Librairie Ollendorff (p. 63-68).


XI

MATHURINE


Parmi les viragos chargées de tous genres de services à l’auberge du Trou-Punais se trouvait depuis peu une jeune et plantureuse fille du pays de Caux, qu’on eût crue détachée d’un tableau de Rubens, à en juger par les copieux appas dont elle était dotée, sa chair ferme, ses joues roses et ses lèvres rouges.

Belle, elle l’était, sans qu’on pût le nier ; grande, bien faite, les traits réguliers, la chevelure blonde, abondante et soyeuse et les yeux bleus, limpides et très doux, elle était d’un aspect fort agréable.

Non point que ce fût un morceau de roi, ni qu’elle eût la finesse des marquises de l’époque, qui portaient des corsets dans lesquels n’entreraient pas, de nos jours, des fillettes de quatorze ans, mais elle avait sa beauté à elle, une beauté de Normande robuste et saine, capable de résister à tous les assauts.

Comment cette perle était-elle venue s’échouer dans un pareil bouge ? Elle n’en savait trop rien elle-même.

Partie de son pays, sans sou ni maille, elle avait pris le chemin de Paris, comme celui du seul endroit où elle pensait pouvoir se placer servante et gagner quelques sols. Son ambition se bornait à en ramasser assez pour retourner dans son village et trouver un épouseur.

C’était là ce qu’elle avait ruminé, dans son gros bon sens de paysanne point du tout vicieuse. On avouera que, pour ses débuts, elle était fort mal tombée.

La faute en avait bien été aux circonstances. Sur sa route, il ne lui avait pas été donné de manger à sa faim, ou bien ceux qui lui offraient de quoi se restaurer eussent exigé d’elle en échange ce qu’elle n’était pas disposée à leur donner.

Ce fut ainsi qu’un beau soir, exténuée de fatigue et l’estomac dans les talons, elle se trouva devant l’auberge du Trou-Punais, d’où s’échappait une alléchante odeur de soupe au chou et de chapon rôti.

Paris, avec ses remparts, ses tours et ses monuments, se profilait bien à un faible distance et, pour l’atteindre, il ne fallait plus qu’un effort. Cependant, tant elle était lasse et affamée, il ne lui était pas possible de faire un pas de plus.

Elle s’assit donc sur un talus, en face du cabaret, et attendit que quelqu’un voulut bien avoir pitié d’elle.

Ce quelqu’un se présenta sous la forme la plus inattendue, c’est-à-dire sous les traits de la Paillarde, qui ce soir-là se trouvait de fort bonne humeur.

— Hé !… qu’attends-tu là, ma belle ? lui demanda-t-elle en la voyant toute pâle, conséquence des tiraillements de son estomac vide.

— J’ai faim ! répondit la Normande.

— Est-ce possible ?… Tu n’as pas cependant l’air d’une mendiante.

— Je ne mendie pas, mais je n’ai plus d’argent et je crois bien que je vais mourir avant d’arriver à Paris.

— Que vas-tu faire à Paris ?

— Me mettre servante, si l’on veut de moi. Je suis forte et je ne boude pas à l’ouvrage peut-être que je trouverai à occuper mes deux bras.

L’hôtelière se mit à tourner autour d’elle l’examina sous toutes ses faces comme si elle eût acheté du bétail à la foire.

— Pardieu, oui, dit-elle ; tu es robuste et tu fais un beau brin de fille. Je suppose que tu gagnerais bien ta journée et mieux encore ta nuit. Quel âge as-tu ?

— Vingt ans à la Saint-Blaise.

— Tu les as fameusement employés, à ce que je vois… Dis-moi, cela ferait-il ton affaire de bien souper ce soir ?

Cette proposition était si extraordinaire que l’interpellée ne répondit pas ; elle se contenta de humer l’odeur des aliments qui venait de la guinguette et ce mouvement était plus éloquent que tous les discours.

— J’ai justement besoin d’une servante en ce moment, reprit l’hôtelière. Cela pourrait peut-être te plaire ?

— Oui-da, que cela me plairait et que je vous serais tout plein reconnaissante de me prendre à votre service.

— Tes gages ne seront pas bien forts. Quoique ça, je ne suis pas une ogresse et tu pourras les augmenter si tu n’es pas bête. Allons, viens, ma fille ; on va te donner à manger, je crois que c’est ce qui presse le plus.

Avec beaucoup de précautions, elle l’aida à se lever, lui fit traverser le chemin en la soutenant par le bras et l’introduisit dans l’auberge.

— Allez, vous autres, dit-elle, donnez à souper à cette jeunesse. Demain, quand elle aura dormi son saoul, vous lui mettrez le balai ou la casserole en main et j’ai idée qu’elle abattra de la besogne. Toi, ma fille, bois et mange : c’est heureux pour toi que tu te sois arrêtée juste en face de ma maison… À propos, comment t’appelles-tu ?

— Mathurine…

Toutes les servantes conçurent une grande admiration pour la nouvelle venue en lui voyant engloutir avec aisance les nombreuses victuailles qui lui furent servies. La Paillarde n’était pas à y regarder ; elle se rendait compte que les bras fonctionneraient aussi bien que la mâchoire et que la nourriture lui serait dix fois payée en travail. Aussi la poussait-elle à se restaurer amplement, tandis que la recrue regardait autour d’elle de cet air béat des vaches repues et dont on caresse le mufle.

Elle n’avait pas le moins du monde la mine effarouchée, heureuse qu’elle était de ne voir autour d’elle que des femmes et se demandant cependant pourquoi il y avait tant de servantes pour une seule maîtresse.

Pourtant les maritornes ne semblaient pas regarder cette intruse d’un bon œil. Dans les circonstances particulières où elles se trouvaient, une belle fille plus jeune, plus fraîche et plus jolie qu’elles ne pouvait que devenir une rivale dangereuse.

Mathurine, il est vrai, possédait un de ces airs naïfs qui ne trompent pas, et son regard innocent démontrait par avance l’inanité de ces craintes. À parler franc, elles pouvaient cependant s’émotionner, car, dans un tel milieu, la gauche campagnarde pouvait fort bien être tentée de changer d’esprit et cela dans un délai assez restreint. Aussi, n’y avait-il guère autour d’elle que des regards hostiles, que des chuchotements où la jalousie avait la plus grande part.

La présence de la Paillarde, qui ne badinait pas avec la discipline et n’aimait guère qu’on discutât ses ordres, suffisait toutefois à empêcher la mauvaise humeur de se manifester. Pour le moment il ne fallait pas en demander davantage.

Certes, si Mathurine avait été recueillie par la souveraine du Trou-Punais la bonté de cœur de cette dernière n’était pour rien dans l’opération. Elle avait supputé auparavant tout ce qu’elle pourrait en tirer, à quels travaux pénibles il lui serait possible de l’astreindre. Elle avait tablé encore davantage sur sa joliesse, qui attirerait les clients à l’auberge sans pour cela lui nuire à elle-même qui avait l’expérience et savait en user.

Quand il s’agissait d’un gain quelconque, la Paillarde faisait flèche de tout bois.

En cet instant, elle avait conscience d’avoir réalisé une bonne affaire. C’est pourquoi elle faisait si bon accueil à la Normande, se réservant, au cas où celle-ci ne marcherait pas droit, d’avoir toujours contre elle un argument auquel elle serait sensible, à savoir que, si elle ne l’avait pas ramassée au bord du chemin, elle y serait crevée comme une chienne galeuse.

Après mille remerciements et un hoquet de satisfaction. Mathurine fut conduite à une soupente où le plus affreux grabat lui sembla délicieux, tant elle avait besoin de reposer ses membres exténués.

Aussi y dormit-elle à poings fermés, ce qui ne l’empêcha pas, le lendemain, d’être debout avant tout le monde. Elle avait déjà rangé et balayé la salle quand les servantes se montrèrent, fripées et fanées dans le déballage de leur accoutrement matinal.

Le soir venu, grâce au travail auquel elle s’était livrée, personne ne songeait plus à lui en vouloir de son intrusion dans l’auberge.

Il n’y a rien de tel que de faire la besogne d’autrui pour en être bien venu.

Mathurine ne tarda pas cependant à s’apercevoir que le cabaret était singulièrement fréquenté. Il y venait des traîneurs de rapière que les servantes qualifiaient de gentilshommes et pour lesquels elles avaient des familiarités un peu exagérées. Le langage de tous ces gens n’était pas pour la rassurer, pas plus d’ailleurs que certaines entreprises à son endroit de la part de gaillards habitués à mener les affaires tambour battant.

Si elle rougissait d’un mot trop cru ou d’un geste canaille, on se mettait à rire en cœur et la Paillarde était forcée d’intervenir.

— Elle s’y fera, disait-elle. Donnez-lui le temps de s’apprivoiser et laissez-la tranquille. Pour ce qu’ils valent, elle a bien le temps de connaître les hommes.

De fait cette singulière commerçante n’était pas fâchée d’avoir à montrer chez elle une vertu authentique, qui, à l’occasion, pourrait servir d’appât. La rusée commère se promettait bien, d’ailleurs, de veiller à ce qu’on ne lui détériorât pas ce rare échantillon d’innocence perdu dans un bourbier.

La Paillarde érigée en gardienne vigilante de la vertu, c’était tout moins nouveau et plaisant !

Durant la seconde nuit que Mathurine passa au Trou-Punais, bien des choses la surprirent et la choquèrent, mais elle se résolut à fermer les yeux quand il le faudrait, et à se boucher les oreilles, se disant, qu’après tout, ses compagnes ne croyaient peut-être pas mal faire, la morale de Paris étant très certainement différente de celle du pays de Caux.

Peu à peu elle s’était habituée à ce genre de vie et travaillait comme un cheval de labour sans se laisser distraire de sa besogne.

Les autres pouvaient coqueter, se griser, se battre, mettre à coups de pied et à coup de poings les ivrognes dehors, la Cauchoise ne paraissait pas même s’en apercevoir et allait son train-train habituel, insensible aux flatteries comme aux injures, sachant même se faire respecter s’il en était besoin. Si bien que tous les soudards, spadassins et malandrins, habitués de l’endroit, avaient fini par en prendre leur parti et la considéraient comme un être à part égaré dans ce cloaque.

Les choses allaient ainsi depuis près de trois mois quand Cocardasse et Passepoil mirent pour la première fois les pieds au Trou-Punais.

Mathurine devina-t-elle que le brave Amable avait vu le jour au même pays, ou bien fût-elle frappée de ce qu’il paraissait plus doux et moins arrogant que les autres !… Toujours est-il qu’elle s’intéressa vaguement à lui, sans but précis et  malgré que le pauvre prévôt n’eût rien de bien tentateur.

Pourtant, qui sait ?… Peut-être avait-il le pouvoir d’animer les statues, de transmuer le fluide amoureux qui était en lui ? Peut-être sa perpétuelle incandescence était-elle assez puissante pour enflammer ce qui, jusque-là, n’avait pu même produire une étincelle ? On vit parfois des choses plus bizarres.

Il n’en est pas moins vrai que Mathurine, laquelle n’avait jamais bien regardé un homme en face, se surprit à lancer à la dérobée des œillades à frère Passepoil qui n’en pouvait mais, trop préoccupé qu’il était des charmes de la Paillarde.

Or, elle connaissait la jalousie de sa maîtresse. Elle savait aussi que quand celle-ci avait jeté son dévolu sur quelqu’un, il n’eût pas fait bon marcher sur ses brisées.

Elle jugea donc prudent de ne rien laisser transpirer du sentiment qui l’envahissait malgré elle et ne fut pas la moins inquiète le soir où le malandrin avança que les prévôts pouvaient bien avoir été tués, ou tout au moins blessés.

Quand elle les vit revenir le lendemain, un éclair de joie brilla dans ses yeux. Elle sut l’éteindre aussitôt et garder sa contenance habituelle. Elle y réussit si bien qu’à la voir aller et venir dans la salle, nul n’eût pu soupçonner la jalousie qui la torturait à l’aspect de l’hôtelière prodiguant à Passepoil ses amabilités.

Elle était déjà assez au courant des us et coutumes de la maison pour connaître le but poursuivi par sa patronne. Bien que le cœur lui saignât de voir que Passepoil allait être dépouillé tout doucement et par persuasion de ses beaux écus sonnants et trébuchants, elle savait que, de ce fait, il ne courait pas d’autre danger.

Toutefois, avec cette intuition qu’ont les femmes en de certaines circonstances, elle n’était pas loin de supposer qu’Yves de Jugan et Raphaël Pinto ne s’empressaient autant auprès des prévôts qu’avec une pensée de derrière la tête.

Les fréquentes sorties du premier la veille, sa disparition ce soir même à la recherche d’une prétendue bouteille, — histoire dont elle avait deviné la supercherie, — avaient mis l’esprit de Mathurine en éveil.

C’était elle, ce quelqu’un qui s’était attaché aux pas du jeune Breton allant à l’ordre chez Crèvepanse.

La femme, même la moins adroite, passe maîtresse en finasserie dès qu’elle veut s’en donner la peine. Or, Mathurine n’avait eu que peu de mal à surprendre toute la conversation de Gauthier Gendry et de son sous-ordre, après avoir suivi ce dernier au sortir du Trou-Punais et s’être dissimulée le long de la route, derrière les pans de murailles, les buissons et les clôtures.

Maintenant, sa religion était suffisamment éclairée sur les sentiments des jouvenceaux et de leurs complices du cabaret voisin, et elle se mettait martel en tête, cherchant un moyen pratique de mettre des bâtons dans leurs roues pour réduire leurs projets à néant.

Sa première réflexion lui démontra qu’elle serait d’un bien maigre secours à Cocardasse et à Passepoil si elle ne parvenait à mettre ceux-ci en garde. Mais passer de la théorie à la pratique devenait plus difficultueux, le Normand semblant vissé aux côtes de la Paillarde…

D’autre part, il fallait agir à l’insu de Jugan et de Pinto et Mathurine n’en voyait la possibilité que si les événements venaient à son aide…

Le jeu commença.

Bien que le verre de Cocardasse fût toujours consciencieusement rempli par les jeunes gens qui l’incitaient à boire, et non moins consciencieusement vidé par le Gascon, celui-ci ne paraissait pas devoir être ivre, avant longtemps.

Néanmoins, cette manœuvre n’échappait pas à la Cauchoise qui, d’un côté eût voulu la déjouer et de l’autre y voyait une chance de salut. Bien qu’elle redoutât ce qui aurait lieu si Passepoil passait la nuit à l’auberge, elle songeait que l’ivresse de son compagnon les empêcherait tous deux d’en sortir avant le jour.

Les heures s’écoulaient… Les poches des prévôts se vidaient assez rapidement pour aller remplir celles de la Paillarde, sans compter les quelques écus qui tombaient par hasard dans l’escarcelle de Jugan et de son acolyte. Mais les perdants étaient beaux joueurs : pourvu que Cocardasse eût à boire et que Passepoil échangeât son argent contre un sourire, tout le monde se trouvait content.

Les servantes avaient fini leur tâche, quelques-unes déjà ronflaient sur les bancs, dans des postures pleines d’abandon.

— Hop !… qu’on s’aille coucher, s’écria soudain l’hôtelière en donnant du poing sur la table pour réveiller les dormeuses. Elle ajouta :

— Il faut qu’il en reste une pour nous servir… Ce sera toi, Mathurine, car tu ne me parais pas avoir trop sommeil ?…

— Je resterai, répondit celle-ci enchantée.

— C’est bien, ma fille. Voilà ce que c’est que de dormir ses belles nuits… Et la désignant du doigt, elle dit à Amable :

— Vois-tu celle-là, mon joli chevalier, c’est la seule ici qui n’ait pas d’amoureux.

— Ah bah !… fit Passepoil en dévisageant cet oiseau rare. Les femmes pourtant sont faites pour le tendre mal d’aimer, et celle-ci me paraît avoir tout ce qu’il faut pour en goûter.

— Quand tu diras, mon poulet !… Elle est ainsi faite, et si enjôleur que tu sois, je te défierais bien de la mettre en faute.

— Diantre !… Sur quel moule est-elle donc façonnée ?

— Je ne te conseille pas d’aller le lui demander, d’autant plus que, si tu en avais l’intention, c’est moi qui y mettrais bon ordre… Je n’admets pas le partage, sais-tu bien !

— Capédédiou ! gronda le Gascon entre deux gobelets ; alors téné-le bien, belle dame, c’ta couquin, il flambe comme une étoupe !

Pendant cette conversation, que Mathurine avait entendue en entier sans qu’il en parût rien, elle avait tourné le dos de façon à ce que le Normand ne pût voir la rougeur de son visage et surtout pour que cette même rougeur ne fût point remarquée par la Paillarde.

Le principal pour elle était de rester là et que rien ne pût s’y passer sans qu’elle fût à même d’intervenir au moment opportun. Il lui semblait même, qu’à l’occasion, il lui serait facile d’empêcher les prévôts de s’en aller avant le jour ; et si Jugan et Pinto cherchaient à les entraîner au dehors, elle leur apprendrait de la belle façon que leur plan était percé à jour. Maintenant, rassurée, elle alla s’accoter dans un coin et se mit à ravauder des bas, non sans lever quelquefois les yeux pour contempler l’irrésistible Passepoil.