La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 164-170).


XXXVIII


C’était une vieille église, l’église de leur village.

Tout autour, les ormes et les pins que l’on avait autrefois plantés et qui jetaient leur ombre tranquille sur les dalles craquelées du perron, sur les tertres du cimetière, révélaient par la moisissure de l’écorce leur complète vétusté à eux aussi.

Depuis combien de printemps reverdissaient-ils ? depuis combien de temps poussaient-ils de nouvelles feuilles pour les secouer, aux automnes, sur la tête des passants ? Cette année cependant, certaines de leurs branches où la sève avait manqué étaient restées dépouillées et tristes sans plus aucune goutte de vie dans leurs fibres taries…

… C’était une vieille église.

Même à l’époque de la jeunesse de la mère Julienne, elle était déjà ancienne. Mais bâtie de manière à résister aux secousses de la terre et du ciel — avec de longues fenêtres ogivales, qui se dessinaient de loin comme des meurtrières tant elles étaient étroites, avec des murs très larges faits de lourdes pierres enkystées dans le mortier, — elle était encore tout à fait solide. On ne faisait alors rien de petit d’ailleurs, rien que des choses fortes et géantes…

Et pendant l’été, il y avait toujours, dans les angles des murs, des enfants de cathéchisme ou des hirondelles, souvent les deux à la fois, qui s’ébattaient sous la chaude réverbération du soleil, parmi la poussière et les feuilles tombées.

Cela seul était déjà très touchant.

Partout, le temps y avait déposé sa rouille, mais une rouille de surface seulement qui ne mordait point la charpente, comme si la petite église soutenait une lutte sourde où elle n’aurait pas encore eu le dessous ; et, à l’extérieur, les pierres polies de ses murs, les plombs de son toit, avaient pris une teinture roussâtre qui lui donnait l’apparence d’être faite toute en granit rouge.

Dedans aussi, son air de vétusté, accusé par les escaliers frustes, les rebords usés des banquettes, ne lui enlevait rien de son charme.

C’est vrai qu’il y avait bien dans le chœur un très grotesque assemblage de statues naines et noircies qui gâtait quelque peu le cachet de grandeur du lieu.

Ces statues, dévernies par l’usure du temps, avaient été gauchement repeintes avec des expressions bizarres et fausses. C’étaient des Mater Dolorosa qui avaient plutôt l’air de rire, des Madones à méchants sourcils, des Christs grimaçants, disposés là sans art, sans goût, comme au hasard, par quelqu’ancien bedeau.

Et ces laideurs étaient là depuis si longtemps que les pauvres paysans n’y prenaient plus guère garde quand ils priaient ; ils ne s’adressaient qu’au vrai Christ et qu’à la vraie Madone.

Ce côté grotesque était d’ailleurs merveilleusement racheté par certains vieux tableaux que les longues années avaient embués de leurs poussières, mais dont la douceur expressive des lignes attestait encore la valeur artistique de celui qui les avait peints.

… C’était une bien vieille église, l’église de leur village.

Mais à ce moment-là il le fallait savoir pour s’en rendre compte, car il était sept heures et le crépuscule de mai, un crépuscule gris et fumeux entrait déjà par les fenêtres, glissait doucement sur les chapiteaux des colonnettes, embrouillait peu à peu les angles, les contours des jubés et des escaliers. Puis il y avait tant de cierges allumés devant l’autel de la Vierge, tant de reflets jaillis des cristaux des lampes, qu’au contraire la petite église semblait toute fraîche…

Ils étaient venus de loin, à pied pour la plupart, pour réciter leur chapelet et entendre les cantiques à Marie, les paysans, les paysannes, des vieux rentiers qui s’appuyaient en tremblant sur leurs bâtons, des vieilles mères qui s’agenouillaient, avant d’entrer devant quelque croix du cimetière, des jeunes garçons, des jeunes filles aussi pour chanter et apporter des bouquets de fleurs.

Eux, Claude et sa mère, s’étaient rendus ensemble, bras dessus dessous, lentement, comme des amoureux, et ils s’étaient mis à genoux l’un près de l’autre dans une banquette, en face de l’autel de la Madone. Alors un homme qui était un prêtre commença à haute voix une prière à laquelle les assistants, tout en roulant les gros grains de leurs chapelets, répondaient avec ferveur. Et c’était profondément impressionnant ce murmure général qui s’élevait en suppliant crescendo, qui cessait et reprenait aussitôt avec les mêmes intonations de mélancolique bourdonnement.

Elle répondait aussi, la vieille Julienne ; en même temps elle pensait à celui qui dormait toujours, tout auprès, sous sa couche de terre, et cet autre, là, à son côté, qui était son fils…

La prière terminée, pendant que le prêtre en chasuble dévoilait son éblouissant Saint-Sacrement, une voix, soutenue par un craintif accompagnement d’harmonium chantait des cantiques du haut des jubés.

On les choisissait toujours naïfs et très anciens ces pauvres cantiques comme s’accordant mieux avec les sentiments de douce humilité de l’assistance.

C’était le dernier soir de mai, la clôture du mois de Marie. Et, la foule pieusement prosternée lui faisait pour jusqu’à l’an prochain des adieux attendrissants…

C’est si long une année vue d’avance. Y seraient-ils bien encore à cette époque, à cette même banquette, Claude et sa vieille mère ? Ils y songeaient tristement tous les deux en eux-mêmes…

Et comme pour répondre à leurs rêveries, une jeune fille, qui y songeait peut-être elle aussi à ces jours si loin du prochain mai, entonna tout à coup d’une voix grave et douce un dernier cantique à la Vierge…

Oh ! cette voix… Croyant la reconnaître, Claude avait frémi jusque dans ses fibres profondes en l’écoutant dans le silence. Cependant ces modulations mélancoliques, ces inflexions si tristement dolentes jamais il ne les avait auparavant entendues.


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…Ils étaient venus de loin, à pied pour la plupart, pour réciter leur chapelet et entendre les cantiques à Marie…

D’abord légère, la voix montait finement dans l’air dans les premiers couplets, comme pour se joindre aux nuages d’encens qui flottaient. Et il y avait tant de foi suppliante dans son intonation que toute l’assistance écoutait, empoignée secrètement.

Elle continuait un peu plus haletante, encore plus émue. C’était bien toujours le même timbre pur de cristal, mais un cristal qui va se briser ; et déjà, dans les notes hautes, où l’on sentait des larmes toutes proches, l’effort pénible se trahissait… Trop d’âcre encens peut-être qui remplissait l’air et gênait les poumons ?… Peut-être simplement l’émotion, cette crainte particulière d’enfant qui porte à pleurer ?…

Elle reprenait de nouveau, et cette voix qui tremblait beaucoup donnait un charme suprêmement triste au cantique. En même temps un frisson d’anxiété indéfinissable courait sur l’assistance.

Était-ce l’effet du hasard ? Était-ce au contraire voulu ? mais les mots se joignaient au chant maintenant. pour un véritable appel au secours :

Au secours. Vierge Marie ;
Hâte-toi, viens sauver mes jours,
C’est ton enfant qui t’en supplie.

Mon Dieu !… Sauvez ses jours, redisait Claude tout bas…

Vierge Marie ! sauve mes jours.
Vierge… Mar…

Comme une corde de lyre trop tendue, la voix s’était brisée soudainement.

Dans un sentiment d’angoisse et de pitié, Claude avait instantanément levé son regard, mais un autre regard, aussi prompt que le sien, était déjà descendu sur lui…

Fernande, brisée par l’effort, écrasée sur le rebord du jubé où elle se soutenait encore, tenait sur lui ses deux pauvres grands yeux navrés comme pour lui demander pardon.

Et Claude sans pouvoir détourner la tête, la regarda longuement, bien longuement.