La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 174-179).


XL


… Mais puisqu’elle devait mourir…

… On lui avait recommandé le grand air pur et vivifiant pur et vivifiant pour ses poumons. Et dans les après-midi chauds et limpides de juillet elle se promenait par les prairies, par les coteaux, par les petits sentiers tortueux de feuilles et de verdure que les troupeaux, ondulant à la file, tracent sous les bois.

Elle s’arrêtait de temps en temps pour respirer, pour tousser plus à l’aise. Seule, n’est-ce pas, loin des oreilles… loin de sa mère, elle n’avait pas à se contraindre… Elle marchait au hasard sans s’inquiéter des distances qu’elle parcourait.

Il voltige toujours beaucoup d’idées dans les têtes de jeunes filles. Pour Fernande, qui n’avait jamais aimé que sa mère, c’étaient des ressouvenirs de son couvent qui lui revenaient à l’esprit, des moments de joie naïve qu’elle avait eus, ou souvent encore des imaginations persistantes qui la troublaient profondément sur le compte de Claude… Cela la contristait tant de le voir souffrir à cause d’elle.

… Comme elle s’était rendue loin, ce jour-là, en méditant toutes ces choses… Elle s’était alors appuyée à une haie d’arbustes et elle regardait.

Tout à coup, pas loin, dans un champ voisin… oui, c’était Claude, Claude et p’tit Louis qui passaient lentement, en grande charrette à ridelles, secoués par les rigoles et les nombreuses bosselures du terrain…

… En effet, puisqu’elle devait mourir… Ça lui était de nouveau venu tout de suite dans la tête, car depuis quelques jours elle réfléchissait qu’il n’y avait plus raison alors de tant fuir Claude… Il ne l’aimerait toujours pas si longtemps maintenant… Et puis quand bien même elle lui donnerait cette joie-là avant de s’en aller pour toujours. D’ailleurs peut-être qu’en la voyant si changée, si peu attirante à présent, il se détacherait.

— P’tit Louis ! appela-t-elle, en agitant son mouchoir… p’tit Louis !…

Elle n’osait pas s’adresser à Claude lui-même.

Et p’tit Louis était accouru au-devant d’elle en souriant :

— Voulez-vous monter en charrette avec nous ? demanda-t-il.

Comme elle hésitait à répondre. — À cause de Claude ? insistait p’tit Louis… Ah ! il sera bien content, allez… Et il l’amenait, débarrassant sous ses pas, comme pour une reine, le terrain des broussailles qui l’encombraient.

Claude, sans bien s’en apercevoir, avait retenu ses chevaux par une traction machinale des rênes et il restait immobile, tout saisi, avec l’allure d’un fauve qui cherche à fuir dans sa tanière.

Fernande, d’un air qu’elle tâchait de rendre naturel :

— Vous allez bien, monsieur Claude ?…

Mais Claude, devenu muet, ne savait que répondre. Il y avait déjà plusieurs semaines qu’il ne l’avait point rencontrée et l’émotion de la revoir d’aussi près, surtout de la revoir si déplorablement pâlie, l’empêchait de parler ; mais ses yeux suffisaient seuls à exprimer tout ce qu’il ressentait.

— C’est mademoiselle Fernande qui désire venir avec nous ; veux-tu, Claude ? demandait p’tit Louis.

S’il le voulait…

… Il ne disait pas grand’chose, Claude ; la secousse qui l’agitait était trop forte et trop imprévue et, malgré ses efforts pour donner une autre expression à sa figure, c’était toujours une profonde et douloureuse surprise qu’elle indiquait.

En même temps, l’idée seule que Fernande pouvait deviner sa passion le troublait auprès d’elle et lui faisait fuir son regard. Mais à celle-ci au contraire, assise sans façon comme une vraie paysanne dans le lourd chariot à foin, son ancien sourire joyeux était tout à fait revenu. Elle parlait vite, interrogeait Claude, s’informant de mille choses indifférentes, gaiement…

Et p’tit Louis qui les écoutait en les regardant drôlement tous les deux l’un après l’autre, riait en lui-même avec un air de s’amuser beaucoup.

… Ça lui faisait du bien, disait-elle à Claude, ces promenades à travers les champs, dans l’odeur des trèfles et des foins, et elle se sentait toujours mieux après.

On le voyait bien qu’elle se trouvait mieux ensuite, car déjà ses joues et ses lèvres se coloraient légèrement en parlant, ses yeux devenaient plus brillants, son cœur battait plus fort ; Claude qui le remarquait sentait petit à petit son malaise l’abandonner aussi lui.

… Ils s’en allaient lentement à l’aventure par des grands détours impossibles que les chevaux faisaient sans savoir et qui allongeaient indéfiniment la route. Claude avait abandonné les rênes et laissait aller.

Fernande lui parlait maintenant avec plus de sérieux dans le timbre sympathique de sa voix ; elle pesait longuement chacune de ses paroles, et des fois elle s’arrêtait tout à coup comme sur un rebord d’abîme. Lui, au contraire, souriait doucement en l’écoutant.

Il éprouvait un envahissement étrange de lui-même, quelque chose d’inconnu et de triste qu’il n’avait jamais ressenti et qui ne l’empêchait pas cependant d’être heureux jusque dans le fond de l’âme.

Dans l’échange de leur conversation, il ne lui répondait que par petits mots brefs, avec un air de lui demander à chaque parole ce qu’elle en pensait. Au fond il aimait mieux écouter sa voix.

Et, Fernande qui s’en apercevait lui disait une foule de choses, comme aux enfants pour les distraire et les égayer. Elle pensait bien aussi à le remercier du bon regard de sympathie qu’il lui avait donné le soir où sa voix s’était brisée en chantant dans l’église ; c’est vrai qu’en retour elle le lui avait bien rendu et il devait alors avoir compris. Mais rappeler ce souvenir, c’était justement éveiller dans le cœur de Claude des sensations qu’elle désirait plutôt endormir… Et elle continuait à parler d’autre chose…

… Tout à coup, des fois, dans une fusée de rire, son rire ouvert d’autrefois, elle tâchait d’exciter franchement la gaieté de Claude, mais au contraire son rire plaquait tant ses lèvres minces sur ses dents qu’il provoquait plutôt chez lui du chagrin.

… M’importe, ils cheminaient ainsi, lentement, au pas distrait de l’attelage et pour Claude ça allait toujours trop vite. C’était une parcelle de ses rêves qui s’accomplissait ; car il s’était si souvent représenté dans ses songes endormis ou éveillés des courses semblables à travers champs, doucement à côté de Fernande. Et subitement, dans de longs silences, comme pour mieux jouir de l’accord mystérieux qui semblait exister entre elle et lui, pour faire plus longtemps durer cette promenade exquise, il restait muet : il n’osait même pas remuer non plus à cause de cet autre sentiment qui l’agitait où se mêlaient le désir fou et la crainte affreuse d’un contact de leurs mains, d’un frôlement de leurs habits………

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… De quoi se mêle-t-il donc, ce p’tit Louis ?

Voyant que les chevaux n’avançaient plus que pas à pas, en broutant ici et là des épis de mil, il avait saisi leurs rênes et s’était mis à les conduire grand train, les gourmandant.

Oh ! il devrait bien s’occuper de ce qui le regarde, n’est-ce pas ? Claude avait même fort envie de le lui dire, puisqu’il ne comprenait pas le regard agacé qu’il lui jetait de travers, mais il n’osait point. Car qui avait pensé à se plaindre que ça n’allait pas assez vite ? Pas Claude, toujours, qui ne s’apercevait seulement pas que la charrette menaçait de chavirer à tout moment sur les rebords des fosses… Fernande peut-être ? pourtant, malgré son air par instant songeur et grave, elle ne semblait guère s’inquiéter de la longueur du chemin.

Et p’tit Louis, jouissant glorieusement de sa naïve étourderie, sans rien soupçonner, sans rien deviner, croyant au contraire beaucoup faire rire Claude, continuait à activer l’allure de l’attelage.

… Maintenant, ils arrivaient… ils allaient se séparer… Fernande le saluait déjà gentiment comme une certaine fois :

Au revoir, monsieur Claude.

Et, à cet adieu si bon, si doux, qui lui rappelait si vivement leur première rencontre, il ne put d’abord que répondre gauchement d’un mouvement timide de la tête… Puis, l’instant d’après, comme il se retournait pour bien la saluer cette fois, il s’aperçut que Fernande le regardait encore. Alors, en affermissant sa voix, il lui dit courageusement :

— Bonjour, mademoiselle Fernande.