Librairie Ollendorff (p. 28-33).


V

BATAILLE DE DAMES


Il est des lauriers sur lesquels on s’endort, mais il en est aussi qui vous empêchent de dormir.

Le petit-fils de dame Françoise n’eut pas le temps de somnoler longtemps sur les siens, avant d’apprendre à ses dépens que la roche Tarpéienne est près du Capitole, car, parmi les commères qu’il avait prises pour des oies, se trouvaient des chouettes qui avaient bec et ongles et devaient les lui faire sentir.

Inutile de dire que la Guichard avait bientôt connu mot pour mot toute l’histoire contée chez la beurrière. Par bribes de confidences obtenues de la Balahault, de la Morin, de la Bertrand, de toutes, elle avait reconstitué un tout sur lequel, son imagination aidant, elle s’était empressée de brocher.

On devine ce qui en était résulté et si l’œuf couvé par elle était vite devenu un bœuf. N’étant pas tenue au secret, puisque Jean-Marie avait refusé de parler devant elle, son seul désir était de se venger d’avoir été tenue à l’écart. Or, quand la rancune d’une mégère de sa trempe est servie par une langue de vipère comme était la sienne, il n’y a qu’à bien se tenir, et Berrichon n’en avait cure, tout entier qu’il était à son triomphe.

Moins de vingt-quatre heures après ses confidences, le secret qu’il avait si bien recommandé était devenu celui de Polichinelle. Toutes celles qui le possédaient en avaient d’abord parlé entre elles, puis l’avaient glissé dans l’oreille de leurs voisines et, sur l’oreiller, n’avaient pu se tenir de le confier à leurs époux.

Parmi ceux-ci, beaucoup s’étaient gaussés tout d’abord ; mais leurs moitiés avaient usé de tant de moyens de persuasion, sans compter les rêves qui en avaient été la suite, que le lendemain ils s’étaient réveillés convaincus. Les autres, plus gobeurs, avaient avalé aussitôt la couleuvre et, la nuit s’étant à peu près passée à tirer des conclusions et des déductions, on laisse à penser si l’aventure avait pris des proportions colossales.

Dès le lever du soleil, toute la rue du Chantre était en émoi et jamais on n’y fut si matinal.

De porte à porte, on s’adressait des bonjours pleins de mystère ; chacun cherchait à lire sur le visage de son voisin pour savoir si celui-ci était aussi bien informé.

Une demi-heure après, on se posait des questions :

— Dis donc, maît’ Balahault, tu connais la nouvelle ?

— Quelle nouvelle donc ?…

— Fais donc pas l’ignorant, l’ami ; ta femme t’en a pour sûr conté un brin sous les draps.

— Ah ! oui… Pour ce qui est du bossu et de la femme en or… Faudrait voir si ça serait pas des histoires de bavardes.

Voilà pour le côté des hommes.

De celui des femmes, c’était bien autre chanson.

— Paraît qu’il y a eu des sacrilèges, glapissait une vieille ravaudeuse qu’on tenait pour quelque peu apparentée au diable, elle aussi.

Les commères qui, depuis la veille, rêvaient cheveux roussis et feuilles sèches, sortirent toutes sur le pas de leur porte à cette aventure de la ravaudeuse. Elles étaient en bonne fortune de cancans.

— Dites voir ? fit la Guichard intéressée.

— Le nez de la demoiselle, à ce qu’on dit, était fait avec l’or d’un ciboire volé à l’abbaye Saint-Germain-des-Prés.

— C’est vrai, glissa une autre surenchérissant ; et ses yeux avec les pierreries d’un calice de Saint-Médard.

— On a regardé par la chatière, appuya une troisième. La cave de la maison du bossu est pleine d’ossements chrétiens.

— Jamais on ne saura tous les crimes qui ont été commis là-dedans.

— C’était des ossements d’enfants ; on prétend qu’on y célébrait la messe noire.

Les chuchotements et les exclamations s’entremêlèrent alors de grands signes de croix et les groupes, grossissant sans cesse, étaient devenus de vrais rassemblements ; ce qui n’empêchait pas tout le monde de se tenir à distance de la maison maudite et de la montrer du doigt du plus loin possible.

Une telle animation était si inaccoutumée dans la rue du Chantre que le guet s’en émut.

Un sergent en demanda la cause et ce fut précisément à la Guichard qu’il s’adressa.

Les petits yeux gris de la mégère papillotèrent de plaisir. Elle allait faire voir à ce garnement de Berrichon de quel bois elle se chauffait quand on manquait aux égards qui lui étaient dus.

Avant de répondre, elle toussota, cracha, s’essuya le nez du revers de sa manche, et sûre de ne pas manquer de salive, elle se mit à débiter tout au long la fameuse histoire, augmentée et corrigée à son gré. Tout ce qu’elle venait d’entendre y passa : les sacrilèges, les assassinats, la messe noire, et, de sa voix de casse-noix, elle en ajouta encore, si bien que, parmi le cercle formé autour d’elle, courait un frisson de colère et d’horreur.

Mais qui veut trop prouver ne prouve rien. Elle en dit tant et tant que le sergent demeurait incrédule ; il n’admettait pas que de pareilles atrocités pussent se commettre à Paris, au nez de la police qu’il représentait.

Cependant la Guichard précisait si bien et tout le monde paraissait si convaincu qu’il commença à être ébranlé lui-même, ce qui fit que tous les assistants pour achever de le persuader, se mirent à parler à la fois.

Chacun d’ailleurs avait vu, entendu ou senti quelque chose, ainsi qu’il arrive toujours parmi les foules, obéissant à une sorte d’hypnotisme.

Berrichon n’avait pas prévu ces conséquences ; aussi fut-il fort mal avisé de mettre le nez à la fenêtre pour voir ce qui se passait, et c’était même étonnant qu’il ne se fût pas précipité dans la rue afin de se rendre compte de tout ce brouhaha.

Pour une fois il était prudent, cela sans doute par un instinct naturel qui l’avertissait qu’il pourrait bien être question de lui. La présence du guet n’était pas faite d’ailleurs pour l’encourager et il est probable qu’il eût retiré plus vivement la tête si la Guichard, en l’apercevant, ne l’avait immédiatement désigné au sergent.

— Tenez, s’écria-t-elle, voilà un petit là-bas qui en sait long et vous n’avez qu’à le faire causer. C’est lui qui servait de valet au bossu, au ciseleur de Satan et à la dame ensorcelée.

Pour Jean-Marie, l’affaire prenait une vilaine tournure. Si le lait qu’il avait bu la veille et la crème dont il s’était blanchi l’estomac n’eussent pas été dans ses talons depuis longtemps, ils eussent fort bien pu tourner à l’aigre.

Il eut beau tirer la langue à la Guichard, sur un signe du soldat, il comprit qu’il fallait s’exécuter et descendre dans la rue. Il y vint le dos arrondi, avec une vague crainte de sentir les hampes des hallebardes lui caresser le bas des reins.

Le sergent, un grand diable taillé en hercule, le prit d’ailleurs délicatement par le collet et le posa devant lui, façon de procéder qui ne laissa pas d’intimider Berrichon.

Il essaya de nier ce qu’on lui reprochait, mais il ne pouvait lutter contre les affirmations de tous les assistants, d’autant plus acharnés et féroces que leur victime était un enfant.

Alors il tenta de s’esquiver en se glissant entre les jambes de ses adversaires. Le cercle était bien compact ; dix mains le repoussèrent au milieu, échec qui le démonta si bien qu’il lui fut impossible de répondre autrement qu’en bégayant des mots inintelligibles en même temps qu’il se mettait à trembler. C’était avouer qu’il était coupable.

Des huées éclatèrent de toutes parts, attirant Françoise Berrichon à sa fenêtre.

On laisse à penser quelle fut la stupeur de la vieille femme quand elle vit son petit-fils entre les mains du guet.

C’était une personne de résolution prompte. Abandonnant du coup ses casseroles, en quelques bonds elle fut au milieu du cercle qu’elle ouvrit en jouant des coudes assez brutalement, et vint entourer son enfant de ses gros bras rouges.

— Eh ben, quoi ?… Qu’est-ce que vous lui voulez à mon petiot ?… s’écria-t-elle avec colère.

Un mauvais éclat de rire fut la seule réponse des commères.

Ce n’était pas fait pour lui inspirer confiance.

— J’suis sa mère-grand, moi, reprit-elle durement ; et qu’on vienne pas y toucher… Qu’est-ce qu’il leur a fait, d’abord, à tous ceux-là ?

— C’est elle qui faisait la cuisine de l’enchanteur à bosse, glissa quelqu’un à l’oreille du sergent.

Celui-ci était perplexe. Le gamin et la vieille n’avaient rien de bien méchant pour justifier la colère de tous et il voyait la foule si excitée qu’il craignait une bagarre où peut-être il ne serait pas assez fort pour protéger les accusés, d’autant plus que sa tête se brouillait à entendre tout ce qu’on lui criait aux oreilles.

Interroger Françoise au milieu de cette meute n’était pas très pratique. Sa sagesse de raisonnement lui conseillait de la mettre d’abord en sûreté. Le seul moyen pour cela était de l’emmener, ce qui donnerait satisfaction à ces énergumènes, et ce fut le parti qu’il prit.

Il plaça donc deux hommes de chaque côté de la porte et fit encadrer par les autres Jean-Marie et sa grand’mère.

Allons chez le lieutenant de police, dit-il, et quant à vous autres, je vous défends de nous suivre.

C’était un ordre bien cruel. Nos bonnes langues ne l’entendaient pas ainsi et se mirent à pousser des clameurs furieuses.

— À mort, à la place de Grève, les assassins ; qu’on les brûle, les sorciers !

— Préparez vos mousquets, intima le sergent à ses hommes.

Cette menace produisit son effet accoutumé. Les cris cessèrent. Sur l’ordre de rentrer chez eux immédiatement, sous peine d’une grêle de balles, les plus turbulents vidèrent la place et le cortège se mit en marche.

Maman Françoise y comprenait moins que rien et ce fut en vain qu’elle essaya de protester. On lui enjoignit de se taire, si elle ne voulait pas aggraver son cas.

Jean-Marie, lui, ne comprenait que trop bien et il avait grande envie de pleurer. Son imagination, qui l’avait si bien servie la veille, lui montrait maintenant la silhouette de la Bastille, le fond d’un cachot tout noir, avec une botte de paille humide et une cruche d’eau croupie.

S’il ne se fût agi que de lui, il n’eût pas désespéré de se tirer d’affaire, mais c’était maman Françoise qui se lamentait maintenant et appelait tous les saints du paradis à son aide.

Pendant ce temps, dans la boutique de la beurrière, la Guichard pérorait.

— P’tête bien que vous en avez trop dit, opina la Moyneret prise d’un scrupule. Le petiot n’en avait point jasé si long.

— J’ai dit ce que vous m’avez rapporté toutes, répondit la mégère vexée.

— Nous ?… Quelle menterie !… Vous avez la langue un peu trop longue, vous savez, mame Guichard.

— Viens donc me la couper, toi pour voir…

— Pour sûr qu’on te la coupera, gloussa la Balahault, les bras croisés, dans une attitude de défi.

— Quoi qu’elle se mêle, d’abord, appuya la Morin. C’était à nous que le mignon avait parlé, c’était à nous à renseigner le guet si nous avions voulu.

— Et pourquoi qu’elle a mis le guet là dedans ?… clama à son tour la Bertrand.

— Vous êtes toutes de la bande, riposta la mégère avec mépris. Fallait que le guet vous emmène avec…

— Répète voir ? fit la beurrière.

— Oui, vous êtes des damnées !… Et c’est toi qui lui vendais son beurre, au bossu…

— J’y ai toujours pas vendu celui-là, s’écria la marchande en plaquant une énorme motte sur le visage de la Guichard.

Ce fut le signal. Une des commères prit le balai, une autre le tisonnier… On sait ce que c’est qu’une bataille de femmes. Quand elle a lieu entre commères de la rue du Chantre, toute description en serait superflue.

La Guichard hurlait, criait au secours ; mais personne ne lui venait en aide, et les hommes, groupés à la porte, s’égayaient de ce spectacle. Quand elle sortit de là, échevelée, en loques, suffisamment rossée et écumant de rage, elle alla se terrer chez elle et prit soin de barricader sa porte.

Jean-Marie manquait à cette scène, mais le petit avait pour l’instant autre chose à faire.

Il était en présence de M. de Machault.

Ce haut fonctionnaire essayait de débrouiller quelque chose dans le rapport du sergent et n’y parvenait pas. Il ne fut pas plus heureux d’ailleurs en s’adressant à Françoise, dont la mine apeurée lui inspirait plutôt la pitié.

— Voyons, ma brave femme, lui demanda-t-il, expliquez-moi…

— Eh ! mon bon monsieur, qu’est-ce que vous voulez que je vous explique ? J’sais t’y quelque chose, moi, et pourquoi qu’ils étaient là, autour de mon petiot, comme des bêtes ?… J’ai voulu le défendre, on m’a emmenée… moi, Françoise Berrichon… avec le guet… on m’emmène en prison…

La pauvre vieille se mit à sangloter, et Jean-Marie se jeta à son cou :

— Pardon ! pardon ! ma bonne maman, s’écria-t-il en sanglotant, lui aussi. Tout ça, c’est ma faute à moi ; c’est ma maudite langue, et puis toutes ces bavardes de la rue qui veulent toujours tout savoir ce qui ne les regarde pas…

— Voyons, explique-toi, dit le lieutenant de police, devinant qu’il y avait là-dessous quelque enfantillage, pas de quoi fouetter un chat.

Berrichon reprit confiance, mais il n’en garda pas moins son air piteux. Il n’était pas encore bien sûr de s’en tirer sans qu’il dût lui en cuire. Il se mit donc à raconter son histoire tout au long, en commençant à parler de Lagardère et d’Aurore.

— Bon, je connais tout cela, passons dit M. de Machault.

Jean-Marie en vint alors à son projet de mystifier les commères, narra le conciliabule chez la beurrière, les révélations forgées de toutes pièces, tout de suite clabaudées et avgmentées par les bavardes.

— Si j’avais su, conclut-il, que ça se passerait comme ça, et puis que maman Françoise aurait tant de peine à cause de moi, oh ! non… pour sûr que j’aurais rien dit et que je les aurais laissées croire ce qu’elles auraient voulu…

— Mauvais garnement ! murmura la bonne femme en lui lançant une bourrade dans le dos. Si au moins ça le guérissait de toujours jaser…

— Oh ! je recommencerai plus, va, je te promets, et aussi à monsieur…

— Il n’est pas méchant, allez ! murmura Françoise.

— Je le vois bien, dit M. de Machault, dont les traits s’étaient détendus et qui s’était allongé dans son fauteuil.

Le lieutenant de police avait fait place à l’homme et l’homme riait très fort en dedans de lui-même, en attendant de le faire sans compromettre sa dignité.

Toute une rue mystifiée par ce grand dadais, à la face benoîte, c’était là une bonne aventure à conter au Régent, lequel s’en divertirait sans doute, lui que rien ne pouvait amuser. Quant au sergent, qui avait vu la foule ameutée et furieuse pour si peu, il ne pouvait en croire ses oreilles et réservait toutes ses sympathies au héros de cette histoire bouffonne.

M. de Machault n’en admonesta pas moins sévèrement, pour la forme, le jeune Berrichon. Dans son intérêt, comme dans celui de sa bonne vieille femme de grand’mère, il ne fallait pas l’encourager dans cette voie.

— Mauvais drôle, lui dit-il, que je n’entende plus parler de toi, car la bastonnade serait ce qui pourrait t’arriver de meilleur.

« Et vous, ajouta-t-il en s’adressant à Françoise, je vous conseille fort de l’emmener gîter ailleurs, si vous ne voulez pas qu’il vous arrive des désagréments de vos voisins.

Dès le lendemain matin, ils allèrent s’installer auprès de Mme de Nevers ainsi qu’il avait été convenu. Personne ne les inquiéta, d’ailleurs, car les commères, malgré leur grande surprise de les revoir en liberté, ignoraient encore qu’elles avaient été les victimes d’une énorme farce.

Elles le surent un peu plus tard. Par exemple, Berrichon se garda bien, de repasser jamais rue de Chantre. Il eût trop risqué de recevoir des casseroles sur la tête et des balais dans les jambes.