui l’ont fait se lever. Vous défendez votre sol. Votre sol, c’est-à-dire ce qui est pour moi Lavernes, le Canada, tout là-bas Québec avec ses plaines… Oui. Je comprends mieux Henriette, l’accent rauque de regret qui a déchiré son cœur. « Ils y seraient »…

Tout à l’heure quand je descendrai à la cuisine, et qu’elle passera près de moi, je l’arrêterai par un de ces gestes qui font monter le rose à ses joues pâles et je l’embrasserai. Elle ne saura pas que je lui demande ainsi pardon de la pensée trouble… Les batteurs sont arrivés après que nous désespérions de les voir venir avant la neige. Dix fois, mon pauvre vieux Mourier était monté à cheval pour les rejoindre « sur » les Labbé, les Trudel, les Rivet. « Le boss » était absent ; « le foreman » prétendait n’avoir pas reçu d’ordre pour continuer dans une direction opposée. Et la nue bleue, noire, sinistre, gonflée de neige, s’étendait basse, menaçante, au sommet de la Butte du Cheval blanc. Battre en temps de neige, nous en étions effrayés !

Hier matin, lorsque Mourier est entré en coup de vent :

— Les voilà.

Nous n’avons pas demandé : « Qui ? »

Bien entendu, nous n’étions pas prêts à les recevoir à table : dix-huit à vingt bouches. Heureusement les hommes avaient déjeuné avant de venir ici. Pendant que Mourier veillait à l’installation de la machine et du séparateur entre la double file de meulons, j’attelai le boggey et je partis pour le magasin.

En temps de battage, il arrive qu’un fermier « fasse boucherie ». Après que les voisins ont fait leur choix de viande, le restant est porté au magasin. En effet, j’eus la chance de trouver la glacière de M. Valiquette bien garnie. Je fis placer un énorme quartier de viande juteuse dans le caisson de la voiture. J’achetai encore une caisse de pommes sèches pour les traditionnelles tartes, un sac de sucre, des cornichons à la moutarde, du thé, et, par prudence, un sac de farine.

J’étais très pressée et ne prêtais qu’une oreille distraite aux propos toujours abondants de notre notaire ; cependant il fallut bien m’interrompre et cesser de caser mes marchandises pour le regarder en face lorsqu’il laissa tomber :

— Vous savez la nouvelle ? Jack Davis part.

— Elle part ?

— Pour le front.

— Pour le front ? mais comment ? en qualité de quoi ?

Nurse.

C’est vrai, mon amie, si masculine d’apparence, est une infirmière à la main sensible et douce. Elle a fait ses preuves dans la maison de plus d’un habitant.

— Sa récolte est battue. Elle est en marché pour louer sa terre à un Suédois. Je l’attends d’un moment à l’autre pour établir un projet de bail.

C’est ainsi, Gérard, à chaque pas de la journée, au détour de chacune de nos démarches, la grande lutte lointaine vient se rappeler à notre pensée…

À plus d’un mille de la maison, j’ai entendu le ronflement de la batteuse, son haleine de bête furieuse que les hommes, debout sur les meulons, semblent exciter sans répit, de leurs fourches d’acier. Bien que le boggey fût chargé, j’ai passé par les champs pour couper droit, en passant près de la batterie. Mon « team », la tête haute, les oreilles mobiles, faisait danser la voiture entre les quatre grandes roues légères, sur le chaume mou, inégal.

L’activité autour de « l’engin », du « séparateur », sur les deux moulins qu’épuisaient les fourches infatigables, avait cet entrain aisé du travail du matin.

Les hommes m’ont à peine regardée, mais leur regard rapide a vu l’arrière du boggey débordant de victuailles et l’on aurait pu croire qu’une hâte plus joyeuse les animait.

Mourier veillait à l’emplissage des sacs. Un ruisseau roux, soyeux, coulait intarissable, se perdait entre les bords de l’étoffe grossière. D’un geste, le vieux Français me fit signe de l’attendre et, ayant confié son poste à un homme, il vint près du boggey, la main pleine de grain.

Le ronflement du souffleur éteignait les voix. Je crus comprendre :

— Beau grain… Numéro un…

Au creux de ma main tendue, il fit glisser le blé lourd, au grain presque parfait de forme, de couleur. D’un seul coup j’ai rempli ma bouche du beau grain, et j’ai fouetté les chevaux du bout des guides, afin qu’ils m’emportent vite, tant j’avais peur de pleurer en le mâchant mon beau blé — le beau blé que vous deviez voir se bercer au soleil…


Gérard, mon fiancé, mon ami, avant de signer cette lettre, ma pensée se recueille, et voudrait se poser fervente au bas de cette page, comme la prière qui, à toute heure du jour, s’échappe des lèvres de votre

Minnie.

GÉRARD À MINNIE

Minnie, Minnie, j’ai défailli de bonheur en recevant, en lisant l’admirable lettre où vous me laissez plonger jusqu’à votre âme de cristal. Mon enfant chérie, fallait-il tant d’épreuves pour obtenir la joie d’une pareille heure ? Alors, je ne regrette rien, sinon, de ne pas avoir souffert davantage afin de mériter mieux la faveur insigne de ne pas être repoussé par vous.

Vous m’avez recueilli au bord de l’abîme, vous m’avez élevé à votre sympathie, jusqu’à votre amitié, puis, ô merveille, jusqu’à votre amour. Mon humilité se confond à un tel point avec ma fierté, que je ne sais comment vous exprimer un pareil sentiment.

Dans l’effroyable résistance à la ruée, il me semble que je demeure illuminé par le rayon d’or que votre dernière lettre, je devrais dire vos dernières lettres, conservent sur ma poitrine. Vous saurez un jour ce que fut la retraite. Je ne veux pas que mes lettres charrient trop de sang, trop d’horreur des champs de bataille, néanmoins, il faut que je vous dise que la nécessité de concentrer mon énergie sur les devoirs nés de la guerre, sur la lutte sans merci qui se poursuit sans trêve, le sens de mes responsabilités de chef, si infime que soit mon grade de lieutenant, la dépense de courage journalier qu’il faut consentir simplement, tout cela joint à l’exaltation qui me vient de votre amour, me fait une âme plus haute, plus ferme, plus voisine de la vôtre.

À plus de cent cinquante ans de distance, la Volonté divine a voulu qu’une nouvelle Herminie de Lavernes, un nouveau Gérard de Noulaine se trouvent placés dans une situation identique à celle du Chevalier et de la noble demoiselle. Comme jadis ils se sont aimés et soutenus, nous nous soutiendrons et nous nous aimerons. Et même si notre roman s’achevait comme le leur, Minnie, il faudrait rendre grâce à Dieu qui a rapproché un instant les deux rameaux du même arbre…

Ma chère petite fille sauvage, vous demandez-vous comment je puis écrire à loisir aujourd’hui ? alors que tous les jours passés je n’ai pu vous envoyer que quelques cartes de correspondance militaire, qui n’ont pas dû vous parvenir mieux que celles que j’ai expédiées à l’arrière.

Je ne sais si je puis vous dire que nous sommes en repos. Nous sommes arrêtés. Enfin, nous ne reculons plus. Il ne m’est pas permis de faire des suppositions sur la forme nouvelle que peut prendre l’action : ma lettre risque de tomber aux mains de l’ennemi. À cause de cela aussi, je n’écrirai pas le nom de la bourgade qui nous offre l’hospitalité. Sachez seulement que ma vieille bibliothèque sombre de Noulaine ne m’a jamais paru aussi accueillante, confortable et agréable que la cave humide où je me trouve en ce moment, avec des caisses pour sièges et tables. Quelle détente !… Et l’on nous promet pour notre correspondance des attentions spéciales, une certitude de bonne arrivée. Cela vaut d’écrire. Ne pensons pas à ce que tant de sollicitude signifie pour demain…

Je veux vous faire part d’une nouvelle qui ne laissera pas de vous causer l’émotion que j’ai ressentie.

Jacqueline Maurane a été tuée par un éclat d’obus.

Aux premiers jours de la guerre, elle avait obtenu de partir en qualité d’infirmière de la Croix rouge pour le front. Attachée à un hôpital d’Amiens, elle y fut admirable de courage et de sang-froid. Blessée une première fois, elle reprit son service sans attendre son complet rétablissement. Cette fois, l’éclat d’obus l’a frappée en plein cœur, alors qu’elle dirigeait l’évacuation des blessés de l’hôpital trop impitoyablement bombardé.

Je tiens ces détails d’une lettre de Marthe Leray, laquelle est à la tête d’une ambulance pour grands blessés à Nantes.

Minnie, la guerre a changé nos cœurs de pauvres hommes. Où sont nos rancœurs ? Je revois l’enfant à la tête ardente, qui traversait la vieille cour dallée et l’autre vision c’est la femme vêtue de blanc, vacillante, inclinée sur la souffrance d’un soldat déchiqueté.

« Morte au champ d’honneur… » Ce sont des mots dont on aurait souri l’an dernier, dont on ne comprendra plus le sens dans dix ans. Aujourd’hui, ils font courir sur l’épiderme un frisson intraduisible.

Par le même courrier qui m’a apporté la lettre de Marthe, j’ai reçu quelques lignes d’Henri. Je vous avais dit qu’il était réformé. À force de démarches, il est parvenu à se faire incorporer au corps d’aviation. On attend de grands services de ces frêles oiseaux qui déjà sillonnent notre ciel en nombre appréciable. Henri fait partie, en qualité d’observateur, d’une escadrille renommée pour la hardiesse de ses pilotes. Le poste est périlleux ; il est à la mesure de sa bravoure et de son dévouement.

Des dix lignes qu’il m’écrit, deux sont consacrées à affirmer sa certitude de la victoire, quatre parlent de projets d’apostolat futur, les autres me recommandent deux jeunes nantais de son patronage qui appartiennent à ma section. De lui-même pas un mot. Cependant, il vient d’être cité avec son pilote à l’ordre du jour de l’armée.

Minnie, je suis interrompu par un camarade, qu’une mission appelle pour quarante-huit heures à l’arrière. Bien que ce ne soit pas réglementaire je n’ai pas le courage de résister à son offre de se charger de ma correspondance. Lui remettre cette lettre, c’est être certain qu’elle vous parviendra.

Il faut donc que je termine vite, vite, et j’aurais encore tant de choses à vous dire ! Minnie, la vraie grande misère c’est de penser que si la mort me prenait, je ne serais guère plus qu’un étranger à prendre place dans votre souvenir. Que savez-vous de moi ? Que vous en ai-je dit ? Quel être falot, lâche à son art, lâche à son cœur ai-je pu vous paraître ?

Minnie, demain ne me fait pas peur s’il me révèle à vous tel que vous pouvez souhaiter l’éternellement vôtre,

Gérard.

MINNIE À GÉRARD

Gérard, trois semaines sans nouvelles…

Je n’ai pas le courage de cacheter, pour vous l’envoyer, la lettre volumineuse écrite au long des soirs où je trompais mon angoisse en vous écrivant des choses puériles, tranquilles, comme on calme sa peur en s’obligeant à de menus gestes coutumiers.

Trois semaines, depuis que j’ai reçu la lettre écrite au repos dans une cave, et datée du 5 septembre, si peu de jours avant la bataille de la Marne ! Ne fut-elle pas écrite au voisinage de cette terrible ligne tracée par le grand chef comme limite de la retraite ? Je ne sais rien, rien…

C’est stupide de ma part, de vous envoyer ce mot qui ne pourra que vous alarmer, mais il me semble que, ce mot, une fois parti, je m’imaginerai plus facilement qu’Henriette a raison de m’assurer que le courrier ne peut se faire régulièrement comme en temps de paix, et que, d’autre part, l’autorité militaire applique une censure rigide, retarde l’envoi des correspondances et parfois les détruit entièrement.

J’ai honte de moi d’être si peu vaillante. Hier, j’ai découvert, au bas d’une lettre d’Herminie, une tache brune, ridant un peu le papier ; ce fut certainement une larme…

Au revoir, Gérard, je prie pour vous de toutes les ferveurs de mon âme,

Minnie.

MINNIE À HENRI MAIGNAN.


Monsieur,

Mon fiancé et votre ami, Gérard de Noulaine, m’a assurée que je pouvais recourir à vous en cas de grand besoin.

Je ne sais quelle plus terrible nécessité pourrait m’amener à le faire. Depuis cinq semaines, je suis sans nouvelles de lui. J’ai écrit au consul de France, à Montréal, pour obtenir des renseignements. On me promet de me transmettre ce que l’on pourra apprendre sur le sort du lieutenant de Noulaine, sans me dissimuler qu’il faudra attendre, car il y a lieu de penser que son régiment se trouvait sur la Marne et les disparus, ainsi que les blessés, ont été si nombreux qu’il faudra du temps avant de pouvoir donner une certitude…

Monsieur, j’ai recours à vous… Vous êtes sur place. Je sais combien grande est votre affection pour Gérard… Il faudrait s’enquérir s’il n’a pas été fait prisonnier. Blessé, il m’eût fait écrire un mot.

Je veux me cramponner à l’espoir que ce silence est celui qui est imposé par les Allemands à leurs prisonniers. Voulez-vous diriger vos recherches de ce côté-là ? En même temps, vous ne négligerez rien pour savoir si la vérité n’est pas plus cruelle ?

Je vous serai, Monsieur, à jamais reconnaissante de tout ce que vous ferez pour m’arracher à l’horrible incertitude dans laquelle je vis.

Avec l’assurance que vous avez une part dans mes prières, je vous demande, de croire à mes meilleurs sentiments.

Minnie Lavernes.

MARTHE LERAY À MINNIE


Mademoiselle,

Il y a quinze jours on apportait à l’ambulance le corps brisé d’Henri Maignan. Je dis le corps, et cependant Henri vivait. La pensée merveilleuse, la charité sublime, tout ce qui fut la vie d’Henri s’était réfugié dans son admirable regard : il vivait. Pendant dix jours, nous avons demandé à Dieu le miracle de souder ces os brisés. Pourquoi ne pas vous le confier ? Marthe Leray, la socialiste, au chevet de l’ami incomparable, avait offert sa vie en échange de celle, d’un prix inestimable, d’Henri. Dieu nous a pris notre héros… Mon unique consolation est de lui avoir donné la grande joie de savoir quelle rude leçon de guerre infligeait à mes idées…

Il y a des heures où l’on se sent vivre à une telle hauteur que l’on dédaigne d’y mêler le souffle d’un sentiment trop humain. Nous avons gardé secret, dans notre cœur, l’aveu mutuel de notre amour. Henri est mort dans mes bras sans que mes lèvres me trahissent…

Mademoiselle, pardonnez-moi de vous parler de façon si intime. Si éloignée du théâtre de la guerre que vous soyez, est-il besoin que l’on étale ses propres souffrances pour affirmer mieux l’étroite solidarité qui nous unit toutes ? Néanmoins, il me paraît que ce sera atténuer la violence du coup, si vous savez que celle qui doit vous renseigner vient d’être elle-même cruellement éprouvée par la perte d’un être infiniment cher…

Henri n’avait pas attendu votre lettre pour s’inquiéter du silence de son ami de Noulaine. La correspondance entre eux était aussi régulière que le permettent les événements. La dernière lettre de Gérard ne laissait aucun doute sur la gravité de l’action préparée pour le lendemain. En effet, ainsi qu’on l’apprit plus tard, son régiment fut un de ceux qui devaient recevoir le premier choc de l’ennemi. Durant des semaines, autant que lui permettait son service, Henri multiplia les demandes d’informations. Votre lettre arriva. Ce fut moi qui la lui lus. Sur sa prière, je m’adressai à l’un de mes parents, haut fonctionnaire au ministère de la guerre, afin que fussent entreprises de nouvelles recherches…

Hélas, chère Mademoiselle, les craintes que le silence de Gérard éveillait, n’étaient que trop fondées… Votre fiancé est mort en héros à la tête de sa section, en entraînant la première vague d’assaut de cette résistance qui restera dans l’Histoire la miraculeuse bataille de la Marne.

Je vous communique la lettre du commandant Laporte reçue hier. Vous verrez dans quelle haute estime Gérard était tenu par ses chefs. C’est bien ainsi que je l’ai connu : « Généreux, chevaleresque, toujours tendu vers la réalisation du mieux… » Ses hommes l’adoraient. Ils auraient voulu que sa dépouille ne restât pas aux mains de l’ennemi. Dès que la nuit le permit, plusieurs d’entre eux se glissèrent hors des tranchées, fraîchement creusées, pour aller chercher son corps. Malheureusement, un obus avait bouleversé le terrain et, sans doute, enseveli le lieutenant à une grande profondeur. Ceci explique la difficulté que nous avons eu à obtenir des renseignements.

Gérard avait certainement préparé une lettre pour vous, pour Henri, car il savait que le sacrifice suprême pouvait être pour le lendemain. Un survivant de sa section, celui même qui a donné les quelques détails que je vous adresse, assure que son lieutenant a écrit longuement pendant les deux jours qui ont précédé sa mort.

Il y a de la cruauté à vous faire part de ce dernier détail, puisqu’il est humainement impossible que vous entriez en possession de la lettre que certainement vous écrivit votre fiancé, mais je sais de quelle noblesse est votre âme ; je sais que vous trouverez une consolation à apprendre que votre pensée a occupé, jusqu’à l’heure où il ne devait plus être que soldat, l’esprit et le cœur du fiancé qui vous aimait avec une vénération touchante.

Si, un jour, la destinée voulait que nous nous rencontrions, ce serait une douce joie pour moi de vous connaître et de parler avec vous de celui qu’Henri considérait comme un frère et dont il attendait une fructueuse collaboration.

Je ne veux pas terminer sans transcrire ici les dernières lignes reçues de Gérard, au début de septembre. Parlant de vous, il dit : « Je suis fier de ma petite Canadienne qui, vaillamment, sans se laisser déprimer, moissonne son blé afin de nous permettre de pétrir du beau pain. À chaque bouchée que je mordrai dans ma miche, maintenant, je ne pourrai m’empêcher de croire qu’elle est faite de la farine du grain roux d’Alberta… »


Il est très rare qu’une de nos infirmières frappée par un deuil semblable au nôtre quitte l’hôpital, en reste un jour éloignée. Je ne veux pas vous offrir l’exemple, Mademoiselle. Je vous dis : voilà ce que nous faisons. Mais nous, nous sommes au cœur de la lutte, enfiévrées par les plaintes de nos blessés, par leurs récits, grisées par l’odeur de la poudre que nous apportent leurs vêtements en lambeaux, leurs chairs arrachées… Vous, malgré les craintes qui vous ont préparée au pire, vous recevrez ce qui est toujours la stupéfiante nouvelle, loin, très loin, perdue dans une solitude inconcevable, selon ce que disait Gérard…

Voulez-vous croire à ma présence réelle à cette minute douloureuse ?

Je termine en vous répétant ce qu’il écrivait : qu’il était fier de la vaillance de sa petite Canadienne.

Je vous demande de me laisser vous embrasser comme une sœur, en souvenir de leur fraternité d’âme.

Dr. Marthe Leray,
Hôpital auxiliaire No 24, Nantes,
Loire-Inférieure.

MINNIE À MARTHE

Mademoiselle,

Je vous remercie de tout mon cœur pour la peine que vous avez prise pour vous renseigner sur le sort de mon fiancé. Merci, surtout, pour la sympathie qui vous a fait m’écrire avec tant de délicatesse. Je gardais si peu d’espérance, que j’étais préparée à la suprême nouvelle…

Gérard est mort en héros. Je suis certaine que cette pensée apportera plus tard un allégement à la peine dont je me sens écrasée pour l’heure ; elle guidera même les décisions futures que la mort de mon fiancé pourrait me faire prendre. En ce moment, je ne puis me défendre de ressentir surtout ce qu’a d’affreux une pareille perte…


Nous ne nous étions jamais vus, nous nous étions découverts par le hasard de la publication de la correspondance adressée à une commune parente… La sympathie, puis l’amitié nous avaient conduits à un sentiment plus fort. Et voilà que, tragiquement, la destinée impose à notre roman le même dénouement qui jadis interrompit la correspondance de Gérard et d’Herminie… Que la Volonté de Dieu soit faite…

Plus tard, je vous écrirai. Vous me permettrez de vous écrire ? Il est mieux que je ne le fasse pas avant quelque temps…

Vous dites juste en parlant de l’atmosphère qui vous soutient en vous exaltant là-bas… Agir, Ne pas se replier sur soi-même…

L’hiver déjà nous a pris dans ses griffes. L’hivernage, les gens, les bêtes qu’il faut dès à présent prémunir contre le froid, contre la faim…

Même pour remplir des devoirs qui pourraient nous sembler inférieurs par comparaison, il faudra que nous invoquions l’exemple des héros de la guerre.

Je vous rends avec reconnaissance, Mademoiselle, votre baiser fraternel.

Minnie Lavernes.

MINNIE AU R. P. CHASSAING


12 novembre 1918.


Mon Père,

Permettez-moi de ne pas attendre votre retour de Saint-Albert pour réclamer l’accomplissement de votre promesse.

La guerre est finie. L’armistice a été signé hier.

J’attends la permission que vous m’avez promise pour cette date sacrée. Vous me rendrez témoignage que j’ai loyalement tenu mes engagements. Vous-même avez reconnu, au début de l’année, que je ne semblais pas appelée au mariage. Alors pourquoi redouter que ma vocation soit entachée de romanesque ? Père, vous connaissez trop la sincérité de votre « papoose » pour mettre en doute sa parole, lorsqu’elle vous affirme qu’elle considérerait comme un irrespect sans pareil envers Dieu, si elle se laissait conduire par l’idée de pousser jusqu’au bout l’étrange ressemblance de sa destinée avec celle d’Herminie de Lavernes.

Ce n’est pas parce qu’Herminie est entrée au Carmel d’Orléans, que je vous demande de me laisser partir pour le noviciat des Sœurs Grises. Père, vous le savez, vous connaissez la qualité de ma vocation éprouvée depuis bientôt quatre années, et c’est pourquoi j’attends avec confiance le signe qui me libérera. Faites-le vite, on a tant besoin de missionnaires dans le Nord…

Je doute si peu de votre consentement, que vous trouverez, ici, à votre retour, mes affaires à peu près arrangées. L’arrivée au printemps du neveu de Mourier et de sa jeune femme est maintenant certaine. Vous voyez que le Bon Dieu prépare les voies. Laissant nos terres à la famille Mourier, je n’ai pas l’impression de les abandonner…

Père, revenez vite pour tracer sur le front de votre fille la petite croix qui, quand elle était « papoose », l’impressionnait si profondément.

Minnie Lavernes.





FIN