Librairie Ollendorff (p. 87-94).


XV

UN AMOUR SÉRIEUX


Lorsqu’un léger brouillard, se balançant à fleur de terre, vint à se faire voir, enfermant le pied des arbres, des buissons et la base des constructions épaisses dans une robe de vapeurs cotonneuses, et lorsque l’aube, se montrant enfin, vint peu à peu dessiner la forme des choses, Mathurine poussa un soupir de soulagement.

Depuis un moment, elle marchait à l’aventure, sans savoir où elle allait. En cet instant même elle ignorait absolument où elle se trouvait, mais elle avait conscience que tout danger était écarté, et ce fut avec une joie profonde qu’elle aperçut à quelque distance une cabane délabrée et de piètre apparence.

Elle pouvait dans tous les cas y déposer son fardeau pour aller chercher de l’aide.

D’un dernier effort elle y parvint. Ses heurts contre la porte n’amenèrent d’abord aucun résultat. La cabane semblait abandonnée. Elle redoubla, frappant la planche vermoulue tantôt de son poing, tantôt de son pied.

Après dix longues minutes de cet exercice, un visage de vieille femme, ridé et tanné, apparut derrière un contrevent entre-baillé tout juste ce qu’il était nécessaire.

Si, en ce temps-là, il était bon de se montrer prudent partout et de n’ouvrir sa porte qu’à bon escient, on pense que, dans les environs de la Grange-Batelière, il était indispensable de prendre de bien plus sérieuses précautions.

— Que voulez-vous ? demanda une voix rogue.

— Ouvrez, supplia Mathurine, c’est un blessé qui a besoin de secours.

— Encore quelque bandit !… Porte-le à la Pitié, ma belle !… C’est un peu loin d’ici, peut-être, mais si je récoltais tous ceux qui reçoivent des coups d’épée dans ces parages, il me faudrait tenir hôpital… Passe donc ton chemin, et grand merci de ton cadeau.

À la rudesse ironique de cette apostrophe, une autre que la Cauchoise n’eût pas osé insister. Mathurine insista, car ce n’était pas pour elle.

— Je vous en prie ?… murmura-t-elle en joignant les mains.

Peut-être avait-elle raison. Toujours est-il que la vieille femme ne referma pas son volet et grommela :

— Bon, bon, on connaît cela. D’habitude, il est vrai, ils se traînent ici tout seuls ; d’où vient que celui-là y arrive sur ton dos ?

— Ouvrez-moi d’abord et je vous expliquerai… Et puis, soyez tranquille, ma brave femme, je vous paierai vos peines.

Les yeux de la vieille étincelèrent.

— Ah !… si tu as de l’argent, pas besoin d’explications. Cependant fais m’en voir la couleur, car je me méfie des gens que je ne connais pas.

Mathurine avait en effet de l’argent, mais nous devons avouer qu’elle ne le devait en aucune façon aux libéralités de sa patronne de la Courtille, qui payait ses servantes en injures beaucoup plus qu’en numéraire.

Avant de quitter le Trou-Punais pour n’y plus jamais revenir, la brave fille avait pensé que l’argent de Passepoil ayant été gagné par la Paillarde au moyen de procédés plus ou moins délicats, il ne serait peut-être point malhonnête à elle de lui subtiliser louis et pistoles pour les restituer à leur légitime propriétaire.

Et comme elle était la probité même, elle s’était bien promis, faisant taire ses derniers scrupules, de faire participer tous les pauvres diables à cette aubaine, en échange de leurs prières pour les présents trépassés, si par malheur elle ne retrouvait que les cadavres de ceux-ci.

Armée de ces bonnes intentions, la conscience libre de tout reproche, elle avait donc vidé les poches de l’hôtelière et ne s’en repentait pas à cette heure.

Certes, elle n’eût pas hésité, en ce moment, à se dépouiller de toutes ses économies, quelques pauvres gros sous amassés à grand’peine depuis qu’elle était en service à l’auberge. Toutefois, ces sols réunis en tas ne devant former qu’une somme dérisoire, insuffisante pour apitoyer la vieille, sans balancer une seconde, elle emprunta un double écu à la masse sacrée de la restitution et le glissa dans la main parcheminée, aux doigts longs et croches qu’on lui tendait.

Grâce à ce talisman merveilleux que fut et que sera toujours l’argent, la porte s’ouvrit toute grande. La Normande se trouva en présence d’une sorte de mégère à la peau ratatinée qui n’avait pour tous vêtements, à cette heure matinale, qu’une chemise crasseuse et un jupon en loques.

Comme l’intérieur était encore plongé dans l’obscurité, la vieille alluma un antique quinquet qui jeta dans le taudis une lueur blafarde.

Une table boiteuse, deux escabeaux et dans un angle, un infect grabat, tel est le mobilier. Comme êtres vivants, il n’existait que la sordide petite femme et un chat tout noir dont les prunelles jaunes scintillaient dans le recoin le plus obscur.

Mathurine avait, comme toutes les paysannes de cette époque, un fond de superstition très prononcé et ne se trouvait qu’à demi rassurée dans cet affreux galetas fait de planches mal jointes, à travers lesquelles sifflait le vent.

— N’aie pas peur, lui dit la vieille. Il n’y a personne ici que moi et mon chat. Ton blessé y sera mieux que partout ailleurs. Pose-le sur le lit, nous allons voir un peu ce qu’il en est. Est-ce grave ?

— Je n’en sais rien, répondit la Normande.

— On va s’en assurer. Moi, je m’y connais quelque peu, petite ; c’est même pour cela qu’on me traite de sorcière.

Mathurine se recula d’un pas :

— Vous fréquentez l’esprit malin ? questionna-t-elle avec : effroi.

— Il y a des imbéciles qui le prétendent et je les laisse dire. La vérité, c’est que j’ai des remèdes à moi et que j’ai guéri quelquefois des gens que ces messieurs de la Faculté croyaient prêts à rendre l’âme. Entre nous, vois-tu, avec leur latin et leurs saignées, se sont les derniers des ânes.

La Normande ne vit pas la nécessité de la contredire et la prétendue sorcière reprit :

— Ne jacassons pas tant, jeunesse ; voyons plutôt ce qu’a celui-ci… D’abord un coup bien asséné au front… Il doit avoir une tête dure celui-là et il en sera quitte pour la marque. S’il n’a pas d’autre trou dans la peau, le mal n’est pas bien grand.

Avec des précautions dont on l’eût assurément crue incapable, la rebouteuse retira le justaucorps de Passepoil et découvrit la blessure faite par l’épée de la Baleine :

— Toujours rien de sérieux, murmura-t-elle, un peu de sang perdu et c’est tout ; mais il empeste, ton bonhomme, et ce qu’il est sale !

— Il a la fièvre, dit Mathurine en posant sa main sur le front brûlant de Passepoil.

— Dans un quart d’heure il n’y paraîtra plus, grâce à une potion que je vais lui donner.

La vieille attisa le feu qui couvait sous la cendre, puis elle alla quérir dans un coffre vermoulu quelques plantes sèches qu’elle jeta dans l’eau bouillante, cela sans aucun signe, ni aucune évocation qui pût révéler des pratiques antichrétiennes.

Mathurine se sentit un peu rassurée, malgré les frôlements du chat qui ne lui inspirait pas confiance.

Quand la vieille eut administré, dans un vieux pot ébréché, son remède à frère Amable, celui-ci ouvrit presque aussitôt les yeux.

Il éprouva une certaine surprise à se trouver ainsi, à demi vêtu, dans une maison inconnue, voyant, penchée sur lui, une face ridée qu’il n’avait rencontrée nulle part.

À coup sûr, il eût préféré trouver sur ses yeux le frais visage de Mathurine, Mais la mégère, qui avait son idée, avait empêché celle-ci de s’approcher.

— Où suis-je ? demanda-t-il en jetant autour de lui des regards effarés ; cherchant à comprendre dans quel lieu il se trouvait.

— C’est bon, tais ton bec ! intima rudement la rebouteuse ; on te le dira tout à l’heure, mon pays, car tu dois être de Bretagne, comme moi, si je puis en juger à la dureté de ton crâne… Pour l’instant tu n’as rien de mieux à faire que de dormir et je vais t’enlever tes vêtements, qui ont le plus grand besoin d’être lavés et séchés.

Elle fie mit en devoir de déshabiller maître Passepoil, lava soigneusement sa blessure et, le recouvrant de tout ce qui lui tomba sous la main, lui enjoignit de dormir pendant une heure ou deux.

Soit sous l’emprise d’une immense lassitude, soit plutôt par la vertu du breuvage qu’il venait d’avaler, le prévôt ferma les yeux et tomba dans un profond sommeil.

Les deux femmes procédèrent alors au nettoyage de ses vêtements, qu’elles mirent sécher devant l’âtre, puis elles vinrent s’asseoir à son chevet.

— Conte-moi un peu ce qui s’est passé, demanda la commère, surtout ne mens pas. Je m’en apercevrais sûrement et je vous flanquerais dehors, toi et ton homme.

— Pourquoi vous mentirais-je ? répliqua Mathurine que cette menace n’impressionnait nullement pour elle, mais elle tenait à ce que Passepoil ne manquât pas des soins nécessaires.

— Qui es-tu d’abord… et qui est-il ?… questionna la vieille.

L’interlocutrice de la Normande lui inspirait sans doute plus de terreur que de confiance. Cependant, comme il n’était pas dans sa coutume de mentir et qu’elle n’avait aucun reproche à se faire, elle commença sans difficulté aucune le récit des événements qui s’étaient passés depuis la première fois que les prévôts avaient mis les pieds au Trou-Punais, jusqu’à l’heure actuelle.

— Je vois que tu parles franchement, jeunesse, fit la vieille après l’avoir écoutée avec attention. Pourtant, il est une chose que tu ne veux pas me dire et que je voudrais savoir : pourquoi as-tu fait cela pour lui ?

Mathurine rougit jusqu’aux oreilles et se mit à rouler les coins de son tablier.

La rebouteuse eut un rire de crécelle et murmura d’une voix adoucie, comme oxydée :

— Je comprends maintenant. Je ne t’en demande pas plus. Tu es une brave fille et ne t’inquiète pas, d’ici une heure ton amoureux pourra te le dire lui-même.

— Vous êtes bien sûre de le guérir ?

— Cela ne sera pas un miracle. La fraîcheur de l’eau, après le coup qu’il a reçu sur la tête et qui l’a à moitié assommé, a achevé de l’étourdir ; quant à son autre blessure, elle ne compte pas.

— Oh ! merci, s’écria Mathurine qui tira une seconde pièce de monnaie de sa poche et la tendit à la femme.

Ce nouvel argument devait mettre cette dernière tout à son service. Aussi se fit-elle quasi-maternelle et, prenant dans sa main celle de la jeune fille elle demanda :

— Et que comptes-tu faire ? Je connais la Paillarde et je crois qu’il vaudrait mieux pour toi ne pas retourner chez elle.

— Jamais, s’écria Mathurine ; d’autant plus que la bande de Gendry me ferait un mauvais parti.

— Où penses-tu trouver un abri ?… Ce n’est pas maître Passepoil qui peut t’en donner un…

Mathurine rougit de nouveau :

— Non, dit-elle, je ne pourrais le suivre que si…

Elle s’arrêta, interloquée et n’osant achever sa pensée.

— Que si vous étiez mariés ! Inutile de t’en cacher, jeunesse ; je comprends et je vois que tu es une honnête fille. Cela n’empêche pas les choses de se compliquer. Je ne sais trop vraiment ce que tu vas devenir.

— À Dieu va ! murmura la Normande ; je me replacerai comme servante à Paris.

— Écoute, imposa la commère. Bien que pour beaucoup je sois sorcière parce que je connais un peu la vertu des plantes et que je m’en sers pour soulager les misères du pauvre monde, je fais plus souvent le bien que le mal et je ne vois pas pourquoi je n’agirais pas ainsi à ton égard. Si tu veux renoncer pendant quelques temps à voir ton amoureux, je te promets de te tirer d’affaire.

Cette perspective effraya quelque peu la Normande.

Ce sera pour bien longtemps ? demanda-t-elle.

— Cela dépendra de toi. D’ailleurs tu es libre d’accepter ou de refuser. J’ai une sœur aux Bénédictines de Notre-Dame-de-Liesse, et si tu veux entrer comme servante à leur couvent de la rue de Sèvres, tu pourras y rester tant qu’il te plaira… Mais tu comprends qu’on n’y reçoit pas les hommes et tant que tu ne pourras pas te marier avec lui…

— Oh ! interrompit Mathurine avec un profond soupir, il n’est pas question de cela, et sans doute qu’un homme de l’importance de maître Passepoil, ne voudra pas facilement de moi… jamais encore il ne m’a parlé.

— Ah bah !… Eh bien, ne te fais pas de mauvais sang à cet égard, fillette. Il te parlera, car je viens de lire dans ta main que tu seras un jour sa femme…

La Normande faillit s’évanouir de bonheur…

— Bientôt ? s’écria-t-elle.

— Quant à cela, je n’en sais rien… Alors, acceptes-tu ?

— Oui-da, et je vous en remercie bien sincèrement ; en entrant ici, je n’avais pas cru y trouver une si brave femme.

— C’est au mieux !… Laisse-moi arranger les choses, et surtout ne lui souffle pas un mot, à lui surtout, de ce que nous venons de convenir.

Elles continuèrent à jacasser ainsi pendant près d’une heure, jusqu’à ce que frère Passepoil entr’ouvrit un œil. Il ne tarda pas à les ouvrir bien grands tous les deux lorsqu’il aperçut à son chevet Mathurine qui le contemplait comme en extase.

Le sommeil avait réparé les forces du prévôt et maintenant il se sentait tout à fait bien, sauf un peu de lourdeur à la tête. Aussi s’empressa-t-il de se mettre sur son séant et de regarder autour de lui, bouche bée et les yeux fixée sur la Normande.

— Eh quoi ? dit-il, je suis donc toujours au Trou-Punais ?

— Point du tout, monsieur Passepoil, balbutia l’interrogée d’une voix tremblante d’émotion, et ce n’est pas de ma faute, car je vous ai assez supplié de ne pas en sortir. Cependant, il vaut peut-être mieux que vous soyez ici ?

— Sûr ! appuya la vieille ; personne ne viendra vous y chercher. Et, si vous y êtes, c’est bien grâce à cette belle enfant ; sans elle vous auriez rendu l’âme au bord de l’égout où les rats vous mangeraient le nez à cette heure.

— L’égout ?… murmura Passepoil en promenant la main sur son front. Je ne me souviens plus… Ah ! si… cela me revient : Gendry, la Baleine… tous ces coquins…

— Ils n’auront pas votre peau, monsieur Passepoil.

Celui-ci se souleva brusquement et poussa un cri :

— Cocardasse !… où est Cocardasse ?

Mathurine baissa la tête et garda le silence.

— Les gredins l’ont tué, huila le Normand. Pauvre Cocardasse !… mon ami, mon frère !

— Allons, pas de bêtises, interrompit la vieille. Il a dû se tirer d’affaire tout seul et vous le retrouverez. Ce n’est pas le moment de vous lamenter, mais bien plutôt de remercier celle qui vous a tiré vous-même de ce mauvais pas. Dites-lui qu’elle vous raconte un peu cette histoire ; quant à moi, je m’en vais quérir de l’eau fraîche et un peu de pain. Je suis pauvre, c’est vous dire que la table ici sera modestement servie.

Elle se munit d’une cruche ébréchée — tous les ustensiles de son ménage marquaient un âge respectable et avaient reçu plus d’une blessure au cours de leur carrière — et s’en alla en faisant claquer ses sandales, laissant en tête à tête Passepoil et Mathurine.

Dès qu’elle se fût éloignée, la Normande dut commencer le récit de ce qui s’était passé.

Elle ne le fit pas sans omettre une bonne partie de ce qui était à sa louange.

Assise au bord du grabat, tenant la main du malade dans la sienne, elle contait naïvement, simplement, et sa voix chaude était un beaume délicieux pour le cœur de Passepoil.

Celui-ci, depuis quelques minutes, était redevenu l’amoureux d’autrefois, l’amoureux de toujours.

Sa passion nouvelle se décuplait encore de ce que celle qui en était l’objet avait spontanément risqué sa vie pour lui.

Cidalise, Jacinta, la Paillarde, toutes les femmes qu’il avait vues, connues, désirées ou aimées, dans le cours de son existence aventureuse, n’existaient plus pour lui.

Mathurine, assise à ses côtés, le berçant de douces paroles, dominait, effaçait toutes les autres.

Il plongeait avec ivresse son regard dans celui de la belle fille et pressait tendrement sa main dans les siennes.

— Vous avez fait cela pour moi ?… s’écria-t-il lorsqu’elle eut achevé son récit, pour le pauvre Passepoil que vous ne connaissiez pas, qui acceptait devant vous les cajoleries d’une autre ?… Oh ! Mathurine !… mon bras, mon épée, ma vie vous appartiennent !… Il n’y a que deux êtres au monde qui aient le droit de partager tout cela avec vous, c’est Lagardère et Cocar… Le nom de son inséparable ne put sortir en entier de son gosier contracté. Il venait de se rappeler soudain que le Gascon n’existait probablement plus.

— Mais non, se reprit-il en refoulant les larmes qui montaient à ses yeux, le pauvre ami a bu son dernier coup… et ce n’était pas du vin !… Qu’il a dû le trouver amer !… Vous, Mathurine, je ne vous oublierai jamais !…

La tendresse le rendait éloquent : jamais le cri de son cœur n’avait jailli avec tant de ferveur. Il attira Mathurine à lui et posa sur ton front un long, long baiser qui les fit tous deux tressaillir de bonheur et d’espérance.

— Oh là ! mes agneaux !… s’écria la vieille du seuil de la porte, c’est très joli de s’aimer, mais il faudrait que notre blessé songe à se lever et à aller retrouver son ami Cocardasse.

Ce fut une ombre au tableau.

Amable et Mathurine détournèrent les yeux l’un de l’autre. Tous deux croyaient voir la grande ombre du Gascon se dresser entre eux comme un reproche.

La rebouteuse n’avait pourtant pas eu l’intention de les attrister, et le but qu’elle se proposait était plutôt louable. Aussi reprit-elle :

— Quand vous saurez ce qu’est devenu votre ami vous reviendrez prendre ensemble des nouvelles de Mathurine. En attendant, vos habits sont secs et c’est l’heure de décamper.

La Normande voulut rendre à Passepoil l’argent qu’elle avait repris à la Paillarde, mais celui-ci protesta et exigea qu’elle le gardât pour elle.

Un quart d’heure après, en lui envoyant des baisers tant qu’il fut en vue, le prévôt reprenait à son tour le chemin de l’hôtel de Nevers et le bonheur qui était en lui, — on dit, non sans raison, que le bonheur rend égoïste, — effaçait presque l’inquiétude qu’il ressentait de n’y point retrouver Cocardasse.

Le Gascon, justement, se promenait de long en large dans la cour de l’hôtel et s’objurguait lui-même en mettant à contribution ses plus redoutables jurons. Il s’en voulait surtout de ne pouvoir pleurer.

Quand les deux vieux amis s’aperçurent ils restèrent un instant silencieux et comme frappés de stupeur. C’est tout juste s’ils ne tombèrent pas à la renverse, car ils se faisaient mutuellement l’effet de deux revenants. Enfin, avec une précision et un ensemble touchants, ils se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre et furent longtemps à s’étreindre.

— Capédédiou !… ma pauvre caillou ! clama le Méridional dès que la parole lui revint ; je t’avais cru bien mort et tout ce que j’avais bu hier il s’était transformé en larmes, de quoi emplir un demi-muid.

— Moi aussi, je croyais que je ne te reverrais jamais… Mais qui t’a sauvé, toi ?

— Ver, Cocardasse Junior donc !… Et toi, pétiou ?

— Une femme, mon noble ami Cocardasse !… un ange que j’aimerai, que je bénirai toute ma vie…

— Oïmé !… lou couquin il flamberait même au fond de la mer !

— Toujours ! Et c’est si bon de devoir la vie à une femme qui vous aime !

— Té, mon bon, tu deviens fade. L’amitié elle est encore, après le vin, ce qu’il y a de mieux !

On ne tua pas le veau gras pour célébrer le retour de Passepoil ; mais Chaverny, Aurore, dona Cruz et les autres qui, sur les dires de Cocardasse, l’avaient cru mort, furent heureux de constater que non seulement il ne revenait pas éclopé, mais que jamais il ne s’était senti si heureux.

Dès l’après-midi, dans sa hâte d’emmener Cocardasse auprès de l’objet de sa flamme et de se jeter aux genoux de sa bien-aimée pour lui rendre grâces, il entraîna le Gascon vers la fameuse cabane. Quelle ne fut pas sa Stupéfaction de n’y rencontrer que la vieille, laquelle lui répondit d’un ton goguenard :

— Mathurine ?… Elle est partie depuis ce matin et je serais bien embarrassée de vous dire où elle est… Vous la retrouverez sans doute un de ces jours à Paris.

Bien du temps devait s’écouler durant lequel les événements sépareraient Mathurine et Passepoil. Mais il n’est, dit le proverbe, que les montagnes pour ne se rencontrer jamais.